RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

 

TROISIÈME RÉCIT — 575 – 578.

Histoire de Merowig, second fils du roi Hilperik.

 

 

Depuis le départ du roi Sighebert, Brunehilde, restée seule à Paris, avait vu chaque jour grandir ses espérances ambitieuses ; elle se croyait reine de Neustrie et déjà maîtresse du sort de ses ennemis, lorsqu’elle apprit la mort de Sighebert, événement qui, de la plus haute fortune, la faisait tomber tout à coup dans un danger extrême et imminent. Hilperik, victorieux par un fratricide, s’avançait vers Paris pour s’emparer de la famille et des trésors de son frère. Non seulement tous les neustriens revenaient à lui sans exception, mais les principaux des austrasiens commençaient à être gagnés, et, se rendant sur son passage, ils lui juraient fidélité, soit pour obtenir en retour des terres du fisc, soit pour s’assurer une protection dans le désordre qui menaçait leur pays. Un seigneur, nommé Godin ou Godewin, reçut, pour prix de sa défection, de grands domaines dans le voisinage de Soissons ; et le gardien de l’anneau royal ou du grand sceau d’Austrasie, le référendaire Sig ou Sigoald, donna le même exemple, qui fut suivi par beaucoup d’autres.

Atterrée par son malheur et par ces tristes nouvelles, Brunehilde ne savait que résoudre et ne pouvait se fier à personne ; le vieux palais impérial qu’elle occupait au bord de la Seine était devenu une prison pour elle et pour ses trois enfants. Quoiqu’elle n’y fût pas gardée à vue, elle n’osait en sortir et reprendre le chemin de l’Austrasie, de peur d’être arrêtée ou trahie dans sa fuite, et d’aggraver encore une situation déjà si périlleuse. Convaincue de l’impossibilité de fuir avec sa famille et ses bagages, elle conçut l’idée de sauver au moins son fils qui, tout enfant qu’il était, faisait trop d’ombrage à l’ambition de Hilperik pour que sa vie fût épargnée. L’évasion du jeune Hildebert fut préparée dans le plus grand secret par le seul ami dévoué qui restât à sa mère ; c’était le duc Gondobald, le même qui, deux ans auparavant, avait si mal défendu le Poitou contre l’invasion des neustriens. L’enfant, placé dans un grand panier qui servait aux provisions de la maison, fut descendu par une fenêtre et transporté de nuit hors de la ville. Gondobald, ou, selon d’autres récits, un homme moins capable que lui d’inspirer des soupçons, un simple serviteur, voyagea seul avec le fils du roi Sighebert, et le conduisit à Metz, au grand étonnement et à la grande joie des austrasiens. Son arrivée inattendue changea la face du pays ; la défection cessa, et les Francs orientaux s’empressèrent de relever leur royauté nationale.

Il y eut à Metz une grande assemblée des seigneurs et des guerriers de l’Austrasie ; Hildebert II, à peine âgé de cinq ans, y fut proclamé roi, et un conseil choisi parmi les grands et les évêques prit le gouvernement en son nom.

À cette nouvelle, qui lui enlevait toute espérance de réunir sans guerre à son royaume le royaume de son frère, Hilperik, furieux de voir échouer le projet qui lui était le plus cher, fit diligence pour arriver à Paris et s’assurer au moins de la personne et des trésors de Brunehilde. La veuve du roi Sighebert se troua bientôt en présence de son mortel ennemi, sans autre protection que sa beauté, ses larmes et sa coquetterie féminine. Elle avait à peine vingt-huit ans ; et quelles que fussent à son égard les intentions haineuses du mari de Frédégonde, peut-être la grâce de ses manières, cette grâce que les contemporains ont vantée, eût-elle fait sur lui une certaine impression, si d’autres charmes, ceux du riche trésor dont la renommée parlait aussi, ne l’avaient d’avance préoccupé. Mais l’un des fils du roi de Neustrie, qui accompagnaient leur père, Merowig, le plus âgé des deux, fut vivement touché à la vue de cette femme si attrayante et si malheureuse, et ses regards de pitié et d’admiration n’échappèrent pas à Brunehilde.

Soit que la sympathie du jeune homme fût pour la reine prisonnière une consolation, soit qu’avec le coup d’œil d’une femme habile en intrigues elle y entrevît un moyen de salut, elle employa tout ce qu’elle avait d’adresse à flatter cette passion naissante, qui devint presque aussitôt de l’amour le plus aveugle et le plus emporté. En s’y abandonnant, Merowig allait devenir l’ennemi de sa propre famille, l’instrument d’une haine implacable contre son père et contre tous les siens.

Peut-être ne se rendait-il pas bien compte de ce qu’il y aurait de criminel et de dangereux pour lui dans cette situation violente ; peut-être, prévoyant tout, s’obstina-t-il, en dépit du danger et de sa conscience, à suivre sa volonté et son penchant.

Quoi qu’il en soit, et quelle que fût l’assiduité de Merowig auprès de la veuve de son oncle, Hilperik ne s’aperçut de rien, tout occupé qu’il était à faire compter et inventorier les sacs d’or et d’argent, les coffres de joyaux et les ballots d’étoffes précieuses. Il se trouva que leur nombre allait au-delà de ses espérances, et cette heureuse découverte, influant tout à coup sur son humeur, le rendit plus doux et plus clément envers sa prisonnière. Au lieu de tirer une vengeance cruelle du mal qu’elle avait voulu lui faire, il se contenta de la punir par un simple exil, et lui abandonna même, avec une sorte de courtoisie, une petite portion du trésor dont il venait de la dépouiller.

Brunehilde, traitée plus humainement qu’elle-même n’eût osé l’espérer en consultant son propre cœur, partit sous escorte pour la ville de Rouen, qui lui était assignée comme lieu d’exil ; la seule épreuve vraiment douloureuse qu’elle eut à subir après tant de crainte, fut de se voir séparée de ses deux filles, Ingonde et Chlodoswinde, que le roi Hilperik, on ne sait pourquoi, fit conduire et garder à Meaux.

Ce départ laissa le jeune Merowig tourmenté d’un chagrin d’autant plus vif qu’il n’osait le confier à personne ; il suivit son père au palais de Braine, séjour assez triste pour lui, et qui, maintenant surtout, devait lui paraître insupportable. Frédégonde nourrissait contre les enfants de son mari une haine de belle-mère, qui, à défaut de tout autre exemple, aurait pu devenir proverbiale.

