RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

 

SIXIÈME RÉCIT — 580 – 583.

Hilperik théologien — Le juif Priscus — Suite et fin de l’histoire de Leudaste.

 

 

Après l’heureuse issue de l’accusation intentée contre lui ! L’évêque de Tours avait repris le cours, un moment troublé, de ses occupations à la fois religieuses et politiques. Non seulement les affaires de son diocèse et le soin du gouvernement municipal exigeaient de sa part une vigilance de tous les jours ; mais encore des intérêts plus généraux, ceux de l’église gallicane, et ceux de la paix nationale sans cesse rompe entre les rois Francs, lui donnaient beaucoup de soucis. Seul, ou en compagnie d’autres évêques, il faisait de fréquents voyages aux diverses résidences qu’habitait successivement la cour de Neustrie ; et dans ce palais de Braine, où il avait comparu comme accusé de lèse-majesté, il ne se voyait plus entouré que d’honneurs et de prévenances. Le roi Hilperik, pour fêter dignement un pareil hôte, s’étudiait à prendre tous les dehors de la politesse romaine, et à donner des preuves de savoir et de bon goût. Il faisait même à l’évêque des lectures confidentielles de morceaux de sa composition, lui demandant conseil et étalant devant lui, avec une sorte de vanité naïve, ses moindres exercices littéraires.

Ces grossiers essais, fruits d’un caprice d’imitation louable, mais sans portée pace qu’il était sans suite, effleuraient tous les genres d’études, grammaire, poésie, beaux-arts, jurisprudence, théologie ; et, dans ses élans d’amour pour la civilisation, le roi barbare passait d’un objet à l’autre avec la pétulance d’esprit d’un écolier inexpérimenté. Le dernier des poètes latins, Fortunatus, avait célébré cette fantaisie royale, comme un grand sujet d’espérance pour les amis de plus en plus découragés de l’ancienne culture intellectuelle, mais l’évêque Grégoire, plus morose d’humeur, et moins ébloui par les prestiges de la puissance, ne partageait point de telles illusions. Quelles que fussent sa contenance et ses paroles en recevant les confidences d’auteur du petit-fils de Chlodowig, il n’éprouvait au fond qu’un mépris amer pour l’écrivain qu’il lui fallait flatter comme roi. Il ne voyait, dans les poèmes chrétiens composés par Hilperik sur le modèle de ceux du prêtre Sédulius, qu’un fatras de vers informes, perclus de tous leurs pieds, et où, faut des premières notions de la prosodie, les syllabes longues étaient mises pour des brèves, et les brèves pour des longues. Quant aux opuscules moins ambitieux, tels que des hymnes ou des parties de messe, Grégoire les tenait pour inadmissibles, et, parmi les tâtonnements maladroits de cette rude intelligence faisant effort de tous côtés, pour se débrouiller elle-même il ne distinguait pas assez ce qu’il pouvait y avoir de tentatives sérieuses et d’intentions respectables.

Guidé par un éclair de vrai bon sens, Hilperik avait songé à rendre possible en lettres latines, l’écriture des sons de la langue germanique ; dans ce but, il imagina d’ajouter à l’alphabet quatre caractères de son invention, parmi lesquels il y en avait un affecté à la prononciation qu’on a depuis rendue par le double w. Les noms propres d’origine tudesque devaient ainsi recevoir, dans les textes écrits en latin, une orthographe exacte et fixe. Mais ni ce résultat cherché plus tard à grand’peine, ni les mesures prises dès lors pour l’obtenir, ne paraissent avoir trouvé grâce aux yeux de l’évêque trop difficile, ou trop prévenu. Il ne fit guère que sourire de pitié en voyant un potentat de race barbare montrer la prétention de rectifier l’alphabet romain et ordonner, par des lettres adressées aux comtes des villes et aux sénats municipaux, que, dans toutes les écoles publiques, les livres employés à l’enseignement fussent grattés à la pierre ponce et récrits selon le nouveau système.

Une fois, le roi Hilperik, ayant pris à part l’évêque de Tours comme pour une affaire de la plus grande importance, fit lire devant lui, par l’un de ses secrétaires, un petit traité qu’il venait d’écrire sur de hautes questions théologiques. La principale thèse soutenue dans ce livre singulièrement téméraire était : que la sainte trinité ne devait point être désignée par la distinction des personnes, et qu’il fallait ne lui donner qu’un nom, celui de Dieu ; que c’était une chose indigne que Dieu reçût la qualification de personne comme un homme de chair et d’os ; que celui qui est le père est le même que le fils, et le même que le saint-esprit ; et que celui qui est l’esprit saint, est le même que le père, et le même que le fils ; que c’est ainsi qu’il apparut aux patriarches et aux prophètes, et qu’il fut annoncé par la loi. Aux premiers mots de ce nouveau symbole de foi, Grégoire fut saisi intérieurement d’une violente agitation, car il reconnut avec horreur l’hérésie de Sabellius, la plus dangereuse de toutes après celle d’Arius, parce que, comme cette dernière, elle semblait s’appuyer sur une base rationnelle. Soit que le roi eût puisé dans ses lectures la doctrine qu’il renouvelait, soit qu’il y fût arrivé de lui-même par abus de raisonnement, il était alors aussi convaincu de tenir la vérité du dogme chrétien, que glorieux de l’avoir savamment exposée. Les signes de répugnance, de plus en plus visibles, qui échappaient à l’évêque le surprirent et l’irritèrent au dernier point. Mêlant à la vanité du logicien qui croit avoir pleinement raison le despotisme du maître qui ne souffre pas qu’on lui résiste, il prit le premier la parole, et dit d’un ton brusque :

Je veux que vous croyiez cela, toi et les autres docteurs de l’église.

À cette déclaration impérieuse, Grégoire, rappelant en lui-même son calme et sa gravité habituelle, répondit :

Très pieux roi, il convient que tu abandonnes cette erreur, et que tu suives la doctrine que nous ont laissée les apôtres, et après eux les pères de l’église, qu’Hilaire, évêque de Poitiers, et Eusèbe, évêque de Verceil, ont enseignée, et que toi-même tu as confessée au baptême. — Mais, répliqua Hilperik avec une mauvaise humeur qui allait toujours croissant, il est manifeste qu’Hilaire et Eusèbe ont été, sur ce point, fortement opposés l’un à l’autre.

L’objection était embarrassante, et Grégoire sentit qu’il venait de se placer lui-même sur un mauvais terrain. Pour éluder la difficulté d’une réponse directe, il reprit en ces termes :

Tu dois prendre garde de proférer des paroles qui offensent Dieu ou ses saints ; et, passant à une exposition de la croyance orthodoxe, telle qu’il aurait u la prononcer du haut de la chaire, il ajouta : Sache qu’à les considérer dans leurs personnes, autre est le père, autre le fils, autre le saint-esprit. Ce n’est point le père qui s’est fait chair, non plus que le saint-esprit, c’est le fils, afin que, pour la rédemption des hommes, celui qui était fils de Dieu devînt aussi fils d’une vierge. Ce n’est point le père qui a souffert la passion, ce n’est pas l’esprit saint ; c’est le fils, afin que celui qui s’était fait chair en ce monde fût offert en sacrifice pour le monde. Quant aux personnes dont tu parles, ce n’est point corporellement, mais spirituellement, qu’elles doivent s’entendre, et ainsi, bien qu’en réalité elles soient au nombre de trois, il n’y a en elles qu’une seule gloire, une seule éternité, une seule puissance.

