RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

 

CINQUIÈME RÉCIT — 579 – 581.

Histoire de Leudaste, comte de Tours — Le poète Venantius Fortunatus — Le monastère de Radegonde, à Poitiers.

 

 

L’île de Rhé, à trois lieues de la côte de Saintonge, formait, sous le règne de Chlother Ier, l’un des domaines du fisc royal. Ses vignes, maigre produit d’un sol incessamment battu par les vents de mer, étaient alors sous la surveillance d’un gaulois nommé Leocadius. Cet homme eut un fils qu’il appela Leudaste, nom tudesque qui probablement était celui de quelque riche seigneur Franc, célèbre dans la contrée, et que le vigneron gaulois choisit de préférence à tout autre, soit pour obtenir au nouveau-né un patronage utile, soit pour placer en quelque sorte sur sa tête l’augure d’une haute fortune, et s’entretenir ainsi lui-même dans les illusions et les espérances de l’ambition paternelle.

Né serf de la maison royale, le fils de Leocadius fut compris, au sortir de l’enfance, dans une réquisition de jeunes gens, faite pour le service des cuisines par l’intendant en chef des domaines du roi Haribert. Dans une foule d’occasions, cette sorte de presse était exercée par l’ordre des rois Francs sur les familles qui peuplaient leurs vastes domaines ; et des personnes de tout âge, de toute profession, et même d’une naissance distinguée, se voyaient contraintes de la subir.

Transporté ainsi loin de la petite île où il était né, le jeune Leudaste se signala d’abord entre tous ses compagnons de servitude par son défaut de zèle pour le travail et son esprit d’indiscipline. Il avait les yeux malades, et l’âcreté de la fumée l’incommodait beaucoup, circonstance dont il se prévalait, avec plus ou moins de raison, dans ses négligences ou ses refus d’obéir. Après des tentatives inutiles pour le dresser au service qu’on exigeait de lui, force fut ou de le laisser aller ou de lui donner un autre emploi. On prit ce dernier parti, et le fils du vigneron passa des cuisines à la boulangerie, ou, comme s’exprime son biographe original, du pilon au pétrin. Privé des prétextes qu’il pouvait alléguer contre son ancien travail, Leudaste s’étudia dès lors à dissimuler, et parut se plaire extrêmement à ses nouvelles fonctions. Il les remplit durant quelque temps avec une ardeur grâce à laquelle il réussit à endormir la vigilance de ses chefs et de ses gardiens ; puis, saisissant la première occasion favorable, il prit la fuite. On courut après lui, on le ramena, et il s’enfuit de nouveau jusqu’à trois fois. Les peines disciplinaires du fouet et du cachot, auxquelles il fut soumis successivement comme serf fugitif, étant jugées insuffisantes contre une telle opiniâtreté, on lui infligea la dernière et la plus efficace de toutes, celle de la marque par incision pratiquée sur l’une des oreilles. Quoique cette mutilation lui rendît désormais la fuite plus difficile et moins sûre, il s’échappa encore, au risque de ne savoir où trouver un refuge.

Après avoir erré de différents côtés, toujours tremblant d’être découvert, parce qu’il portait visible à tous les yeux le signe de sa condition servile, fatigué de cette vie d’alarmes et de misères, il prit une résolution pleine de hardiesse. C’était le temps où le roi Haribert venait d’épouser Markowefe, servante du palais, fille d’un cardeur de laine. Peut-être Leudaste avait-il eu quelques relations avec la famille de cette femme ; peut-être se fia-t-il simplement à la bonté de son cœur et à sa sympathie pour u ancien compagnon d’esclavage. Quoi qu’il en soit, au lieu de marcher en avant pour s’éloigner le plus possible de la résidence royale, il revint sur ses pas, et, caché dans quelque forêt voisine, il épia le moment où il pourrait se présenter devant la nouvelle reine, sans crainte d’être vu et arrêté par quelqu’un des serviteurs de la maison. Il réussit, et Markowefe, vivement intéressée par ses supplications, le prit sous son patronage. Elle lui confia la garde de ses meilleurs chevaux, et lui donna parmi ses domestiques le titre de mariskalk, comme on disait en langue tudesque.

Leudaste, encouragé par ce succès et cette faveur inattendue, cessa bientôt de borner ses désirs à sa position présente, et, aspirant plus haut, il ambitionna la suprême intendance des haras de sa patronne et le titre de comte de l’écurie, dignité que les rois barbares avaient empruntée à la cour impériale. Il y parvint en peu de temps, servi par son heureuse étoile, car il avait plus d’audace et de forfanterie que de finesse d’esprit et de véritable habileté. Dans ce poste, qui le plaçait au niveau non seulement des hommes libres, mais des nobles de race franque, il oublia complètement son origine et ses anciens jours de servitude et de détresse. Il devint dur et méprisant pour tous ceux qui étaient au-dessous de lui, arrogant avec ses égaux, avide d’argent et de toutes les choses de luxe, ambitieux sans frein et sans mesure. élevé par l’affection de la reine à une sorte de favoritisme, il s’entremettait dans toutes ses affaires et en tirait d’immenses profits, abusant sans aucune retenue de sa facilité et de sa confiance. Lorsqu’elle mourut au bout de quelques années, il était déjà assez riche de ses rapines pour pouvoir briguer, à force de présents, auprès du roi Haribert, l’emploi qu’il avait exercé dans la maison de la reine. Il l’emporta sur tous ses compétiteurs, devint comte des écuries royales ; et, loin d’être ruiné par la mort de sa protectrice, il y trouva le commencement d’une nouvelle carrière d’honneurs. Après avoir joui un an ou deux du haut rang qu’il occupait dans la domesticité du palais, l’heureux fils du serf de l’île de Rhé fut promu à une dignité politique, et fait comte de Tours, l’une des villes les plus considérables du royaume de Haribert.

L’office de comte, tel qu’il existait dans la Gaule depuis la conquête des Francs, répondait, selon leurs idées politiques, à celui du magistrat qu’ils appelaient graf dans leur langue, et qui, dans chaque canton de la Germanie, rendait la justice criminelle, assisté des chefs de famille ou des hommes notables du canton. Les relations naturellement hostiles des conquérants avec la population des villes conquises avaient fait joindre à ces fonctions de juge des attributions militaires, et un pouvoir dictatorial dont abusaient presque toujours, soit par violence de caractère, soit par calcul personnel, les hommes qui l’exerçaient au nom des rois Francs. C’était comme une sorte de proconsulat barbare, superposé, dans chaque ville importante, aux anciennes institutions municipales, sans qu’on eût pris aucun soin de le régler de manière à ce qu’il pût s’accorder avec elles. Malgré leur isolement, ces institutions suffisaient encore au maintien du bon ordre et de la paix intérieure ; et les habitants des cités gauloises éprouvaient plus de terreur que de joie quand une lettre royale venait leur notifier la venue d’un comte envoyé pour les régir selon leurs coutumes, et faire à chacun bonne justice. Telle fut sans doute l’impression produite à Tours par l’arrivée de Leudaste ; et la répugnance des citoyens contre leur nouveau juge ne pouvait qu’augmenter de jour en jour. Il était sans lettres, sans aucune connaissance des lois qu’il avait mission d’appliquer, et même sans cet esprit de droiture et d’équité naturelle qui se rencontrait du moins sous une écorce grossière chez les grafs des cantons d’outre-Rhin.

Formé d’abord aux mœurs de l’esclavage et ensuite aux habitudes turbulentes des vassaux de la maison royale, il n’avait rien de cette vieille civilisation romaine avec laquelle il allait se trouver en contact, si ce n’est l’amour du luxe, de la pompe et des jouissances matérielles. Il se comporta dans son nouvel emploi comme s’il ne l’avait reçu que pour lui-même et pour la satisfaction de ses instincts désordonnés. Au lieu de faire régner l’ordre dans la ville de Tours, il y sema le trouble par ses emportements et ses débauches ; son mariage avec la fille d’un des riches habitants du pays ne le rendit ni plus modéré ni plus retenu dans sa conduite. Il se montrait violent et hautain envers les hommes, d’un libertinage qui ne respectait aucune femme, d’une rapacité qui passait de bien loin ce qu’on avait vu de lui jusque-là. Il mettait en œuvre tout ce qu’il avait de ruse dans l’esprit pour susciter aux personnes opulentes des procès injustes dont il devenait l’arbitre, ou leur intenter de fausses accusations et se faire un profit des amendes qu’il partageait avec le fisc.

À force d’exactions et de pillage, il accrut rapidement ses richesses, et accumula dans sa maison beaucoup d’or et d’objets précieux. Son bonheur et son impunité durèrent jusqu’à la mort du roi Haribert, qui eut lieu en 567. Sighebert, dans le partage duquel fut alors comprise la ville de Tours, n’avait point pour le ci-devant esclave la même affection que son frère aîné. Loin de là, sa malveillance était telle que Leudaste, pour s’y soustraire, quitta la ville en grande hâte, abandonnant ses propriétés et la plus grande partie de ses trésors, qui furent saisis ou pillés par les gens du roi d’Austrasie.

Il chercha un asile dans le royaume de Hilperik, et jura fidélité à ce roi qui le reçut au nombre de ses leudes. Durant ses années de mauvaise fortune, l’ex-comte de Tours vécut en Neustrie de l’hospitalité du palais, suivant la cour de domaine en domaine, et prenant place à l’immense table où s’asseyaient, par rang d’âge ou de dignité, les vassaux et les convies du roi. Cinq ans après cette fuite du comte Leudaste, Georgius Florentius, qui prit le nom de Grégoire à son avènement, fut nommé évêque de Tours par le roi Sighebert sur la demande des citoyens dont il avait gagné l’affection et l’estime dans un voyage de dévotion qu’il avait fait, de l’Auvergne sa patrie, au tombeau de saint Martin. Cet homme, dont les récits précédents ont déjà fait connaître le caractère, était, par sa ferveur religieuse, son goût pour les lettres sacrées et la gravité de ses mœurs, l’un des types les plus complets de la haute aristocratie chrétienne des gaules, parmi laquelle avaient brillé ses ancêtres. Dès son installation dans le siége métropolitain de Tours, Grégoire, en vertu des prérogatives politiques attachées alors à la dignité épiscopale, et à cause de la considération personnelle qui l’entourait, se vit investi d’une suprême influence sur les affaires de la ville et sur les délibérations du sénat qui la gouvernait.

L’éclat de cette haute position devait être largement compensé par des fatigues, des soucis et des périls sans nombre ; Grégoire ne tarda pas à en faire l’expérience. Dans la première année de son épiscopat, la ville de Tours fut envahie par les troupes du roi Hilperik, et reprise coup sur coup par celles de Sighebert. L’année suivante, Theodebert, fils aîné de Hilperik, fit sur les bords de la Loire une campagne de dévastation qui, frappant de terreur les citoyens de Tours, les contraignit pour la seconde fois à se soumettre au roi de Neustrie. Il paraît que Leudaste, pour essayer de refaire sa fortune, s’était engagé dans cette expédition, soit comme chef de bande, soit parmi les vassaux d’élit qui entouraient le jeune fils du roi.

À son entrée dans la ville qu’il venait de réduire sous l’obéissance de son père, Theodebert présenta le ci-devant comte à l’évêque et au sénat municipal, en disant qu’il serait bien que la cité de Tours rentrât sous le gouvernement de celui qui l’avait régie avec sagesse et fermeté au temps de l’ancien partage. Indépendamment des souvenirs que Leudaste avait laissés à Tours, et qui étaient bien faits pour révolter l’âme honnête et pieuse de Grégoire, ce descendant des plus illustres familles sénatoriales du Berry et de l’Auvergne ne pouvait voir, sans répugnance, s’élever à un poste aussi rapproché du sien, un homme de néant, qui portait sur son corps la marque ineffaçable de son extraction servile. Mais les recommandations du jeune chef de l’armée neustrienne, de quelque déférence qu’elles parussent entourées, étaient des ordres ; il fallait, dans l’intérêt présent de la ville menacée de pillage et d’incendie, répondre de bonne grâce aux fantaisies du vainqueur, et c’est ce que fit l’évêque de Tours avec cette prudence dont toute sa vie offre le continuel exemple. Le vœu des principaux citoyens sembla ainsi d’accord avec les projets de Theodebert pour le rétablissement de Leudaste dans ses fonctions et ses honneurs.

Ce rétablissement ne se fit pas attendre, et, peu de jours après, le fils de Leocadius reçut du palais de Neustrie sa lettre royale d’institution, diplôme dont la teneur officielle jurait d’une manière assez étrange avec son caractère et sa conduite :

S’il est des occasions où la clémence royale fasse éclater plus particulièrement sa perfection, c’est surtout dans le choix qu’elle sait faire, entre tout le peuple, de personnes probes et vigilantes. Il ne conviendrait pas en effet que la dignité de juge fût confiée à quelqu’un dont l’intégrité et la fermeté n’auraient pas été éprouvées d’avance. Or, nous trouvant bien informés de ta fidélité et de ton mérite, nous t’avons commis l’office de comte dans le canton de Tours, pour le posséder et en exercer toutes les prérogatives ; de telle sorte que tu gardes envers notre gouvernement une foi entière et inviolable ; que les hommes habitant dans les limites de ta juridiction, soit francs, soit romains, soit de toute autre nation quelconque, vivent dans la paix et le bon ordre sous ton autorité et ton pouvoir ; que tu les diriges dans le droit chemin selon leur loi et leur coutume ; que tu te montres le défenseur spécial des veuves et des orphelins ; que les crimes des larrons et des autres malfaiteurs soient sévèrement réprimés par toi ; enfin, que le peuple, trouvant la vie bonne sous ton gouvernement, s’en réjouisse et se tienne en repos, et que ce qui revient au fisc des produits de ta charge soit, chaque année, par tes soins, exactement versé dans notre trésor.

Le nouveau comte de Tours, qui ne sentait pas encore le terrain bien sûr sous ses pieds, et qui craignait que la fortune des armes ne fît rentrer la ville sous le pouvoir du roi d’Austrasie, s’étudia à vivre en parfaite intelligence avec les sénateurs municipaux et surtout avec l’évêque, dont la puissante protection pouvait lui devenir nécessaire. En présence de Grégoire, il se montrait modeste et même humble de manières et de propos, observant la distance qui le séparait d’un homme de si haute noblesse, et caressant avec soin la vanité aristocratique dont un léger levain se mêlait aux qualités solides de cet esprit ferme et sérieux. Il assurait à l’évêque que son plus grand désir était de lui complaire et de suivre en tout ses avis. Il promettait de se garder de tout excès de pouvoir et de prendre pour règles de conduite la justice et la raison. Enfin, pour rendre ses promesses et ses protestations plus dignes de foi, il les accompagnait de nombreux serments par le tombeau de saint Martin. Souvent il jurait à Grégoire, comme un client à son patron, de lui demeurer fidèle en toute circonstance, de ne jamais lui manquer en rien, soit dans les affaires qui l’intéresseraient personnellement, soit dans celles où il s’agirait des intérêts de l’église.