Tout ce que leur père avait pour eux de tendresse ou de complaisance excitait sa jalousie et son dépit. Elle désirait leur mort ; et celle de Théodebert, tué l’année précédente, lui avait causé une grande joie. Merowig, comme chef futur de la famille, était maintenant le principal objet de son aversion et des persécutions sans nombre qu’elle avait l’art de susciter contre ceux qu’elle haïssait. Le jeune prince aurait voulu quitter Braine et aller retrouver à Rouen celle dont les regards et peut-être les paroles lui avaient fait croire qu’elle l’aimait ; mais il n’avait ni moyens ni prétexte pour tenter sûrement ce voyage. Son père lui-même, sans se douter de ce qu’il faisait, lui en fournit bientôt l’occasion.

Hilperik, tenace dans ses projets plutôt par lenteur d’esprit que par énergie de caractère, après avoir réglé de son mieux les affaires de la Neustrie, songea à faire une nouvelle tentative sur les villes qui avaient été le sujet d’une guerre de deux années entre son frère et lui.

Ces villes, reprises par les généraux austrasiens un peu avant la mort de Sighebert, venaient toutes de reconnaître l’autorité de son fils, à l’exception de Tours, dont les habitants, plus précautionneux pour l’avenir, parce qu’ils étaient moins éloignés du centre de la Neustrie, prêtèrent serment au roi Hilperik. Il s’agissait donc d’entreprendre encore une fois cette campagne si souvent recommencée contre Poitiers, Limoges, Cahors et Bordeaux.

Entre les deux fils qui lui restaient depuis la mort de Théodebert, Hilperik choisit, pour commander la nouvelle expédition, celui qui ne s’était pas encore fait battre ; c’était Merowig. Son père lui confia une petite armée, et lui ordonna de prendre, à sa tête, le chemin du Poitou.

Cette direction n’était pas celle que le jeune homme aurait suivie de préférence s’il eût été libre de marcher à sa fantaisie ; car il avait dans le cœur une tout autre passion que celle de la gloire et des combats. En cheminant à petites journées vers le cours de la Loire avec ses cavaliers et ses piétons, il pensait à Brunehilde, et regrettait de ne pas se trouver sur une route qui pût au moins le rapprocher d’elle.

Cette idée l’occupant sans cesse lui fit bientôt perdre de vue l’objet de son voyage et la mission dont il était chargé. Parvenu à Tours, au lieu d’une simple halte, il fit dans cette ville un séjour de plus d’une semaine, prétextant le désir de célébrer les fêtes de pâques à la basilique de Saint-Martin. Durant ce temps de repos, il s’occupait, non de préparer à loisir son plan de campagne, mais d’arranger des projets d’évasion, et de se composer, par tous les moyens possibles, avec des objets de grand prix et d’un volume peu considérable, un trésor facile à transporter. Pendant que ses soldats couraient les environs de la ville, pillant et ravageant tout, il rançonna jusqu’au dernier écu un partisan dévoué de son père, Leudaste, comte de Tours, qui l’avait accueilli dans sa maison avec toutes sortes de respects. Après avoir dépouillé cette maison de ce qu’elle renfermait de plus précieux, se trouvant maître d’une somme suffisante pour l’exécution de ses desseins, il sortit de Tours, feignant d’aller voir sa mère qui était religieuse au Mans depuis que Hilperik l’avait répudiée pour épouser Frédégonde. Mais, au lieu d’accomplir ce devoir filial et de rejoindre ensuite son armée, il passa outre et prit la route de Rouen par Chartres et par Évreux.

Soit que Brunehilde s’attendît à un pareil témoignage d’affection, soit que l’arrivée du fils de Hilperik fût pour elle une cause de surprise, elle en eut tant de joie, et l’amour entre eux alla si vite, qu’au bout de quelques jours la veuve de Sighebert avait entièrement oublié son mari et consentait à épouser Merowig. Le degré d’affinité rangeait ce mariage dans la classe des unions prohibées par les lois de l’église ; et bien que le scrupule religieux eût peu de prise sur la conscience des deux amants, ils risquaient de se voir contrarier dans leur désir, faute de trouver un prêtre qui voulût exercer son ministère en violation des règles canoniques. L’église métropolitaine de Rouen avait alors pour évêque Prætextatus, gaulois d’origine qui, par une singulière rencontre, était le parrain de Merowig, et qui, en vertu de cette paternité spirituelle, conservait pour lui, depuis le jour de son baptême, une véritable tendresse de père.

Cet homme, d’un cœur facile et d’un esprit faible, ne put résister aux vives instances et peut-être aux emportements fougueux du jeune prince qu’il appelait son fils, et, malgré les devoirs de son ordre, il se laissa entraîner à bénir le mariage du neveu avec la veuve de l’oncle.

Dans ce déclin de la Gaule vers la barbarie, l’impatience et l’oubli de toute règle étaient la maladie du siècle ; et, pour tous les esprits, même les plus éclairés, la fantaisie individuelle ou l’inspiration du moment tendait à remplacer l’ordre et la loi. Les indigènes suivaient trop bien en cela l’exemple des conquérants germains, et la mollesse des uns concourait au même but que la brutalité des autres. Obéissant en aveugle à un mouvement de sympathie, Prætextatus célébra secrètement la messe du mariage pour Merowig et Brunehilde, et tenant, selon les rites de l’époque, la main des deux époux, il prononça les formules sacramentelles de la bénédiction conjugale, acte de condescendance qui devait un jour lui coûter la vie, et dont les suites ne furent pas moins fatales au jeune imprudent qu le lui avait arraché.

Hilperik se trouvait à Paris, plein d’espérance pour le succès de l’expédition d’Aquitaine, lorsqu’il reçut l’étrange nouvelle de la fuite et du mariage de son fils. Au violent accès de colère qu’il éprouva se joignaient des soupçons de trahison et la crainte d’un complot ourdi contre sa personne et son pouvoir. Afin de le déjouer, s’il en était temps encore, et de soustraire Merowig à l’influence et aux mauvais conseils de Brunehilde, il partit aussitôt pour Rouen, bien résolu de les séparer l’un de l’autre et de faire rompre leur union. Cependant les nouveaux époux, tout entiers aux premières joies du mariage, n’avaient encore songé qu’à leur amour, et malgré son esprit actif et plein de ressources, Brunehilde se vit prise au dépourvu par l’arrivée du roi de Neustrie. Pour ne pas tomber entre ses mains dans le premier feu de sa colère, et gagner du temps s’il était possible, elle imagina de se réfugier avec son mari dans une petite église de Saint-Martin, bâtie sur les remparts de la ville. C’était une de ces basiliques de bois, communes alors dans toute la Gaule, et dont la construction élancée, les pilastres formés de plusieurs troncs d’arbres liés ensemble, et les arcades nécessairement aiguës à cause de la difficulté de cintrer avec de pareils matériaux, ont fourni, selon toute apparence, le type originel du style à ogives qui, plusieurs siècles après, fit invasion dans la grande architecture.

