RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

 

QUATRIÈME RÉCIT — 577 – 586.

Histoire de Prætextatus, évêque de Rouen.

 

 

Pendant que le fils du roi Hilperik, sans asile dans le royaume de son père et dans le royaume de son épouse, errait à travers les bruyères et les forêts de la Champagne, il n’y avait guère en Neustrie qu’un seul homme qui eût le courage de se dire hautement son ami. C’était l’évêque de Rouen Prætextatus qui, depuis le jour où il avait tenu le jeune prince sur les fonts de baptême, s’était lié à lui d’un de ces attachements dévoués, absolus, irréfléchis, dont une mère ou une nourrice semble seule capable. L’entraînement de sympathie aveugle qui l’avait conduit à favoriser, en dépit des lois de l’église, la passion de Merowig pour la veuve de son oncle ne fit que s’accroître avec les malheurs qui furent la suite de cette passion inconsidérée.

Ce fut au zèle de Prætextatus que, selon toute probabilité, le mari de Brunehilde dut les secours d’argent au moyen desquels il parvint à s’échapper de la basilique de Saint-Martin de Tours et à gagner la frontière d’Austrasie.

À la nouvelle du mauvais succès de cette évasion, l’évêque ne se découragea point ; au contraire, il redoubla d’efforts pour procurer des amis et un asile au fugitif dont il était le père selon la religion, et que son propre père persécutait. Il prenait peu de soin de dissimuler ses sentiments, et des démarches qui lui semblaient un devoir. Pas un homme tant soit peu considérable parmi les Francs qui habitaient son diocèse ne venait lui rendre visite sans qu’il entretînt longuement le visiteur des infortunes de Merowig, sollicitant avec instance pour son filleul, pour son cher fils, comme il disait lui-même, de l’affection et un appui. Ces paroles étaient une sorte de refrain que, dans sa simplicité de cœur, il répétait sans cesse et mêlait à tous ses discours. S’il arrivait qu’il reçût un présent de quelque homme puissant ou riche, il s’empressait de le lui rendre au double, en lui faisant promettre de venir en aide à Merowig et de lui rester fidèle dans sa détresse.

Comme l’évêque de Rouen gardait peu de mesure dans ses propos et se confiait sans précaution à toutes sortes de gens, le roi Hilperik ne tarda pas à être informé de tout, soit par le bruit public, soit par d’officieux amis, et à recevoir des dénonciations mensongères ou du moins exagérées. On accusait Prætextatus de répandre des présents parmi le peuple pour l’exciter à la trahison, et d’ourdir un complot contre le pouvoir et contre la personne du roi. Hilperik ressentit à cette nouvelle une de ces colères mêlées de crainte, durant lesquelles, incertain lui-même du parti qu’il fallait prendre, il s’abandonnait aux conseils et à la direction de Frédégonde. Depuis le jour où il était parvenu à séparer l’un de l’autre Merowig et Brunehilde, il avait presque pardonné à l’évêque Prætextatus la célébration de leur mariage ; mais Frédégonde, moins oublieuse que lui, et moins bornée dans ses passions à l’intérêt du moment, s’était prise contre l’évêque d’une haine profonde, d’une de ces haines qui, pour elle, ne finissaient qu’avec la vie de celui qui avait eu le malheur de les exciter. Saisissant donc l’occasion, elle persuada au roi de traduire Prætextatus devant un concile d’évêques comme coupable de lèse-majesté selon la loi romaine, et de requérir tout au moins le châtiment de son infraction aux canons de l’église, si l’on ne parvenait pas à lui trouver d’autre crime.

Prætextatus fut arrêté dans sa maison et conduit à la résidence royale, pour y subir un interrogatoire sur les faits qui lui étaient imputés, et sur ses relations avec la reine Brunehilde depuis le jour où elle était partie de Rouen pour retourner en Austrasie ; les réponses de l’évêque apprirent qu’il n’avait pas entièrement rendu à cette reine les effets précieux qu’elle lui avait confiés à son départ ; qu’il lui restait encore deux ballots remplis d’étoffes et de bijoux, qu’on évaluait à trois mille sous d’or, et, de plus, un sac de pièces d’or au nombre d’environ deux mille. Joyeux d’une pareille découverte plus que de toute autre information, Hilperik s’empressa de faire saisir ce dépôt et de le confisquer à son profit ; puis il relégua Prætextatus loin de son diocèse et sous bonne garde jusqu’à la réunion du synode qui devait s’assembler pour le juger.

Des lettres de convocation, adressées à tous les évêques du royaume de Hilperik, leur enjoignirent de se rendre à Paris dans les derniers jours du printemps de l’année 577. Depuis la mort de Sighebert, le roi de Neustrie regardait cette ville comme sa propriété, et ne tenait plus aucun compte du serment qui lui en interdisait l’entrée. Soit que réellement il craignît quelque entreprise de la part des partisans secrets de Brunehilde et de Merowig, soit pour faire plus d’impression sur l’esprit des juges de Prætextatus, il fit le voyage de Soissons à Paris, accompagné d’une suite tellement nombreuse qu’elle pouvait passer pour une armée. Cette troupe établit son bivouac aux portes du logement du roi ; c’était, selon toute apparence, l’ancien palais impérial dont les bâtiments s’élevaient au sud de la cité de Paris sur la rive de la Seine. Sa façade orientale bordait la voie romaine qui, partant du petit pont de la cité, se dirigeait vers le midi. Devant la principale entrée, une autre voie romaine, tracée vers l’orient, mais tournant ensuite au sud-est, conduisait, à travers des champs de vigne, sur le plateau le plus élevé de la colline méridionale. Là se trouvait une église dédiée sous l’invocation des apôtres saint Pierre et saint Paul, et qui fut choisie pour salle d’audience synodale, probablement à cause de sa proximité de l’habitation royale et du cantonnement des troupes.

Cette église, bâtie depuis un demi-siècle, renfermait les tombeaux du roi Chlodowig, de la reine Chlothilde et de sainte Ghenovefe ou Geneviève. Chlodowig en avait ordonné la construction, à la prière de Chlothilde, au moment de son départ pour la guerre contre les wisigoths ; arrivé sur le terrain désigné, il avait lancé sa hache droit devant lui, afin qu’un jour on pût mesurer la force et la portée de son bras par la longueur de l’édifice. C’était une de ces basiliques du Ve et du VIe siècle, plus remarquables par la richesse de leur décoration que par la grandeur de leurs proportions architectoniques, ornées à l’intérieur de colonnes de marbre, de mosaïques et de lambris peints et dorés, et à l’extérieur d’un toit de cuivre et d’un portique. Le portique de l’église saint-Pierre consistait en trois galeries, l’une appliquée à la face antérieure du bâtiment, et les deux autres formant de chaque côté des ailes saillantes en guise de fer à cheval. Ces galeries, dans tout leur longueur, étaient décorées de peintures à fresques divisées en quatre grands compartiments, et représentant les quatre phalanges des saints de l’ancienne et de la nouvelle loi, les patriarches, les prophètes, les martyrs et les confesseurs. Tels sont les détails que fournissent les documents originaux sur le lieu où s’assembla ce concile, le cinquième de ceux qui furent tenus à Paris. Au jour fixé par les lettres de convocation, quarante-cinq évêques se réunirent dans la basilique de saint-Pierre. Le roi vint, de son côté, à l’église ; il y entra accompagné de quelques uns de ses leudes armés seulement de leurs épées ; et la foule des Francs, en complet équipage de guerre, s’arrêta sous le portique, dont elle occupa toutes les avenues. Le chœur de la basilique formait, selon toute probabilité, l’enceinte réservée pour les juges, le plaignant et l’accusé ; on y voyait figurer, comme pièces de conviction, les deux ballots et le sac de pièces d’or saisis dans la maison de Prætextatus. Le roi, à son arrivée, les fit remarquer aux évêques en leur annonçant que ces objets devaient jouer un grand rôle dans la cause qui allait se débattre. Les membres du synode, venus soit des villes qui formaient primitivement le partage du roi Hilperik, soit de celles qu’il avait conquises depuis la mort de son frère, étaient en partie gaulois et en partie Francs d’origine.

Parmi les premiers, de beaucoup les plus nombreux, se trouvaient Grégoire, évêque de Tours, Félix de Nantes, Domnolus du Mans, Honoratus d’Amiens, Aetherius de Lisieux et Pappolus de Chartres. Parmi les autres on voyait Raghenemod, évêque de Paris, Leudowald de Bayeux, Romahaire de Coutance, Marowig de Poitiers, Malulf de Senlis et Berthramn de Bordeaux ; ce dernier fut, à ce qu’il semble, honoré par ses collègues de la dignité et des fonctions de président.