Les choses en étaient là, et la ville de Tours jouissait d’un calme que personne n’eût espéré d’abord, lorsque l’armée de Theodebert fut détruite près d’Angoulême, et que Hilperik, croyant sa cause désespérée, se réfugia dans les murs de Tournai, événements racontés en détail dans un des précédents récits. Les citoyens de Tours, qui n’obéissaient que par force au roi de Neustrie, reconnurent l’autorité de Sighebert, et Leudaste prit de nouveau la fuite, comme il avait fait sept ans auparavant ; mais, grâce peut-être à l’intervention de l’évêque Grégoire, ses biens furent respectés cette fois, et il sortit de la ville sans essuyer aucun dommage. Il se retira en basse-Bretagne, pays qui jouissait alors d’une complète indépendance à l’égard des royaumes Francs, et qui souvent servait d’asile aux proscrits et aux mécontents de ces royaumes.

Le meurtre qui, en l’année 575, mit fin d’une manière si subite à la vie de Sighebert, amena une double restauration, celle de Hilperik comme roi de Neustrie, et celle de Leudaste comme comte de Tours. Il revint après un an d’exil, et se réinstalla de lui-même dans son office. Désormais sûr de l’avenir, il ne prit plus la peine de se contraindre ; il jeta le masque, et se remit à suivre les errements de sa première administration. S’abandonnant à la fois à toutes les mauvaises passions qui peuvent tenter un homme en pouvoir, il donna le spectacle des fraudes les plus insignes et des plus révoltantes brutalités. Lorsqu’il tenait ses audiences publiques, ayant pour assesseurs les principaux de la ville, seigneurs d’origine franque, romains de naissance sénatoriale et dignitaires de l’église métropolitaine, si quelque plaideur qu’il voulait ruiner, ou quelque accusé qu’il voulait perdre, se présentait devant lui avec assurance, soutenant son droit et demandant justice, le comte lui coupait la parole et s’agitait comme un furieux sur son banc
de juge. Si, alors, la foule qui faisait cercle autour du tribunal venait à témoigner, par ses gestes ou ses murmures, de la sympathie pour l’opprimé, c’était contre elle que se tournait la colère de Leudaste, et il apostrophait les citoyens d’injures et de paroles grossières. Impartial dans ses violences comme il aurait dû l’être dans sa justice, il ne tenait compte ni des droits, ni du rang, ni de l’état de personne ; il faisait amener devant lui des prêtres avec les menottes aux mains, et frapper de coups de bâton des guerriers d’origine franque. On eût dit que cet esclave parvenu trouvait du plaisir à confondre toutes les distinctions, à braver toutes les convenances de l’ordre social de son époque, en dehors duquel le hasard de la naissance l’avait placé d’abord, et où d’autres hasards l’avaient ensuite élevé si haut.

Quelles que fussent les manies despotiques du comte Leudaste, et sa volonté de tout niveler devant son intérêt et son caprice, il y avait dans la ville une puissance rivale de la sienne, et un homme contre lequel il lui était interdit de tout oser, sous peine de se perdre lui-même. Il le sentait, et ce fut l’astuce et non la violence ouverte qu’il mit en œuvre pour contraindre l’évêque à plier, ou du moins à se taire devant lui. La réputation de Grégoire, répandue dans toute la Gaule, état grande à la cour du roi de Neustrie ; mais son affection bien connue pour la famille de Sighebert alarmait quelquefois Hilperik, toujours inquiet sur la possession de la ville de Tours, sa conquête et la clef du pays qu’il voulait conquérir au sud de la Loire. Ce fut sur ces dispositions ombrageuses du roi que Leudaste fonda ses espérances d’anéantir le crédit de l’évêque, en le rendant de plus en plus suspect, et en se faisant regarder lui-même comme l’homme nécessaire à la conservation de la ville, comme une sentinelle avancée toujours sur le qui vive, et en butte, à cause de sa vigilance, à des préventions haineuses, et à des inimitiés sourdes ou déclarées. C’était pour lui le plus sûr moyen de s’assurer une impunité absolue, et de trouver des occasions de molester à plaisir, sans paraître sortir de son droit, l’évêque, son plus redoutable antagoniste.

Dans cette guerre d’intrigues et de petites machinations, il avait parfois recours aux expédients les plus fantasques. Quand une affaire exigeait sa présence à la maison épiscopale, il s’y rendait armé de toutes pièces, le casque en tête, la cuirasse au dos, le carquois en bandoulière, et une longue pique à la main, soit pour se donner des airs terribles, soit pour faire croire qu’il y avait péril d’embûches et de guet-apens dans cette maison de paix et de prières. En l’année 576, lorsque Merowig, passant par Tours, lui enleva tout ce qu’il possédait en argent et en meubles précieux, il prétendit que le jeune prince ne s’était livré à ce pillage que d’après le conseil et à l’instigation de Grégoire. Puis, tout à coup, par inconséquence de caractère ou à cause du mauvais succès de cette imputation sans preuves, il essaya de se réconcilier avec l’évêque, et lui jura, par le serment le plus sacré, en tenant à poignée le tapis de soie qui couvrait le tombeau de saint Martin, que de sa vie il ne ferait plus aucun acte d’inimitié contre lui. Mais l’envie démesurée qu’avait Leudaste de réparer le plus promptement possible les pertes énormes qu’il venait de faire, l’excitait à multiplier ses exactions et ses rapines. Parmi les citoyens riches auxquels il s’attaquait de préférence, plusieurs étaient amis intimes de Grégoire, et ceux-là ne furent pas plus ménagés que les autres. Ainsi, malgré ses dernières promesses et ses résolutions de prudence, le comte de Tours se trouva de nouveau en hostilité indirecte avec son rival de pouvoir. Bientôt, entraîné de plus en plus par le désir d’accumuler des richesses, il se mit à envahir le bien des églises, et l différend devint personnel entre les deux adversaires. Grégoire, avec une longanimité qui tenait à la fois de la patience sacerdotale et de la politique circonspecte des hommes de l’aristocratie, n’opposa d’abord, dans cette lutte, qu’une résistance morale à des actes de violence matérielle. Il reçut les coups sans en porter lui-même, jusqu’au moment précis où il lui sembla que l’occasion d’agir était venue, et, alors, après deux ans d’une attente calme et qu’on aurait crue résignée, il prit énergiquement l’offensive.

Vers la fin de l’année 579, une députation envoyée secrètement au roi Hilperik lui dénonça, sur des preuves irrécusables, les prévarications du comte Leudaste et les maux sans nombre qu’il faisait souffrir aux églises et à tout le peuple de Tours. On ne sait dans quelles circonstances cette députation se rendit au palais de Neustrie, ni quelles causes diverses contribuèrent à la réussite de ses démarches, mais elles eurent un plein succès ; et malgré la faveur dont Leudaste jouissait depuis si longtemps auprès du roi, malgré les nombreux amis qu’il comptait parmi les vassaux et les affidés du palais, sa destitution fut résolue. En congédiant les envoyés, Hilperik fit partir avec eux Ansowald, son conseiller le plus intime, pour prendre les mesures et opérer le changement de personne que sollicitait leur requête. Ansowald arriva à Tours au mois de novembre, et non content de déclarer Leudaste déchu de son office, il remit au choix de l’évêque et de tout le corps des citoyens la nomination d’un nouveau comte. Les suffrages se réunirent sur un homme de race gauloise, appelé Eunomius, qui fut installé dans sa charge au milieu des acclamations et des espérances populaires.

Frappé de ce coup inattendu, Leudaste qui, dans sa présomption imperturbable, n’avait jamais songé un seul instant à la possibilité d’un tel revers, s’irrita jusqu’à la fureur, et s’en prit à ses amis du palais qui, selon lui, auraient dû le soutenir. Il accusait surtout avec amertume la reine Frédégonde, au service de laquelle il s’était dévoué pour le mal comme pour le bien, et qui, toute puissante, à ce qu’il croyait, pour le sauver de ce péril, le payait d’ingratitude en lui retirant son patronage. Ces griefs, qu’ils fussent fondés ou non, s’emparèrent si fortement de l’esprit du comte destitué, qu’il voua dès-lors à son ancienne patronne une haine égale à celle qu’il portait au provocateur de sa destitution, l’évêque de Tours. Il ne les sépara plus l’un de l’autre dans ses désirs de vengeance, et, la tête échauffée par le dépit, il se mit à former les projets les plus aventureux, à combiner des plans de nouvelle fortune et d’élévation à venir dans lesquels il faisait entrer, comme l’un de ses vœux les plus ardents, la ruine de l’évêque, et, chose plus étonnante, la ruine même de Frédégonde, sa répudiation par son mari et sa déchéance de l’état de reine.

Il y avait alors à Tours un prêtre appelé Rikulf, peut-être gaulois d’origine malgré son nom germanique, comme Leudaste, dont il tenait d’ailleurs beaucoup pour le caractère. Né dans la ville, de parents pauvres, il s’était avancé dans les ordres sous le patronage de l’évêque Euphronius, prédécesseur de Grégoire. Sa suffisance et son ambition étaient démesurées ; il se croyait hors de sa vraie place tant qu’il n’aurait pas obtenu la dignité épiscopale. Pour y parvenir plus sûrement quelque jour, il s’était mis depuis plusieurs années dans la clientèle de Chlodowig, le dernier fils du roi Hilperik et de la reine Audowere. Quoique répudiée et bannie, cette reine, femme d’origine libre et probablement distinguée, avait conservé dans son malheur de nombreux partisans, qui espéraient pour elle un retour de faveur et croyaient à la fortune de ses fils, déjà hommes faits, plus qu’à celle des jeunes enfants de sa rivale. Frédégonde, malgré l’éclat de ses succès et de sa puissance, n’avait pu réussir entièrement à faire oublier autour d’elle la bassesse de sa première condition, et à inspirer une pleine confiance dans la solidité du bonheur dont elle jouissait. Il y avait des doutes sur la durée de l’espèce de fascination qu’elle exerçait sur l’esprit du roi ; beaucoup de gens ne lui rendaient qu’à regret les honneurs de reine ; sa propre fille Righonte, l’aînée de ses quatre enfants, rougissait d’elle, et, par un instinct précoce de vanité féminine, ressentait vivement la honte d’avoir pour mère une ancienne servante du palais. Ainsi les tourments d’esprit ne manquaient pas à l’épouse bien-aimée du roi Hilperik, et le plus grand de tous était pour elle, avec cette tache de sa naissance que rien ne pouvait effacer, l’appréhension que lui causait la concurrence, pour la royauté de leur père, entre ses enfants et ceux du premier lit.

Délivrée par une mort violente des deux fils aînés d’Audowere, elle voyait encore le troisième, Chlodowig, tenir en échec la fortune de ses deux fils, Chlodobert et Dagobert, dont le plus âgé n’avait pas quinze ans. Les opinions, les désirs, les espérances ambitieuses se partageaient dans le palais de Neustrie entre l’avenir de l’un et celui des autres ; il y avait deux factions opposées qui se ramifiaient au dehors, et se retrouvaient dans toutes les parties du royaume. Toutes les deux comptaient parmi elles des hommes anciennement et solidement dévoués, et des recrues de passage qui s’attachaient ou se détachaient au gré de l’impulsion du moment. C’est ainsi que Rikulf et Leudaste, l’un vieux partisan de la fortune de Chlodowig, l’autre récemment ennemi de ce jeune prince, comme il l’avait été de son frère Merowig, se rencontrèrent tout d’un coup dans une parfaite conformité de sentiments politiques. Ils devinrent bientôt amis intimes, se confièrent tous leurs secrets, et mirent en commun leurs projets et leurs espérances. Durant les derniers mois de l’année 579 et les premiers de l’année suivante, ces deux hommes également rompus aux intrigues eurent ensemble de fréquentes conférences auxquelles fut admis en tiers un sous-diacre, nommé Rikulf ainsi que le prêtre, le même qu’on a vu figurer comme émissaire du plus habile intrigant de l’époque, l’austrasien Gonthramn Bose.

Le premier point convenu entre les trois associés fut de mettre en œuvre, en les faisant parvenir jusqu’aux oreilles du roi Hilperik, les bruits généralement répandus sur l’infidélité conjugale et les désordres de Frédégonde. Ils pensèrent que plus l’amour du roi était confiant et aveugle en présence d’indices clairs pour tout le monde, plus sa colère, au moment où il serait désabusé, devait être terrible. Frédégonde expulsée du royaume, ses enfants pris en haine par le roi, bannis avec elle et déshérités, Chlodowig succédant à la royauté de son père sans contestation et sans partage, tels étaient les résultats, certains selon eux, qu’ils se promettaient de leurs informations officieuses. Par un tour d’adresse assez subtil, pour se décharger de la responsabilité d’une dénonciation formelle contre la reine, et compromettre en même temps leur second ennemi, l’évêque de Tours, ils résolurent de l’accuser d’avoir tenu devant témoins les propos scandaleux qui alors couraient de bouche en bouche, et qu’eux-mêmes n’osaient répéter pour leur propre compte.

Dans cette intrigue il y avait double chance pour la déposition de l’évêque, soit immédiatement, par un coup de fureur du roi Hilperik, soit un peu plus tard, lorsque Chlodowig prendrait possession de la royauté ; et le prêtre Rikulf se portait d’avance comme son remplaçant sur le siége épiscopal. Leudaste, qui garantissait à son nouvel ami l’infaillibilité de cette promotion, marquait sa place auprès du roi Chlodowig, comme la seconde personne du royaume dont il aurait, avec le titre de duc, la suprême administration. Pour que Rikulf le sous-diacre trouvât de même un poste à sa convenance, il fut décidé que Platon, archidiacre de l’église de Tours et ami intime de l’évêque Grégoire, serait compromis avec lui et enveloppé dans la même ruine.

Il paraît qu’après avoir, dans leurs conciliabules, réglé les choses de cette manière, les trois conspirateurs envoyèrent des messages à Chlodowig pour lui annoncer l’entreprise formée dans son intérêt, lui communiquer leurs plans, et faire leurs conditions avec lui. Le jeune prince, léger de caractère et ambitieux sans prudence, promit, en cas de réussite, tout ce qu’on demandait et bien au-delà. Le moment d’agir étant venu, on se distribua les rôles. Celui du prêtre Rikulf fut de préparer les voies à la déposition future de Grégoire en ameutant contre lui, dans la ville, les fauteurs de troubles et ceux qui, par esprit de patriotisme provincial, ne l’aimaient pas comme étranger, et souhaitaient à sa place un évêque indigène. Rikulf le sous-diacre, naguère l’un des plus humbles commensaux de la maison épiscopale, et qui s’était à dessein brouillé avec son patron, pour être plus libre de voir assidûment Leudaste, revint faire auprès de l’évêque des soumissions et des semblants de repentir ; il tâcha, en regagnant sa confiance, de l’entraîner à quelque acte suspect qui pût servir de preuve contre lui. Enfin l’ex-comte de Tours prit pour lui, sans balancer, la mission vraiment périlleuse, celle de se rendre au palais de Soissons et de parler au roi Hilperik.

Il partit de Tours vers le mois d’avril 580, et dès son arrivée, admis par le roi à un entretien seul à seul, il lui dit d’un ton qu’il tâchait de rendre à la fois grave et persuasif :

Jusqu’à présent, très pieux roi, j’avais gardé ta ville de Tours, mais maintenant que me voilà écarté de mon office, songe à voir comment on te la gardera ; car il faut que tu saches que l’évêque Grégoire a dessein de la livrer au fils de Sighebert.