Cette espèce d’instruction pastorale fut interrompue par le roi qui, ne voulant plus rien écouter, s’écria avec emportement :

Je ferai lire cela à de plus savants que toi, et ils seront de mon avis.

Grégoire fut piqué du propos, et, s’animant de son côté jusqu’à l’oubli de la circonspection, il repartit :

Il n’y aura pas un homme de savoir et de sens, il n’y aura qu’un fou qui veuille jamais admettre ce que tu proposes.

L’on ne peut dire ce qui se passa alors dans l’âme de Hilperik ; il quitta l’évêque sans prononcer une parole, mais un frémissement de colère fit voir que le roi lettré et théologien n’avait rien perdu de la violence d’humeur de ses ancêtres. Quelques jours après, il fit l’essai de son livre sur Salvius, évêque d’Albi, et cette seconde tentative n’ayant pas mieux réussi que la première, il se découragea aussitôt, et abandonna ses opinions sur la nature divine, avec autant de facilité qu’il avait d’abord mis d’obstination à les soutenir.

Il ne restait plus aucun vestige de cette grave dissidence, lorsqu’en l’année 581, le roi Hilperik choisit pour habitation d’été le domaine de Nogent, sur les bords de a Marne, près de son confluent avec la Seine. L’évêque de Tours, parfaitement réconcilié, vint saluer le roi à sa nouvelle demeure, et, pendant qu’il y séjournait, un grand événement fit diversion à la monotonie habituelle de la vie intérieure du palais.

Ce fut le retour d’une ambassade envoyée à Constantinople pour féliciter l’empereur Tibère, successeur de Justin le jeune, de son avènement au trône. Les ambassadeurs chargés des présents du nouvel empereur pour le roi Hilperik, étaient revenus en Gaule par mer ; mais au lieu de débarquer à Marseille, ville que se disputaient alors le roi Gonthramn et les tuteurs du jeune roi Hildebert, ils avaient préféré, comme plus sûr pour eux, un port étranger, celui d’Agde qui appartenait au royaume des Goths.

Assailli par une tempête en vue de la côte de Septimanie, leur navire échoua sur des brisants, et, tandis qu’eux-mêmes se sauvaient à la nage, toute la cargaison fut pillée par les habitants du pays. Heureusement l’officier qui gouvernait la ville d’Agde au nom du roi des goths, crut qu’il était de son devoir ou de sa politique d’intervenir, et il fit rendre aux Francs, sinon tout leur bagage, au moins la plus grande partie des riches présents destinés à leur roi. Ils arrivèrent ainsi au palais de Nogent, à la grande joie de Hilperik, qui s’empressa de faire étaler, devant ses leudes et ses hôtes, tout ce qui venait de lui être remis de la part de l’empereur, en étoffes précieuses, en vaisselle d’or et en ornements de toute espèce. Parmi un grand nombre d’objets curieux ou magnifiques, ce que l’évêque de Tours considéra avec le plus d’attention, peut-être parce qu’il se plaisait à y voir un symbole de la souveraineté civilisée, ce furent de gros médaillons d’or portant sur une face, la tête de l’empereur avec cette légende : Tibère Constantin toujours auguste, et sur l’autre, un char à quatre chevaux monté par une figure ailée avec ces mots : gloire des Romains. Chaque pièce était du poids d’une livre, et elles avaient été frappées en mémoire des commencements du nouveau règne. En présence de ces splendides produits des arts de l’empire, et de ces signes de la grandeur impériale, le roi de Neustrie, comme s’il eût craint pour lui-même quelque fâcheuse comparaison, se piqua de montrer des preuves de sa propre magnificence. Il fit apporter, et placer à côté des présents que contemplaient ses leudes, les uns avec un étonnement naïf, les autres avec des regards de convoitise, un énorme bassin d’or, décoré de pierreries, qui venait d’être fabriqué par son ordre. Ce bassin, destiné à figurer sur la table royale dans les grandes solennités, ne pesait pas moins de cinquante livres. À sa vue, tous les assistants se récrièrent d’admiration sur le prix de la matière et sur la beauté du travail. Le roi goûta quelque temps en silence le plaisir que lui causaient ce éloges, puis il dit avec une expression de contentement et d’orgueil :

J’ai fait cela pour donner de l’éclat et du renom à la nation des Francs, et si Dieu me prête vie, je ferai encore beaucoup de choses.

Le conseiller et l’agent de Hilperik dans ses projets de luxe royal et dans ses achats d’objets précieux, était un juif de Paris nommé Priscus. Cet homme, que le roi aimait beaucoup, qu’il mandait souvent auprès de lui et avec qui même il descendait jusqu’à une sorte de familiarité, se trouvait alors à Nogent. Après avoir donné quelque temps à la surveillance des travaux et au recensement des produits agricoles dans son grand domaine sur la Marne, Hilperik eut la fantaisie d’aller s’établir à Paris, soit dans l’ancien palais impérial, dont les débris subsistent encore, soit dans un autre palais moins vaste, bâti au dedans des murs de la cité, à la pointe occidentale de l’île.

Le jour du départ, au moment où le roi donnait l’ordre d’atteler les chariots de bagage dont il devait suivre la file à cheval avec ses leudes, l’évêque Grégoire vint prendre congé de lui, et, pendant que l’évêque faisait ses adieux, le juif Priscus arriva pour faire aussi les siens. Hilperik qui, ce jour-là, était en veine de bonhomie, prit en badinant le juif par les cheveux, et, le tirant doucement pour lui faire incliner la tête, il dit à Grégoire :

Viens, prêtre de Dieu, et impose-lui les mains.

Comme Priscus se défendait et reculait avec effroi devant une bénédiction qui, selon sa croyance, l’eût rendu coupable de sacrilège, le roi lui dit :

Oh ! Esprit dur, race toujours incrédule qui ne comprend pas le fils de Dieu que lui a promis la voix de ses prophètes, qui ne comprend pas les mystères de l’église figurés dans ses sacrifices !

En proférant cette exclamation, Hilperik lâcha les cheveux du juif et le laissa libre ; aussitôt celui-ci, revenu de sa frayeur, et rendant attaque pour attaque, répondit :

Dieu ne se marie pas, il n’en a aucun besoin, il ne lui naît point de progéniture, et il ne souffre point de compagnon de sa puissance, lui qui a dit par la bouche de Moïse : voyez, voyez, je suis le seigneur, et il n’y a pas d’autre Dieu que moi ! c’est moi qui fais mourir et qui fais vivre, moi qui frappe et qui guéris.

Loin de se sentir indigné d’une telle hardiesse de paroles, le roi Hilperik fut charmé que ce qui d’abord n’avait été qu’un jeu lui fournît l’occasion de faire briller, dans une controverse en règle, sa science théologique, pure, cette fois, de tout reproche d’hérésie. Prenant l’air grave et le ton reposé d’un docteur ecclésiastique instruisant des catéchumènes, il répliqua :

Dieu a engendré spirituellement de toute éternité un fils qui n’est pas plus jeune d’âge que lui, ni moindre en puissance, et dont lui-même a dit : je vous ai engendré de mon sein avant l’étoile du jour. Ce ils né avant tous les siècles, il l’a envoyé, dans les siècles derniers, au monde, pour le guérir selon ce que dit ton prophète : il envoya son verbe et il les guérit. Et quand tu prétends qu’il n’engendre pas, écoute ce que dit ton prophète parlant au nom du seigneur : moi qui fais enfanter les autres, est-ce que je n’enfanterai pas aussi ? Or, il entend cela du peuple qui devait renaître en lui par la foi.