C’était un homme de haute naissance, proche parent des rois par sa mère Ingheltrude, et devant à cette parenté un immense crédit et de grandes richesses. Il affectait la politesse et l’élégance des mœurs romaines ; il aimait à se montrer en public dans un char à quatre chevaux, escorté par les jeunes clercs de son église, comme un patron entouré de ses clients. à ce goût de luxe et de pompe sénatoriale, l’évêque Berthramn joignait le goût de la poésie et composait des épigrammes latines qu’il offrait avec assurance à l’admiration des connaisseurs, quoiqu’elles fussent pleines de vers pillés et de fautes contre la mesure. Plus insinuant et plus adroit que ne l’étaient d’ordinaire les gens de race germanique, il avait conservé de leur caractère le penchant à la débauche sans pudeur et sans retenue. À l’exemple des rois ses parents, il prenait des servantes pour concubines, et, non content de cela, il cherchait des maîtresses parmi les femmes mariées. Il passait pour entretenir un commerce adultère avec la reine Frédégonde, et soit pour cette raison, soit pour une autre cause, il avait épousé, de la manière la plus vive, les ressentiments de cette reine contre l’évêque de Rouen. En général, les prélats d’origine franque, peut-être par l’habitude du vasselage, inclinaient à donner gain de cause au roi en sacrifiant leur collègue. Les évêques romains avaient plus de sympathie pour l’accusé, plus de sentiment de la justice et de respect pour la dignité de leur ordre ; mais ils étaient effrayés par l’appareil militaire dont le roi Hilperik s’entourait, et surtout par la présence de Frédégonde, qui, se défiant, comme toujours, de l’habileté de son mari, était venue travailler elle-même à l’accomplissement de sa vengeance.

Lorsque l’accusé eut été introduit, et que l’audience fut ouverte, le roi se leva, et, au lieu de s’adresser aux juges, apostrophant brusquement son adversaire :

Évêque, lui dit-il, comment t’es-tu avisé de marier mon ennemi Merowig, lequel aurait dû n’être que mon fils, avec sa tante, je veux dire avec la femme de son oncle ? Est-ce que tu ignorais ce que les décrets des canons ordonnent à cet égard ? Et non seulement tu es convaincu d’avoir failli en cela, mais encore tu as comploté avec celui dont je parle, et distribué des présents pour me faire assassiner. Tu as fait du fils un ennemi de son père ; tu as séduit le peuple par de l’argent, afin que nul ne me gardât la fidélité qui m’est due ; tu as voulu livrer mon royaume entre les mains d’un autre...

Ces derniers mots, prononcés avec force au milieu du silence général, parvinrent jusqu’aux oreilles des guerriers Francs qui, en station hors de l’église, se pressaient par curiosité le long des portes qu’on avait fermées dès l’ouverture de la séance. à la voix du roi qui se disait trahi, cette multitude armée répondit aussitôt par un murmure d’indignation et par des cris de mort contre le traître ; puis, s’exaltant jusqu’à la fureur, elle se mit en devoir d’enfoncer les portes pour faire irruption dans l’église et en arracher l’évêque, afin de le lapider. Les membres du concile, épouvantés par ce tumulte inattendu, quittèrent leurs places, et il fallut que le roi lui-même se portât au-devant des assaillants pour les apaiser et les faire rentrer dans l’ordre. L’assemblée ayant repris assez de calme pour que l’audience continuât, la parole fut donnée à l’évêque de Rouen pour sa justification. Il ne lui fut pas possible de se disculper d’avoir enfreint les lois canoniques dans la célébration du mariage ; mais il nia formellement les faits de complot et de trahison que le roi venait de lui imputer. Alors Hilperik annonça qu’il avait des témoins à faire entendre, et ordonna qu’ils fussent introduits.

Plusieurs hommes d’origine franque comparurent, tenant à la main différents objets de prix qu’ils mirent sous les yeux de l’accusé en lui disant :

Reconnais-tu ceci ? Voilà ce que tu nous as donné pour que nous promissions fidélité à Merowig. L’évêque, sans se déconcerter, répliqua : vous dites vrai, je vous ai fait plus d’une fois des présents, mais ce n’était pas afin que le roi fût chassé de son royaume. Quand vous veniez m’offrir un beau cheval ou quelque autre chose, pouvais-je me dispenser de me montrer aussi généreux que vous-mêmes, et de vous rendre don pour don ?

Il y avait bien sous cette réponse un peu de réticence, quelque sincère qu’elle fût d’ailleurs ; mais la réalité d’une proposition de complot ne put être établie par des témoignages valables. La suite des débats n’amena aucune preuve à la charge de l’accusé ; et le roi, mécontent du peu de succès de cette première tentative, fit lever la séance et sortit de l’église pour retourner à son logement. Ses leudes le suivirent, et les évêques allèrent tous ensemble se reposer dans la sacristie.

Pendant qu’ils étaient assis par groupes, causant familièrement mais avec une certaine réserve, car ils se défiaient les uns des autres, un homme que la plupart d’entre eux ne connaissaient que de nom se présenta sans être attendu. C’était Aetius, gaulois de naissance et archidiacre de l’église de Paris. Après avoir salué les évêques, abordant avec une extrême précipitation le sujet d’entretien le plus épineux, il leur dit :

Écoutez-moi, prêtres du seigneur qui êtes ici réunis, l’occasion actuelle est grande et importante pour vous. Ou vous allez vous honorer de l’éclat d’une bonne renommée, ou bien vous allez perdre dans l’opinion de tout le monde le titre de ministres de Dieu. Il s’agit de choisir ; montrez-vous donc judicieux et fermes, et ne laissez pas périr votre frère.

Cette allocution fut suivie d’un profond silence ; les évêques, ne sachant s’ils avaient devant eux un provocateur envoyé par Frédégonde, ne répondirent qu’en posant le doigt sur leurs lèvres en signe de discrétion. Ils se rappelaient avec terreur les cris féroces des guerriers Francs, et les coups de leurs haches d’armes retentissant contre les portes de l’église. Presque tous, et les gaulois en particulier, tremblaient de se voir signalés comme suspects à la loyauté ombrageuse de ces fougueux vassaux du roi ; ils restèrent immobiles et comme stupéfaits sur leurs siéges.

Mais Grégoire de Tours, plus fort de conscience que les autres, et indigné de cette pusillanimité, reprit pour son compte la harangue et les exhortations de l’archidiacre Aetius.

Je vous en prie, dit-il, faites attention à mes paroles, très saints prêtres de Dieu, et surtout vous qui êtes admis d’une manière intime dans la familiarité du roi. Donnez-lui un conseil pieux et digne du caractère sacerdotal ; car il est à craindre que son acharnement contre un ministre du seigneur n’attire sur lui la colère divine, et ne lui fasse perdre son royaume et sa gloire.

Les évêques Francs, auxquels ce discours s’adressait d’une manière spéciale, restèrent silencieux comme les autres, et Grégoire ajouta d’un ton ferme :

Souvenez-vous, mes seigneurs et confrères, des paroles du prophète qui dit : si la sentinelle, voyant venir l’épée, ne sonne point de la trompette, et que l’épée vienne et ôte la vie à quelqu’un, je redemanderai le sang de cet homme à la sentinelle. ne gardez donc point le silence, mais parlez haut, et mettez devant les yeux du roi son injustice, de peur qu’il ne lui arrive malheur, et que vous n’en soyez responsables.

L’évêque s’arrêta pour attendre une réponse, mais aucun des assistants ne répondit mot. Ils s’empressèrent de quitter la place, les uns pour décliner toute part de complicité dans de semblables propos, et se mettre à couvert de l’orage qu’ils croyaient déjà voir fondre sur la tête de leur collègue, les autres, comme Berthramn et Raghenemod, pour aller faire leur cour au roi et lui porter des nouvelles.

Hilperik ne tarda pas à être informé en détail de tout ce qui venait d’avoir lieu. Ses flatteurs lui dirent qu’il n’avait pas dans cette affaire, ce furent leurs propres paroles, de plus grand ennemi que l’évêque de Tours. Aussitôt le roi, saisi de colère, dépêcha un de ses courtisans pour aller en toute diligence chercher l’évêque et le lui amener. Grégoire obéit et suivit son conducteur d’un air tranquille et assuré. Il trouva le roi hors du palais, sous une hutte construite en branchages, au milieu des tentes et des baraques de ses soldats. Hilperik se tenait debout, ayant à sa droite Berthramn, l’évêque de Bordeaux, et à sa gauche, Raghenemod, l’évêque de Paris, qui tous les deux venaient de jouer contre leur collègue le rôle de délateurs. Devant eux était un large banc couvert de pains, de viandes cuites et de différents mets destinés à être offerts à chaque nouvel arrivant ; car l’usage et une sorte d’étiquette voulaient que personne ne quittât le roi, après une visite, sans prendre quelque chose à sa table.