Comme un homme qui se révolte contre une information désagréable et fait l’incrédule pour ne pas paraître effrayé, Hilperik répondit brusquement :

Cela n’est pas vrai. Puis, épiant dans les traits de Leudaste la moindre apparence de trouble et d’hésitation, il ajouta : c’est parce qu’on t’a destitué que tu viens faire de pareils rapports. Mais l’ex-comte de Tours, sans rien perdre de son assurance, reprit : L’évêque fait bien autre chose, il tient des propos injurieux pour toi ; il dit que ta reine est en liaison d’adultère avec l’évêque Bertramn.

Frappé dans ce qu’il y avait en lui de plus sensible et de plus irritable, Hilperik fut saisi d’un tel accès de fureur, que, perdant le sentiment de sa dignité royale, il tomba de toutes ses forces, à coups de poings et à coups de pieds, sur le malencontreux auteur de cette révélation inattendue.

Quand il eut ainsi déchargé sa colère, sans proférer un seul mot, revenu quelque peu à lui-même, il retrouva la parole, et dit à Leudaste :

Quoi ! Tu affirmes que l’évêque a dit de pareilles choses de la reine Frédégonde ? — Je l’affirme, répondit celui-ci, nullement déconcerté par le brutal accueil que venait de recevoir sa confidence, et si tu voulais qu’on mît à la torture Gallienus, ami de l’évêque, et Platon, son archidiacre, ils le convaincraient devant toi d’avoir dit cela. — Mais, demanda le roi avec une vive anxiété, toi même te présentes-tu comme témoin ?

Leudaste répondit qu’il avait à produire un témoin auriculaire, clerc de l’église de Tours, sur la foi duquel il se fondait pour faire s dénonciation, et il nomma le sous-diacre Rikulf, sans parler de torture pour lui, comme il avait fait un moment auparavant pour les deux amis de l’évêque Grégoire. Mais la distinction qu’il tâchait d’établir en faveur de son complice n’entra point dans l’esprit du roi qui, furieux à la fois contre tous ceux qui avaient eu part au scandale dont son honneur était blessé, fit mettre aux fers Leudaste lui-même, et envoya sur-le-champ à Tours l’ordre d’arrêter Rikulf.

Cet homme d’une fourberie consommée avait, depuis un mois, complètement réussi à rentrer en grâce auprès de l’évêque Grégoire, et il était de nouveau reçu, comme un fidèle client, dans sa maison et à sa table. Après le départ de Leudaste, lorsqu’il jugea, sur le nombre de jours écoulés, que a dénonciation devait avoir été faite et son nom prononcé devant le roi, il se mit en devoir d’attirer l’évêque à une démarche suspecte, en le prenant par sa bonté d’âme et sa pitié pour le malheur. Il se présenta chez lui avec un air d’abattement et de profonde inquiétude, et aux premiers mots que dit Grégoire pour lui demander ce qu’il avait, il se jeta à ses pieds, en s’écriant :

Je suis un homme perdu si tu ne viens promptement à mon aide. Excité par Leudaste, j’ai dit des choses que je n’aurais pas dû dire. Accorde-moi, sans tarder, l’autorisation de partir pour me rendre dans un autre royaume ; car si je reste ici, les officiers royaux vont se saisir de moi, et je serai envoyé au supplice.

Un clerc ne pouvait en effet s’éloigner de l’église à laquelle il était attaché, qu’avec la permission de son évêque, ni être reçu dans le diocèse d’un autre évêque, sans une lettre du sien, qui lui servait comme de passeport. En sollicitant ce congé de voyage au nom du prétendu péril de mort dont il se disait menacé, le sous-diacre Rikulf jouait un jeu double ; il tâchait de faire naître une circonstance matérielle capable de servir de preuve aux paroles de Leudaste, et de plus il se procurait à lui-même le moyen de disparaître de la scène et d’attendre en parfaite sûreté l’issue de cette grande intrigue.

Grégoire ne se doutait nullement des motifs du départ de Leudaste ni de ce qui se passait alors à Soissons ; mais la requête du sous-diacre, enveloppée de paroles obscures et accompagnée d’une sorte de pantomime tragique, au lieu de l’attendrir, le surprit et l’effaroucha. La violence des temps, les catastrophes soudaines qui, chaque jour, venaient sous ses yeux mettre fin aux plus hautes fortunes, le sentiment de ce qu’il y avait alors de précaire dans la position et dans la vie de chacun, l’avaient porté à se faire une habitude de la circonspection la plus attentive. Il se tint donc sur ses gardes, et, au grand désappointement de Rikulf qui, par son désespoir simulé, espérait le faire tomber dans le piége, il répondit :

Si tu as tenu des propos contraires à la raison et au devoir, que tes paroles demeurent sur ta tête ; je ne te laisserai pas partir pour un autre royaume, de crainte de me rendre suspect au roi.

Le sous-diacre se leva confus du peu de succès de cette première tentative, et peut-être se préparait-il à essayer quelque nouvelle ruse, lorsqu’il fut arrêté sans bruit par l’ordre du roi, et emmené à Soissons. Dès qu’il y fut arrivé, on lui fit subir seul un interrogatoire, où, malgré sa situation critique, il remplit de point en point les engagements qu’il avait pris avec ses deux complices. Se donnant pour témoin du fait, il déposa que le jour où l’évêque Grégoire avait mal parlé de la reine, l’archidiacre Platon et Gallienus étaient présents et que tous deux avaient parlé comme lui. Ce témoignage formel fit mettre en liberté Leudaste, dont la véracité ne paraissait plus douteuse, et qui d’ailleurs ne promettait aucun renseignement nouveau. Relâché pendant que son compagnon de mensonge prenait sa place en prison, il eut le droit de se croire dès-lors l’objet d’une espèce de faveur ; car ce fut lui que, par un choix bizarre, le roi Hilperik chargea d’aller à Tours se saisir de Gallienus et de l’archidiacre Platon. Probablement cette commission lui fut donnée parce que avec sa jactance habituelle, il se vantait d’être le seul homme capable d’y réussir, et que, pour se rendre nécessaire, il faisait, de l’état de la ville et des dispositions des citoyens, les récits les plus capables d’alarmer l’esprit ombrageux du roi.

Leudaste, fier de son nouveau rôle d’homme de confiance et de la fortune qu’il croyait déjà tenir, se mit en route dans la semaine de pâques. Le vendredi de cette semaine, il y eut dans les salles qui servaient de dépendances à l’église cathédrale de Tours un grand tumulte occasionné par la turbulence du prêtre Rikulf. Ce personnage imperturbable dans ses espérances, loin de concevoir la moindre crainte de l’arrestation du sous-diacre, son homonyme et son complice, n’y avait vu autre chose qu’un acheminement vers la conclusion de l’intrigue qui devait le porter à l’épiscopat.

Dans l’attente d’un succès dont il ne doutait plus, sa tête s’échauffa tellement qu’il devint comme un homme ivre, incapable de régler ses actions et ses paroles. à l’un de ces intervalles de repos que prenait le clergé entre les offices, il passa et repassa plusieurs fois devant l’évêque avec un air de bravade, et finit par dire tout haut qu’il faudrait que la ville de Tours fût nettoyée d’auvergnats. Grégoire ne fut que médiocrement affecté de cette sortie inconvenante dont le motif lui échappait. Habitué, surtout de la part des plébéiens de son église, à la rudesse de ton et de propos qui se propageait de plus en plus en Gaule, par l’imitation des mœurs barbares, il répondit sans colère et avec une dignité tant soit peu aristocratique :

Il n’est pas vrai que les natifs de l’Auvergne soient des étrangers ici ; car, à l’exception de cinq, tous les évêques de Tours sont sortis de familles alliées de parenté à la nôtre ; tu devrais ne pas ignorer cela.

Rien n’était plus propre qu’une pareille réplique à irriter au dernier point la jalousie du prêtre ambitieux. Il en eut un tel redoublement, que, ne se possédant plus, il se mit à adresser à l’évêque des injures directes et des gestes menaçants. Des menaces il aurait passé aux coups, si les autres clercs, en s’interposant, n’eussent prévenu les derniers effets de sa frénésie. Le lendemain de cette scène de désordre, Leudaste arriva à Tours ; il y entra sans étalage et sans suite armée, comme s’il était venu simplement pour ses affaires personnelles. Cette discrétion, qui n’était pas dans son caractère, lui fut probablement prescrite par les ordres formels du roi, comme un moyen d’opérer plus sûrement les deux arrestations qu’il devait faire. Durant une partie du jour, il fit semblant d’être occupé d’autre chose, puis tout à coup, fondant sur sa proie, il envahit avec une troupe de soldats les domiciles de Gallienus et de l’archidiacre Platon. Ces deux malheureux furent saisis de la manière la plus brutale, dépouillés de leurs vêtements et liés ensemble avec des chaînes de fer. En les conduisant ainsi à travers la ville, Leudaste annonçait avec mystère que justice allait être faite de tous les ennemis de la reine, et qu’on ne tarderait pas à s’emparer d’un plus grand coupable. Soit qu’il voulût donner une haute idée de sa mission confidentielle et de l’importance de sa capture, soit qu’il craignît réellement quelque embûche ou quelque émeute, il prit pour le départ, à la sortie de la ville, des précautions extraordinaires. Au lieu de passer la Loire sur le pont de Tours, il s’avisa de la traverser, avec les deux prisonniers et leurs gardes, sur une espèce de pont mobile formé de deux barques jointes ensemble par un plancher, et que d’autres barques menaient à la remorque.

Lorsque la nouvelle de ces événements parvint aux oreilles de Grégoire, il était dans la maison épiscopale, occupé des nombreuses affaires dont le soin remplissait toutes les heures que lui laissait l’exercice de son ministère sacré. Le malheur trop certain de ses deux amis, et ce qu’il y avait de menaçant pour lui-même dans les bruits, vagues mais sinistres, qui commençaient à se répandre, tout cela joint à l’impression encore vive des scènes fâcheuses de la veille, lui causa une profonde émotion. Saisi d’une tristesse de cœur mêlée de trouble et d’abattement, il interrompit ses occupations et entra seul dans son oratoire. Il se mit à prier à genoux ; mais sa prière, quelque fervente qu’elle fût, ne le calmait pas.

Que va-t-il arriver ? se demandait-il avec angoisse ; et, cette question pleine de doutes insolubles, il la tournait et retournait dans son esprit, sans pouvoir trouver une réponse. Pour échapper au tourment de l’incertitude, il se laissa aller à faire une chose qu’il avait plus d’une fois censurée d’accord avec les conciles et les pères de l’église, il prit le livre des psaumes de David, et l’ouvrit au hasard pour voir s’il ne rencontrerait pas, comme il le dit lui-même, quelque verset de consolation. Le passage sur lequel ses yeux tombèrent fut celui-ci :

Il les fit sortir pleins d’espérance, et ils ne craignirent point, et leurs ennemis furent engloutis au fond de la mer.

La relation fortuite de ces paroles avec les idées qui l’obsédaient, fit sur lui ce que ni la raison ni la foi toute seule n’avaient pu faire. Il crut y voir une réponse d’en haut, une promesse de protection divine pour ses deux amis et pour quiconque serait enveloppé avec eux dans l’espèce de proscription que la rumeur publique annonçait, et dont ils étaient les premières victimes. Cependant l’ex-comte de Tours, se donnant l’air d’un chef prudent, habitué aux surprises et aux stratagèmes, effectuait son passage de la Loire dans une sorte d’ordonnance militaire. Pour mieux diriger la manœuvre et regarder à la découverte, il avait pris place en tête sur l’avant du radeau ; les prisonniers se trouvaient à l’arrière, la troupe des gardes occupait le reste du plancher, et cette lourde embarcation était fort chargée de monde. Déjà on avait passé le milieu du fleuve, l’endroit que la force du courant pouvait rendre périlleux, lorsqu’un ordre, donné par Leudaste d’une manière brusque et inconsidérée, amena tout à coup un plus grand nombre de gens sur la partie antérieure du pont. La barque qui lui servait de support, enfonçant par le poids, se remplit d’eau ; le plancher inclina fortement, et la plupart de ceux qui se trouvaient de ce côté, perdirent l’équilibre et furent jetés dans le fleuve.

Leudaste y tomba des premiers, et il gagna le bord à la nage, pendant que le radeau, en partie plongeant, en partie soutenu par la seconde barque au-dessus de laquelle se trouvaient les prisonniers enchaînés, faisait route à grande peine, vers le lieu du débarquement. Hormis cet accident, qui manqua de donner force de prédiction littérale au texte du verset de David, le trajet de Tours à Soissons eut lieu sans encombre et avec toute la promptitude possible. Dès que les deux captifs eurent été amenés devant le roi, leur conducteur fit les plus grands efforts pour exciter contre eux sa colère, et lui arracher, avant toute réflexion, une sentence capitale et un ordre d’exécution à mort. Il sentait qu’un pareil coup frappé d’abord rendrait extrêmement critique la position de l’évêque de Tours, et qu’une fois engagé dans cette voie d’atroces violences, le roi ne pourrait plus reculer ; mais ses calculs et son espoir furent déçus. Aveuglé de nouveau par les séductions sous l’empire desquelles il passait sa vie, Hilperik était revenu de ses premiers doutes sur la fidélité de Frédégonde, et l’on ne retrouvait plus en lui la même fougue d’irritabilité. Il regardait cette affaire d’un œil plus calme. Il voulait désormais la suivre avec lenteur, et même porter dans l’examen des faits et dans la procédure toute la régularité d’un légiste, genre de prétention qu’il joignait à celles d’être versificateur habile, connaisseur en beaux-arts et profond théologien.

Frédégonde elle-même mettait alors à se contenir tout ce qu’elle avait de force et de prudence. Elle jugeait avec finesse que le meilleur moyen pour elle de dissiper toute ombre de soupçon dans l’esprit de son mari, était de se montrer digne et sereine, de prendre une attitude matronale et de ne paraître nullement pressée de voir finir l’enquête juridique. Cette double disposition, que Leudaste n’avait prévue ni d’une part ni de l’autre, sauva la vie aux prisonniers. Non seulement on ne leur fit aucun mal, mais, par un caprice de courtoisie difficile à expliquer, le roi, les traitant beaucoup mieux que le sous-diacre leur accusateur, les laissa dans une demi-liberté, sous la garde de ses officiers de justice.