Quoiqu’un pareil asile fût très incommode à cause de la pauvreté des logements, qui, attenant aux murs de la petite église et participant à ses privilèges, servaient d’habitation aux réfugiés, Merowig et Brunehilde s’y établirent, décidés à ne point quitter ce lieu tant qu’ils se croiraient en péril. Ce fut vainement que le roi de Neustrie mit en usage toutes sortes de ruses pour les attire dehors ; ils n’en furent point dupes : et comme Hilperik n’osait employer la violence, craignant d’attirer sur sa tête la redoutable vengeance de saint Martin, force lui fut d’entrer en capitulation avec son fils et sa belle-fille ; ils exigèrent, avant de se rendre, que le roi leur promît, sous le serment, de ne point user de son autorité pour les séparer l’un de l’autre. Hilperik fit cette promesse, mais d’une manière adroitement perfide, qui lui laissait toute liberté d’agir comme bon lui semblerait ; il jura que, si telle était la volonté de Dieu, il ne les séparerait point.

Quelque ambigus que fussent les termes de ce serment, les réfugiés s’en contentèrent, et, moitié par lassitude, moitié par persuasion, ils sortirent de l’enceinte privilégiée à laquelle l’église de Saint-Martin de Rouen communiquait son droit d’asile. Hilperik, un peu rassuré par la contenance soumise de son fils, retint prudemment sa colère et ne laissa rien deviner de ses soupçons ; il embrassa même les deux époux et se mit à table avec eux, affectant à leur égard un air de bonhomie paternelle. Après avoir passé de la sorte deux ou trois jours dans une parfaite dissimulation, il emmena subitement Merowig, et prit avec lui le chemin de Soissons, laissant Brunehilde à Rouen sous une garde plus sévère.

À quelques lieues en avant de Soissons, le roi de Neustrie et son jeune compagnon de voyage furent arrêtés par les nouvelles les plus sinistres. La ville était assiégée par une armée d’austrasiens ; Frédégonde, qui y séjournait en attendant le retour de son mari, avait à peine eu le temps de prendre la suite avec son beau-fils Chlodowig et son propre fils encore au berceau. Des récits de plus en plus positifs ne laissèrent aucun doute sur les circonstances de cette attaque inattendue.

C’étaient les transfuges d’Austrasie, et à leur tête Godewin et Sigoald qui ! Abandonnant Hilperik pour le jeune roi Hildebert II, sur le point de rentrer dans leur pays, signalaient cet acte de résipiscence par un coup de main audacieux contre la capitale de la Neustrie. Leur armée peu nombreuse se composait surtout d’habitants de la campagne rémoise, gens turbulents qui, au premier bruit dune guerre avec les neustriens, passaient la frontière pour aller faire du butin sur le territoire ennemi. Le roi Hilperik n’eut pas de peine à rassembler entre Paris et Soissons des forces plus considérables. Il marcha sur-le-champ au secours de la ville assiégée ; mais au lieu d’attaquer vivement les austrasiens, il se contenta de leur montrer ses troupes et de leur envoyer un message, espérant qu’ils se retireraient sans combat. Godewin et ses compagnons répondirent qu’ils étaient là pour se battre. Mais ils se battirent mal ; et Hilperik, vainqueur pour la première fois, entra joyeux dans la capitale de son royaume.

À cette révocation inespérée des ordres qui la retenaient en exil, Brunehilde s’empressa de quitter Rouen et la Neustrie au plus vite, comme si la terre eût tremblé sous ses pieds. Dans la crainte du moindre retard, elle brusqua ses préparatifs de voyage, et résolut même de partir sans son bagage qui, malgré l’énorme diminution qu’il avait subie, était encore d’une grande valeur.

Plusieurs milliers de pièces d’or et plusieurs ballots renfermant des bijoux et des tissus de prix furent confiés par son ordre à l’évêque Prætextatus qui, en acceptant ce riche dépôt, se compromit une seconde fois et encore plus gravement que la première pour l’amour de son filleul Merowig.

Partie de Rouen, la mère de Hildebert II alla trouver à Meaux ses deux filles ; puis, évitant l’approche de Soissons, elle se dirigea vers l’Austrasie où elle arriva sans obstacle. Sa présence, vivement désirée dans ce pays, ne tarda pas à y causer de grands troubles, en excitant la jalouse des chefs puissants et ambitieux qui voulaient rester seuls chargés de la tutelle du jeune roi.

Le départ de Brunehilde ne mit fin ni aux défiances du roi Hilperik ni à ses mesures de rigueur contre son fils aîné. Merowig, privé de ses armes et de son baudrier militaire, ce qui, selon les mœurs des germains, était une sorte de dégradation civique, continua d’être tenu aux arrêts sous une garde sûre. Dès que le roi se fut remis de l’agitation que tant d’événements coup sur coup lui avaient causée, il revint à son éternel projet de conquête sur les cinq villes d’Aquitaine, dont une seule, celle de Tours, était n sa possession.

N’ayant plus à choisir entre ses deux fils, il remit à Chlodowig, en dépit de son ancienne mésaventure, le commandement de cette nouvelle expédition. Le jeune prince eut ordre de se diriger sur Poitiers, et de rassembler autant d’hommes qu’il le pourrait dans la Touraine et dans l’Anjou. Ayant levé une petite armée, il s’empara de Poitiers sans résistance, et y fit sa jonction avec des forces beaucoup plus considérables que lui amenait du midi un grand seigneur d’origine gauloise, appelé Desiderius.

C’était un homme de haute naissance, possesseur de grands biens aux environs d’Albi, turbulent et ambitieux sans aucun scrupule, comme on l’était alors, mais ayant, de plus que ses concurrents d’origine barbare, quelque largeur dans les vues et d’assez grands talents militaires.

Gouverneur d’un district voisin de la frontière des Goths, il s’était rendu redoutable à cette nation ennemie des gallo-Francs, et avait acquis par ses actions d’éclat beaucoup de renom et d’influence parmi les gaulois méridionaux. Le grand nombre d’hommes bien équipés qui vinrent, sous ses ordres, se joindre aux troupes neustriennes, était dû à cette influence ; et du moment que les deux armées n’en firent plus qu’une, ce fut Desiderius qui en prit le commandement. Jugeant en homme de guerre et en politique l’idée mesquine d’aller surprendre une à une quatre villes séparées par des distances considérables, il substitua aux projets de Hilperik un plan de conquête de tout le pays compris entre la Loire, l’océan, les Pyrénées et les Cévennes. Ce projet d’invasion territoriale n’admettant aucune distinction entre les villes qui dépendaient de l’Austrasie et celles qui appartenaient au royaume de Gonthramn, Desiderius n’épargna point ces dernières, et commença par s’emparer de Saintes qui lui ouvrait le chemin de Bordeaux.