À la vue de l’homme qu’il avait mandé dans sa colère, et dont il connaissait le caractère inflexible devant la menace, Hilperik se composa pour mieux arriver à ses fins, et, affectant, au lieu d’aigreur, un ton doux et facétieux :

Ô évêque, dit-il, ton devoir est de dispenser la justice à tous, et voilà que je ne puis l’obtenir de toi ; au lieu de cela, je le vois bien, tu es de connivence avec l’iniquité, et tu donnes raison au proverbe : le corbeau n’arrache point l’œil au corbeau.

L’évêque ne jugea pas convenable de se prêter à la plaisanterie ; mais avec ce respect traditionnel des anciens sujets de l’empire romain pour la puissance souveraine, respect qui, du moins chez lui, n’excluait ni la dignité personnelle, ni le sentiment de l’indépendance, il répondit gravement :

Si quelqu’un de nous, ô roi, s’écarte du sentier de la justice, il peut être corrigé par toi ; mais si c’est toi qui es en faute, qui est-ce qui te reprendra ? Nous te parlons, et si tu le veux, tu nous écoutes ; mais si tu ne le veux pas, qui te condamnera ? Celui-là seul qui a prononcé qu’il était la justice même. Le roi l’interrompit, et répliqua : la justice, je l’ai trouvée auprès de tous, et ne puis la trouver auprès de toi ; mais je sais bien ce que je ferai pour que tu sois noté parmi le peuple, et que tous sachent que tu es un homme injuste. J’assemblerai les habitants de Tours, et je leur dirai : élevez la voix contre Grégoire, et criez qu’il est injuste et ne fait justice à personne ; et pendant qu’ils crieront ainsi, j’ajouterai : moi qui suis roi, je ne puis obtenir justice de lui, comment, vous autres qui êtes au-dessous de moi, l’obtiendriez-vous ?

Cette espèce d’hypocrisie pateline, par laquelle l’homme qui pouvait tout essayait de se faire passer pour opprimé, souleva dans le cœur de Grégoire un mépris qu’il eut peine à contenir, et qui fit prendre à sa parole une expression plus sèche et plus hautaine.

Si je suis injuste, reprit-il, ce n’est pas toi qui le sais, c’est celui qui connaît ma conscience et qui voit au fond des cœurs ; et quant aux clameurs du peuple que tu auras ameuté, elles ne feront rien, car chacun saura qu’elles viennent de toi. Mais c’est assez là-dessus, tu as les lois et les canons, consulte-les avec soin, et si tu n’observes pas ce qu’ils ordonnent, sache que le jugement de Dieu est sur ta tête.

Le roi sentit l’effet de ces paroles sévères ; et comme pour effacer de l’esprit de Grégoire l’impression fâcheuse qui les lui avait attirées, il prit un air de cajolerie, et montrant du doigt un vase rempli de bouillon qui se trouvait là parmi les pains, les plats de viandes et les coupes à boire, il dit :

Voici un potage que j’ai fait préparer à ton intention, l’on n’y a mis autre chose que de la volaille et quelque peu de pois chiches.

Ces derniers mots étaient calculés pour flatter l’amour-propre de l’évêque ; car les saints personnages de ce temps, et en général ceux qui aspiraient à la perfection chrétienne, s’abstenaient de la grosse viande comme trop substantielle, et ne vivaient que de légumes, de poissons et de volatiles. Grégoire ne fut point dupe de ce nouvel artifice, et faisant de la tête un signe de refus, il répondit :

Notre nourriture doit être de faire la volonté de Dieu, et non de prendre plaisir à une chère délicate. Toi qui taxes les autres d’injustice, commence par promettre que tu ne laisseras pas de côté la loi et les canons, et nous croirons que c’est la justice que tu poursuis.

Le roi, qui tenait à ne point rompre avec l’évêque de Tours, et qui au besoin ne se faisait pas faute de serments, sauf à trouver plus tard quelque moyen de les éluder, leva la main et jura, par le Dieu tout-puissant, de ne transgresser en aucune manière la loi et les canons. Alors Grégoire prit du pain et but un peu de vin, espèce de communion de l’hospitalité, à laquelle on ne pouvait se refuser sous le toit d’autrui, sans pécher d’une manière grave contre les égards et la politesse. Réconcilié en apparence avec le roi, il le quitta pour se rendre à son logement dans la basilique de Saint-Julien voisine du palais impérial.

La nuit suivante, pendant que l’évêque de Tours, après avoir chanté l’office des nocturnes, reposait dans son appartement, il entendit frapper à coups redoublés à la porte de la maison. Étonné de ce bruit, il fit descendre un de ses serviteurs, qui lui rapporta que des messagers de la reine Frédégonde demandaient à le voir. Ces gens, ayant été introduits, saluèrent Grégoire au nom de la reine, et lui dirent qu’ils venaient le prier de ne point se montrer contraire à ce qu’elle désirait, dans l’affaire soumise au concile. Ils ajoutèrent en confidence qu’ils avaient mission de lui promettre deux cents livres d’argent, s’il faisait succomber Prætextatus en se déclarant contre lui. L’évêque de Tours, avec sa prudence et son sang-froid habituels, objecta d’une manière calme qu’il n’était pas seul juge de la cause, et que sa voix, de quelque côté qu’elle fût, ne saurait rien décider.

Si vraiment, répliquèrent les envoyés, car nous avons déjà la parole de tous les autres ; ce qu’il nous faut, c’est que tu n’ailles pas à l’encontre. L’évêque reprit sans changer de ton : quand vous me donneriez mille livres d’or et d’argent, il me serait impossible de faire autre chose que ce que le seigneur commande ; tout ce que je puis promettre, c’est de me réunir aux autres évêques en ce qu’ils auront décidé conformément à la loi canonique.

Les envoyés se trompèrent sur le sens de ces paroles, soit parce qu’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’étaient les canons de l’église, soit parce qu’ils s’imaginèrent que le mot seigneur s’appliquait au roi que, dans le langage usuel, on désignait souvent par ce simple titre, et, faisant beaucoup de remerciements, ils sortirent, joyeux de pouvoir porter à la reine la bonne réponse qu’ils croyaient avoir reçue. Leur méprise délivra l’évêque Grégoire de nouvelles importunités, et lui permit de prendre du repos jusqu’au lendemain matin.

Les membres du concile s’assemblèrent de bonne heure pour la seconde séance, et le roi, déjà tout remis de ses désappointements, s’y rendit avec une grande ponctualité. Pour trouver un moyen d’accorder son serment de la veille avec le projet de vengeance que la reine s’obstinait à poursuivre, il avait mis en œuvre tout son savoir littéraire et théologique ; il avait feuilleté la collection des canons, et s’était arrêté au premier article, décernant contre un évêque la peine la plus grave, celle de la déposition. Il ne s’agissait plus pour lui que de charger sur nouveaux frais l’évêque de Rouen d’un crime prévu par cet article, et c’est ce qui ne l’embarrassait guère ; assuré, comme il croyait l’être, de toutes les voix du synode, il se donnait libre carrière en fait d’imputations et de mensonges. Lorsque les juges et l’accusé eurent pris place comme à l’audience précédente, Hilperik prit la parole, et dit avec la gravité d’un docteur commentant le droit ecclésiastique :

L’évêque convaincu de vol doit être destitué des fonctions épiscopales ; ainsi en a décidé l’autorité des canons.

Les membres du synode, étonnés de ce début, auquel ils ne comprenaient rien, demandèrent tous à la fois quel était cet évêque à qui l’on imputait le crime de vol.

C’est lui, répondit le roi, en se tournant vers Prætextatus avec une singulière impudence, lui-même, et n’avez-vous pas vu ce qu’il nous a dérobé ?