Il s’agissait de mettre la main sur le principal accusé ; mais là commencèrent pour le roi Hilperik l’embarras et les perplexités. Naguère il s’était montré plein de décision et même d’acharnement dans ses poursuites contre l’évêque Prætextatus. Mais Grégoire n’était pas un évêque ordinaire ; sa réputation et son influence s’étendaient par toute la Gaule ; en lui se résumait et se personnifiait, pour ainsi dire, la puissance morale de l’épiscopat. Contre un pareil adversaire la violence eût été périlleuse, elle aurait produit un scandale universel dont Hilperik, au fort de sa colère, n’eût peut-être pas tenu compte, mais qu’il n’osait affronter de sang-froid. Renonçant donc à l’emploi de la force, il ne songea plus qu’à mettre en œuvre une de ces combinaisons d’astuce, un peu grossières, dans lesquelles il se complaisait. En raisonnant avec lui-même, il lui vint à l’esprit que l’évêque, dont la popularité lui faisait peur, pourrait bien, de son côté, avoir peur de la puissance royale, et essayer de se soustraire par la fuite aux chances redoutables d’une accusation de lèse-majesté. Cette idée, qui lui parut lumineuse, devint la base de son plan d’attaque et le texte des ordres confidentiels qu’il fit partir en diligence. Il les adressa au duc Bérulf qui, investi, en vertu de son titre, d’un gouvernement provincial, commandait en chef à Tours, à Poitiers, et dans plusieurs autres villes récemment conquises, au sud de la Loire, par les généraux neustriens. Bérulf, selon ces instructions, devait se rendre à Tours sans autre but apparent que celui ‘inspecter les moyens de défense de la ville. Il lui était enjoint d’attendre, sur ses gardes et dans une dissimulation complète, l’instant où Grégoire, par quelque tentative d’évasion, se compromettrait ouvertement et donnerait prise contre lui.

La nouvelle du grand procès qui allait s’ouvrir venait d’arriver à Tours officiellement confirmée, et grossie, comme cela ne manque jamais, d’une foule d’exagérations populaires. Ce fut sur l’effet probable de ces bruits menaçants que le confident du roi Hilperik compta principalement pour la réussite de sa mission. Il se flattait que cette sorte d’épouvantail allait servir, comme dans une chasse, à traquer l’évêque, et à le pousser à une fausse démarche qui le mènerait droit au piége. Bérulf entra dans la ville de Tours et en visita les remparts comme il avait coutume de le faire dans ses tournées périodiques. Le nouveau comte, Eunomius, l’accompagnait pour recevoir ses observations et ses ordres. Soit que le duc Franc laissât deviner son secret à ce romain, soit qu’il voulût aussi le tromper lui-même, il lui annonça que le roi Gonthramn avait dessein de s’emparer de la ville par surprise ou à force ouverte, et il ajouta :

Voici le moment de veiller sans relâche ; pour qu’aucune négligence ne soit plus à craindre, il faut que la place reçoive garnison.

À la faveur de cette fable et de la terreur, aussitôt répandue, d’un péril imaginaire, des troupes de soldats furent introduites sans éveiller la moindre défiance ; des corps de garde furent établis, et des sentinelles placées à toutes les portes de la ville. Leur consigne était, non d’avoir les yeux tournés vers la campagne, pour voir si l’ennemi n’arrivait pas, mais d’épier l’évêque à la sortie, et de l’arrêter s’il passait sous un déguisement quelconque ou en équipage de voyage.

Ces dispositions stratégiques furent inutiles, et les jours se passèrent à en attendre l’effet. L’évêque de Tours ne paraissait nullement songer à prendre la fuite, et Bérulf se vit réduit à manœuvrer sous main pour l’y déterminer ou lui en suggérer l’idée. à force d’argent, il gagna quelques personnes de la connaissance intime de Grégoire, qui allèrent l’une après l’autre, avec un air de vive sympathie, lui parler du danger où il était et des craintes de tous ses amis. Probablement, dans ces insinuations perfides, le caractère du roi Hilperik ne fut pas ménagé ; et les noms d’Hérode et de Néron du siècle, que bien des gens lui appliquaient tout bas, furent prononcés, impunément cette fois, par les agents de trahison. Rappelant à l’évêque les paroles de l’écriture sainte : fuyez de ville en ville devant vos persécuteurs, ils lui conseillèrent d’emporter secrètement les objets les plus précieux que possédait son église et de se retirer dans l’une des cités de l’Auvergne, pour y attendre de meilleurs jours. Mais, soit qu’il soupçonnât les vrais motifs de cette étrange proposition, soit qu’un tel avis, même sincère, lui parût indigne d’être écouté, il resta impassible et déclara qu’il ne partirait point.

Ainsi, il n’y eut plus aucun moyen de s’assurer corporellement de cet homme auquel on n’osait toucher à moins qu’il ne se livrât lui-même ; et il fallut que le roi prît son parti d’attendre de l’accusé qu’il voulait poursuivre judiciairement, une comparution volontaire. Pour l’instruction de ce grand procès, des lettres de convocation furent adressées, comme dans la cause de Prætextatus, à tous les évêques de Neustrie ; il leur était enjoint de se trouver à Soissons au commencement du mois d’août de l’année 580. Selon toute apparence, ce synode devait être encore plus nombreux que celui de Paris en 577 ; car les évêques de plusieurs cités méridionales, nouvellement conquises sur le royaume d’Austrasie, et entre autres celui d’Albi, furent invités à s’y rendre. L’évêque de Tours reçut cette invitation dans la même forme que tous ses collègues ; par une sorte de point d’honneur, il s’empressa d’y obéir aussitôt, et arriva des premiers à Soissons.

L’attente publique était alors fortement éveillée dans la ville, et cet accusé d’un si haut rang, de tant de vertu et de renommée, excitait un intérêt universel. Ses manières dignes et calmes sans affectation, sa sérénité aussi parfaite que s’il fût venu siéger comme juge dans la cause d’un autre, ses veilles assidues dans les églises de Soissons, près des tombeaux des martyrs et des confesseurs, changèrent en un véritable enthousiasme les respects et la curiosité populaires. Tout ce qu’il y avait d’hommes de naissance gallo-romaine, c’est-à-dire la masse des habitants, se rangeait, avant toute épreuve juridique, du parti de l’évêque de Tours contre ses accusateurs, quels qu’ils fussent. Les gens du peuple surtout, moins réservés et moins timides en présence du pouvoir, donnaient libre carrière à leurs sentiments, et les exprimaient en public avec une hardiesse passionnée. En attendant l’arrivée des membres du synode et l’ouverture des débats, l’instruction du procès se poursuivait toujours sans autre fondement que le témoignage d’un seul homme. Le sous-diacre Rikulf, qui ne se lassait pas de faire de nouvelles dépositions à l’appui des premières, et de multiplier les mensonges contre Grégoire et contre ses amis, était souvent conduit de la prison au palais du roi, où ses interrogatoires avaient lieu avec tout le secret observé dans les affaires les plus importantes. Durant le trajet et au retour, une foule d’artisans, quittant leurs ateliers, s’assemblaient sur son passage et le poursuivaient de leurs murmures à peine contenus par l’aspect farouche des vassaux Francs qui l’escortaient.

Une fois qu’il revenait la tête haute, d’un air de satisfaction et de triomphe, un ouvrier en bois, appelé Modestus, lui dit :

Misérable ! Qui complotes avec tant d’acharnement contre ton évêque, ne ferais-tu pas mieux de lui demande pardon et de tâcher d’obtenir ta grâce ?

À ces mots, Rikulf, désignant de la main l’homme qui les lui adressait, cria en langue tudesque à ses gardes qui n’avaient pas bien compris l’apostrophe du romain ou qui s’en étaient peu souciés :

En voilà un qui me conseille le silence pour que je n’aide pas à découvrir la vérité ; voilà un ennemi de la reine qui veut empêcher qu’on informe contre ceux qui l’ont accusée.

L’artisan romain fut saisi dans la foule et emmené par les soldats, qui allèrent aussitôt rendre compte à la reine Frédégonde de la scène qui venait d’avoir lieu, et lui demander ce qu’il fallait faire de cet homme.

Frédégonde, importunée peut-être par les nouvelles qu’on lui apportait chaque jour de ce qui se disait par la ville, eut un mouvement d’impatience qui la fit rentrer dans son caractère et se départir de la mansuétude qu’elle avait observée jusque-là. Par ses ordres, le malheureux ouvrier fut soumis à la peine du fouet, puis on lui infligea d’autres tortures, et enfin on le mit en prison avec les fers aux pieds et aux mains. Modestus était un de ces hommes, peu rares alors, qui joignaient à une foi sans bornes une imagination extatique ; persuadé qu’il souffrait pour la cause de la justice, il ne douta pas un instant que la toute-puissance divine n’intervînt pour le délivrer. Vers minuit, deux soldats qui le gardaient s’endormirent, et aussitôt il se mit à prier de toute la ferveur de son âme, demandant à Dieu de le visiter dans son malheur par la présence auprès de lui des saints évêques Martin et Médard. Sa prière fut suivie d’un de ces faits étranges, mais attestés, où la croyance du vieux temps voyait des miracles, et que la science de nos jours a essayé de ressaisir en les attribuant au phénomène de l’état d’extase. Peut-être l’intime conviction d’avoir été exaucé procura-t-elle tout à coup au prisonnier un surcroît extraordinaire de force et d’adresse, et comme un nouveau sens plus subtil et plus puissant que les autres ; peut-être n’y eut-il dans sa délivrance qu’une suite de hasards heureux ; mais, au dire d’un témoin, il réussit à rompre ses fers, à ouvrir la porte et à s’évader. L’évêque Grégoire, qui veillait cette nuit-là dans la basilique de Saint-Médard, le vit entrer, à sa grande surprise, et lui demander, en pleurant, sa bénédiction.

Le bruit de cette aventure, courant de bouche en bouche, était bien fait pour augmenter, à Soissons, l’effervescence des esprits. Quelque subalterne que fût dans l’état social de l’époque la condition des hommes de race romaine, il y avait, dans la voix de toute une ville s’élevant contre les poursuites intentées à l’évêque de Tours, quelque chose qui devait contrarier au dernier point les adversaires de cet évêque, et agir même en sa faveur sur l’esprit de ses juges. Soit pour soustraire les membres du synode à cette influence, soit pour s’éloigner lui-même du théâtre d’une popularité qui lui déplaisait, Hilperik décida que l’assemblée des évêques et le jugement de la cause auraient lieu au domaine royal de Braine. Il s’y rendit avec sa famille, suivi de tous les évêques déjà réunis à Soissons. Comme il n’y avait point là d’église, mais seulement des oratoires domestiques, les membres du concile reçurent l’ordre de tenir leurs audiences dans l’une des maison du domaine, peut-être dans la grande halle de bois qui, deux fois chaque année, lorsque le roi résidait à Braine, servait aux assemblées nationales des chefs et des hommes libres de race franque.

Le premier événement qui signala l’ouverture du synode fut un événement littéraire ; ce fut l’arrivée d’une longue pièce de vers composée par Venantius Fortunatus, et adressée en même temps au roi Hilperik et à tous les évêques réunis à Braine. La singulière existence que s’était faite, par son esprit et son savoir-vivre, cet italien, le dernier poète de la haute société gallo-romaine, exige ici une digression épisodique. Né aux environs de Trévise et élevé à Ravenne, Fortunatus était venu en Gaule pour acquitter un vœu de dévotion au tombeau de saint Martin ; mais comme ce voyage fut pour lui plein d’agrément de toute sorte, il ne se hâta point de le terminer. Après avoir fait son pèlerinage à Tours, il continua de se promener de ville en ville, accueilli, fêté, désiré par les hommes riches et de haut rang qui se piquaient encore de politesse et d’élégance. De Mayence à Bordeaux, et de Toulouse à Cologne, il parcourait la Gaule, visitant sur son passage les évêques, les comtes, les ducs, soit gaulois soit Francs d’origine, et trouvant dans la plupart d’entre eux, des hôtes empressés, et bientôt de véritables amis.

Ceux qu’il venait de quitter après un séjour plus ou moins long dans leur palais épiscopal, leur maison de campagne ou leur château-fort, entretenaient dès lors avec lui une correspondance réglée, et il répondait à leurs lettres par des pièces de vers élégiaques, où il retraçait les souvenirs et les incidents de son voyage. Il parlait à chacun des beautés naturelles ou des monuments de son pays ; il décrivait les sites pittoresques, les fleuves, les forêts, la culture des campagnes, la richesse des églises, l’agrément des maisons de plaisance. Ces peintures, quelquefois assez vraies et quelquefois vaguement emphatiques, étaient mêlées de compliments et de flatteries. Le poète bel esprit vantait chez les seigneurs de race franque l’air de bonhomie, l’hospitalité, l’aisance à converser en langue latine ; et chez les nobles gallo-romains l’habileté politique, la finesse, la science des affaires et du droit. à l’éloge de la piété des évêques et de leur zèle à bâtir et à consacrer de nouvelles églises, il joignait celui de leurs travaux administratifs pour la prospérité, l’ornement ou la sûreté des villes. Il louait l’un d’avoir restauré d’anciens édifices, un prétoire, un portique, des bains ; l’autre d’avoir détourné le cours d’une rivière et creusé des canaux d’irrigation ; un troisième d’avoir élevé une citadelle garnie de tours et de machines de guerre. Tout cela, il faut l’avouer, était marqué des signes de l’extrême décadence littéraire, écrit d’un style à la fois prétentieux et négligé, plein d’incorrections, de maladresses et de jeux de mots puérils ; mais, ces réserves faites, il est intéressant de voir l’apparition de Fortunatus en Gaule y réveiller une dernière lueur de vie intellectuelle, et cet étranger devenir le lien commun de ceux qui, au milieu d’un monde inclinant vers la barbarie, conservaient isolément le goût des lettres et des jouissances de l’esprit. De toutes ses amitiés, la plus vive et la plus durable fut celle dont il se lia avec une femme, avec Radegonde, l’une des épouses du roi Chlother Ier, retirée alors à Poitiers dans un monastère qu’elle-même avait fondé, et où elle avait pris le voile comme simple religieuse.

Dans l’année 529, Chlother, roi de Neustrie, s’était joint comme auxiliaire à son frère Théoderik, qui marchait contre les Thorings ou Thuringiens, peuple de la confédération saxonne, voisin et ennemi des Francs d’Austrasie. Les Thuringiens perdirent plusieurs batailles ; les plus braves de leurs guerriers furent taillés en pièces sur les rives de l’Unstrudt ; leur pays, ravagé par le fer et le feu, devint tributaire des Francs, et les rois vainqueurs firent entre eux un partage égal du butin et des prisonniers. Dans le lot du roi de Neustrie tombèrent deux enfants de race royale, le fils et la fille de Berther, l’avant-dernier roi des Thuringiens. La jeune fille (c’était Radegonde) avait à peine huit ans ; mais sa grâce et sa beauté précoce produisirent une telle impression sur l’âme sensuelle du prince Franc, qu’il résolut de la faire élever à sa guise, pour qu’elle devînt un jour l’une de ses femmes. Radegonde fut gardée avec soin dans l’une des maisons royales de Neustrie, au domaine d’Aties, sur la Somme. Là, par une louable fantaisie de son maître et de son époux futur, elle reçut, non la simple éducation des filles de race germanique, qui n’apprenaient guère qu’à filer et à suivre la chasse au galop, mais l’éducation raffinée des riches gauloises. à tous les travaux élégants d’une femme civilisée, on lui fit joindre l’étude des lettres romaines, la lecture des poètes profanes et des écrivains ecclésiastiques. Soit que son intelligence fût naturellement ouverte à toutes les impressions délicates, soit que la ruine de son pays et de sa famille, et les scènes de la vie barbare dont elle avait été le témoin, l’eussent frappée de tristesse et de dégoût, elle se prit à aimer les livres comme s’ils lui eussent ouvert un monde idéal meilleur que celui qui l’entourait. En lisant l’écriture et les vies des saints, elle pleurait et souhaitait le martyre ; et probablement aussi des rêves moins sombres, des rêves de paix et de liberté, accompagnaient ses autres lectures. Mais l’enthousiasme religieux, qui absorbait alors tout ce qu’il y avait de noble et d’élevé dans les facultés humaines, domina bientôt en elle ; et cette jeune barbare, en s’attachant aux idées et aux mœurs de la civilisation, les embrassa dans leur type le plus pur, la vie chrétienne.