À la nouvelle de cette agression qu’il n’avait nullement prévue, le roi Gonthramn sortit pour la seconde fois de son inaction habituelle ; il fit partir en grande hâte, avec des forces suffisantes, le célèbre Eonius Mummolus, patrice de Provence, qui avait alors dans toute la Gaule la réputation d’être invincible. Mummolus, s’avançant à grandes journées par la plaine d’Auvergne, entra sur le territoire de Limoges, et força Desiderius à abandonner la contrée de l’ouest pour se porter à sa rencontre. Les deux armées, commandées par deux hommes de race gauloise, furent bientôt en présence ; il se livra entre elles une bataille rangée, une de ces batailles qu’on ne voyait plus en Gaule depuis que la tactique romaine avait fait place à la guerre d’escarmouche et de partisans, la seule que comprissent les barbares. La victoire fut vivement disputée ; mais elle resta, comme toujours, à Mummolus, qui contraignit son adversaire à la retraite, après un carnage effroyable. Les chroniques parlent de cinq mille hommes tués d’un côté et de vingt-quatre mille de l’autre. La chose est difficile à croire ; mais cette exagération montre à quel point fut frappée l’imagination des contemporains.

Voyant l’armée neustrienne totalement détruite, Mummolus retourna en arrière, soit que telles fussent ses instructions, soit qu’il crût avoir assez fait. Quoique victorieux, il conçut une grande estime pour l’habileté de l’homme qui venait d se mesurer avec lui ; et, plus tard, cette opinion servit à les réunir tous deux dans une entreprise qui ne tendait à rien moins qu’à fonder un royaume gaulois. Desiderius se retrouva en peu de temps à la tête d’une nouvelle armée, et, aidé par la sympathie de race et par son crédit personnel sur l’esprit des gallo-romains, il reprit ses opérations militaires avec un succès que rien ne vint plus interrompre. Cinq ans après, d’Agen à Poitiers et d’Albi à Limoges, toutes les villes appartenaient au roi de Neustrie ; et le romain auteur de cette conquête, installé dans Toulouse, l’ancienne capitale des Visigoths, exerçait, avec le titre de duc, ne sorte de vice-royauté.

Merowig avait déjà passé plusieurs mois dans un état de demi-captivité, lorsque son arrêt fut prononcé par le tribunal domestique où la voix de sa belle-mère Frédégonde était la voix prépondérante. Cet arrêt sans appel le condamnait à perdre sa chevelure, c’est-à-dire à se voir retranché de la famille des merowings. En effet, d’après une coutume antique et probablement rattachée autrefois à quelque institution religieuse, l’attribut particulier de cette famille, et le symbole de son droit héréditaire à la dignité royale, étaient une longue chevelure, conservée intacte depuis l’instant de la naissance, et que les ciseaux ne devaient jamais toucher. Les descendants du vieux Merowig se distinguaient par là entre tous les Francs ; sous le costume le plus vulgaire, on pouvait toujours les reconnaître à leurs cheveux qui, tantôt serrés en natte, tantôt flottant en liberté, couvraient les épaules et descendaient jusqu’au milieu des reins. Retrancher la moindre partie de cet ornement, c’était profaner leur personne, lui enlever le privilège de la consécration, et suspendre ses droits à la souveraineté ; suspension que l’usage limitait, par tolérance, au temps nécessaire pour que les cheveux croissant de nouveau eussent atteint une certaine mesure.

Un prince mérowingien pouvait subir de deux façons cette déchéance temporaire ; ou ses cheveux étaient coupés à la manière des Francs, c’est-à-dire à la hauteur du col, ou bien on le tondait très court, à la mode romaine, et ce genre de dégradation, plus humiliant que l’autre, était ordinairement accompagné de la tonsure ecclésiastique. Telle fut la décision sévère prise par le roi Hilperik à l’égard de son fils ; le jeune homme perdit du même coup le droit de porter les armes et le droit de régner. Il fut ordonné prêtre malgré lui, au mépris des canons de l’église, et contraint de se dépouiller de toutes les pièces de son costume national pour revêtir l’habit romain de couleur noire qui était le costume du clergé. Merowig reçut l’ordre de monter à cheval dans cet accoutrement si peu d’accord avec ses goûts, et de partir pour le monastère de Saint-Calais près du Mans, où il devait se former, dans une complète réclusion, aux règles de la discipline ecclésiastique. Escorté par des cavaliers armés, il se mit en route sans espoir de fuite ou de délivrance, mais consolé peut-être par ce dicton populaire fait pour les membres de sa famille victimes d’un sort pareil au sien : le bois est encore vert, les feuilles repousseront.

Il y avait alors dans la basilique de Saint-Martin de Tours, le plus respecté des asiles religieux, un réfugié que le roi Hilperik cherchait à en faire sortir afin de mettre la main sur lui. C’était l’austrasien Gonthramn Bose, accusé par le bruit public d’avoir tué de sa propre main le jeune Théodebert, ou tout au moins de l’avoir laissé massacrer par ses soldats, lorsqu’en ennemi généreux il pouvait lui accorder la vie. Surpris au centre de l’Aquitaine par la terrible nouvelle du meurtre de Sighebert, et craignant, non sans motif, de tomber entre les mains du roi de Neustrie, il était venu se mettre en sûreté sous la protection de saint Martin. à cette sauvegarde mystérieuse se joignait, pour assurer au duc Gonthramn une complète sécurité, l’intervention plus visible, mais non moins efficace, de l’évêque de Tours, Georgius Florentius Gregorius, qui veillait avec fermeté au maintien des droits de son église et surtout du droit d’asile. Quelque péril qu’il y eût alors, au milieu de la société bouleversée, à défendre la cause des faibles et des proscrits contre la force brutale et la mauvaise foi des hommes puissants, Grégoire montrait, dans cette lutte sans cesse renouvelée, une constance que rien ne pouvait lasser et une dignité prudente, mais intrépide.

Depuis le jour où Gonthramn Bose s’était installé avec ses deux filles dans l’une des maisons qui formaient le parvis de la basilique de Saint-Martin, l’évêque de Tours et son clergé n’avaient plus un seul moment de repos. Il leur fallait tenir tête au roi Hilperik qui, altéré de vengeance contre le réfugié et n’osant le tirer par violence hors de son asile, voulait, pour s’épargner le crime et les dangers d’un sacrilège, contraindre les clercs eux-mêmes à le faire sortir de l’enceinte privilégiée. D’abord ce fut de la part du roi une invitation amicale, puis des insinuations menaçantes, puis enfin, comme les messages et les paroles demeuraient sans effet, des mesures comminatoires, capables d’agir par la terreur non seulement sur le clergé de Tours, mais sur la population entière.