Ils se rappelèrent en effet les deux ballots d’étoffes et le sac d’argent que le roi leur avait montrés sans expliquer d’où provenaient ces objets, et quel rapport ils avaient dans sa pensée aux charges de l’accusation. Quelque outrageante que fût pour lui cette nouvelle attaque, Prætextatus répondit patiemment à son adversaire :

Je crois que vous devez vous souvenir qu’après que la reine Brunehilde eut quitté la ville de Rouen, je me rendis près de vous, et vous informai que j’avais en dépôt chez moi les effets de cette reine, c’est-à-dire cinq ballots d’un volume et d’un poids considérables ; que ses serviteurs venaient souvent me demander de les rendre, mais que je ne voulais pas le faire sans votre aveu. Vous me dîtes alors : défais-toi de ces choses, et qu’elles retournent à la femme à qui elles appartiennent, de crainte qu’il n’en résulte de l’inimitié entre moi et mon neveu Hildebert. De retour dans ma métropole, je remis aux serviteurs un des ballots, car ils n’en pouvaient porter davantage. Ils revinrent plus tard me demander les autres, et j’allai de nouveau consulter votre magnificence. L’ordre que je reçus de vous fut le même que la première fois : mets dehors, mets dehors toutes ces choses, ô évêque, de peur qu’elles ne fassent naître des querelles. Je leur ai donc remis encore deux ballots, et les deux autres sont restés chez moi. Maintenant, pourquoi me calomniez-vous et m’accusez-vous de larcin, puisqu’il ne s’agit point ici d’objets volés, mais d’objets confiés à ma garde ?

— Si ce dépôt t’avait été remis en garde, répliqua le roi, donnant, sans se déconcerter, un autre tour à l’accusation, et quittant le rôle de plaignant pour celui de partie publique, si tu étais dépositaire, pourquoi as-tu ouvert l’un des ballots, et en as-tu tiré une bordure de robe tissée de fils d’or, que tu as coupée par morceaux, afin de la distribuer à des hommes conjurés pour me chasser de mon royaume ? L’accusé reprit avec le même calme : Je t’ai déjà dit une fois que ces hommes m’avaient fait des présents ; n’ayant à moi, pour le moment, rien que je pusse leur donner en retour, j’ai puisé là, et je n’ai pas cru mal faire. Je regardais comme mon propre bien ce qui appartenait à mon fils Merowig, que j’ai tenu sur les fonts de baptême.

Le roi ne sut que répondre à ces paroles, où se peignait avec tant de naïveté le sentiment paternel qui était pour le vieil évêque une passion de tous les instants, et comme une sorte d’idée fixe. Hilperik se sentait à bout de ressources ; à l’assurance qu’il avait montrée d’abord, succéda un air d’embarras et presque de confusion ; il fit lever brusquement la séance, et se retira encore plus déconcerté et plus mécontent que la veille. Ce qui le préoccupait surtout, c’était l’accueil qu’après une semblable déconvenue il allait infailliblement recevoir de l’impérieuse Frédégonde, et il semble qu’en effet son retour au palais fut suivi d’un orage domestique dont la violence le consterna. Ne sachant plus que faire pour écraser, au gré de sa femme, le vieux prêtre inoffensif dont elle avait juré la perte, il appela auprès de lui ceux des membres du concile qui lui étaient le plus dévoués, entre autres Berthramn et Raghenemod.

Je l’avoue, leur dit-il, je suis vaincu par les paroles de l’évêque, et je sais que ce qu’il dit est vrai. Que ferai-je donc pour que la volonté de la reine s’accomplisse à son égard ?

Les prélats, embarrassés, ne surent que répondre ; ils restaient mornes et silencieux, quand tout à coup le roi, stimulé et comme inspiré par ce mélange d’amour et de crainte qui formait sa passion conjugale, reprit avec feu :

Allez le trouver, et, faisant semblant de lui donner conseil de vous-mêmes, dites-lui : tu sais que le roi Hilperik est bon et facile à émouvoir, qu’il se laisse aisément gagner à la miséricorde ; humilie-toi devant lui, et dis pour lui complaire que tu as fait les choses dont il t’accuse ; alors nous nous jetterons tous à ses pieds, et nous obtiendrons ta grâce.

Soit que les évêques eussent persuadé à leur crédule et faible collègue que le roi, se repentant de ses poursuites, voulait seulement n’en pas avoir le démenti, soit qu’ils l’eussent effrayé en lui représentant que son innocence devant le concile ne le sauverait pas de la vengeance royale s’il s’obstinait à la braver, Prætextatus, intimidé d’ailleurs par ce qu’il savait des dispositions serviles ou vénales de la plupart de ses juges, ne repoussa point de si étranges conseils. Il réserva dans sa pensée, comme une dernière chance de salut, la ressource ignominieuse qui lui était offerte, donnant ainsi un triste exemple du relâchement moral qui gagnait alors jusqu’aux hommes chargés de maintenir, au milieu de cette société à demi dissoute, la règle du devoir et les scrupules de l’honneur. Remerciés comme d’un bon office par celui qu’ils trahissaient, les évêques allèrent porter au roi Hilperik la nouvelle du succès de leur message. Ils promirent que l’accusé, donnant à plein dans le piége, avouerait tout à la première interpellation ; et Hilperik, délivré par cette assurance du souci d’inventer quelque nouvel expédient pour raviver la procédure, résolut de l’abandonner à son cours ordinaire. Les choses furent donc remises pour la troisième audience précisément au point où elles se trouvaient à la fin de la première, et les témoins qui avaient déjà comparu furent assignés de nouveau, pour confirmer leurs précédentes allégations.

Le lendemain, à l’ouverture de la séance, le roi, comme s’il eût repris simplement son dernier propos de l’avant-veille, dit à l’accusé en lui montrant les témoins qui se tenaient debout :

Si tu ne voulais que rendre à ces hommes présent pour présent, pourquoi leur as-tu demandé le serment de garder leur foi à Merowig ?

Quelque énervée que fût sa conscience depuis son entrevue avec les évêques, Prætextatus, par un instinct de pudeur plus fort que toutes ses appréhensions, recula devant le mensonge qu’il devait proférer contre lui-même.

Je l’avoue, répondit-il, je leur ai demandé d’avoir de l’amitié pour lui, et j’aurais appelé à son aide non seulement les hommes, mais les anges du ciel, si j’en avais eu la puissance, car il était, comme je l’ai déjà dit, mon fils spirituel par le baptême.

À ces mots qui semblaient indiquer de la part du prévenu la volonté de continuer à se défendre, le roi, outré de voir son attente trompée, éclata d’une manière terrible. Sa colère, aussi brutale en ce moment que ses ruses jusque-là avaient été patientes, frappa le débile vieillard d’une commotion nerveuse qui anéantit sur-le-champ ce qui lui restait de force morale. Il tomba à genoux, et se prosternant la face contre terre, il dit :

Ô roi très miséricordieux, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je suis un détestable homicide, j’ai voulu te tuer et faire monter ton fils sur le trône...

Aussitôt que le roi vit son adversaire à ses pieds, sa colère se calma, et l’hypocrisie reprit le dessus. Feignant d’être emporté par l’excès de son émotion, il se mit lui-même à genoux devant l’assemblée, et s’écria :

Entendez-vous, très pieux évêques, entendez-vous le criminel faire l’aveu de son exécrable attentat ?

Les membres du concile s’élancèrent tous hors de leurs siéges et coururent relever le roi qu’ils entourèrent, les uns attendris jusqu’aux larmes, et les autres riant peut-être en eux-mêmes de la scène bizarre que leur trahison de la veille avait contribué à préparer. Dès que Hilperik fut debout, comme s’il lui eût été impossible de supporter plus longtemps la vue d’un si grand coupable, il ordonna que Prætextatus sortît de la basilique. Lui-même se retira presque aussitôt, afin de laisser le concile délibérer selon l’usage avant de rendre son jugement.

De retour au palais, le roi, sans perdre un instant, envoya porter aux évêques assemblés un exemplaire de la collection des canons pris parmi les livres de sa bibliothèque. Outre le code entier des lois canoniques admises sans contestation par l’église gallicane, ce volume contenait, en supplément, un nouveau cahier de canons attribués aux apôtres, mais peu répandus alors en Gaule, peu étudiés et mal connus des théologiens les plus instruits. Là se trouvait l’article disciplinaire cité par le roi avec tant d’emphase à la seconde séance, lorsqu’il s’avisa de transformer l’imputation de complot en celle de vol. Cet article, qui décernait la peine de la déposition, lui plaisait fort à cause de cela ; mais comme son texte ne cadrait plus avec les aveux de l’accusé, Hilperik, poussant à bout la duplicité et l’effronterie, n’hésita pas à le falsifier, soit de sa propre main, soit par la main d’un de ses secrétaires. On lisait dans l’exemplaire ainsi retouché :

L’évêque convaincu d’homicide, d’adultère ou de parjure, sera destitué de l’épiscopat.