Détournant de plus en plus sa pensée des hommes et des choses de ce siècle de violence et de brutalité, elle vit approcher avec terreur l’âge nubile et le moment d’appartenir comme femme au roi dont elle était la captive. Quand l’ordre fut donné de la faire venir à la résidence royale pour la célébration du mariage, entraînée par un instinct de répugnance invincible, elle prit la fuite ; mais on l’atteignit, on la ramena, et, malgré elle, épousée à Soissons, elle devint reine, ou plutôt l’une des reines des Francs neustriens ; car Chlother, fidèle aux mœurs de la vieille Germanie, ne se contentait pas d’une seule épouse, quoiqu’il eût aussi des concubines. D’inexprimables dégoûts, que ne pouvait atténuer, pour une âme comme celle de Radegonde, l’attrait de la puissance et des richesses, suivirent cette union forcée du roi barbare avec la femme qu’éloignaient de lui, sans retour possible, toutes les perfections morales que lui-même s’était réjoui de trouver en elle, et qu’il lui avait fait donner.

Pour se dérober, en partie du moins, aux devoirs de sa condition, qui lui pesaient comme une chaîne, Radegonde s’en imposait d’autres plus rigoureux en apparence ; elle consacrait tous ses loisirs à des œuvres de charité ou d’austérité chrétienne ; elle se dévouait personnellement au service des pauvres et des malades. La maison royale d’Aties où elle avait été élevée et qu’elle avait reçue en présent de noces, devint un hospice pour les femmes indigentes. L’un des passe-temps de la reine était de s’y rendre, non pour de simples visites, mais pour remplir l’office d’infirmière dans ses détails les plus rebutants. Les fêtes de la cour de Neustrie, les banquets bruyants, les chasses périlleuses, les revues et les joutes guerrières, la société des vassaux à l’esprit inculte et à la voix rude, la fatiguaient et la rendaient triste. Mais s’il survenait quelque évêque ou quelque clerc poli et lettré, un homme de paix et de conversation douce, sur-le-champ elle abandonnait toute autre compagnie pour la sienne ; elle s’attachait à lui durant de longues heures, et quand venait l’instant de son départ, elle le chargeait de cadeaux en signe de souvenir, lui disait mille fois adieu, et retombait dans sa tristesse. L’heure des repas qu’elle devait prendre en commun avec son mari la trouvait toujours en retard, soit par oubli, soit à dessein, et absorbée dans ses lectures instructives ou ses exercices de piété. Il fallait qu’on l’avertît plusieurs fois, et le roi, ennuyé d’attendre, lui faisait de violentes querelles, sans réussir à la rendre plus empressée ni plus exacte. La nuit, sous un prétexte quelconque, elle se levait d’auprès de lui et s’en allait se coucher à terre sur une simple natte ou un cilice, ne revenant au lit conjugal que transie de froid, et associant d’une manière bizarre, les mortifications chrétiennes au sentiment d’aversion insurmontable qu’elle éprouvait pour son mari.

Tant de signes de dégoût ne lassaient pourtant upas l’amour du roi de Neustrie. Chlother n’était pas homme à se faire sur ce point des scrupules de délicatesse ; pourvu que la femme dont la beauté lui plaisait demeurât en sa possession, il n’avait nul souci des violences morales qu’il exerçait sur elle. Les répugnances de Radegonde l’impatientaient sans lui causer une véritable souffrance, et, dans ses contrariétés conjugales, il se bornait à dire avec humeur :

C’est une nonne que j’ai là, ce n’est pas une reine.

Et en effet, pour cette âme froissée par tous les liens qui l’attachaient au monde, il n’y avait qu’un seul refuge, la vie du cloître. Radegonde y aspirait de tous ses vœux ; mais les obstacles étaient grands, et six années se passèrent avant qu’elle osât les braver. Un dernier malheur de famille lui donna ce courage. Son frère, qui avait grandi à la cour de Neustrie, comme otage de la nation thuringienne, fut mis à mort par l’ordre du roi, peut-être pour quelques regrets patriotiques ou quelques menaces inconsidérées. Dès que la reine apprit cette horrible nouvelle, sa résolution fut arrêtée ; mais elle la dissimula. Feignant de n’aller chercher que des consolations religieuses, et cherchant un homme capable de devenir son libérateur, elle se rendit à Noyon, auprès de l’évêque Médard, fils d’un Franc et d’une romaine, personnage célèbre alors dans toute la Gaule par sa réputation de sainteté. Chlother ne conçut pas le moindre soupçon de cette pieuse démarche, et non seulement il ne s’y opposa point, mais il ordonna lui-même le départ de la reine ; car ses larmes l’importunaient, et il avait hâte de la voir plus calme et moins sombre d’humeur.

Radegonde trouva l’évêque de Noyon dans son église, officiant à l’autel. Lorsqu’elle se vit en sa présence, les sentiments qui l’agitaient, et qu’elle avait contenus jusque-là, s’exhalèrent, et ses premiers mots furent un cri de détresse :

Très saint prêtre, je veux quitter le siècle et changer d’habit ! Je t’en supplie, très saint prêtre, consacre-moi au seigneur !

Malgré l’intrépidité de sa foi et la ferveur de son prosélytisme, l’évêque, surpris de cette brusque requête, hésita et demanda le temps de réfléchir. Il s’agissait, en effet, de prendre une décision périlleuse, de rompre un mariage royal contracté selon la loi salique et d’après les mœurs germaines, mœurs que l’église, tout en les abhorrant, tolérait encore par crainte de s’aliéner l’esprit des barbares.

Bien plus, à cette lutte intérieure entre la prudence et le zèle, se joignit aussitôt, pour saint Médard, un combat d’un tout autre genre. Les seigneurs et les guerriers Francs qui avaient suivi la reine l’entourèrent en lui criant avec des gestes de menace :

Ne t’avise pas de donner le voile à une femme qui s’est unie au roi ! Prêtre, garde-toi d’enlever au prince une reine épousée solennellement !

Les plus furieux, mettant la main sur lui, l’entraînèrent avec violence des degrés de l’autel jusque dans la nef de l’église, pendant que la reine, effrayée du tumulte, cherchait avec ses femmes un refuge dans la sacristie. Mais là, recueillant ses esprits, au lieu de s’abandonner au désespoir, elle conçut un expédient où l’adresse féminine avait autant de part que la force de volonté. Pour tenter de la manière la plus forte et mettre à la plus rude épreuve le zèle religieux de l’évêque, elle jeta sur ses vêtements royaux un costume de recluse, et marcha ainsi travestie vers le sanctuaire, où saint Médard était assis, triste, pensif et irrésolu.

Si tu tardes à me consacrer, lui dit-elle d’une voix ferme, et que tu craignes plus les hommes que Dieu, tu auras à rendre compte, et le pasteur te redemandera l’âme de sa brebis.

Ce spectacle imprévu et ces paroles mystiques frappèrent l’imagination du vieil évêque, et ranimèrent tout à coup en lui la volonté défaillante. élevant sa conscience de prêtre au-dessus des craintes humaines et des ménagements politiques, il ne balança plus, et de son autorité propre, il rompit le mariage de Radegonde, en la consacrant diaconesse par l’imposition des mains. Les seigneurs et les vassaux Francs eurent aussi leur part d’entraînement ; ils n’osèrent ramener de force à la résidence royale celle qui avait désormais pour eux le double caractère de reine et de femme consacrée à Dieu. La première pensée de la nouvelle convertie (c’était le nom qu’on employait alors pour exprimer le renoncement au monde) fut de se dépouiller de tout ce qu’elle portait sur elle de joyaux et d’objets précieux. Elle couvrit l’autel de ses ornements de tête, de ses bracelets, de ses agrafes de pierreries, de ses franges de robes tissées de fils d’or et de pourpre ; elle brisa de sa propre main sa riche ceinture d’or massif en disant : je la donne aux pauvres ; puis elle songea à se mettre à l’abri de tout danger par une prompte fuite. Libre de choisir sa route, elle se dirigea vers le midi, s’éloignant du centre de la domination franque par l’instinct de sa sûreté, et peut-être aussi par un instinct plus délicat qui l’attirait vers les régions de la Gaule où la barbarie avait fait le moins de ravage ; elle gagna la ville d’Orléans, et s’y embarqua sur la Loire, qu’elle descendit jusqu’à Tours. Là, elle fit halte pour attendre, sous la sauve garde des nombreux asiles ouverts près du tombeau de saint Martin, ce que déciderait à son égard l’époux qu’elle avait abandonné. Elle mena ainsi quelque temps la vie inquiète et agitée des proscrits réfugiés à l’ombre des basiliques, tremblant d’être surprise si elle faisait un pas hors de l’enceinte protectrice, envoyant au roi des requêtes, tantôt fières, tantôt suppliantes ; négociant avec lui par l’entremise des évêques pour qu’il se résignât à ne plus la revoir, et à lui permettre d’accomplir ses vœux monastiques.

Chlother se montra d’abord sourd aux prières et aux sommations ; il revendiquait ses droits d’époux en attestant la loi de ses ancêtres, et menaçait d’aller lui-même saisir de force et ramener la fugitive. Frappée de terreur quand le bruit public ou les lettres de ses amis lui apportaient de pareilles nouvelles, Radegonde se livrait alors à un redoublement d’austérités, au jeûne, aux veilles, aux macérations par le cilice, dans l’espoir, tout à la fois, d’obtenir l’assistance d’en haut, et de perdre ce qu’elle avait de charme pour l’homme qui la poursuivait de son amour. Afin d’augmenter la distance qui la séparait de lui, elle passa de Tours à Poitiers, et, de l’asile de saint Martin, dans l’asile non moins révéré de saint Hilaire. Le roi pourtant ne se découragea pas, et, une fois, il vint jusqu’à Tours sous un faux prétexte de dévotion ; mais les remontrances énergiques de saint Germain, l’illustre évêque de Paris, l’empêchèrent d’aller plus loin. Enlacé, pour ainsi dire, par cette puissance morale contre laquelle venait se briser la volonté fougueuse des rois barbares, il consentit de guerre lasse à ce que la fille des rois Thuringiens fondât à Poitiers un monastère de femmes, d’après l’exemple donné dans la ville d’Arles par une matrone gallo-romaine, Cœsaria, sœur de l’évêque Cœsarius ou saint Césaire.

Tout ce que Radegonde avait reçu de son mari, selon la coutume germanique, en dot et en présent du matin, fut consacré par elle à l’établissement de la congrégation qui devait lui rendre une famille de choix, à la place de celle qu’elle avait perdue par les désastres de la conquête et la tyrannie soupçonneuse des vainqueurs de son pays. Sur un terrain qu’elle possédait aux portes de la ville de Poitiers, elle fit creuser les fondements du nouveau monastère, asile ouvert à celles qui voulaient se dérober par la retraite aux séductions mondaines ou aux envahissements de la barbarie. Malgré l’empressement de la reine et l’assistance que lui prêta l’évêque de Poitiers, Pientius, plusieurs années s’écoulèrent avant que le bâtiment fût achevé ; c’était une villa romaine avec toutes ses dépendances, des jardins, des portiques, des salles de bains et une église. Soit par quelque idée de symbolisme, soit par une précaution de sûreté matérielle contre la violence des temps, l’architecte avait donné un aspect militaire à l’enceinte extérieure de ce paisible couvent de femmes. Les murailles en étaient hautes et fortes en guise de rempart, et plusieurs tours s’élevaient à la façade principale. Ces préparatifs, tant soit peu étranges, frappaient vivement les imaginations, et l’annonce de leurs progrès courait au loin comme une grande nouvelle :

Voyez, disait-on dans le langage mystique de l’époque, voyez l’arche qui se bâtit près de nous contre le déluge des passions et contre les orages du monde !

Le jour où tout fut prêt, et où la reine entra dans ce refuge, dont ses vœux lui prescrivaient de ne plus sortir que morte, fut un jour de joie populaire. Les places et les rues de la ville qu’elle devait parcourir étaient remplies d’une foule immense ; les toits des maisons se couvraient de spectateurs avides de la voir passer, ou de voir se refermer sur elle les portes du monastère. Elle fit le trajet à pied, escortée d’un grand nombre de jeunes filles qui allaient partager sa réclusion, attirées auprès d’elle par le renom de ses vertus chrétiennes et peut-être aussi par l’éclat de son rang. La plupart étaient de race gauloise, et filles de sénateurs ; c’étaient celles qui, par leurs habitudes de retenue et de tranquillité domestique, devaient le mieux répondre aux soins maternels et aux pieuses intentions de leur directrice ; car les femmes de race franque portaient jusque dans le cloître quelque chose des vices originels de la barbarie. Leur zèle était fougueux, mais de peu de durée ; et, incapables de garder ni règle ni mesure, elles passaient brusquement d’une rigidité intraitable à l’oubli le plus complet de tout devoir et de toute subordination.

Ce fut vers l’année 550 que commença pour Radegonde la vie de retraite et de paix qu’elle avait si longtemps désirée. Cette vie selon ses rêves était une sorte de compromis entre l’austérité monastique et les habitudes mollement élégantes de la société civilisée. L’étude des lettres figurait au premier rang des occupations imposées à toute la communauté ; on devait y consacrer deux heures chaque jour, et le reste du temps était donné aux exercices religieux, à la lecture des livres saints et à des ouvrages de femmes. Une des sœurs lisait à haute voix durant le travail fait en commun, et les plus intelligentes, au lieu de filer, de coudre ou de broder, s’occupaient dans une autre salle à transcrire des livres pour en multiplier les copies. Quoique sévère sur certains points, comme l’abstinence de viande et de vin, la règle tolérait quelques unes des commodités et même certains plaisirs de la vie mondaine ; l’usage fréquent du bain dans de vastes piscines d’eau chaude, des amusements de toute sorte, et entre autres le jeu de dés, étaient permis. La fondatrice et les dignitaires du couvent recevaient dans leur compagnie, non seulement les évêques et les membres du clergé, mais des laïques de distinction. Une table somptueuse était souvent dressée pour les visiteurs et pour les amis ; on leur servait des collations délicates, et quelquefois de véritables festins, dont la reine faisait les honneurs par courtoisie, tout en s’abstenant d’y prendre part. Ce besoin de sociabilité amenait encore au couvent des réunions d’un autre genre ; à certaines époques, on y jouait des scènes dramatiques, où figuraient, sous des costumes brillants, de jeunes filles du dehors, et probablement aussi les novices de la maison.