Un duc neustrien appelé Rokkolen vint camper aux portes de la ville, avec une troupe d’hommes levés sur le territoire du Mans. Il établit ses quartiers dans une maison qui appartenait à l’église métropolitaine de Tours, et de là fit partir ce message adressé à l’évêque :

Si vous ne faites sortir le duc Gonthramn de la basilique, je brûlerai la ville et ses faubourgs.

L’évêque répondit avec calme que la chose était impossible.

Mais il reçut un second message encore plus menaçant :

Si vous n’expulsez aujourd’hui même l’ennemi du roi je vais détruire tout ce qu’il y a de verdoyant à une lieue autour de la ville, si bien que la charrue pourra y passer.

L’évêque Grégoire ne fut pas moins impassible que la première fois ; et Rokkolen qui, selon toute apparence, avait trop peu de monde avec lui pour tenter quelque chose de sérieux contre la population d’une grande ville, se contenta, après tant de jactance, de piller et de démolir la maison qui lui servait de logement. Elle était construite en pièces de bois réunies et fixées par des chevilles de fer que les soldats manceaux emportèrent, avec le reste du butin, dans leurs havresacs de cuir. Grégoire de Tours se félicitait de voir finir ainsi cette rude épreuve, lorsque de nouveaux embarras lui survinrent, amenés par une complication d’événements impossibles à prévoir.

Gonthramn Bose présentait dans son caractère une singularité remarquable. Germain d’origine, il surpassait en habileté pratique, en talent de ressources, en instinct de rouerie, si ce mot peut être employé ici, les hommes les plus déliés parmi la race gallo-romaine. Ce n’était pas la mauvaise foi tudesque, ce mensonge brutal accompagné d’un gros rire ; c’était quelque chose de plus raffiné et de plus pervers en même temps, un esprit d’intrigue universel, et en quelque sorte nomade, car il allait s’exerçant d’un bout à l’autre de la Gaule. Personne ne savait mieux que cet austrasien pousser les autres dans un pas dangereux et s’en tirer à propos. On disait de lui que jamais il n’avait fait de serment à un ami, sans le trahir aussitôt ; et c’est de là probablement que lui venait son surnom germanique. Dans l’asile de Saint-Martin de Tours, au lieu de mener la vie habituelle d’un réfugié de distinction, c’est-à-dire de passer le jour à boire et à manger sans s’occuper d’autre chose, le duc Gonthramn était à l’affût de toutes les nouvelle, et s’informait du moindre événement pour tâcher de le mettre à profit. Il apprit d’une manière aussi prompte qu’exacte les mésaventures de Merowig, son ordination forcée et son exil au monastère de Saint-Calais. L’idée lui vint de bâtir sur ce fondement un projet de délivrance pour lui-même, d’inviter le fils de Hilperik à venir le joindre pour partager son asile et s’entendre avec lui sur les moyens de passer tous deux en Austrasie.

Gonthramn Bose comptait par là augmenter ses propres chances d’évasion, de celles beaucoup plus nombreuses que pourrait trouver le jeune prince dans le prestige de son rang et le dévouement de ses amis. Il confia son plan et ses espérances à un sous-diacre d’origine franque, nommé Rikulf, qui se chargea, par amitié pour lui, d’aller à Saint-Calais, et d’avoir, s’il était possible, une entrevue avec Merowig.

Pendant que le sous-diacre Rikulf s’acheminait vers la ville du Mans, Gaïlen, jeune guerrier Franc, attaché à Merowig par le lien du vasselage et par la fraternité d’armes, guettait aux environs de Saint-Calais l’arrivée de l’escorte qui devait remettre le nouveau reclus aux mains de ses supérieurs et de ses geôliers. Dès qu’elle parut, une troupe de gens postés en embuscade fondit sur elle avec l’avantage du nombre, et la contraignit à prendre la fuite en abandonnant le prisonnier confié à sa garde. Merowig, rendu à la liberté, quitta avec joie l’habit clérical pour reprendre le costume tout militaire de sa nation, la chaussure de cuir préparé avec le poil, la tunique à manches courtes et le justaucorps doublé de fourrures, sur lequel passait le baudrier d’où pendait l’épée. C’est dans cet équipage que le messager de Gonthramn Bose le rencontra incertain de la direction qu’il devait suivre pour se mettre tout à fait en sûreté. La proposition de Rikulf fut accueillie sans beaucoup d’examen ; et le fils de Hilperik, escorté cette fois par ses amis, prit aussitôt la route de Tours. Un manteau de voyage, dont le capuchon se rabattait sur sa tête, lui servait de préservatif contre l’étonnement et les risées qu’aurait excités la vue de cette tête de clerc sur les épaules d’un soldat. Arrivé sous les murs de Tours, il mit pied à terre ; et, la tête toujours enveloppée dans le capuchon de son manteau, il marcha vers la basilique de Saint-Martin dont, en ce moment, toutes les portes étaient ouvertes.

C’était un jour de fête solennelle, et l’évêque de Tours, qui officiait pontificalement, venait de donner aux fidèles la communion sous les deux espèces. Les pains qui s’étaient trouvés de reste après la consécration de l’eucharistie couvraient l’autel, rangés sur des nappes à côté du grand calice à deux anses qui contenait le vin. L’usage voulait qu’à la fin de la messe ces pains, non consacrés et simplement bénits par le prêtre, fussent coupés en morceaux et distribués entre les assistants ; on appelait cela donner les eulogies. L’assemblée entière, à l’exception des personnes excommuniées, avait part à cette distribution faite par les diacres, comme celle de l’eucharistie était faite par le prêtre ou l’évêque officiant. Après avoir parcouru la basilique, en donnant à chacun sa portion de pain bénit, les diacres de Saint-Martin virent près des portes un homme qui leur était inconnu, et dont le visage à demi enveloppé, semblait indiquer de sa part l’intention de ne pas se faire connaître ; ils passèrent devant lui avec méfiance et sans lui rien offrir.

L’humeur du jeune Merowig, naturellement violente, s’était encore échauffée par les soucis et par la fatigue de la route. En se voyant privé d’une faveur que tous les assistants avaient obtenue, il tomba dans un accès de dépit furieux. Traversant la foule qui remplissait la nef de l’église, il pénétra jusque dans le chœur où se trouvait Grégoire avec un autre évêque, Raghenemod, Franc d’origine, qui venait de succéder à saint Germain dans la métropole de Paris. Parvenu en face de l’estrade où siégeait Grégoire dans ses habits pontificaux, Merowig lui dit d’un ton brusque et impérieux :

Évêque, pourquoi ne me donne-t-on pas des eulogies comme au reste des fidèles ? Dis-moi si je suis excommunié ?