Le juif, de plus en plus enhardi par la discussion, repartit :

Est-il possible que Dieu ait été fait homme, qu’il soit né d’une femme, qu’il ait subi la peine des verges et qu’il ait été condamné à mort ?

Cette objection, qui s’adressait à ce que le raisonnement humain a de plus élémentaire, et pour ainsi dire de plus grossier, toucha l’esprit du roi par l’un de ses côtés faibles ; il parut étonné, et, ne trouvant rien à répondre, il demeura silencieux. C’était pour l’évêque de Tours le moment d’intervenir :

Si le fils de Dieu, dit-il à Priscus, si Dieu lui-même s’est fait homme, c’est à cause de nous, et nullement par une nécessité qui lui fût propre ; car il ne pouvait racheter l’homme des chaînes du péché et de la servitude du diable, qu’en se revêtant de l’humanité. Je ne prendrai pas mes témoignages des évangiles et des apôtres auxquels tu ne crois pas, mais de tes livres mêmes, afin de te percer de ta propre épée, comme on dit qu’autrefois David tua Goliath. Apprends donc d’un de tes prophètes que Dieu devait se faire homme ; Dieu est homme, dit-il, et qui ne le connaît pas ? Et ailleurs : c’est lui qui est notre Dieu, et il n’y en a pas d’autre que lui ; c’est lui qui a trouvé toutes les voies de la science, et qui l’a donnée à Jacob son serviteur et à Israël son bien-aimé ; après cela il a été vu sur la terre et il a vécu avec les hommes. Sur ce qu’il est né d’une vierge, écoute pareillement ton prophète lorsqu’il dit : voici qu’une vierge concevra et qu’elle enfantera un fils à qui l’on donnera le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous. Et sur ce qu’il devait être battu de verges, percé de clous et soumis à d’autres peines ignominieuses, un autre prophète a dit : ils ont percé mes mains et mes pieds, et ils se sont partagé mes vêtements. et encore : ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture, et dans ma soif ils m’ont abreuvé de vinaigre.

— Mais, répliqua le juif, qu’est-ce qui obligeait Dieu à souffrir de pareilles choses ? L’évêque put voir à cette demande qu’il avait été peu compris, et peut-être mal écouté ; cependant il reprit, sans témoigner aucune impatience : Je te l’ai déjà dit ; Dieu créa l’homme innocent, mais, circonvenu par les ruses du serpent, l’homme prévariqua contre l’ordre de Dieu, et, pour cette faute, expulsé du séjour du paradis, il fut assujetti aux labeurs de ce monde. C’est par la mort du christ, fils unique de Dieu, qu’il a été réconcilié avec le père.

— Mais, répliqua encore le juif, est-ce que Dieu ne pouvait pas envoyer des prophètes ou des apôtres pour ramener l’homme dans la voie du salut, sans que lui-même s’humiliât jusqu’à être fait chair ? L’évêque, toujours calme et grave, répondit : Le genre humain n’a cessé de pécher dès le commencement : ni l’inondation du déluge, ni l’incendie de Sodome, ni les plaies de l’Égypte, ni le miracle qui a ouvert les eaux de la mer Rouge et celles du Jourdain, rien de tout cela n’a pu l’effrayer. Il a toujours résisté à la loi de Dieu, il n’a point cru les prophètes, et non seulement il n’a point cru, mais il a mis à mort ceux qui venaient lui prêcher la pénitence. Ainsi donc, si Dieu lui-même n’était descendu pour le racheter, nul autre n’eût pu accomplir l’œuvre de cette rédemption. Nous avons été régénérés par sa naissance, lavés par son baptême, guéris par ses blessures, relevés par sa résurrection, glorifiés par son ascension, et pour nous faire entendre qu’il devait venir apportant le remède à nos maux, un de tes prophètes a dit : nos sommes redevenus sains par ses meurtrissures. Et ailleurs : il portera nos péchés, et il priera pour les violateurs de la loi. Et encore : il sera mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger ; il demeurera en silence sans ouvrir la bouche, comme l’agneau est muet devant celui qui le tond ; il est mort dans les douleurs, condamné par jugement. Qui racontera sa génération ? Son nom est le seigneur des armées. Jacob lui-même, de qui tu te vantes d’être issu, bénissant son fils Juda, lui dit comme s’il eût parlé au christ, fils de Dieu : les enfants de votre père vous adoreront. Juda est un jeune lion ; vous vous êtes levé, mon fils, pour aller à la proie, et vous vous êtes couché pour dormir comme un lion ; qui osera le réveiller ? ...

Ces discours, logiquement peu suivis, mais empreints, dans leur désordre, d’un certain caractère de grandeur, ne produisirent aucun effet sur l’esprit du juif Priscus ; il cessa de soutenir la dispute, mais sans se montrer aucunement ébranlé dans sa croyance. Quand le roi vit qu’il se taisait de l’air d’un homme qui ne veut rien céder, il se tourna vers l’évêque de Tours et dit :

Saint prêtre, que ce malheureux se passe de ta bénédiction, moi je te dirai ce que Jacob disait à l’ange avec lequel il s’entretenait : je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni.

Après ces paroles, qui ne manquaient ni de grâce ni de dignité, Hilperik demanda de l’eau pour que l’évêque et luise lavassent les mains ; et lorsque tous deux se furent lavés, Grégoire, posant sa main droite sur la tête du roi, prononça la bénédiction au nom du père, du fils et du saint-esprit.

Il y avait là, sur une table, du pain, du vin, et probablement aussi différents mets destinés à être offerts aux personnes de marque qui venaient faire au roi leurs salutations de départ. Suivant les règles de la politesse franque, Hilperik invita l’évêque de Tours à ne pas se séparer de lui sans avoir pris quelque chose à sa table. L’évêque prit un morceau de pain, fit dessus le signe de la croix, puis, l’ayant rompu en deux parts, il en garda une, et présenta l’autre au roi, qui mangea debout avec lui. Ensuite, tous les deux s’étant versé un peu de vin, ils burent ensemble, en se disant adieu. L’évêque se disposa à reprendre la route de son diocèse ; le roi monta à cheval au milieu de ses leudes et de ses gens de service, escortant, avec eux, le chariot couvert qui portait la reine et sa fille Rigonthe. C’était à ces deux personnes que se trouvait alors réduite la famille royale de Neustrie, naguère si nombreuse. Les deux fils de Hilperik et de Frédégonde étaient morts l’année précédente, emportés par une épidémie ; le dernier des fils d’Audowere avait péri presque en même temps par une catastrophe sanglante, dont les sombres détails feront le sujet du prochain récit.

Cette scène de controverse religieuse, si bizarrement provoquée par un trait de badinage, avait, à ce qu’il semble, laissé une forte impression dans l’esprit du roi Hilperik. Durant son séjour à Paris, il ne put s’empêcher de réfléchir profondément à l’impossibilité de convaincre les juifs et de les attirer dans le sein de l’église en raisonnant avec eux. Ces réflexions continuèrent même de le préoccuper au milieu de grands embarras politiques, et des soins de la guerre de conquête qu’il poursuivait sur sa frontière du midi ; elles eurent pour résultat, en l’année 582, une préception royale qui ordonnait que tous les juifs domiciliés à Paris fussent baptisés. Ce décret, adressé, dans le style ordinaire, au comte ou juge de la ville, se terminait par une formule de l’invention du roi, formule vraiment barbare, qu’il avait coutume d’employer, tantôt comme une sorte d’épouvantail, tantôt avec l’intention sérieuse de s’y conformer à la lettre : si quelqu’un méprise notre ordonnance, qu’on le châtie en lui crevant les yeux.