Tel fut l’ordre qu’établit Radegonde dans son monastère de Poitiers, mêlant ses penchants personnels aux traditions conservées depuis un demi-siècle dans le célèbre monastère d’Arles. Après avoir ainsi tracé la voie et donné l’impulsion, elle abdiqua, soit par humilité chrétienne, soit par un coup d’adresse politique, toute suprématie officielle, fit élire par la congrégation une abbesse qu’elle eut soin de désigner, et se mit, avec les autres sœurs, sous son autorité absolue. Elle choisit, pour l’élever à cette dignité, une femme beaucoup plus jeune qu’elle et qui lui était dévouée, Agnès, fille de race gauloise, qu’elle avait prise en affection depuis son enfance. Volontairement descendue au rang de simple religieuse, Radegonde faisait sa semaine de cuisine, balayait à son tour la maison, portait de l’eau et du bois comme les autres ; mais, malgré cette apparence d’égalité, elle était reine dans le couvent par le prestige de sa naissance royale, par son titre de fondatrice, par l’ascendant de l’esprit, du savoir et de la bonté. C’était elle qui maintenait la règle ou la modifiait à son gré, elle qui raffermissait les âmes chancelantes par des exhortations de tous les jours, elle qui expliquait et commentait, pour ses jeunes compagnes, le texte de l’écriture sainte, entremêlant ses graves homélies de petits mots empreints d’une tendresse de cœur et d’une grâce toute féminine :

Vous, que j’ai choisies, mes filles ; vous, jeunes plantes, objet de tous mes soins ; vous, mes yeux, vous, ma vie, vous, mon repos et tout mon bonheur...

Il y avait déjà plus de quinze ans que le monastère de Poitiers attirait sur lui l’attention du monde chrétien, lorsque Venantius Fortunatus, dans sa course de dévotion et de plaisir à travers la Gaule, le visita comme une des choses les plus remarquables que pût lui offrir son voyage. Il y fut accueilli avec une distinction flatteuse ; cet empressement que la reine avait coutume de témoigner aux hommes d’esprit et de politesse, lui fut prodigué comme à l’hôte le plus illustre et le plus aimable. Il se vit comblé par elle et par l’abbesse de soins, d’égards, et surtout de louanges. Cette admiration, reproduite chaque jour sous toutes les formes, et distillée, pour ainsi dire, à l’oreille du poète, par deux femmes, l’une plus âgée et l’autre plus jeune que lui, le retint, par un charme nouveau, plus longtemps qu’il ne l’avait prévu. Les semaines, les mois, se passèrent, tous les délais furent épuisés ; et quand le voyageur parla de se remettre en route, Radegonde lui dit : pourquoi partir ? Pourquoi ne pas rester près de nous ? Ce vœu d’amitié fut pour Fortunatus comme un arrêt de la destinée ; il ne songea plus à repasser les Alpes, s’établit à Poitiers, y prit les ordres, et devint prêtre de l’église métropolitaine.

Facilitées par ce changement d’état, ses relations avec ses deux amies, qu’il appelait du nom de mère et de sœur, devinrent plus assidues et plus intimes. Au besoin qu’ont d’ordinaire les femmes d’être gouvernées par un homme, se joignaient, pour la fondatrice et pour l’abbesse du couvent de Poitiers, des circonstances impérieuses qui exigeaient le concours d’une attention et d’une fermeté toutes viriles. Le monastère avait des biens considérables, qu’il fallait non seulement gérer, mais garder avec une vigilance de tous les jours contre les rapines sourdes ou violentes, et les invasions à main armée. On ne pouvait y parvenir qu’à force de diplômes royaux, de menaces d’excommunications lancées par les évêques, et de négociations perpétuelles avec les ducs, les comtes et les juges, peu empressés d’agir par devoir, mais qui faisaient beaucoup par intérêt ou par affection privée. Une pareille tâche demandait à la fois de l’adresse et de l’activité, de fréquents voyages, des visites à la cour des rois, le talent de plaire aux hommes puissants, et de traiter avec toutes sortes de personnes. Fortunatus y employa, avec autant de succès que de zèle, ce qu’il avait de connaissance du monde et de ressources dans l’esprit ; il devint le conseiller, l’agent de confiance, l’ambassadeur, l’intendant, le secrétaire de la reine et de l’abbesse. Son influence, absolue sur les affaires extérieures, ne l’était guère moins sur l’ordre intérieur et la police de la maison ; il était l’arbitre des petites querelles, le modérateur des passions rivales et des emportements féminins. Les adoucissements à la règle, les grâces, les congés, les repas d’exception s’obtenaient par son entremise et à sa demande. Il avait même, jusqu’à un certain point, la direction des consciences, et ses avis, donnés quelquefois en vers, inclinaient toujours du côté le moins rigide.

Du reste, Fortunatus alliait à une grande souplesse d’esprit une assez grande facilité de mœurs.

Chrétien surtout par l’imagination, comme on l’a souvent dit des italiens, son orthodoxie était irréprochable, mais, dans la pratique de la vie, ses habitudes étaient molles et sensuelles. Il s’abandonnait sans mesure aux plaisirs de la table, et, non seulement on le trouvait toujours joyeux convive, grand buveur et chanteur inspiré, dans les festins donnés par ses riches patrons, soit romains, soit barbares, mais encore, à l’imitation des mœurs de Rome impériale, il lui arrivait parfois de dîner seul à plusieurs services. Habiles comme le sont toutes les femmes à retenir et à s’attacher un ami par les faibles de son caractère, Radegonde et Agnès rivalisèrent de complaisances pour ce grossier penchant du poète, de même qu’elles caressaient en lui un défaut plus noble, celui de la vanité littéraire. Chaque jour elles envoyaient au logis de Fortunatus les prémices des repas de la maison ; et non contentes de cela, elles faisaient apprêter pour lui, avec toute la recherche possible, les mets dont la règle leur défendait l’usage. C’étaient des viandes de toute espèce, assaisonnées de mille manières, et des légumes arrosés de jus ou de miel, servis dans des plats d’argent, de jaspe et de cristal. D’autres fois on l’invitait à venir prendre son repas au monastère, et alors non seulement la chère était délicate, mais les ornements de la salle à manger respiraient une sensualité coquette. Des guirlandes de fleurs odorantes en tapissaient les murailles, et un lit de feuilles de roses couvrait la table en guise de nappe. Le vin coulait dans de belles coupes pour le convive à qui nul vœu ne l’interdisait ; il y avait comme une ombre des soupers d’Horace ou de Tibulle dans l’élégance de ce repas offert à un poète chrétien par deux recluses mortes pour le monde.

Les trois acteurs de cette scène bizarre s’adressaient l’un à l’autre des propos tendres, sur le sens desquels un païen se serait certainement mépris. Les noms de mère et de sœur, dans la bouche de l’italien, accompagnaient des mots tels que ceux-ci : ma vie, ma lumière, délices de mon âme ; et tout cela n’était, au fond, qu’une amitié, exaltée mais chaste, une sorte d’amour intellectuel. à l’égard de l’abbesse, qui n’avait guère plus de trente ans lorsque cette liaison commença, l’intimité parut suspecte, et devint le sujet d’insinuations malignes. La réputation du prêtre Fortunatus en souffrit ; il fut obligé de se défendre et de protester qu’il n’avait pour Agnès que les sentiments d’un frère, qu’un amour de pur esprit, qu’une affection toute céleste. Il le fit avec dignité, dans des vers où il prend le christ et la vierge à témoin de son innocence de cœur.

Cet homme d’humeur gaie et légère, qui avait pour maxime de jouir du présent et de prendre toujours la vie du côté agréable, était, dans ses entretiens avec la fille des rois de Thuringe, le confident d’une souffrance intime, d’une mélancolie de souvenirs dont lui-même devait se sentir incapable. Radegonde avait atteint l’âge où les cheveux blanchissent, sans oublier aucune des impressions de sa première enfance, et, à cinquante ans, la mémoire des jours passés dans son pays et parmi les siens lui revenait aussi fraîche et aussi douloureuse qu’au moment de sa captivité. Il lui arrivait souvent de dire : je suis une pauvre femme enlevée ; elle se plaisait à retracer dans leurs moindres détails les scènes de désolation, de meurtre et de violence, dont elle avait été le témoin et en partie la victime. Après tant d’années d’exil, et malgré un changement total de goûts et d’habitudes, le souvenir du foyer paternel et les vieilles affections de famille demeuraient pour elle un objet de culte et de passion ; c’était un reste, le seul qu’elle eût conservé, des mœurs et du caractère germaniques. L’image de ses parents morts ou bannis ne cessait point de lui être présente, en dépit de ses nouveaux attachements et de la paix qu’elle s’était faite. Il y avait même quelque chose d’emporté, une ardeur presque sauvage dans ses élans d’âme vers les derniers débris de sa race, vers le fils de son oncle réfugié à Constantinople, vers des cousins nés dans l’exil et qu’elle ne connaissait que de nom. Cette femme qui, sur la terre étrangère, n’avait rien pu aimer que ce qui était à la fois empreint de christianisme et de civilisation, colorait ses regrets patriotiques d’une teinte de poésie inculte, d’une réminiscence des chants nationaux qu’elle avait jadis écoutés dans le palais de bois de ses ancêtres, ou sur les bruyères de son pays. La trace s’en retrouve çà et là, visible encore bien que certainement affaiblie, dans quelques pièces de vers où le poète italien, parlant au nom de la reine barbare, cherche à rendre telles qu’il les a reçues ses confidences mélancoliques :

J’ai vu les femmes traînées en esclavage, les mains liées et les cheveux épars ; l’une marchait nu-pieds dans le sang de son mari, l’autre passait sur le cadavre de son frère. — Chacun a eu son sujet de larmes, et moi j’ai pleuré pour tous. — J’ai pleuré mes parents morts, et il faut aussi que je pleure ceux qui sont restés en vie. — Quand mes larmes cessent de couler, quand mes soupirs se taisent, mon chagrin ne se tait pas. — Lorsque le vent murmure, j’écoute s’il m’apporte quelque nouvelle ; mais l’ombre d’aucun de mes proches ne se présente à moi. — Tout un monde me sépare de ceux que j’aime le plus. — En quels lieux sont-ils ? Je le demande au vent qui siffle ; je le demande aux nuages qui passent ; je voudrais que quelque oiseau vînt me donner de leurs nouvelles. -ah ! Si je n’étais retenue par la clôture sacrée de ce monastère, ils me verraient arriver près d’eux au moment où ils m’attendraient le moins. Je m’embarquerais par le gros temps ; je voguerais avec joie dans la tempête. Les matelots trembleraient, et moi je n’aurais aucune peur. Si le vaisseau se brisait, je m’attacherais à une planche, et je continuerais ma route ; et si je ne pouvais saisir aucun débris, j’irais jusqu’à eux en nageant.

Telle était la vie que menait Fortunatus depuis l’année 567, vie mêlée de religion sans tristesse, et d’affection sans aucun trouble, de soins graves et de loisirs remplis par d’agréables futilités. Ce dernier et curieux exemple d’une tentative d’alliance entre la perfection chrétienne et les raffinements sociaux de la vieille civilisation, aurait passé sans laisser de souvenir, si l’ami d’Agnès et de Radegonde n’eût marqué lui-même, dans ses œuvres poétiques, jusqu’aux moindres phases de la destinée qu’il s’était choisie avec un si parfait instinct du bien-être. Là se trouve inscrite, presque jour par jour, l’histoire de cette société de trois personnes liées ensemble par une amitié vive, le goût des choses élégantes, et le besoin de conversations spirituelles et enjouées. Il y a des vers pour tous les petits événements dont se formait le cours de cette vie à la fois douce et monotone, sur les peines de la séparation, les ennuis de l’absence et la joie du retour, sur les petits présents reçus ou donnés, sur des fleurs, sur des fruits, sur toutes sortes de friandises, sur des corbeilles d’osier que le poète s’amusait à tresser de ses propres mains, pour les offrir à ses deux amies. Il y en a pour les soupers faits à trois dans le monastère et animés par de délicieuses causeries, et pour les repas solitaires où Fortunatus, mangeant de son mieux, regrettait de n’avoir qu’un seul plaisir, et de ne pas retrouver également le charme de ses yeux et de son oreille. Enfin il y en a pour les jours heureux ou tristes que ramenait régulièrement chaque année, tels que l’anniversaire de la naissance d’Agnès et le premier jour du carême, où Radegonde, obéissant à un vœu perpétuel, se renfermait dans sa cellule, pour y passer le temps du grand jeûne :

Où se cache ma lumière ? Pourquoi se dérobe-t-elle à mes yeux ?

S’écriait alors le poète, avec un accent passionné, qu’on aurait pu croire profane ; et, quand venaient le jour de pâques et la fin de cette longue absence, mêlant des semblants de madrigal aux graves pensées de la foi chrétienne, il disait à Radegonde :

Tu avais emporté ma joie ; voici qu’elle me revient avec toi ; tu me fais doublement célébrer ce jour solennel.

Au bonheur d’une tranquillité unique dans ce siècle, l’émigré italien joignait celui d’une gloire qui ne l’était pas moins, et même il pouvait se faire illusion sur la durée de cette littérature expirante dont il fut le dernier et le plus frivole représentant. Les barbares l’admiraient et faisaient de leur mieux pour se plaire à ses jeux d’esprit ; ses plus minces opuscules, des billets écrits debout pendant que le porteur attendait, de simples distiques improvisés à table, couraient de main en main, lus, copiés, appris par cœur ; ses poèmes religieux et ses pièces de vers adressées aux rois étaient un objet d’attente publique. à son arrivée en Gaule, il avait célébré en style païen les noces de Sighebert et de Brunehilde, et en style chrétien la conversion de Brunehilde arienne à la foi catholique. Le caractère guerrier de Sighebert, vainqueur des nations d’outre-Rhin, fut le premier thème de ses flatteries poétiques ; plus tard, établi à Poitiers dans le royaume de Haribert, il fit en l’honneur de ce prince, nullement belliqueux, l’éloge du roi pacifique. Haribert étant mort en l’année 567, la situation précaire de la ville de Poitiers, tour à tour prise et reprise par les rois de Neustrie et d’Austrasie, fit longtemps garder au poète un silence prudent ; et sa langue ne se délia qu’au jour où la cité qu’il habitait lui parut définitivement tombée sous le pouvoir du roi Hilperik. Alors il composa pour ce roi, en vers élégiaques, son premier panégyrique ; c’est la pièce mentionnée plus haut et dont l’envoi au concile de Braine a donné lieu à ce long épisode.

L’occasion de la tenue du concile fut assez adroitement saisie par Fortunatus dans l’intérêt de son succès littéraire, car les évêques réunis à Braine étaient l’élite des hommes de science et des beaux esprits de la Gaule, une véritable académie. Du reste, en plaçant son œuvre sous leur patronage, il se garda soigneusement de faire la moindre allusion au procès épineux qu’ils étaient appelés à juger. Pas un mot sur la pénible épreuve qu’allait subir Grégoire de Tours, le premier de ses confidents littéraires, son ami et son bienfaiteur. Rien, dans cette pièce de cent cinquante vers, qui touche à la circonstance, qui présente un reflet de couleur locale ou un trait de physionomie individuelle ; on n’y voit que de belles généralités de tous les temps et de tous les lieux, une réunion de prélats vénérables, un roi modèle de justice, de lumières et de courage, une reine admirable par ses vertus, sa grâce et sa bonté ; figures de fantaisie, pures abstractions aussi en dehors de la réalité présente, que l’était de l’état politique de la Gaule la paisible retraite du monastère de Poitiers.