Le mot vol avait disparu remplacé par le mot homicide, et, chose encore plus étrange, aucun des membres du concile, pas même l’évêque de Tours, ne se douta de la supercherie. Seulement, à ce qu’il paraît, l’intègre et consciencieux Grégoire, l’homme de la justice et de la loi, fit, mais inutilement, des efforts pour engager ses collègues à s’en tenir au code ordinaire, et à décliner l’autorité des prétendus canons apostoliques.

La délibération terminée, les parties furent appelées de nouveau pour entendre prononcer la sentence. L’article fatal, l’un de ceux du vingt et unième canon des apôtres, ayant été lu à haute voix, l’évêque de Bordeaux, comme président du concile, s’adressant à l’accusé, lui dit :

Écoute, frère et co-évêque, tu ne peux plus demeurer en communion avec nous et jouir de notre charité jusqu’au jour où le roi, auprès de qui tu n’es pas en grâce, t’aura accordé son pardon.

À cet arrêt prononcé par la bouche d’un homme qui la veille s’était joué si indignement de sa simplicité, Prætextatus resta silencieux et comme frappé de stupeur. Quant au roi, une victoire si complète ne lui suffisait déjà plus, et il s’ingéniait encore pour trouver quelque moyen accessoire d’aggraver la condamnation. Prenant aussitôt la parole, il demanda qu’avant de laisser sortir le condamné, on lui déchirât sa tunique sur le dos, ou bien qu’on récitât sur sa tête le psaume CVIIIe, qui contient les malédictions appliquées par les actes des apôtres à Judas Iscariote :

Que ses jours soient en petit nombre ; que ses fils deviennent orphelins et sa femme veuve. Que l’usurier dévore son bien, et que des étrangers enlèvent le fruit de ses travaux ; qu’il n’y ait pour lui ni aide ni pitié ; que ses enfants meurent et que son nom périsse en une seule génération.

La première de ces cérémonies était un symbole de dégradation infamante, l’autre s’appliquait seulement dans les cas de sacrilège. Grégoire De Tours, avec sa fermeté tranquille et modérée, éleva la voix pour qu’une semblable aggravation de peine ne fût point admise, et le concile ne l’admit point. Alors Hilperik, toujours en veine de chicanes, voulut que le jugement qui suspendait son adversaire des fonctions épiscopales fût rédigé par écrit, avec une clause portant que la déposition serait perpétuelle. Grégoire s’opposa encore à cette demande, en rappelant au roi sa promesse formelle de renfermer l’action dans les bornes marquées par la teneur des lois canoniques. Ce débat, qui prolongeait la séance, fut interrompu tout à coup par un dénouement où l’on pouvait reconnaître la main et la décision de Frédégonde, ennuyée des lenteurs de la procédure et des subtilités de son mari. Des gens armés entrèrent dans l’église et enlevèrent Prætextatus sous les yeux de l’assemblée qui n’eut plus qu’à se séparer. L’évêque fut conduit en prison au-dedans des murs de Paris, dans une geôle dont les restes subsistèrent longtemps sur la rive gauche du grand bras de la Seine. La nuit suivante, il tenta de s’évader et fut cruellement battu par les soldats qui le gardaient. Après un jour ou deux de captivité, il partit pour aller en exil aux extrémités du royaume dans une île voisine des rivages du Cotentin ; c’est probablement celle de Jersey, colonisée depuis un siècle, ainsi que la côte elle-même, jusqu’à Bayeux, par des pirates de race saxonne.

L’évêque de Rouen devait, selon toute apparence, passer le reste de sa vie au milieu de cette population de pêcheurs et de forbans ; mais, après sept ans d’exil, un grand événement le rendit tout à coup à la liberté et à son église. En l’année 584, le roi Hilperik fut assassiné avec des circonstances qui seront racontées ailleurs, et sa mort, que la voix publique imputait à Frédégonde, devint, par tout le royaume de Neustrie, le signal d’une espèce de révolution. Tous les mécontents du dernier règne, tous ceux qui avaient à se plaindre de vexations ou de dommages, se faisaient justice eux-mêmes. On courait sus aux officiers royaux qui avaient abusé de leur pouvoir, ou qui l’avaient exercé avec rigueur et sans ménagement pour personne ; leurs biens étaient envahis, leurs maisons pillées et incendiées ; chacun profitait de l’occasion pour se livrer à des représailles contre ses oppresseurs ou ses ennemis. Les haines héréditaires de famille à famille, de ville à ville et de canton à canton, se réveillaient et produisaient des guerres privées, des meurtres et des brigandages. Les condamnés sortaient des prisons et les proscrits rentraient comme si leur ban se fût rompu de lui-même par la mort du prince au nom duquel il avait été prononcé. C’est ainsi que Prætextatus revint d’exil, rappelé par une députation que lui envoyèrent les citoyens de Rouen. Il fit son entrée dans la ville, escorté d’une foule immense, au milieu des acclamations du peuple, qui de sa propre autorité, le rétablit sur le siége métropolitain, et en chassa comme intrus le gaulois Melantius que le roi avait mis à sa place.

Cependant la reine Frédégonde, chargée de tout le mal qui s’était fait sous le règne de son mari, avait été contrainte de se réfugier dans la principale église de Paris, laissant son fils unique, âgé de quatre mois, aux mains des seigneurs Francs qui le proclamèrent roi et prirent le gouvernement en son nom. Sortie de cet asile quand le désordre fut devenu moins violent, il fallut qu’elle allât se faire oublier au fond d’une retraite éloignée de la résidence du jeune roi. Renonçant avec un extrême chagrin à ses habitudes de faste et de domination, elle se rendit au domaine de Rotoïalum, aujourd’hui le Val de Reuil, près du confluent de l’Eure et de la Seine. Ainsi les circonstances l’amenèrent à quelques lieues de cette ville de Rouen où l’évêque qu’elle avait fait déposer et bannir venait d’être rétabli en dépit d’elle. Quoiqu’il n’y eût dans son cœur ni pardon ni oubli, et que sept ans d’exil sur la tête d’un vieillard ne l’eussent pas rendu pour elle moins odieux qu’au premier jour, elle n’eut pas d’abord le loisir de songer à lui ; sa pensée et toute sa haine étaient ailleurs.

Triste de se voir réduite à une condition presque privée, elle avait sans cesse devant les yeux le bonheur et la puissance de Brunehilde, maintenant tutrice, sans contrôle, d’un fils âgé de quinze ans. Elle disait avec amertume : cette femme va se croire au-dessus de moi. Une pareille idée pour Frédégonde était une idée de meurtre ; dès que son esprit s’y fut arrêté, elle n’eut plus d’autre occupation que d’atroces et sombres études sur les moyens de perfectionner les instruments d’assassinat, et de dresser, au crime et à l’intrépidité, des hommes d’un caractère enthousiaste. Les sujets qui paraissaient le mieux répondre à ses desseins étaient de jeunes clercs de race barbare, mal disciplinés à l’esprit de leur nouvel état, et conservant encore les habitudes et les mœurs du vasselage. Il y en avait plusieurs parmi les commensaux de sa maison ; elle entretenait leur dévouement par des largesses et une sorte de familiarité ; de temps en temps elle faisait sur eux l’essai de liqueurs enivrantes et de cordiaux dont la composition mystérieuse était l’un de ses secrets. Le premier de ces jeunes gens qui lui parut suffisamment préparé reçut, de sa bouche, l’ordre d’aller en Austrasie, de se présenter comme transfuge à la reine Brunehilde, de gagner sa confiance, et de la tuer dès qu’il en trouverait l’occasion. Il partit et réussit en effet à s’introduire auprès de la reine ; il entra même à son service, mais, après quelques jours, on se défia de lui ; on le mit à la question, et quand il eut tout avoué, on le renvoya sans lui faire d’autre mal, en lui disant : retourne à ta patronne. Frédégonde, outrée jusqu’à la fureur de cette clémence, qui lui semblait une insulte et un défi, s’en vengea sur son maladroit émissaire, en lui faisant couper les pieds et les mains.

Après quelques mois, quand elle crut le moment venu de faire une seconde tentative, recueillant tout ce qu’il y avait en elle de génie pour le mal, elle fit fabriquer, sur ses indications, des poignards d’une nouvelle espèce. C’étaient de longs couteaux à gaine, semblables pour la forme à ceux que d’ordinaire les Francs portaient à la ceinture, mais dont la lame, ciselée dans toute sa longueur, était couverte de figures en creux. Innocent en apparence, cet ornement avait une destination véritablement diabolique ; il devait servir à ce que le fer pût être empoisonné plus à fond, et de telle sorte que la substance vénéneuse, au lieu de glisser sur le poli, s’incrustât dans les ciselures. Deux de ces armes, frottées d’un poison subtil, furent remises par la reine à deux jeunes clercs, dont le triste sort de leur compagnon n’avait pas refroidi le dévouement. Ils reçurent l’ordre de se rendre, accoutrés en pauvres gens, à la résidence du roi Hildebert, de le guetter dans ses promenades, et, quand l’occasion serait propice, de s’approcher de lui tous les deux, en demandant l’aumône, et de le frapper ensemble de leurs couteaux.