Frappés de terreur, les juifs obéirent et allèrent à l’église recevoir l’instruction chrétienne. Le roi se fit une gloire puérile d’assister, en grande pompe, aux cérémonies de leur baptême, et même de tenir sur les fonts plusieurs de ces convertis par force. Un homme, pourtant, osa lui résister et refuser de faire abjuration ; ce fut ce même Priscus, dont la défense logique avait été si opiniâtre. Hilperik se montra patient ; il tenta de nouveau sur l’esprit du raisonneur qui lui avait tenu tête les moyens de persuasion ; mais, après une conférence inutile, irrité de voir, pour la seconde fois, son éloquence n défaut, il s’écria : s’il ne veut pas croire de bon gré, je le ferai bien croire malgré lui. Le juif Priscus, jeté alors en prison, ne perdit pas courage ; profitant avec adresse de l’intime connaissance qu’il avait du caractère du roi, il le prit par son faible, et lui fit offrir de riches présents, à condition d’obtenir en échange un peu de répit. Son fils, disait-il, devait prochainement épouser une juive de Marseille, il ne lui fallait que le temps de conclure ce mariage, après quoi il se soumettrait comme les autres, et changerait de religion. Que le prétexte fût vrai et la promesse sincère, Hiperik s’en inquiéta peu, et l’appât de l’or calmant tout à coup sa manie de prosélytisme, il fit mettre son marchand juif en liberté. Ainsi Priscus demeura seul pur d’apostasie et calme de conscience parmi ses coreligionnaires, qui, agités en sens divers par le remords et par la crainte, s’assemblaient secrètement pour célébrer le jour du sabbat, et, le lendemain, assistaient comme chrétiens aux offices de l’église.

Parmi ceux des nouveaux convertis que le roi Hilperik avait honorés de la faveur de sa paternité spirituelle, se trouvait un certain Phatir, originaire du royaume des Burgondes, et récemment établi à Paris. Cet homme, d’un caractère sombre, n’eut pas plus tôt abjuré la foi de ses ancêtres, qu’il en conçut un profond regret ; le sentiment de l’opprobre où il se voyait tombé lui devint bientôt insupportable. L’amertume de ses pensées se tourna en jalousie violente contre Priscus, qui, plus heureux que lui, pouvait marcher la tête haute, exempt de la honte et du tourment qui rongent le cœur d’un apostat. Cette haine, nourrie sourdement, s’accrut jusqu’à la frénésie, et Phatir résolut d’assassiner celui dont il enviait le bonheur. Chaque jour de sabbat, Priscus allait accomplir en secret les rites du culte judaïque, dans une maison écartée au sud de la ville, sur l’une des deux vies romaines qui partaient du même point, à peu de distance du petit pont. Phatir forma le projet de l’attendre au passage, et, menant avec lui ses esclaves armés de poignards et d’épées, il se posta en embuscade sur une place qui était le parvis de la basilique de saint-Julien. Le malheureux Priscus, ne se doutant de rien, suivit sa route ordinaire ; selon l’usage des juifs qui se rendaient au temple, il n’avait sur lui aucune espèce d’armes, et portait noué autour de son corps, en guise de ceinture, le voile dont il devait se couvrir la tête durant la prière et le chant des psaumes. Quelques uns de ses amis l’accompagnaient, mais ils étaient, comme lui, sans moyens de défense. Dès que Phatir les vit à sa portée, il tomba sur eux, l’épée à la main, suivi de ses esclaves qui, animés de la fureur de leur maître, frappèrent sans distinction de personnes, et firent un même carnage du juif Priscus et de ses amis. Les meurtriers, gagnant aussitôt l’asile le plus sûr et le plus proche, se réfugièrent ensemble dans la basilique de saint-Julien.

Soit que Priscus jouît parmi les habitants de Paris d’une grande considération, soit que la vue des cadavres gisant sur le pavé eût suffi pour soulever l’indignation publique, le peuple s’ameuta sur le lieu où ces meurtres venaient d’être commis, et une foule considérable, poussant des cris de mort contre les assassins, cerna de tous côtés la basilique. L’alarme fut telle parmi les clercs, gardiens de l’église, qu’ils envoyèrent en grande hâte au palais du roi, demander protection et des ordres sur ce qu’ils devaient faire. Hilperik fit répondre qu’il voulait que son filleul Phatir eût la vie sauve, mais que les esclaves devaient tous être mis hors de l’asile et punis de mort. Ceux-ci, fidèles jusqu’au bout au maître qu’ils avaient servi dans le mal comme dans le bien, le virent, sans murmurer, s’évader seul par le secours des clercs, et ils se préparèrent à mourir. Pour échapper aux souffrances dont les menaçait la colère du peuple, et à la torture qui, judiciairement, devait précéder leur supplice, ils résolurent, d’un accord unanime, que l’un d’entre eux tuerait les autres, puis se tuerait lui-même de son épée, et ils nommèrent par acclamation celui qui devait faire l’office de bourreau.

L’esclave exécuteur de la volonté commune frappa ses compagnons l’un après l’autre, mais, quand il se vit seul debout, il hésita à tourner le fer contre sa poitrine. Un vague espoir d’évasion, ou la pensée de vendre au moins chèrement sa vie, e poussa à s’élancer hors de la basilique, au milieu du peuple ameuté. Brandissant son épée d’où le sang dégouttait, il tenta de se faire jour à travers la foule ; mais, après quelques moments de lutte, il fut écrasé par le nombre, et périt cruellement mutilé. Phatir sollicita du roi, pour sa propre sûreté, la permission de retourner dans le pays d’où il était venu ; il partit pour le royaume de Gonthramn, mais les parents de Priscus se mirent en route sur ses traces, l’atteignirent, et, par sa mort, vengèrent celle de leur parent.

Pendant que ces choses se passaient à Paris, vers la fin de l’année 582, un événement inattendu mit en rumeur la ville de Tours, assez paisible depuis trois ans, sous le gouvernement de son nouveau comte, Eunonius. Leudaste, l’ex-comte, y reparut, non plus d’une façon mystérieuse, mais publiquement, avec ses airs habituels de confiance et de présomption. Il était porteur d’un édit royal qui lui accordait la faculté de faire revenir sa femme d’exil, de rentrer dans ses biens immeubles, et d’habiter son ancien domicile. Cette faveur, qui lui semblait le premier pas vers une fortune nouvelle, il la devait aux sollicitations des nombreux amis qu’il comptait à la cour, parmi les chefs de race franque, dont le caractère turbulent sympathisait avec le sien. Durant près de deux ans, ils n’avaient cessé d’obséder de leurs instances, tantôt le roi Hilperik, tantôt les évêques du concile de Braine, tantôt Frédégonde elle-même, devenue plus accessible à leur influence depuis la mort des deux fils sur lesquels s’appuyait sa fortune. Cédant à un besoin de popularité, et faisant plier, devant l’intérêt du moment, sa haine et ses désirs de vengeance, elle consentit, pour sa part, à ce que l’homme qui l’avait accusée d’adultère fût relevé de l’excommunication prononcée contre lui. Sur cette parole d’oubli et de pardon, les amis de Leudaste se mirent en campagne pour solliciter plus vivement l’indulgence des évêques. Ils allèrent de l’un à l’autre, les priant d’apposer leur nom au bas d’un écrit, sous forme de lettre pastorale, qui portait que le condamné de Braine serait reçu, dorénavant, dans la paix de l’église et dans la communion chrétienne. On parvint à recueillir, de cette manière, l’adhésion et les signatures d’un assez grand nombre d’évêques ; mais, soit par une sorte de discrétion, soit par crainte de ne pas réussir, aucune démarche ne fut faite auprès de celui que Leudaste avait voulu ruiner par ses accusations mensongères.