À ces mots, il rejeta en arrière le capuchon de son manteau, et découvrit aux regards des assistants son visage rouge de colère, et l’étrange figure d’un soldat tonsuré.

L’évêque de Tours n’eut pas de peine à reconnaître l’aîné des fils du roi Hilperik, car il l’avait vu souvent et savait déjà toute son histoire. Le jeune fugitif paraissait devant lui chargé d’une double infraction aux lois ecclésiastiques, le mariage à l’un des degrés prohibés, et la renonciation au caractère sacré de la prêtrise, faute si grave, que les casuistes rigides lui donnaient le nom d’apostasie. Dans l’état de culpabilité flagrante où le plaçaient le costume séculier et les armes qu’il avait sur lui, Merowig ne pouvait, sans passer par l’épreuve d’un jugement canonique, être admis ni à la communion du pain et du vin consacrés, ni même à celle du pain simplement bénit, qui était comme une figure de l’autre. C’est ce que répondit l’évêque Grégoire avec son calme et sa dignité ordinaire. Mais sa parole à la fois grave et douce ne réussit qu’à augmenter l’emportement du jeune homme qui, perdant toute mesure et tout respect pour la sainteté du lieu, s’écria :

Tu n’as pas le pouvoir de me suspendre de la communion chrétienne, sans l’aveu de tes frères les évêques, et si, de ton autorité privée, tu me retranches de ta communion, je me conduirai en excommunié, je tuerai quelqu’un ici.

Ces mots prononcés d’un ton farouche épouvantèrent l’auditoire, et firent sur l’évêque une impression de tristesse profonde. Craignant de pousser à bout la frénésie de ce jeune barbare, et d’amener ainsi de grands malheurs, il céda par nécessité ; et après avoir, pour sauver au moins les formes légales, délibéré quelque temps avec son collègue de Paris, il fit donner à Merowig les eulogies qu’il réclamait. Dès que le fils de Hilperik, avec Gaïlen, son frère d’armes, ses jeunes compagnons et de nombreux serviteurs, eut pris un logement dans le parvis de la basilique de Saint-Martin, l’évêque de Tours se hâta de remplir certaines formalités qu’exigeait la loi romaine, et dont la principale consistait pour lui à déclarer au magistrat compétent et à la partie civile l’arrivée de chaque nouveau réfugié. Dans la cause présente, il n’y avait d’autre juge et d’autre partie intéressée que le roi Hilperik ; c’était donc à lui que la déclaration devait être faite, quelle que fût d’ailleurs la nécessité d’adoucir par des actes de déférence l’aigreur de son ressentiment. Un diacre de l’église métropolitaine de Tours partit pour Soissons, ville royale de Neustrie, avec la mission de faire un récit exact de tout ce qui venait d’avoir lieu. Il eut pour compagnon, dans cette ambassade, un parent de l’évêque, appelé Nicetius, qui se rendait à la cour de Hilperik pour des affaires personnelles.

Arrivés au palais de Soissons, et admis ensemble à l’audience royale, ils commençaient à exposer les motifs de leur voyage, lorsque Frédégonde survint et dit :

Ce sont des espions, ils viennent s’informer ici de ce que fait le roi, afin d’aller ensuite le rapporter à Merowig.

Ces paroles suffirent pour mettre en émoi l’esprit soupçonneux de Hilperik ; l’ordre fut donné aussitôt d’arrêter Nicetius et le diacre porteur du message. On les dépouilla de tout l’argent qu’ils avaient sur eux, et on les conduisit aux extrémités du royaume, d’où ils ne revinrent l’un et l’autre qu’après un exil de sept mois. Pendant que le messager et le parent de Grégoire De Tours se voyaient traités d’une si rude manière, lui-même reçut de la part du roi Hilperik une dépêche conçue en ces termes :

Chassez l’apostat hors de votre basilique, sinon j’irai brûler tout le pays.

L’évêque répondit simplement qu’une pareille chose n’avait jamais eu lieu, pas même au temps des rois goths qui étaient hérétiques, et qu’ainsi elle ne se ferait pas dans un temps de véritable foi chrétienne. Obligé par cette réponse de passer de la menace à l’effet, Hilperik se décida, mais avec mollesse ; et grâce à l’instigation de Frédégonde qui n’avait aucune peur du sacrilège, il fut résolu que des troupes seraient rassemblées, et que le roi lui-même se mettrait à leur tête pour aller châtier la ville de Tours et forcer l’asile de Saint-Martin.

En apprenant la nouvelle de ces préparatifs, Merowig fut saisi d’une terreur dont l’expression se colorait d’un sentiment religieux.

À Dieu ne plaise, s’écria-t-il, que la sainte basilique de mon seigneur Martin subisse aucune violence, ou que son pays soit désolé à cause de moi !

Il voulait partir sur-le-champ avec Gonthramn Bose et tâcher de gagner l’Austrasie, où il se flattait de trouver auprès de Brunehilde un asile sûr, du repos, des richesses et toutes les jouissances du pouvoir ; mais rien n’était prêt pour ce long voyage ; ils n’avaient encore ni assez d’hommes autour d’eux, ni assez de relations au dehors. L’avis de Gonthramn fut qu’il fallait attendre et ne pas se jeter, par crainte du péril, dans un péril beaucoup plu grand. Incapable de rien tenter sans le concours de son nouvel ami, le jeune prince cherchait un remède à ses anxiétés dans des actes de dévotion fervente qui ne lui étaient pas ordinaires. Il résolut de passer toute une nuit en prières dans le sanctuaire de la basilique, et faisant apporter avec lui ses effets les plus précieux, il les déposa comme offrande sur le tombeau de saint Martin ; puis, s’agenouillant près du sépulcre, il pria le saint de venir à son secours, de lui accorder ses bonnes grâces, de faire que la liberté lui fût promptement rendue et qu’un jour il devînt roi.

Ces deux souhaits, pour Merowig, n’allaient guère l’un sans l’autre, et le dernier, à ce qu’il semble, jouait un assez grand rôle dans ses conversations avec Gonthramn Bose et dans les projets qu’ils faisaient en commun. Gonthramn, plein de confiance dans les ressources de son esprit, invoquait rarement l’appui des saints ; mais, en revanche, il avait recours aux diseurs de bonne aventure, afin d’éprouver par leur science la justesse de ses combinaisons. Laissant donc Merowig prier seul, il dépêcha l’un de ses serviteurs vers une femme, très habile à ce qu’il disait, qui lui avait prédit, entre autres choses, l’année, le jour et l’heure où devait mourir le roi Haribert.