Prenez ces poignards, leur dit Frédégonde, et partez vite, pour qu’enfin je voie Brunehilde, dont l’arrogance vient de cet enfant, perdre tout pouvoir par sa mort, et devenir mon inférieure. Si l’enfant est trop bien gardé pour que vous puissiez l’approcher, vous tuerez mon ennemie ; si vous périssez dans l’entreprise, je comblerai de bien vos parents, je les enrichirai de mes dons, et les ferai monter au premier rang dans le royaume. Soyez donc sans crainte, et n’ayez aucun souci de la mort.

À ce discours dont la netteté ne laissait voir d’autre perspective que celle d’un danger sans issue, quelques signes de trouble et d’hésitation parurent sur le visage des deux jeunes clercs. Frédégonde s’en aperçut, et aussitôt elle fit apporter une boisson composée avec tout l’art possible, pour exalter les esprits en flattant le goût. Les jeunes gens vidèrent chacun une coupe de ce breuvage, dont l’effet ne tarda pas à se montrer dans leurs regards et dans leur contenance. Satisfaite de l’épreuve, la reine reprit alors :

Quand le jour sera venu d’exécuter mes ordres, je veux qu’avant de vous mettre à l’œuvre, vous buviez un coup de cette liqueur, afin d’être fermes et dispos.

Les deux clercs partirent pour l’Austrasie, munis de leurs couteaux empoisonnés et d’un flacon renfermant le précieux cordial ; mais on faisait bonne garde autour du jeune roi et de sa mère. à leur arrivée, les émissaires de Frédégonde furent saisis comme suspects, et cette fois, on ne leur fit aucune grâce ; tous deux périrent dans les supplices.

Ces choses se passèrent dans les derniers mois de l’année 585 ; vers le commencement de l’année suivante, il arriva que Frédégonde, ennuyée peut-être de sa solitude, quitta le Val de Reuil, pour aller passer quelques jours à Rouen. Elle se trouva ainsi, plus d’une fois, dans les réunions et les cérémonies publiques, en présence de l’évêque dont le retour était une sorte de démenti donné à sa puissance. D’après ce qu’elle savait par expérience du caractère de cet homme, elle s’attendait au moins à lui voir devant elle une contenance humble et mal assurée, des manières craintives comme celles d’un proscrit amnistié de fait seulement et par simple tolérance ; mais au lieu de lui témoigner cette déférence obséquieuse dont elle était encore plus jalouse depuis qu’elle se sentait déchue de son ancien rang, Prætextatus, à ce qu’il semble, se montra fier et dédaigneux ; son âme, autrefois si molle et si peu virile, s’était retrempée en quelque sorte par la souffrance et le malheur.

Dans une des rencontres que les solennités civiles ou religieuses amenèrent alors entre l’évêque et la reine, celle-ci, laissant déborder sa haine et son dépit, dit assez haut pour être entendue de toutes les personnes présentes :

Cet homme devrait savoir que le temps peut revenir pour lui de reprendre le chemin de l’exil.

Prætextatus ne laissa pas tomber ce propos, et affrontant le courroux de sa terrible ennemie, il lui répondit en face :

Dans l’exil comme hors de l’exil, je n’ai point cessé d’être évêque, je le suis et je le serai toujours ; mais toi, peux-tu dire que tu jouiras toujours de la puissance royale ? Du fond de mon exil, si j’y retourne, Dieu m’appellera au royaume du ciel ; et toi, de ton royaume en ce monde, tu seras précipitée dans les gouffres de l’enfer. Il serait temps désormais de laisser là tes folies et tes méchancetés, de renoncer à cette jactance qui te gonfle sans cesse, et de suivre une meilleure route, afin que tu puisses mériter la vie éternelle et conduire à l’âge d’homme l’enfant que tu as mis au monde.

Ces paroles, où l’ironie la plus acerbe se mêlait à la gravité hautaine d’une admonition sacerdotale, soulevèrent tout ce qu’il y avait de passion dans l’âme de Frédégonde ; mais loin de s’emporter en discours furieux, et de donner en spectacle sa honte et sa colère, elle sortit sans proférer un seul mot, et alla dans le secret de sa maison dévorer l’injure et préparer la vengeance.

Melantius qui, pendant sept années, avait occupé indûment le siége épiscopal, ancien protégé et client de la reine, s’était rendu auprès d’elle à son arrivée au domaine de Reuil, et, depuis ce temps, il ne la quittait plus. Ce fut lui qui reçut la première confidence de ses sinistres desseins. Cet homme, que le regret de n’être plus évêque tourmentait jusqu’à le rendre capable de tout oser pour le redevenir, n’hésita pas à se faire le complice d’un projet qui pouvait le conduire au but de son ambition. Ses sept années d’épiscopat n’avaient pas été sans influence sur le personnel du clergé de l’église métropolitaine. Plusieurs des dignitaires promus durant cette époque se regardaient comme ses créatures, et voyaient avec déplaisir l’évêque restauré, à qui ils ne devaient rien, et dont ils attendaient peu de faveurs.

Prætextatus, simple et confiant par caractère, ne s’était pas inquiété, à son retour, des nouveaux visages qu’il rencontra dans le palais épiscopal ; il n’avait point songé aux existences qu’un pareil changement ne pouvait manquer d’alarmer, et comme il était bienveillant pour tous, il ne se croyait haï de personne. Pourtant, malgré l’affection vive et profonde que le peuple de Rouen lui portait, la plupart des membres du clergé avaient pour lui peu de zèle et d’attachement.

Chez quelques uns, surtout dans les rangs supérieurs, l’aversion était complète ; l’un des archidiacres ou vicaires métropolitains la poussait jusqu’à la fureur, soit par dévouement à la cause de Melantius, soit parce qu’il aspirait lui-même à la dignité épiscopale. Quels que fussent les motifs de cette haine mortelle qu’il nourrissait contre son évêque, Frédégonde et Melantius crurent ne pouvoir se passer de lui, et l’admirent en tiers dans le complot. L’archidiacre eut avec eux des conférences où se discutèrent les moyens d’exécution. Il fut décidé qu’on chercherait, parmi les serfs attachés au domaine de l’église de Rouen, un homme capable de se laisser séduire par la promesse d’être affranchi avec sa femme et ses enfants. Il s’en trouva un que cette espérance de liberté, quelque douteuse qu’elle fût, enivra au point de le rendre prêt à commettre le double crime de meurtre et de sacrilège. Ce malheureux reçut comme encouragement deux cents pièces d’or, cent de la part de Frédégonde, cinquante données par Melantius, et le reste par l’archidiacre ; toutes les mesures furent prises, et le coup arrêté pour le dimanche suivant, qui était le 24 février.

Ce jour-là, l’évêque de Rouen, dont le meurtrier guettait la sortie depuis le lever du soleil, se rendit de bonne heure à l’église. Il alla s’asseoir à sa place accoutumée, à quelques pas du maître-autel, sur un siége isolé au-devant duquel se trouvait un prie-dieu. Le reste du clergé occupa les stalles qui garnissaient le chœur, et l’évêque entonna, suivant l’usage, le premier verset de l’office du matin. Pendant que la psalmodie, reprise par les chantres, continuait en chœur, Prætextatus s’agenouilla en appuyant les mains et en inclinant la tête sur le prie-dieu placé devant lui. Cette posture, dans laquelle il resta longtemps, fournit à l’assassin, qui s’était glissé par derrière, l’occasion qu’il épiait depuis le commencement du jour. Profitant de ce que l’évêque, prosterné en prières, ne voyait rien de ce qui se passait à l’entour, il s’approcha de lui insensiblement jusqu’à la portée du bras, et, tirant le couteau suspendu à sa ceinture, il l’en frappa sous l’aisselle. Prætextatus, se sentant blessé, poussa un cri ; mais soit malveillance, soit lâcheté, aucun des clercs présents n’accourut à son aide, et l’assassin eut le temps de s’esquiver.