Aussi Grégoire fut-il singulièrement surpris d’apprendre que son plus grand ennemi, excommunié par un concile et proscrit par le roi, revenait, avec une lettre de grâce, habiter le territoire de Tours. Il le fut encore davantage, lorsqu’un envoyé de Leudaste vint lui présenter la lettre signée par les évêques, et le prier de consentir avec eux à la levée de l’excommunication. Soupçonnant quelque nouvelle fraude inventée pour le compromettre, il dit au messager :

Peux-tu me montrer aussi des lettres de la reine, à cause de laquelle, surtout, il a été séparé de la communion chrétienne ? La réponse fut négative, et Grégoire reprit : Quand j’aurai vu des ordres de la reine, je le recevrai sans retard dans ma communion.

Le prudent évêque ne s’en tint pas à ces paroles ; il fit partir un exprès chargé d’aller s’informer, en son nom, de l’authenticité de la pièce qui lui avait été présentée, et des intentions de la reine Frédégonde. Celle-ci répondit à ses demandes par une lettre ainsi conçue :

Pressée par beaucoup de gens, je n’ai pu faire autrement que de lui permettre de se rendre à Tours ; maintenant je te prie de ne point lui accorder ta paix, et de ne point lui donner de ta main les eulogies, jusqu’à ce que nous ayons pleinement avisé à ce qu’il convient de faire.

L’évêque Grégoire connaissait le style de Frédégonde ; il vit clairement qu’i s’agissait pour elle, non de pardon, mais de vengeance et de meurtre. Oubliant ses propres griefs, il eut compassion de l’homme qui naguère avait comploté sa ruine et qui allait se livrer lui-même, faute de jugement et de prudence. Il fit venir le beau-père de Leudaste, et lui montrant ce billet d’un laconisme sinistre, il le conjura de faire en sorte que son gendre usât de circonspection et se tînt caché de nouveau jusqu’à ce qu’il fût bien sûr d’avoir adouci l’esprit de la reine. Mais ce conseil inspiré par la charité évangélique fut mal compris et mal reçu ; Leudaste, jugeant d’autrui par lui-même, s’imagina qu’un homme dont il était l’ennemi ne pouvait songer qu’à lui tendre des embûches ou à lui jouer de mauvais tours. Loin de devenir plus circonspect, il fit comme s’il eût pris l’avertissement au rebours, et, passant de la sécurité à l’audace la plus téméraire, il résolut d’aller, de lui-même, se présenter devant le roi Hilperik. Il partit de Tours au milieu de l’année 583, et se dirigea vers la ville de Melun, que le roi attaquait alors, et dont il faisait le siége en personne.

Ce siége ne devait être que le prélude d’une invasion totale des états du roi Gonthramn, invasion projetée par Hilperik, du moment où il avait vu ses premiers désirs d’ambition réalisés par la conquête de presque toutes les villes d’Aquitaine. Devenu en moins de cinq années, grâce à l’habileté militaire du gallo-romain Desiderius, seul maître du vaste territoire compris entre la Loire, l’océan, les Pyrénées, le cours de l’Aude et les Cévennes, il conçut, peut-être à l’instigation de cet homme de guerre aventureux, une espérance encore plus hardie, celle de réunir aux provinces neustriennes le corps entier du royaume des burgondes. Pour assurer l’exécution de cette difficile entreprise, il pratiqua des intrigues auprès des principaux seigneurs d’Austrasie, en gagna plusieurs par de l’argent, et reçut d’eux une ambassade chargée de conclure avec lui, au nom du jeune roi Hildebert, une alliance offensive contre Gonthramn. Le pacte en fut dressé et confirmé par des serments réciproques, dans les premiers mois de l’année 583 ; aussitôt le roi Hilperik réunit ses troupes et commença la guerre pour son compte, sans attendre la coopération effective des forces austrasiennes.

Son plan de campagne, dans lequel il serait permis de voir l’inspiration d’une intelligence supérieure à la sienne, et un nouveau fruit des conseils de l’habile chef gallo-romain, consistait à s’emparer tout d’abord, par une attaque simultanée, des deux places les plus importantes de la frontière orientale du royaume des Burgondes, la cité de Bourges et le château de Melun. Le roi voulut commander lui-même l’armée qui devait marcher vers ce dernier point, et il remit à Desiderius, qu’il avait fait duc de Toulouse, le soin de conduire, à l’aide d’une grande levée d’hommes faite au sud de la Loire, les opérations contre Bourges. L’ordre qui fut expédié de la chancellerie neustrienne au duc de Toulouse et à ceux de Poitiers et de Bordeaux, pour l’armement général des milices de leurs provinces, tait d’une concision bizarrement énergique :

Entrez sur le territoire de Bourges, et, arrivant jusqu’à la ville, faites-y prêter le serment de fidélité en notre nom.

Bérulf, duc de Poitiers, proclama son ban de guerre dans le Poitou, la Touraine, l’Anjou et le pays de Nantes ; Bladaste, duc de Bordeaux, fit armer les habitants des deux rives de la Garonne, et le duc de Toulouse, Desiderius, convoqua sous sa bannière les hommes libres des contrées de Toulouse, d’Albi, de Cahors et de Limoges. Ces deux deniers chefs, réunissant leurs forces, entrèrent dans le Berry par la route du sud, et le duc Bérulf, par celle de l’ouest. Les deux armées d’invasion se composaient presque entièrement d’homme de race gallo-romaine ; celle des méridionaux, commandée en chef par Desiderius, le meilleur des généraux neustriens, fit plus de diligence que l’autre, et malgré l’énorme distance qu’il lui fallut parcourir, elle arriva la première sur le territoire de Bourges. Avertis de son approche, les habitants de Bourges et de son district ne s’effrayèrent point du péril qui les menaçait. Leur cité, autrefois l’une des plus puissantes et des plus belliqueuses de la Gaule, conservait d’antiques traditions de gloire et de courage ; et à cet orgueil national se joignait, pour elle, celui de la splendeur dont elle avait brillé, sous l’administration romaine, par son titre de métropole d’une province, ses monuments publics et la noblesse de ses familles sénatoriales.

Quoique bien déchue depuis le règne des barbares, une pareille ville pouvait encore donner des preuves d’énergie, et il n’était pas aisé de la contraindre à faire ce qu’elle ne voulait pas. Or, soit à cause du mauvais renom du gouvernement de Hilperik, soit pour ne pas se voir ballottés d’une domination à l’autre, les citoyens de Bourges tenaient fermement à celle dont ils faisaient partie depuis la fusion en un seul état de l’ancien royaume d’Orléans et du royaume des burgondes. Résolus non seulement à soutenir un siége, mais à se porter d’eux-mêmes au-devant de l’ennemi, ils firent sortir de la ville quinze mille hommes en complet équipage de guerre. Cette armée rencontra, à quelques lieues au sud de Bourges, celle de Desiderius et de Bladaste, beaucoup plus nombreuse, et supérieure en outre par l’habileté de son commandant en chef.