Interrogée, au nom du duc Gonthramn, sur l’avenir qui lui était réservé à lui et au fils de Hilperik, la sorcière, qui probablement les connaissait bien tous deux, donna cette réponse adressée à Gonthramn lui-même :

Il arrivera que le roi Hilperik trépassera dans l’année, et que Merowig, à l’exclusion de ses frères, obtiendra la royauté ; toi, Gonthramn, tu seras pendant cinq ans duc de tout le royaume ; mais, à la sixième année, tu recevras, par la faveur du peuple, la dignité épiscopale dans une ville située sur la rive gauche de la Loire ; et enfin tu sortiras de ce monde vieux et plein de jours.

Gonthramn Bose, qui passait sa vie à faire des dupes, était dupe lui-même de la friponnerie des sorciers et des devineresses. Il ressentit une grande joie de cette prophétie extravagante mais conforme, sans aucun doute, à ses rêves d’ambition e à ses désirs les plus intimes. Pensant que la ville indiquée si vaguement n’était autre que celle de Tours, et se voyant déjà en idée le successeur de Grégoire sur le trône pontifical, il eut soin de lui faire part, avec une satisfaction maligne, de sa bonne fortune à venir, car le titre d’évêque était fort envié des chefs barbares. Grégoire venait d’arriver à la basilique de Saint-Martin pour y célébrer l’office de la nuit, lorsque le duc austrasien lui fit son étrange confidence en homme convaincu du savoir infaillible de la prophétesse.

L’évêque répondit :

C’est à Dieu qu’il faut demander de pareilles choses, et ne put s’empêcher de rire.

Mais cette vanité, aussi folle qu’insatiable, ramena douloureusement sa pensée sur les hommes et les misères de son temps. De tristes réflexions le préoccupèrent au milieu du chant des psaumes ; et lorsque après l’office des vigiles, voulant prendre un peu de repos, il se fut mis au lit dans un appartement voisin de l’église, les crimes dont cette église semblait devoir être le théâtre dans la guerre contre nature allumée entre le père et le fils, tous les malheurs qu’il prévoyait sans pouvoir les conjurer, le poursuivirent en quelque sorte jusqu’au moment où il s’endormit. Durant le sommeil, les mêmes idées, traduites en images terribles, se présentèrent encore à son esprit. Il vit un ange qui traversait les airs, planant au-dessus de la basilique et criant d’une voix lugubre :

Hélas ! Hélas ! Dieu a frappé Hilperik et tous ses fils ! Pas un d’eux ne lui survivra et ne possèdera son royaume.

Ce songe parut à Grégoire une révélation de l’avenir bien autrement digne de foi que les réponses et tous les prestiges des devins.

Merowig, léger et inconséquent par caractère, eut bientôt recours à des distractions plus d’accord avec ses habitudes turbulentes, que les veilles et les prières auprès des tombeaux des saints. La loi qui consacrait l’inviolabilité des asiles religieux voulait que les réfugiés fussent pleinement libres de se procurer toute espèce de provisions, afin qu’il fût impossible à ceux qui les poursuivaient de les prendre par la famine.

Les prêtres de la basilique de Saint-Martin se chargeaient eux-mêmes de pourvoir des choses nécessaires à la vie leurs hôtes pauvres et sans domestiques. Le service des riches était fait tantôt par leurs gens qui allaient et venaient en toute liberté, tantôt par des hommes et par des femmes du dehors, dont la présence occasionnait souvent de l’embarras et du scandale. à toute heure, les cours du parvis et le péristyle de la basilique étaient remplis d’une foule affairée ou de promeneurs oisifs et curieux.

À l’heure des repas, un bruit d’orgie, couvrant parfois le chant des offices, allait troubler les prêtres dans leurs stalles et les religieux au fond de leurs cellules. Quelquefois aussi les convives, pris de vin, se querellaient jusqu’à en venir aux coups, et des rixes sanglantes avaient lieu aux portes et même dans l’intérieur de l’église.

Si de pareils désordres ne venaient point à la suite des festins où Merowig cherchait à s’étourdir avec ses compagnons de refuge, la joie bruyante n’y manquait pas ; des éclats de rire et de grossiers bons mots retentissaient dans la sale et accompagnaient surtout les noms de Hilperik et de Frédégonde. Merowig ne les ménageait pas plus l’un que l’autre. Il racontait les crimes de son père et les débauches de sa belle-mère, traitait Frédégonde d’infâme prostituée, et Hilperik de mari imbécile, persécuteur de ses propres enfants.

Quoiqu’il y eût en cela beaucoup de vrai, dit l’historien contemporain, je pense qu’il n’était pas agréable à Dieu que de telles choses fussent divulguées par un fils.

Cet historien, Grégoire de Tours lui-même, invité un jour à la table de Merowig, entendit de ses propres oreilles les scandaleux propos du jeune homme. à la fin du repas, Merowig, resté seul avec son pieux convive, se sentit en veine de dévotion et pria l’évêque de lui faire quelque lecture pour l’instruction de son âme. Grégoire prit le livre de Salomon, et l’ayant ouvert au hasard, il tomba sur le verset suivant :

L’œil qu’un fils tourne contre son père lui sera arraché de la tête par les corbeaux de la vallée.

Cette rencontre faite si à propos fut prise par l’évêque pour une seconde révélation de l’avenir, aussi menaçante que la première.

Cependant Frédégonde, plus acharnée dans sa haine et plus active que son mari, résolut de prendre les devants sur l’expédition qui se préparait, et de faire assassiner Merowig au moyen d’un guet-apens. Le comte de Tours, Leudaste, qui tenait à s’assurer les bonnes grâces de la reine, et qui d’ailleurs avait à se venger du pillage commis dans sa maison l’année précédente, s’offrit avec empressement pour exécuter ce meurtre.

Comptant sur l’imprévoyance de celui qu’il voulait tuer par surprise, il essaya différents stratagèmes pour l’attirer hors des limites où s’arrêtait le droit d’asile ; mais il n’y réussit pas. Soit par un dépit sauvage, soit pour exciter la colère du jeune prince, jusqu’au point de lui faire perdre tout sentiment de prudence, il fit attaquer à main armée ses serviteurs dans les rues de la ville. La plupart furent massacrés ; et Merowig, saisi de fureur à cette nouvelle, serait allé tête baissée dans le piége, si le prudent Gonthramn ne l’eût retenu. Comme il s’emportait outre mesure, disant qu’il n’aurait de repos qu’après avoir châtié d’une manière sanglante le complaisant de Frédégonde, Gonthramn lui conseilla de diriger ses représailles d’un côté où le danger fût nul et le profit considérable, et de faire payer le coup, non à Leudaste, qui était sur ses gardes, mais à un autre, n’importe lequel, des amis du roi Hilperik ou des familiers de sa maison.