Ainsi abandonné, le vieillard se releva seul, et appuyant les deux mains contre sa blessure, il se dirigea vers l’autel, dont il eut encore la force de monter les degrés. Arrivé là, il étendit ses mains pleines de sang pour atteindre, au-dessus de l’autel, le vase d’or suspendu par des chaînes, où l’on gardait l’eucharistie réservée pour la communion des mourants. Il prit une parcelle du pain consacré et communia ; puis rendant grâce à Dieu de ce qu’il avait eu le temps de se munir du saint viatique, il tomba en défaillance entre les bras de ses fidèles serviteurs, et fut transporté par eux dans son appartement.

Instruite de ce qui venait d’avoir lieu, soit par la rumeur publique, soit par le meurtrier lui-même, Frédégonde voulut se donner l’affreux plaisir de voir son ennemi agonisant. Elle se rendit en hâte à la maison de l’évêque, accompagnée des ducs Ansowald et Beppolen, qui ne savaient ni l’un ni l’autre quelle part elle avait prise à ce crime, et de quelle étrange scène ils allaient être témoins. Prætextatus était dans son lit, ayant sur le visage tous les signes d’une mort prochaine, mais conservant encore le sentiment et la connaissance. La reine dissimula ce qu’elle ressentait de joie, et, prenant, avec un air de sympathie, un ton de dignité royale, elle dit au mourant :

Il est triste pour nous, ô saint évêque, aussi bien que pour le reste de ton peuple, qu’un pareil mal soit arrivé à ta personne vénérable. Plût à Dieu qu’on nous indiquât celui qui a osé commettre cette horrible action, afin qu’il fût puni d’un supplice proportionné à son crime.

Le vieillard, dont tous les soupçons étaient confirmés par cette visite même, se souleva sur son lit de douleur, et attachant ses yeux sur Frédégonde, il répondit :

Et qui a frappé ce coup, si ce n’est la main qui a tué des rois, qui a si souvent répandu le sang innocent et fait tant de maux dans le royaume ?

Aucun signe de trouble ne parut sur le visage de la reine, et comme si ces paroles eussent été pour elle vides de sens, et le simple effet d’un dérangement fébrile, elle reprit du ton le plus calme et le plus affectueux :

Il y a auprès de nous de très habiles médecins qui sont capables de guérir cette blessure ; permets qu’ils viennent te visiter.

La patience de l’évêque ne put tenir contre tant d’effronterie, et, dans un transport d’indignation qui épuisa le reste de ses forces, il dit :

Je sens que Dieu veut me rappeler de ce monde ; mais toi qui t’es rencontrée pour concevoir et diriger l’attentat qui m’ôte la vie, tu seras dans tous les siècles un objet d’exécration, et la justice divine vengera mon sang sur ta tête.

Frédégonde se retira sans dire un mot, et, après quelques instants, Prætextatus rendit le dernier soupir.

À cette nouvelle, toute la ville de Rouen fut dans la consternation ; les citoyens, sans distinction de races, romains ou Francs, s’unirent dans le même sentiment de tristesse mêlée d’horreur. Les premiers, n’ayant hors des limites de leur cité aucune existence politique, ne savaient exprimer qu’une douleur impuissante à la vue du crime dont une reine était le principal auteur ; mais, parmi les autres, un certain nombre au moins, ceux à qui leur fortune ou leur noblesse héréditaire faisait donner le titre de seigneurs, pouvaient, selon le vieux privilège de la liberté germanique, parler haut à qui que ce fût, et atteindre en justice tous les coupables. Il y avait aux environs de Rouen plusieurs de ces chefs de famille, propriétaires indépendants, qui siégeaient comme juges dans les causes les plus importantes, et se montraient aussi fiers de leurs droits personnels que jaloux du maintien des anciennes coutumes et des institutions nationales. Parmi eux se trouvait un homme de cœur et d’entraînement, doué au plus haut degré de cette sincérité courageuse que les conquérants de la Gaule regardaient comme la vertu de leur race, opinion qui, devenue populaire, donna naissance par la suite à un mot nouveau, celui de franchise. Cet homme réunit quelques uns de ses amis et de ses voisins, et leur persuada de faire avec lui une démarche éclatante, et d’aller porter à Frédégonde l’annonce d’une citation judiciaire. Ils montèrent tous à cheval et partirent d’un domaine situé à quelque distance de Rouen pour se rendre au logement de la reine dans l’intérieur de la ville. à leur arrivée, un seul d’entre eux, celui qui avait conseillé la visite, fut admis en présence de Frédégonde qui, redoublant de précautions depuis son nouveau crime, se tenait soigneusement sur ses gardes ; tous les autres restèrent dans le vestibule ou sous le portique de la maison. Interrogé par la reine sur ce qu’il voulait d’elle, le chef de la députation lui dit avec l’accent d’un homme profondément indigné :

Tu as commis dans ta vie bien des forfaits, mais le plus énorme de tous est ce que tu viens de faire en ordonnant le meurtre d’un prêtre de Dieu. Dieu veuille se déclarer bientôt le vengeur du sang innocent ! Mais nous tous, en attendant, nous rechercherons le crime et nous poursuivrons le coupable, afin qu’il te devienne impossible d’exercer de pareilles cruautés.

Après avoir proféré cette menace, le Franc sortit, laissant la reine troublée jusqu’au fond de l’âme d’une déclaration dont les suites probables n’étaient pas sans danger pour elle, dans son état de veuvage et d’isolement. Frédégonde eut bientôt retrouvé son audace et pris un parti décisif ; elle envoya l’un de ses serviteurs courir après le seigneur Franc, et lui dire que la reine l’invitait à dîner. Cette invitation fut accueillie par le Franc, qui venait de rejoindre ses compagnons, comme elle devait l’être par un homme d’honneur ; il refusa. Le serviteur ayant porté sa réponse, accourut de nouveau le prier, s’il ne voulait point rester pour le repas, d’accepter au moins quelque chose à boire, et de ne pas faire à une demeure royale l’injure d’en sortir à jeun. Il était d’usage qu’une pareille requête fût toujours agréée ; l’habitude et le savoir-vivre, tel qu’on le pratiquait alors, l’emportèrent cette fois sur le sentiment de l’indignation, et le Franc, qui était près de monter à cheval, attendit sous le vestibule avec ses amis.

Un moment après, les serviteurs descendirent, portant de larges coupes remplies de la boisson que les hommes de race barbare prenaient le plus volontiers hors des repas ; c’était du vin mélangé de miel et d’absinthe. Celui des Francs à qui venait de s’adresser le message de la reine fut servi le premier. Il vida, sans réflexion et tout d’un trait, la coupe de liqueur aromatisée ; mais à peine eut-il bu la dernière goutte qu’une souffrance atroce et comme un déchirement intérieur lui apprit qu’il venait d’avaler le poison le plus violent. Un instant muet, sous l’empire de cette sensation foudroyante, quand il vit ses compagnons se disposer à suivre son exemple et à faire honneur au vin d’absinthe, il leur cria :

Ne touchez pas à ce breuvage, sauvez-vous, malheureux, sauvez-vous, pour ne pas périr avec moi !

Ces paroles frappèrent les Francs d’une sorte de terreur panique ; l’idée d’empoisonnement, dont celle de sortilège et de maléfice était alors inséparable, la présence d’un danger mystérieux qu’il était impossible de repousser avec l’épée, fit prendre la fuite à ces hommes de guerre, qui n’eussent point reculé dans un combat. Ils coururent tous à leurs chevaux, celui qui avait bu le poison fit de même, et parvint à se placer sur le sien, mais sa vue se troublait, ses mains perdaient la force de soutenir la bride. Mené par son cheval qu’il ne pouvait plus diriger et qui l’emportait au galop à la suite des autres, il fit quelques centaines de pas et tomba mort. Le bruit de cette aventure causa au loin un effroi superstitieux ; parmi les possesseurs de domaines du diocèse de Rouen, personne ne parla plus de citer Frédégonde à comparaître devant la grande assemblée de justice qui, sous le nom de mâl, se réunissait au moins deux fois chaque année.

C’était l’évêque de Bayeux, Leudowald, qui, à titre de premier suffragant de l’archevêché de Rouen, devait prendre le gouvernement de l’église métropolitaine durant la vacance du siége. Il se rendit dans la métropole, et de là il adressa officiellement à tous les évêques de la province une relation de la mort violente de Prætextatus ; puis, ayant réuni le clergé de la ville en synode municipal, il ordonna, d’après l’avis de cette assemblée, que toutes les églises de Rouen fussent fermées, et qu’on n’y célébrât aucun office jusqu’à ce qu’une enquête publique eût mis sur la trace des auteurs et des complices du crime. Quelques hommes de race gauloise et d’un rang inférieur furent arrêtés comme suspects, et soumis à la question ; la plupart avaient eu connaissance du complot contre la vie de l’archevêque et reçu même à cet égard des ouvertures et des offres ; leurs révélations vinrent à l’appui du soupçon général qui pesait sur Frédégonde, mais ils ne nommèrent aucun de ses deux complices, Melantius et l’archidiacre. La reine, sentant qu’elle aurait bon marché de cette procédure ecclésiastique, prit sous son patronage tous les accusés, et leur procura ouvertement les moyens de se dérober à l’information judiciaire, soit par la fuite, soit en opposant la résistance à main armée.