Malgré de tels désavantages, les hommes du Berri n’hésitèrent pas à accepter le combat ; ils tinrent si ferme, et la lutte fut si acharnée, que, selon le bruit public, plus de sept mille hommes périrent de part et d’autre. Un moment refoulés en arrière, les méridionaux l’emportèrent à la fin par la supériorité du nombre. Chassant devant eux les débris de l’armée vaincue, ils continuèrent leur marche vers Bourges, et se livrèrent, sur toute la route, à des ravages imités de ceux des hordes barbares ; ils incendiaient les maisons, pillaient les églises, arrachaient les vignes et coupaient les arbres au pied. C’est ainsi qu’ils arrivèrent sous les murs de Bourges, où l’armée du duc Bérulf fit sa jonction avec eux. La ville avait fermé ses portes, et la défaite de ses citoyens en rase campagne ne la rendait ni moins fière, ni plus disposée à se rendre aux sommations des chefs neustriens. Desiderius et ses deux collègues de race franque l’investirent de toutes parts, et, suivant les traditions affaiblies de l’art des romains ! Ils se mirent â tracer leurs lignes et â construire des machines de siége.

Le rendez-vous assigné aux troupes qui devaient agir contre Melun, était la ville de Paris ; durant plusieurs mois elles y affluèrent de tous côtés, et firent souffrir aux habitants toutes sortes de vexations et de dommages. Dans cette armée recrutée au nord et au centre de la Neustrie, les hommes d’origine franque formaient le plus grand nombre, et la race indigène de la Gaule ne se trouvait qu’en minorité. Lorsque le roi Hilperik jugea qu’il avait réuni assez de monde, il donna l’ordre de départ et se mit en route à la tête des siens, par la voie romaine du sud-est. Les troupes longeaient la rive gauche de la Seine qui, dès le voisinage de Paris, appartenait au royaume de Gonthramn. Elles marchaient sans ordre et sans discipline, s’écartant à droite et à gauche pour piller et pour incendier, enlevant les meubles des maisons, le bétail, les chevaux et des hommes qui, liés deux à deux, suivaient, comme prisonniers de guerre, la longue file des chariots de bagage.

La dévastation s’étendit sur les campagnes au sud de Paris, depuis étampes jusqu’à Melun, et elle continua autour de cette dernière ville, quand les bandes neustriennes eurent fait halte pour l’assiéger. Sous la conduite d’un homme de guerre aussi peu expérimenté que l’était le roi Hilperik, ce siége ne pouvait manquer de traîner en longueur. Le château de Melun, situé, comme Paris, dans une île de la Seine, passait alors pour une place très forte par sa position ; il n’avait presque rien à craindre des attaques fougueuses, mais sans art, d’un ramas d’hommes inhabiles aux travaux militaires, et capables seulement de venir, avec bravoure, escarmoucher sur des barques, au pied de ses murailles. Les jours et les mois se passèrent dans des tentatives d’assaut inutilement renouvelées, où les guerriers Francs firent sans doute de nombreuses prouesses, mais qui mirent à bout leur patience. Ennuyés d’un campement prolongé, ils devinrent de plus en plus indociles, négligèrent le service qui leur était commandé, et ne s’occupèrent avec ardeur qu’à battre la campagne pour amasser du butin.

Telles étaient les dispositions de l’armée campée devant Melun, lorsque Leudaste arriva plein d’espoir et d’assurance, au quartier du roi Hilperik. Il fut le bien-venu auprès des leudes qui retrouvaient en lui un ancien compagnon d’armes, brave dans le combat, joyeux à table et hardi au jeu ; mais, quand il essaya de parvenir jusqu’à la personne du roi, ses demandes d’audience et les sollicitations de ses amis les plus élevés en grade et en crédit furent repoussées. Assez oublieux des injures lorsque sa colère était calmée, et qu’il ne se sentait pas matériellement lésé dans ses intérêts, Hilperik aurait cédé aux prières de ceux qui l’entouraient, et admis en sa présence l’accusateur de Frédégonde, si la crainte de déplaire à la reine et d’encourir ses reproches ne l’eût retenu. L’ex-comte de Tours, après avoir inutilement employé la médiation des seigneurs et des chefs de bande, s’avisa d’un nouvel expédient, celui de se rendre populaire dans les rangs inférieurs de l’armée, et d’exciter en sa faveur l’intérêt de la multitude. Grâce aux défauts mêmes de son caractère, à ses bizarreries d’humeur et à sa jactance imperturbable, il y réussit complètement, et cette foule d’hommes, que l’oisiveté rendait curieux et faciles à émouvoir, s’anima bientôt pour lui d’une sympathie passionnée. Quand il crut le moment venu d’essayer sa popularité, il demanda que l’armée tout entière suppliât le roi de le recevoir en sa présence ; et un jour que Hilperik traversait les lignes du camp, cette requête proférée par des
milliers de voix, retentit tout à coup à ses oreilles. Les sollicitations d’une troupe en armes, indisciplinée et mécontente, étaient des ordres ; le roi s’y soumit par crainte de voir son refus causer une émeute, et il annonça que le proscrit de Braine pouvait se présenter devant lui.

Leudaste parut aussitôt et se prosterna aux pieds du roi en demandant pardon ; Hilperik le fit relever, dit qu’il lui pardonnait sincèrement, et ajouta d’un ton de bienveillance presque paternelle :

Comporte-toi avec prudence jusqu’à ce que j’aie vu la reine, et qu’il soit convenu que tu rentres en grâce auprès d’elle ; car, tu le sais, elle est en droit de te trouver bien coupable.

Cependant le bruit de la double agression tentée contre Melun et contre Bourges fit sortir le roi Gonthramn de son inertie et de ses habitudes peu militaires. Depuis les premières conquêtes des neustriens en Aquitaine, il n’avait prêté de secours aux villes de son partage que par l’envoi de ses généraux, et jamais il ne s’était mis en personne à la tête d’une armée. Menacé de voir sa frontière de l’ouest ouverte sur deux points différents, et l’invasion neustrienne pénétrer cette fois au cœur de son royaume, il n’hésita pas à marcher lui-même contre le roi de Neustrie, et à provoquer une bataille décisive qui, selon sa croyance mêlée de traditions germaniques et d’idées chrétiennes, devait être le jugement de Dieu. Il se prépara à cette grande démarche par la prière, le jeûne et l’aumône, et, rassemblât ses meilleures troupes, il prit avec elles la route de Melun.

Parvenu à peu de distance de cette ville et des cantonnements de Hilperik, il s’arrêta, et quelle que fût sa confiance dans la protection divine, il voulut, suivant l’instinct de son naturel précautionneux, observer à loisir les positions et l’attitude de l’ennemi. Il ne tarda pas à être informé du peu d’ordre qui régnait dans le camp des neustriens, et du peu de soin avec lequel on y faisait la garde, soit de jour, soit de nuit. Sur cet avis, il prit ses mesures pour approcher le plus près possible de l’armée assiégeante, sans lui inspirer assez de crainte pour qu’elle devînt plus attentive ; et, un soir qu’une bonne partie des troupes s’était dispersée dans la campagne pour aller au fourrage ou au pillage, saisissant l’occasion, il dirigea contre les lignes dégarnies une attaque soudaine et bien conduite. Les soldats neustriens, surpris dans leur camp au moment où ils pensaient le moins à combattre, ne purent soutenir le choc des assaillants, et les bandes de fourrageurs, qui revenaient une à une, furent taillées en pièces. En peu d’heures, le roi Gonthramn demeura maître du champ de bataille, et remporta ainsi, comme général, sa première et dernière victoire.