Après que les évêques eurent admiré, avec le sens faux et le goût complaisant des époques de décadence littéraire, les tours de force poétiques, les exagérations et les subtilités du panégyriste, il leur fallut revenir des chimères de cet idéal factice aux impressions de la vie réelle. L’ouverture du synode eut lieu, et tous les juges prirent place sur des bancs dressés autour de la salle d’audience. Comme dans le procès de Prætextatus, les vassaux et les guerriers Francs se pressaient en foule aux portes de la salle, mais avec de tout autres dispositions à l’égard de l’accusé. Loin de frémir, à sa vue, d’impatience et de colère, ils ne lui témoignaient que du respect, et partageaient même en sa faveur les sympathies exaltées de la population gallo-romaine. Le roi Hilperik montrait dans sa contenance un air de gravité guindée, qui ne lui était pas habituel. Il semblait ou qu’il eût peur de rencontrer en face l’adversaire que lui-même avait provoqué, ou qu’il se sentît gêné par le scandale d’une enquête publique sur les mœurs e la reine, à son entrée, il salua tous les membres du concile, et, ayant reçu leu bénédiction, il s’assit. Alors Berthramn, l’évêque de Bordeaux, qui passait pour être le complice des adultères de Frédégonde, prit la parole comme partie plaignante ; il exposa les faits de la cause, et interpellant Grégoire, il le requit de déclarer s’il était vrai qu’il eût proféré de telles imputations contre lui et contre la reine.

En vérité, je n’ai rien dit de cela, répondit l’évêque de Tours. — Mais, reprit aussitôt Berthramn avec une vivacité qui pouvait paraître suspecte, ces mauvais propos ont couru ; tu dois en savoir quelque chose ? L’accusé répliqua d’un ton calme : D’autres l’ont dit ; j’ai pu l’entendre, mais je ne l’ai jamais pensé.

Le léger murmure de satisfaction que ces paroles excitèrent dans l’assemblée se traduisit au dehors en trépignements et en clameurs. Malgré la présence du roi, les vassaux Francs, étrangers à l’idée que se faisaient les romains de la majesté royale et de la sainteté des audiences judiciaires, intervinrent tout à coup dans le débat par des exclamations empreintes d’une rude liberté de langage ;

Pourquoi impute-t-on de pareilles choses à un prêtre de Dieu ? — D’où vient que le roi poursuit une semblable affaire ? — Est-ce que l’évêque est capable de tenir des propos de cette espèce, même sur le compte d’un esclave ? — Ah ! Seigneur Dieu ! Prête secours à ton serviteur.

À ces cris d’opposition, le roi se leva, mais sans colère, et comme habitué de longue main à la brutale franchise de ses leudes. élevant la voix pour que la foule du dehors entendît son apologie, il dit à l’assemblée :

L’imputation dirigée contre ma femme est un outrage pour moi ; j’ai dû le ressentir. Si vous trouvez bon qu’on produise des témoins à la charge de l’évêque, les voilà ici présents ; mais s’il vous semble que cela ne doive pas se faire, et qu’il faille s’en remettre à la bonne foi de l’évêque, dites-le, j’écouterai volontiers ce que vous aurez ordonné.

Les évêques, ravis et un peu étonnés de cette modération et de cette docilité du roi Hilperik, lui permirent aussitôt de faire comparaître les témoins à charge dont il annonçait la présence ; mais il n’en put présenter qu’un seul, le sous-diacre Rikulf. Platon et Gallienus persistaient à dire q’ils n’avaient rien à déclarer. Quant à Leudaste, profitant de sa liberté et du désordre qui présidait à l’instruction de cette procédure, non seulement il n’était point venu à l’audience, mais de plus il avait eu la précaution de s’éloigner du théâtre des débats. Rikulf, audacieux jusqu’au bout, se mit en devoir de parler ; mais les membres du synode l’arrêtèrent en s’écriant de toutes parts :

Un clerc de rang inférieur ne peut être cru en justice contre un évêque.

La preuve testimoniale ainsi écartée, il ne restait plus qu’à s’en tenir à la parole et au serment de l’accusé ; le roi, fidèle à sa promesse, n’objecta rien pour le fond, mais il chicana sur la forme. Soit par un caprice d’imagination, soit que de vagues souvenirs de quelque vieille superstition germanique lui revinssent à l’esprit sous des formes chrétiennes, il voulut que la justification de l’évêque Grégoire fût accompagnée d’actes étranges et capables de la faire ressembler à une sorte d’épreuve magique. Il exigea que l’évêque dît la messe trois fois de suite à trois autels différents, et qu’à l’issue de chaque messe, debout sur les degrés de l’autel, il jurât qu’il n’avait point tenu les propos qu’on lui attribuait.

La célébration de la messe jointe à un serment, dans la vue de le rendre plus redoutable, avait déjà quelque chose de peu conforme aux idées et aux pratiques orthodoxes ; mais l’accumulation de plusieurs serments pour un seul et même fait était formellement contraire aux canons de l’église. Les membres du synode le reconnurent, et ils n’en furent pas moins d’avis de faire cette concession aux bizarres fantaisies du roi Grégoire lui-même consentit à enfreindre la règle qu’il avait tant de fois proclamée. Peut-être, comme accusé personnellement, se faisait-il un point d’honneur de ne reculer devant aucun genre d’épreuves ; peut-être aussi, dans cette maison où tout avait la physionomie germanique, où l’aspect des hommes était barbare, et les mœurs encore à demi païennes, ne retrouvait-il plus la même énergie, la même liberté de conscience, que dans l’enceinte des villes gauloises ou sous le toit des basiliques.

Pendant que ces choses se passaient, Frédégonde, retirée à l’écart, attendait la décision des juges, affectant de paraître calme jusqu’à l’impassibilité, et méditant au fond de son cœur de cruelles représailles contre les condamnés, quels qu’ils fussent. Sa fille Rigonthe, plutôt par antipathie contre elle que par un sentiment bien sincère d’affection pour l’évêque de Tours, semblait profondément émue des tribulations de cet homme qu’elle ne connaissait guère que de nom, et dont elle était d’ailleurs incapable de comprendre le mérite. Renfermée ce jour-là dans son appartement, elle jeûna et fit jeûner avec elle toutes ses femmes, jusqu’à l’heure où un serviteur, aposté à dessein, vint lui annoncer que l’évêque était déclaré innocent. Il paraît que le roi, pour donner une marque de pleine et entière confiance aux membres du concile, s’abstint de suivre en personne les épreuves qu’il avait demandées, et qu’il laissa les évêques accompagner seuls l’accusé à l’oratoire du palais de Braine, où les trois messes furent dites et les trois serments prêtés sur trois autels. Aussitôt après, le concile rentra en séance ; Hilperik avait déjà repris sa place ; le président de l’assemblée resta debout et dit avec une gravité majestueuse :

Ô roi, l’évêque a accompli toutes les choses qui lui avaient été prescrites ; son innocence est prouvée ; et maintenant qu’avons-nous à faire ? Il nous reste à te priver de la communion chrétienne, toi et Berthramn, l’accusateur d’un de ses frères.

Frappé de cette sentence inattendue, le roi changea de visage, et, de l’air confus d’un écolier qui rejette sa faute sur des complices, il répondit :

Mais je n’ai raconté autre chose que ce que j’avais entendu dire. — Qui est-ce qui l’a dit le premier ? répliqua le président du concile, d’un ton d’autorité plus absolu. — C’est de Leudaste que j’ai tout appris, dit le roi encore ému d’avoir entendu retentir à ses oreilles le terrible mot d’excommunication.

L’ordre fut donné sur-le-champ d’amener Leudaste à la barre de l’assemblée, mais on ne le trouva ni dans le palais ni aux environs ; il s’était esquivé prudemment. Les évêques résolurent de procéder contre lui par contumace et de le déclarer excommunié. Quand la délibération fut clause, le président du synode se leva, et prononça l’anathème selon les formules consacrées :

Par le jugement du père, du fils et du saint-esprit, en vertu de la puissance accordée aux apôtres et aux successeurs des apôtres, de lire et de délier dans le ciel et sur la terre, tous ensemble nous décrétons que Leudaste, semeur de scandale, accusateur de la reine, faux dénonciateur d’un évêque, attendu qu’il s’est soustrait à l’audience pour échapper à son jugement, sera désormais séparé du giron de la sainte mère église et exclus de toute communion chrétienne, dans la vie présente et dans la vie à venir. Que nul chrétien ne lui dise salut et ne lui donne le baiser. Que nul prêtre ne célèbre pour lui la messe et ne lui administre la sainte communion du corps et du sang de Jésus-Christ. Que personne ne lui fasse compagnie, ne le reçoive dans sa maison, ne traite avec lui d’aucune affaire, ne boive, ne mange, ne converse avec lui, à moins que ce ne soit pour l’engager à se repentir. Qu’il soit maudit de Dieu le père qui a créé l’homme ; qu’il soit maudit de Dieu le fils qui a souffert pour l’homme ; qu’il soit maudit de l’esprit saint qui se répand sur nous au baptême ; qu’il soi maudit de tous les saints qui depuis le commencement du monde ont trouvé grâce devant Dieu. Qu’il soit maudit partout où il se trouvera, à la maison ou aux champs, sur la grande route ou dans le sentier. Qu’il soit maudit vivant et mourant, dans la veille et dans le sommeil, dans le travail et dans le repos. Qu’il soit maudit dans toutes les forces et tous les organes de son corps. Qu’il soit maudit dans toute la charpente de ses membres, et que du sommet de la tête à la plante des pieds il n’y ait pas sur lui la moindre place qui reste saine. Qu’il soit livré aux supplices éternels avec Dathan et Abiron, et avec ceux qui ont dit au seigneur : retire-toi de nous. Et de même que le feu s’éteint dans l’eau, qu’ainsi sa lumière s’éteigne pour jamais, à moins qu’il ne se repente et qu’il ne vienne donner satisfaction.

À ces derniers mots, tous les membres de l’assemblée, qui avaient écouté jusque-là dans un silence de recueillement, élevèrent ensemble la voix, et crièrent à plusieurs reprises : amen, que cela soit, que cela soit, qu’il soit anathème ; amen, amen. Cet arrêt, dont les menaces religieuses étaient vraiment effrayantes et dont les effets civils équivalaient pour le condamné à la mise hors de la loi du royaume, fut notifié par une lettre circulaire à tous ceux des évêques de Neustrie qui n’avaient pas assisté au concile. Ensuite on passa au jugement du sous-diacre Rikulf, convaincu de faux témoignage par la justification de l’évêque de Tours. La loi romaine, qui était celle de tous les ecclésiastiques sans distinction de race, punissait de mort l’imputation calomnieuse d’un crime capital, tel que celui de lèse-majesté ; cette loi fut appliquée dan toute sa rigueur, et le synode porta contre le clerc Rikulf une sentence qui l’abandonnait au bras séculier. Ce fut le dernier acte de l’assemblée ; elle se sépara aussitôt, et chacun des évêques, ayant pris congé du roi, fit ses dispositions pour retourner à son diocèse. Avant de songer à partir, Grégoire sollicita la grâce de l’homme qui l’avait poursuivi de ses impostures avec tant de perversité et d’effronterie. Hilperik était alors en veine de mansuétude, soit à cause de la joie que lui causait la fin des embarras où l’avait entraîné le soin de son honneur conjugal, soit qu’il eût à cœur d’adoucir, par des complaisances, les griefs de l’évêque de Tours. Il fit remise, sur sa prière, de la peine capitale, et ne réserva que la torture qui, selon la législation romaine, s’infligeait, non comme un supplice, mais comme un supplément d’interrogatoire.

Frédégonde elle-même jugea qu’il était de sa politique de ratifier cet acte de clémence et de laisser la vie à celui qu’un jugement solennel venait de lui livrer. Mais il semble qu’en l’épargnant elle ait voulu faire sur lui l’expérience de ce qu’un homme pourrait supporter de tourments sans en mourir ; et, dans ce jeu féroce, elle ne fut que trop bien secondée par le zèle officieux des vassaux et des serviteurs du palais, qui se firent à l’envi les bourreaux du condamné.

Je ne crois pas, dit le narrateur contemporain qui n’est autre ici que l’évêque de Tours, je ne crois pas qu’aucune chose inanimée, aucun métal eût pu résister à tous les coups dont fut meurtri ce pauvre malheureux. Depuis la troisième heure du jour jusqu’à la neuvième, il resta suspendu à un arbre par les mains liées derrière le dos. À la neuvième heure on le détacha, et on l’étendit sur un chevalet où il fut frappé de bâtons, de verges et de courroies mises en double, et cela, non par un ou deux hommes, mais tant qu’il en pouvait approcher de ses misérables membres, tous se mettaient à l’œuvre et frappaient.

Ses souffrances, jointes à son ressentiment contre Leudaste dont il avait été le jouet, lui firent révéler le fond encore ignoré de cette ténébreuse intrigue. Il dit qu’en accusant la reine d’adultère, ses deux complices et lui avaient eu pour but de la faire expulser du royaume avec ses deux fils, afin que le fils d’Audowere, Chlodowig, restât seul pour succéder à son père. Il ajouta que selon leurs espérances, en cas de succès, Leudaste devait être fait duc, le prêtre Rikulf évêque, et lui-même archidiacre de Tours. Ces révélations ne chargeaient point directement le jeune Chlodowig de participation au complot ; mais son intérêt s’était trouvé lié à celui des trois conjurés ; Frédégonde ne l’oublia pas, et, de ce moment, il fut marqué dans sa pensée, comme elle marquait ses ennemis mortels, pour la plus prochaine occasion.

Les nouvelles circulaient lentement dans ce siècle, à moins qu’elles ne fussent portées par des exprès ; et ainsi plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’on pût savoir à Tours quelle issue avait eue le procès instruit à Soissons et jugé à Braine. Durant ces jours d’incertitude ! Les citoyens, inquiets du sort de leur évêque, souffraient en outre des désordres causés par la turbulence et la forfanterie des ennemis de Grégoire. Leur chef, le prêtre Rikulf, s’était, de son autorité privée, installé dans la maison épiscopale, et là, comme s’il eût déjà possédé le titre d’évêque, objet de sa folle ambition, il s’essayait à l’exercice de la puissance absolue, alors attachée à ce titre. Disposant en maître des propriétés de l’église métropolitaine, il dressa un inventaire de toute l’argenterie ; et, pour se faire des créatures, il se mit à distribuer de riches présents aux principaux membres du clergé, donnant à l’un des meubles précieux, à d’autres des prés ou des vignes. Quant aux clercs de rang inférieur, dont il croyait n’avoir nul besoin, il les traita d’une tout autre manière, et ne leur fit connaître que par des actes de rigueur et de violence le pouvoir qu’il s’était arrogé. à la moindre faute, il les faisait battre à coups de bâton, ou les frappait de sa propre main, en leur disant : reconnaissez votre maître. Il répétait à tout propos, d’un ton de vanité emphatique :

C’est moi qui, par mon esprit, ai purgé la ville de Tours de cette engeance venue d’Auvergne.