Loin de se laisser décourager par les obstacles de tout genre qu’il rencontrait, l’évêque Leudowald, homme consciencieux et attaché à ses devoirs sacerdotaux, redoubla de zèle et de soins pour découvrir l’auteur du meurtre et s’enquérir à fond des mystères de cette horrible trame. Alors Frédégonde mit en usage les ressources qu’elle réservait pour les occasions extrêmes ; on vit des assassins rôder autour de la maison de l’évêque et tenter de s’y introduire ; il fallut que Leudowald se fît garder jour et nuit par ses domestiques et par ses clercs. Sa constance ne tint pas contre de pareilles alarmes ; les procédures, commencées d’abord avec un certain éclat, se ralentirent, et l’enquête selon la loi romaine fut bientôt abandonnée, comme l’avaient été les poursuites devant les juges de race franque assemblés selon la loi salique.

Le bruit de ces événements, qui de proche en proche se répandait par toute la Gaule, arriva au roi Gonthramn, dans sa résidence de Châlons-Sur-Saône. L’émotion qu’il en ressentit fut assez vive pour le tirer un moment de l’espèce de nonchalance politique où il se complaisait. Son caractère était, comme on l’a déjà vu, formé des plus étranges contrastes, d’un fonds de piété douce et d’équité rigide, au travers duquel bouillonnaient, pour ainsi dire, et se faisaient jour par intervalle les restes mal éteints d’une nature sauvage et sanguinaire. Ce vieux levain de férocité germanique révélait sa présence dans l’âme du plus débonnaire des rois mérovingiens, tantôt par des fougues de fureur brutale, tantôt par des cruautés de sang-froid. La seconde femme de Gonthramn, Austrehilde, atteinte en l’année 580 d’une maladie qu’elle sentait devoir être mortelle ! Eut la fantaisie barbare de ne vouloir pas mourir seule ! Et de demander que ses deux médecins fussent décapités le jour de ses funérailles. Le roi le promit comme la chose la plus simple, et fit couper la tête aux médecins. Après cet acte de complaisance conjugale, digne du tyran le plus atroce, Gonthramn était revenu, avec une facilité inexplicable, à ses habitudes de royauté paternelle et à sa bonhomie accoutumée. En apprenant le double crime de meurtre et de sacrilège dont la clameur générale accusait la veuve de son frère, il éprouva une véritable indignation, et, comme chef de la famille mérovingienne, il se crut appelé à un grand acte de justice patriarcale. Il fit partir en ambassade, auprès des seigneurs qui exerçaient la régence au nom du fils de Hilperik, trois évêques, Artémius de Sens, Agrœcius de Troyes, et Veranus de Cavaillon dans la province d’Arles. Ces envoyés reçurent l’ordre de se faire autoriser par les seigneurs de Neustrie à rechercher, au moyen d’une enquête solennelle, la personne coupable du crime, et à l’amener de gré ou de force en présence du roi Gonthramn.

Les trois évêques se rendirent à Paris où était élevé l’enfant au nom duquel, depuis deux ans, se gouvernait le royaume de Neustrie. Admis devant le conseil de régence, ils exposèrent leur message en insistant sur l’énormité du crime dont le roi Gonthramn demandait la punition. Lorsqu’ils eurent cessé de parler, celui des chefs neustriens qui avait le premier rang parmi les tuteurs du jeune roi, et qu’on appelait son nourricier, se leva et dit :

De tels méfaits nous déplaisent aussi au dernier point, et de plus en plus nous désirons qu’ils soient punis ; mais s’il se trouve parmi nous quelqu’un qui en soit coupable, ce n’est pas en présence de votre roi qu’il doit être conduit, car nous avons le moyen de réprimer, avec la sanction royale, tous les crimes commis chez nous.

Ce langage, ferme et digne en apparence, couvrait une réponse évasive, et les régents de Neustrie avaient moins de souci de l’indépendance du royaume que de ménagements pour Frédégonde. Les ambassadeurs ne s’y méprirent pas, et l’un d’eux répliqua vivement :

Sachez que si la personne qui a commis le crime n’est pas découverte et amenée au grand jour, notre roi viendra avec une armée ravager tout ce pays par le glaive et par l’incendie ; car il est manifeste que celle qui fait mourir le Franc par des maléfices est la même qui a tué l’évêque par l’épée.

Les Neustriens s’émurent peu d’une pareille menace ; ils savaient que le roi Gonthramn manquait toujours de volonté lorsque venait le moment d’agir. Ils renouvelèrent leurs précédentes réponses, et les évêques mirent fin à cette inutile entrevue en protestant d’avance contre la réintégration de Melantius dans le siége épiscopal de Rouen. Mais à peine étaient-ils de retour auprès du roi Gonthramn, que Melantius fut rétabli, grâce à la protection de la reine et à l’ascendant qu’elle venait de reprendre par l’intrigue et par la terreur. Cet homme, digne créature de Frédégonde, alla chaque jour, pendant plus de quinze ans, s’asseoir et prier à la même place où le sang de Prætextatus avait coulé.

Fière de tant de succès, la reine couronna son œuvre par un dernier trait d’insolence, signe du plus incroyable mépris pour tout ce qui avait osé s’attaquer à elle. Elle fit saisir publiquement et amener en sa présence le serf de la glèbe qu’elle-même avait payé pour commettre le crime, et que jusque-là elle avait aidé à se soustraire à toutes les recherches.

C’est donc toi, lui dit-elle, feignant la plus vive indignation, toi qui as poignardé Prætextatus, l’évêque de Rouen, et qui es cause des calomnies répandues contre moi ?

Puis elle le fit battre sous ses yeux, et le livra aux parents de l’évêque, sans plus s’inquiéter de ce qui s’ensuivrait que si cet homme n’eût rien connu du complot dont il avait été l’instrument. Le neveu de Prætextatus, l’un de ces gaulois à l’humeur violente qui, prenant exemple des mœurs germaniques, ne respiraient que vengeance privée et marchaient toujours armés comme les Francs, s’empara de ce malheureux et le fit appliquer à la torture dans sa propre maison. L’assassin ne fit pas attendre ses réponses et ses aveux :

J’ai fait le coup, dit-il, et pour le faire, j’ai reçu cent sous d’or de la reine Frédégonde, cinquante de l’évêque Melantius, et cinquante de l’archidiacre de la ville ; on m’a promis en outre la liberté pour moi et pour ma femme.

Quelque positives que fussent ces informations, il était clair désormais qu’elles ne pouvaient amener aucun résultat. Tous les pouvoirs sociaux de l’époque avaient tenté vainement d’exercer leur action dans cette épouvantable affaire ; l’aristocratie, le sacerdoce, la royauté elle-même, étaient demeurés impuissants pour atteindre les vrais coupables. Persuadé qu’il n’y aurait pas pour lui de justice hors de la portée de son bras, le neveu de Prætextatus termina tout par un acte digne d’un sauvage, mais dans lequel la part du désespoir était peut-être aussi grande que celle de la férocité ; il tira son épée, et coupa en morceaux l’esclave qu’on lui avait jeté comme une proie. Ainsi qu’il arrivait presque toujours dans ce temps de désordre, un meurtre brutalement commis fut l’unique réparation du meurtre. Le peuple seul ne manqua pas à la cause de son évêque assassiné ; il le décora du titre de martyr, et, pendant que l’église officielle intronisait l’un des assassins et que les évêques l’appelaient frère, les citoyens de Rouen invoquaient dans leurs prières le nom de la victime, et s’agenouillaient sur son tombeau. C’est avec cette auréole de vénération populaire, que le souvenir de saint Prétextat, objet de pieux hommages pour les fidèles qui ne savaient guère de lui que son nom, a traversé les siècles. Si les détails d’une vie tout humaine par ses malheurs et par ses faiblesses peuvent diminuer la gloire du saint, ils attireront du moins sur l’homme un sentiment de sympathie ; car n’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans le caractère de ce vieillard, qui mourut pour avoir trop aimé celui qu’il avait tenu sur les fonts de baptême, réalisant ainsi l’idéal de la paternité spirituelle instituée par le christianisme ?