On ne sait quelle fut dans cette sanglante mêlée la contenance du roi Hilperik ; peut-être, durant l’action, fit-il des actes de bravoure, mais, après la déroute, lorsqu’il s’agit de rallier les débris de son armée et de préparer une revanche, la volonté lui manqua. Comme il était dépourvu de prévoyance, le moindre revers le déconcertait et lui enlevait subitement toute présence d’esprit et tout courage. Dégoûté de l’entreprise pour laquelle il avait fait faire de si grands mouvements de troupes, il ne songea plus qu’à la paix, et, dès le matin qui suivit cette nuit de désastre, il envoya porter au roi Gonthramn des paroles d’accommodement. Gonthramn, toujours pacifique, et nullement enivré de l’orgueil du triomphe, n’avait lui-même qu’une envie, celle de terminer promptement la querelle, et de rentrer dans son repos. Il députa, de son côté, des envoyés qui, rencontrant ceux de Hilperik, conclurent avec eux, pour les deux rois, un pacte de réconciliation.

D’après ce pacte, formulé suivant la vieille coutume germanique, les rois traitèrent ensemble, non comme souverains indépendants, mais comme membres d’une même tribu, et soumis, malgré leur titre, à une autorité supérieure, celle de la loi nationale. Ils convinrent de s’en remettre au jugement des anciens du peuple et des évêques, et se promirent l’un à l’autre que celui des deux qui serait convaincu d’être sorti des bornes de la loi, composerait avec l’autre, et l’indemniserait selon la décision des juges. Pour joindre les actes aux paroles, le roi de Neustrie expédia sur-le-champ aux trois ducs qui assiégeaient Bourges l’ordre de lever le siége de la ville, et d’évacuer le pays. Lui-même reprit le chemin de Paris avec son armée, diminuée de nombre, suivie d’une foule de blessés, moins fière d’aspect, mais toujours la même pour l’indiscipline et l’avidité dévastatrice.

La paix étant faite, ce trajet de retour avait lieu en pays ami ; mais les soldats neustriens n’en tinrent nul compte, et ils se remirent à piller, à ravager et à faire des prisonniers sur la route. Soit par un scrupule de conscience qui lui était peu ordinaire, soit par un sentiment tardif de la nécessité du bon ordre, Hilperik VI avec peine ces actes de brigandage, et résolut de les réprimer. L’injonction faite de sa part à tous les chefs de bande de veiller sur leurs gens et de les contenir sévèrement était trop insolite pour qu’elle ne rencontrât pas de résistance ; les seigneurs Francs en murmurèrent, et l’un d’entre eux, le comte de Rouen, déclara qu’il n’empêcherait personne de faire ce qui avait toujours été permis. Dès que l’effet eut suivi ces paroles, Hilperik, retrouvant tout à coup de l’énergie, fit saisir le comte, et le fit mettre à mort pour servir d’exemple aux autres. Il ordonna, en outre, que tout le butin fût rendu et tous les captifs relâchés, mesures qui, prises à temps, auraient sans doute prévenu le mauvais succès de sa campagne. Ainsi, il rentra dans Paris plus maître de ses troupes et plus capable de les bien conduire qu’il ne l’avait été à son départ ; malheureusement, ces qualités essentielles du chef de guerre venaient d’éclore en lui hors de propos, car sa pensée était alors entièrement à la paix. La rude leçon du combat de Melun avait mis fin à ses projets de conquête, et désormais il ne songeait plus qu’à tâcher de retenir par la ruse tout ce que l’emploi de la force lui avait fait gagner jusque-là.

Leudaste, revenu sain et sauf, avait suivi le roi jusqu’à Paris, où Frédégonde séjournait alors. Au lieu d’éviter cette ville, dangereuse pour lui, ou de ne faire que la traverser avec l’armée, il s’y arrêta, comptant que les bonnes grâces du mari seraient au besoin sa sauvegarde contre la rancune de la femme. Après quelques jours passés sans trop de précaution, voyant qu’il ne lui arrivait ni poursuites ni menaces, il se crut amnistié dans l’esprit de la reine, et jugea le temps venu où il pouvait se présenter devant elle. Un dimanche que le roi et la reine assistaient ensemble à la messe dans la cathédrale de Paris, Leudaste se rendit à l’église, traversa de l’air le moins timide la foule qui entourait le siége royal, et se prosternant aux pieds de Frédégonde qui était loin de s’attendre à le voir, il la supplia de lui pardonner.

À cette subite apparition d’un homme qu’elle haïssait mortellement, et qui lui semblait venu là moins pour l’implorer que pour braver sa colère, la reine fut saisie du plus violent accès de dépit. La rougeur lui monta au front, des larmes coulèrent sur ses joues, et jetant vers son mari, immobile à côté d’elle, un regard amèrement dédaigneux, elle s’écria :

Puisqu’il ne me reste pas de fils sur qui je puisse me reposer du soin de poursuivre mes injures, c’est à toi, seigneur Jésus, que j’en remets la poursuite !

Puis, comme pour faire un dernier appel à la conscience de celui dont le devoir était de la protéger, elle se jeta aux pieds du roi, en disant avec une expression de vive douleur et de dignité blessée :

Malheur à moi ! Qui vois mon ennemi, et qui ne peux rien contre lui.

Cette scène étrange émut tous les assistants, et plus que personne le roi Hilperik, sur qui retombaient à la fois le reproche et le remords d’avoir trop aisément pardonné une insulte faite à sa femme. Pour se faire pardonner à lui-même son indulgence prématurée, il ordonna que Leudaste fût chassé de l’église, se promettant désormais de l’abandonner, sans pitié ni recours, à la vengeance de Frédégonde. D’expulsion qu’ils venaient de recevoir, et que le tumulte eut cessé, la célébration de la messe, un moment suspendue, fut reprise et se continua sans incident nouveau.

Conduit simplement hors de l’église, et lissé libre de s’enfuir où il voudrait, Leudaste ne songea point à profiter de ce bonheur, qu’il ne devait qu’à la précipitation avec laquelle Hilperik avait donné ses ordres. Loin qu’un tel avertissement lui fît ouvrir enfin les yeux sur le péril de sa position, il s’imagina que, s’il avait mal réussi auprès de la reine, c’était pour avoir manqué d’adresse, pour s’être présenté brusquement devant elle, au lieu de faire précéder sa requête de quelque beau présent. Cette folle idée prévalant sur toute autre, il prit le parti de demeurer dans la ville, et de visiter aussitôt les boutiques des orfèvres et des marchands d’étoffes les plus renommés.

Il y avait près de l’église cathédrale, et sur le trajet de l’église au palais du roi, une vaste place, limitée, à l’occident, par le palais et ses dépendances, et, à l’orient, par la voie où venait aboutir le pont qui joignait les deux rives du bras méridional de la Seine. Cette place, destinée au commerce, était bordée de comptoirs et de magasins où s’étalaient des marchandises de toute espèce. L’ex-comte de Tours se mit à la parcourir, allant d’une boutique à l’autre, regardant tout avec curiosité, faisant le riche, racontant ses affaires, et disant à ceux qui se trouvaient là : j’ai essuyé de grandes pertes, mais il me reste encore chez moi beaucoup d’or et d’argent. Puis, comme un acheteur entendu, se recueillant pour délibérer en lui-même et choisir avec discernement, il maniait les étoffes, essayait sur lui les bijoux, soupesait la vaisselle de prix, et quand son choix était fixé, il reprenait d’un ton haut et avantageux : ceci est bien ; mettez ceci à part ; je me propose de prendre tout cela.