Si parfois ses amis familiers lui témoignaient quelque doute sur le succès de cette usurpation, et sur la sincérité de ceux qu’attiraient autour de lui ses largesses extravagantes, il disait avec un sourire de supériorité :

Laissez-moi faire ; l’homme avisé n’est jamais pris en défaut ; on ne peut le tromper que par le parjure.

Ce fanfaron, si plein de lui-même, fut tout à coup tiré de ses rêves d’ambition par l’arrivée de Grégoire, qui fit sa rentrée à Tours au milieu de la joie universelle. Contrant de rendre le palais épiscopal à son légitime possesseur, Rikulf ne vint pas saluer l’évêque, comme le firent dans cette journée non seulement les membres du clergé, mais tous les autres citoyens. D’abord il affecta des airs de mépris et une sorte de bravade silencieuse ; puis sa rancune impuissante se tourna en frénésie, il tint des propos furibonds, et n’eut plus à la bouche que des menaces de mort. Grégoire, toujours attentif à suivre les voies légales, ne se hâta point d’user de la force contre cet ennemi dangereux ; mais, procédant avec calme et sans arbitraire, il réunit en synode provincial les suffragants de la métropole de Tours.

Ses lettres de convocation furent adressées individuellement aux évêques de toutes les cités de la troisième province lyonnaise, à l’exception de celles que possédaient les bretons, peuple aussi jaloux de son indépendance en religion qu’en politique, et dont l’église nationale n’avait point avec l’église des gaules de relations fixes et régulières. Les évêques d’Angers, du Mans et de Rennes prirent vivement à cœur la paix de l’église de Tours et la cause de leur métropolitain. Mais Félix, évêque de Nantes, soit par son absence du synode, soit par son attitude dans les délibérations, donna des signes non équivoques de malveillance contre Grégoire et de partialité pour ses ennemis. C’était un homme de race gauloise et de haute naissance, qui se disait issu des anciens chefs souverains du territoire d’Aquitaine, et comptait parmi ses aïeux des préfets du prétoire, des patrices et des consuls. à cette noblesse, dont il était très vain, il joignait des qualités rares de son temps, un esprit vif et entreprenant, le talent de parler avec éloquence et d’écrire avec facilité, et une étincelle de ce génie administratif qui avait brillé dans la Gaule sous le gouvernement romain. évêque d’une frontière incessamment menacée par les courses hostiles des bretons, et que les rois mérovingiens étaient incapables de protéger d’une manière constante, Félix avait pris sur lui de pourvoir à tout, de veiller en même temps à la sûreté et à la prospérité de son diocèse. À défaut d’armée, il opposait aux empiétements des bretons une politique vigilante et d’adroites négociations ; et, quand la sécurité était revenue autour de lui, il exécutait, avec ses seules ressources, de grands ouvrages d’utilité publique.

Au milieu de cette vie d’action et de ce mouvement d’intérêts matériels, son caractère avait contracté quelque chose d’âpre et d’impérieux, fort éloigné du type moral du prêtre selon les traditions apostoliques. Il lui arriva une fois de jeter son dévolu sur un domaine que l’église de Tours possédait près de Nantes, et qui peut-être li était nécessaire pour l’accomplissement d’une grande entreprise, celle de détourner le cours de la Loire, et de creuser au fleuve un nouveau lit, dans le double intérêt de l’agriculture et du commerce. Avec sa régularité scrupuleuse et un peu raide, Grégoire refusa de céder la moindre parcelle des propriétés de son église ; et cette contestation, s’envenimant par degrés, souleva entre les deux évêques une guerre de plume qui dut causer de grands scandales. Ils s’adressaient mutuellement, sous forme de lettres, des diatribes qu’ils avaient soin de communiquer à leurs amis, et qui circulaient publiquement, comme de véritables pamphlets. Dans ce conflit de paroles piquantes et d’allégations injurieuses, l’évêque de Tours, plus candide, moins âcre d’humeur, et moins spirituel que son adversaire, était loin d’avoir l’avantage. Aux reproches mordants et pleins de colère dont l’accablait Félix, à cause de son refus de lui abandonner le domaine en litige, il répondait avec une bonhomie doctorale :

Souviens-toi de la parole du prophète : malheur à ceux qui joignent maison à maison, et accouplent champ à champ, jusqu’à ce que la terre leur manque ; seront-ils seuls pour l’habiter ?

Et quand l’irascible évêque de Nantes, laissant de côté l’objet de la controverse, essayait de jeter du ridicule et de l’odieux sur la personne et sur la famille de son antagoniste, Grégoire e trouvait, pour riposter, que des saillies du genre de celle-ci :

Oh ! Si Marseille t’avait pour évêque, les navires n’y apporteraient plus d’huile ni d’autres denrées de ce genre, et seulement des cargaisons de papyrus, afin que tu eusses de quoi écrire à ton aise, pour diffamer les gens de bien. Mais la disette de papier met fin à ton verbiage...

Peut-être la mésintelligence qui divisait les évêques de Tours et de Nantes avait-elle des causes plus profondes que cette dispute accidentelle. L’imputation d’orgueil démesuré que Grégoire adressait à Félix donne lieu de croire qu’il existait entre eux quelque rivalité d’aristocratie. Il semble que le descendant des anciens princes d’Aquitaine souffrait de se voir hiérarchiquement soumis à un homme de noblesse inférieure à la sienne, ou que, par un sentiment exagéré de patriotisme local, il aurait voulu que les dignités ecclésiastiques, dans les provinces de l’ouest, fussent le patrimoine exclusif es grandes familles du pays. De là vinrent probablement ses sympathies et ses intelligences avec la faction qui, à Tours, haïssait Grégoire comme étranger ; car il connaissait de longue main et il avait même favorisé les intrigues du prêtre Rikulf.

Ces mauvaises dispositions du plus puissant et du plus habile des suffragants de l’évêché de Tours n’empêchèrent point le synode provincial de s’assembler régulièrement et de faire justice. Rikulf, condamné comme fauteur de troubles et rebelle à son évêque, fut envoyé n réclusion dans un monastère dont le lieu n’est pas désigné. Il y avait à peine un mois qu’il était renfermé sous bonne garde, lorsque des affidés de l’évêque de Nantes s’introduisirent avec adresse auprès de l’abbé qui gouvernait le couvent. Ils employèrent toutes sortes de ruses pour le circonvenir ; et, à l’aide d faux serments, ils obtinrent de lui, sur promesse de retour, la sortie du prisonnier. Mais Rikulf, dès qu’il se vit dehors, prit la fuite, et se rendit en hâte auprès de Félix, qui l’accueillit avec empressement, bravant ainsi d’une manière outrageante l’autorité de son métropolitain. Ce fut le dernier chagrin suscité à l’évêque de Tours par cette misérable affaire, et peut-être le chagrin le plus vif ; car il lui venait d’un homme de même origine, de même rang et de même éducation que lui, d’un homme dont il ne pouvait pas dire comme de ses autres ennemis, soit de race barbare, soit bornés de sens et esclaves de leurs passions à l’égal des barbares : mon dieu, ils ne savent ce qu’ils font.

Cependant Leudaste, mis hors de la loi par une sentence d’excommunication, et par un édit royal qui défendait de lui procurer ni gîte, ni pain, ni abri, menait une vie errante, pleine de périls et de traverses. Il était venu de Braine à Paris avec l’intention de se réfugier dans la basilique de saint-Pierre ; mais l’anathème, qui le déclarait exclus de l’asile ouvert à tous les proscrits, l’obligea de renoncer à ce dessein, et d’aller se confier à la fidélité et au courage de quelque ami. Pendant qu’il hésitait sur la direction qu’il devait prendre, il apprit que son fils unique venait de mourir ; cette nouvelle, à ce qu’il semble, réveilla en lui toutes les affections de famille et lui inspira une envie irrésistible de revoir ses foyers. Cachant son nom, et marchant seul dans le plus pauvre équipage, il prit le chemin de Tours ; et, à son arrivée, il se glissa d’une manière furtive dans la maison que sa femme habitait. Quand il eut donné aux émotions paternelles des instants que la mobilité d son caractère et ses inquiétudes présentes durent rendre forts courts, il s’empressa de mettre en sûreté l’argent et les objets précieux qu’il avait accumulés par ses pillages administratifs.

Il entretenait dans le pays de Bourges avec quelques personnes d’origine germanique des relations d’hospitalité mutuelle, relations qui, selon les mœurs barbares, imposaient des devoirs tellement sacrés que ni les défenses de la loi, ni même les menaces de la religion, ne pouvaient prévaloir contre eux. Ce fut à la garde de ses hôtes qu’il résolut de remettre, jusqu’à des jours meilleurs, tout ce qu’il possédait de richesses ; et il eut le temps d’en expédier la plus grande partie avant que l’édit de proscription lancé contre lui fût promulgué à Tours. Mais ces moments de répit ne furent pas de longue durée ; les messagers royaux apportèrent le décret fatal, escortés d’une troupe de gens armés qui, sur des indices recueillis d’étape en étape, suivaient la trace du proscrit. La maison de Leudaste fut envahie par eux ; il eut le bonheur de s’échapper ; mais sa femme, moins heureuse que lui, fut prise et conduite à Soissons ; puis, sur un ordre du roi, exilée dans le pays voisin de Tournai.

Le fugitif, prenant le même chemin qu’avaient suivi les chariots qui voituraient son trésor, se dirigea vers la ville de Bourges et entra sur les terres du roi Gonthramn, où les gens de Hilperik n’osèrent le poursuivre. Il arriva chez ses hôtes en même temps que ses bagages, dont l’aspect et le volume tentèrent, malheureusement pour lui, la cupidité des habitants du lieu. Trouvant que le bien d’un homme étranger au pays était de bonne prise, ils s’ameutèrent pour s’en emparer ; et le juge du canton se mit à leur tête, afin d’avoir part au butin. Leudaste n’avait avec lui aucune force capable de repousser une pareille attaque ; et, si ses hôtes essayèrent de l’y aider, leur résistance fut inutile. Tout fut pillé par les agresseurs, qui enlevèrent les sacs de monnaie, la vaisselle d’or et d’argent, les meubles et les habits, ne laissant au dépouillé que ce qu’il avait sur le corps, et menaçant de le tuer s’il ne s’éloignait au plus vite. Obligé de fuir de nouveau, Leudaste retourna sur ses pas, et prit audacieusement la route de Tours ; le dénuement où il se voyait réduit venait de lui inspirer une résolution désespérée.

Dès qu’il eut gagné la frontière du royaume de Hilperik et celle de son ancien gouvernement, il annonça, dans le premier village, qu’il y avait un bon coup à faire, à une journée de marche, sur les terres du roi Gonthramn, et que tout homme d’exécution qui voudrait courir cette aventure, serait généreusement récompensé. De jeunes paysans, et des vagabonds de tout état qui, alors, ne manquaient guère sur les routes, se rassemblèrent à cette nouvelle, et se mirent à suivre l’ex-comte de Tours, sans trop lui demander où il les menait. Leudaste prit ses mesures pour arriver rapidement au lieu qu’habitaient ses spoliateurs, et pour fondre à l’improviste sur la maison où il avait vu emmagasiner le produit du pillage. Cette manœuvre hardie eut un plein succès, les tourangeaux attaquèrent bravement, tuèrent un homme, en blessèrent plusieurs, et reprirent une portion considérable du butin, que les gens du Berri ne s’étaient pas encore partagé.

Fier de son coup de main et des protestations de dévouement qu’il recueillit après avoir fait ses largesses, Leudaste se crut désormais puissant contre quelque ennemi que ce fût, et revenant à ses allures présomptueuses, il demeura dans le voisinage de Tours, sans prendre aucun soin de dissimuler sa présence. Sur les bruits qui s’en répandirent, le duc Bérulf envoya ses officiers avec ne troupe de gens bien armés pour s’emparer du proscrit. Peu s’en fallut que Leudaste ne tombât entre leurs mains ; au moment d’être arrêté, il parvint encore à s’enfuir, mais ce fut en abandonnant tout ce qui lui restait d’argent et de meubles. Pendant que les débris de sa fortune étaient inventoriés comme dévolus au fisc, et dirigés vers Soissons, lui-même, suivant la route opposée, tâchait d’arriver à Poitiers pour se réfugier, en désespoir de cause, dans la basilique de Saint-Hilaire.

Il semble que le voisinage du monastère de Radegonde, et que le caractère même de cette femme si douce et si vénérée, aient répandu alors sur l’église de Poitiers un esprit d’indulgence qui la distinguait entre toutes les autres. C’est du moins la seule explication possible de l’accueil charitable qu’un homme à la fois proscrit et excommunié trouva au sein de cette église, après avoir vu se fermer devant lui l’asile de saint Martin de Tours et les basiliques de Paris. La joie d’être à la fin en pleine sûreté fut grande pour Leudaste, mais elle passa vite ; et bientôt il n’éprouva plus qu’un sentiment insupportable pour sa vanité, l’humiliation d’être l’un des plus pauvres parmi ceux qui partageaient avec lui l’asile de saint-Hilaire. Pour s’y dérober, et pour satisfaire des goûts invétérés de sensualité et de débauche, il organisa en bande de voleurs les plus scélérats et les plus déterminés d’entre ses compagnons de refuge. Lorsque la police de la ville devenait moins forte ou moins vigilante, l’ex-comte de Tours, averti par des espions, sortait  de la basilique de Saint-Hilaire, à la tête de sa troupe, et, courant à quelque maison qu’on lui avait signalée comme riche, il y enlevait par effraction l’argent et la vaisselle de prix, ou rançonnait à merci le propriétaire épouvanté. Chargés de butin, les bandits rentraient aussitôt dans l’enceinte de la basilique, où ils faisaient leur partage ; puis, mangeaient et buvaient ensemble, se querellaient ou jouaient aux dés.

Souvent le saint asile devenait le théâtre de désordres encore plus honteux ; Leudaste y attirait des femmes de mauvaise vie, dont quelques unes, mariées, furent surprises avec lui en adultère sous les portiques du parvis. Soit qu’au bruit de ces scandales, un ordre parti de la cour de Soissons eût prescrit l’exécution rigoureuse de la sentence portée à Braine, soit que Radegonde elle-même, outrée de tant de profanations, eût demandé l’éloignement de Leudaste, il fut chassé de l’asile de Saint-Hilaire, comme indigne de toute pitié. Ne sachant où reposer sa tête, il s’adressa encore une fois à ses hôtes du Berri. Malgré les obstacles suscités autour d’eux par des événements récents, leur amitié fut ingénieuse à lui assurer une retraite, qu’il abandonna de lui-même après quelque temps, poussé par son humeur pétulante et ses fantaisies désordonnées. Il reprit la vie de courses et d’aventures qui devait le mener à sa perte ; mais, eût-il été doué de prudence et d’esprit de conduite, il n’y avait plus de salut pour lui ; sur sa tête pesait une fatalité inévitable, la vengeance de Frédégonde qui pouvait quelquefois attendre, mais qui n’oubliait jamais.