Pendant qu’il achetait ainsi des choses de grande valeur, sans s’inquiéter de savoir s’il trouverait de quoi les payer, la fin de la messe arriva, et les fidèles sortirent en foule de la cathédrale. Le roi et la reine, marchant de compagnie, prirent le chemin le plus direct pour revenir au palais, et traversèrent la place du commerce. Le cortège dont ils étaient suivis et le peuple qui se rangeait devant eux avertirent Leudaste de leur passage ; mais il ne s’en émut point, et continua de s’entretenir avec les marchands, sous le portique de bois qui entourait la place et servait comme de vestibule aux différents magasins. Quoique Frédégonde n’eût aucune raison de s’attendre à le rencontrer là, du premier regard, avec la vue perçante de l’oiseau de proie, elle découvrit son ennemi dans la foule des promeneurs et des acheteurs. Elle passa outre, pour ne pas effaroucher l’homme dont elle voulait s’emparer à coup sûr, et, dès qu’elle eut mis le pied sur le seuil du palais, elle dépêcha plusieurs de ses gens, braves et adroits, avec l’ordre de surprendre Leudaste, de le saisir vivant, et de le lui amener garrotté.

Afin de pouvoir s’approcher de lui sans lui inspirer aucune défiance, les serviteurs de la reine déposèrent leurs armes, épées et boucliers, derrière un des piliers du portique ; puis, se distribuant les rôles, ils avancèrent de façon à lui rendre la fuite et la résistance impossible ; mais leur plan fut mal exécuté, et l’un d’eux, trop impatient d’agir, mit la main sur Leudaste avant que les autres fussent assez près pour le cerner et le désarmer. L’ex-comte de Tours, devinant le péril dont il était menacé, tira son épée et en frappa l’homme qui l’attaquait. Les compagnons de celui-ci reculèrent de quelques pas, et, courant prendre leurs armes, ils revinrent sur Leudaste, le bouclier au bras et l’épée à la main, furieux contre lui et décidés à ne plus ménager sa vie. Assailli à la fois par devant et par derrière, Leudaste reçut dans ce combat inégal un coup d’épée à la tête, qui lui enleva les cheveux et la peau sur une grande partie du crâne. Il réussit, malgré sa blessure, à écarter les ennemis qu’il avait en face, et s’enfuit, tout couvert de sang, vers le petit pont, afin de sortir de la ville par la porte du sud.

Ce pont était de bois, et son état de dégradation accusait, ou le dépérissement de l’autorité municipale, ou les exactions et les rapines des agents du fisc royal. Il y avait des endroits où les planches, pourries de vétusté, laissaient un espace vide entre les solives de la charpente, et obligeaient les passants à marcher avec précaution. Serré de près dans sa fuite, et contraint de traverser le pont à pleine course, Leudaste n’eut pas le loisir d’éviter les mauvais pas ; l’un de ses pieds, passant entre deux poutres mal jointes, s’y engagea de telle sorte, qu’il fut jeté à la renverse, et qu’en tombant, il se cassa la jambe. Ceux qui le poursuivaient, devenus maîtres de lui par cet accident, lui lièrent les mains derrière le dos, et, comme ils ne pouvaient le présenter à la reine dans un pareil état, ils le chargèrent sur un cheval, et le menèrent à la prison de la ville en attendant de nouveaux ordres.

Les ordres vinrent, donnés par le roi qui, impatient de regagner les bonnes grâces de Frédégonde, s’ingénia pour faire quelque chose qui lui fût complètement agréable. Loin d’avoir aucune pitié du malheureux dont ses actes personnels d’oubli et de pardon avaient entretenu les illusions présomptueuses et la folle étourderie, il se mit à chercher quel genre de mort on pourrait infliger à Leudaste, calculant dans sa pensée le fort et le faible de tous les supplices, pour découvrir ce qui réussirait le mieux à contenter la vengeance de la reine. Après de mûres réflexions, faites avec un sang-froid atroce, Hilperik trouva que le prisonnier, grièvement blessé comme il l’était, et affaibli par une grande perte de sang, devait succomber aux moindres tortures, et il résolut de le faire guérir, pour le rendre capable de supporter jusqu’au bout les tourments d’un supplice prolongé.

Confié aux soins des médecins les plus habiles, Leudaste fut tiré de sa prison malsaine et transporté hors de la ville, dans l’un des domaines royaux, afin que le grand air et l’agrément du lieu rendissent plus prompte sa guérison. Peut-être, par un raffinement de précautions barbares, lui laissa-t-on croire que ces bons traitements étaient des signes de clémence, et qu’il deviendrait libre en retrouvant la santé ; mais tout fut inutile, la gangrène se mit dans ses plaies et il tomba dans un état désespéré. Quand ces nouvelles parvinrent à la reine, elle ne put se résoudre à laisser son ennemi mourir en paix, et tandis qu’il restait encore un peu de vie à lui ôter, elle commanda qu’on en finît avec lui par un supplice bizarre que, selon toute apparence, elle se donna le plaisir d’imaginer. Le moribond fut arraché e son lit et étendu sur le pavé, la nuque du cou appuyée contre une énorme barre de fer, puis un homme armé d’une autre barre l’en frappa sur la gorge, et répéta ses coups jusqu’à ce qu’il eût rendu le dernier soupir.

Ainsi se termina l’existence aventureuse de ce parvenu du vie siècle, fils d’un serf gallo-romain, et élevé, par un coup de la faveur royale, au rang des chefs des conquérants de la Gaule. Si le nom de Leudaste, à peine mentionné dans la plus volumineuse des histoires de France, méritait peu qu’on le tirât de l’oubli, sa vie, mêlée intimement à celle de plusieurs personnages célèbres, offre l’un des épisodes les plus caractéristiques de la vie générale du siècle.

Des problèmes sur lesquels s’est partagée en sens divers l’opinion des érudits se trouvent résolus d’eux-mêmes, pour ainsi dire, par les faits de cette curieuse histoire. Quelle fortune pouvait faire, sous la domination franque, le gaulois et l’homme de condition servile ? Comment se gouvernaient alors les villes épiscopales, placées sous la double autorité de leur comte et de leur évêque ? Quelles étaient les relations mutuelles de ces deux pouvoirs, naturellement ennemis, ou au moins rivaux l’un de l’autre ? Voilà des questions auxquelles répond clairement le simple récit des aventures du fils de Léocadius.

D’autres points de controverse historique auront été, du moins je l’espère, mis également hors de tout débat sérieux par les récits qui précèdent. Bien que remplis de détails, et marqués de traits essentiellement individuels, ces récits ont tous un sens général, facile à formuler pour chacun d’eux. L’histoire de l’évêque Prætextatus est le tableau d’un concile gallo-Franc ; celle du jeune Merowig montre la vie de proscrit, et l’intérieur des asiles religieux ; celle de Galeswinthe peint la vie conjugale et les mœurs domestiques dans les palais mérovingiens ; enfin, celle du meurtre de Sighebert présente, à son origine, la longue hostilité nationale de l’Austrasie contre la Neustrie. Peut-être, ces différentes vues des hommes et des choses du vie siècle, ressortant d’un fond purement narratif, seront-elles, par cela même, plus nettes et plus fixes pour le lecteur. On a dit que le but de l’historien était de raconter, non de prouver ; je ne sais, mais je suis certain qu’en histoire le meilleur genre de preuve, le plus capable de frapper et de convaincre tous les esprits, celui qui permet le moins de défiance et laisse le moins de doutes, c’est la narration complète, épuisant les textes, rassemblant les détails épars, recueillant jusqu’aux moindres indices des faits ou des caractères, et, de tout cela, formant un corps auquel vient le souffle de vie par l’union de la science et de l’art.


Fin de Récits des temps mérovingiens