Marileïf, premier médecin du roi, homme très riche et d’un naturel peu belliqueux, se trouvait alors à Tours, venant de Soissons et se rendant à Poitiers, sa ville natale. Il avait avec lui très peu de gens et beaucoup de bagages ; et pour les jeunes guerriers, compagnons de Merowig, rien n’était plus facile que de l’enlever dans son hôtellerie. Ils y entrèrent en effet à l’improviste, et battirent cruellement le pacifique médecin qui, heureusement pour lui, parvint à s’échapper, t se réfugia presque nu dans la cathédrale, laissant aux mains des assaillants son or, son argent et le reste de son bagage. Tout cela fut regardé comme de bonne prise par le fils de Hilperik qui, satisfait du tour qu’il venait de jouer à son père et se croyant assez vengé, voulut montrer de la clémence. Sur la prière de l’évêque, il fit annoncer au pauvre Marileïf, qui n’osait plus sortir de son asile, qu’il était libre de continuer sa route. Mais, au moment où Merowig s’applaudissait d’avoir pour compagnon de fortune et pour ami de cœur un homme aussi avisé que Gonthramn Bose, celui-ci n’hésitait pas à vendre ses services à la mortelle ennemie du jeune homme inconsidéré qui plaçait en lui toute sa confiance.

Loin de partager la haine que le roi Hilperik vouait au duc Gonthramn à cause du meurtre de Theodebert, Frédégonde lui savait gré de ce meurtre qui l’avait débarrassée d’un de ses beaux-fils, comme elle souhaitait de l’être des deux autres. Son intérêt en faveur du duc austrasien était devenu encore plus vif, depuis qu’elle entrevoyait la possibilité de le faire servir d’instrument pour la perte de Merowig. Gonthramn Bose se chargeait peu volontiers d’une commission périlleuse ; mais le mauvais succès des tentatives du comte Leudaste, homme plus violent qu’adroit, détermina la reine à tourner les yeux vers celui qui pourrait, non pas exécuter de sa propre main, mais rendre infaillible par son astuce l’assassinat qu’elle méditait.

Elle envoya donc près de Gonthramn une personne affidée qui lui remit de sa part ce message :

Si tu parviens à faire sortir Merowig de la basilique, afin qu’on le tue, je te ferai un magnifique présent.

Gonthramn Bose accepta de grand cœur la proposition. Persuadé que l’habile Frédégonde avait déjà pris toutes ses mesures, et que des meurtriers apostés faisaient le guet aux environs de Tours, il alla trouver Merowig, et lui dit du ton le plus enjoué :

Pourquoi menons-nous ici une vie de lâches et de paresseux, et restons-nous tapis comme des hébétés autour de cette basilique ? Faisons venir nos chevaux, prenons avec nous des chiens et des faucons, et allons à la chasse nous donner de l’exercice, respirer le grand air et jouir d’une belle vue.

Le besoin d’espace et d’air libre que ressentent si vivement les emprisonnés parlait au cœur de Merowig, et sa facilité de caractère lui faisait approuver sans examen tout ce que proposait son ami. Il accueillit avec la vivacité de son âge cette invitation attrayante. Les chevaux furent amenés sur-le-champ dans la cour de la basilique, et les deux réfugiés sortirent en complet équipage de chasse, portant leurs oiseaux sur le poing, escortés par leurs serviteurs et suivis de leurs chiens tenus en laisse. Ils prirent pour but de leur promenade un domaine appartenant à l’église de Tours et situé au village de Jocundiacum, aujourd’hui Jouay, à peu de distance de la ville. Ils passèrent ainsi tout le jour, chassant et courant ensemble, sans que Gonthramn donnât le moindre signe de préoccupation et parût songer à autre chose qu’à se divertir de son mieux. Ce qu’il attendait n’arriva point ; ni durant les courses de la journée, ni dans le trajet de retour, aucune troupe armée ne se présenta pour fondre sur Merowig, soit que les émissaires de Frédégonde ne fussent pas encore arrivés à Tours, soit que ses instructions eussent été mal suivies. Merowig rentre donc paisiblement dans l’enceinte qui lui servait d’asile, joyeux de sa liberté de quelques heures, et ne se doutant nullement qu’il eût été en danger de périr par la plus insigne trahison.

L’armée qui devait marcher sur Tours était prête, mais quand il s’agit de partir, Hilperik devint tout à coup indécis et timoré ; il aurait voulu savoir jusqu’à quel point allait en ce moment la susceptibilité de saint Martin contre les infracteurs de ses privilèges, et si le saint confesseur était en veine d’indulgence ou de colère.

Comme personne au monde ne pouvait donner là-dessus la moindre information, le roi conçut l’étrange idée de s’adresser par écrit au saint lui-même, en sollicitant de sa part une réponse nette et positive. Il rédigea donc une lettre qui énonçait en manière de plaidoirie ses griefs paternels contre le meurtrier de son fils Theodebert et faisait contre ce grand coupable un appel à la justice du saint. La requête avait pour conclusion cette demande péremptoire :

M’est-il permis ou non de tirer Gonthramn hors de la basilique ?

Une chose encore plus bizarre, c’est qu’il y avait là-dessous un stratagème, et que le roi Hilperik voulait ruser avec son correspondant céleste, se promettant bien, si la permission lui était donnée pour Gonthramn, d’en user également pour s’emparer de Merowig, dont il taisait le nom de peur d’effaroucher le saint. Cette singulière missive fut portée à Tours par un clerc de race franque, nommé Baudeghisel, qui la déposa sur le tombeau de saint Martin et mit à côté une feuille de papier blanc pour que le saint pût écrire sa réponse. Au bout de trois jours, le messager revint, et trouvant sur la pierre du sépulcre la feuille blanche telle qu’il l’y avait mise, sans le moindre signe d’écriture, il jugea que saint Martin refusait de s’expliquer, et retourna vers le roi Hilperik.

Ce que le roi craignait par-dessus tout, c’était que Merowig n’allât rejoindre Brunehilde en Austrasie, et qu’aidé de ses conseils et de son argent, il ne réussît à se créer un parti nombreux parmi les Francs neustriens. Cette crainte l’emportait même, dans l’esprit de Hilperik, sur sa haine contre Gonthramn Bose, envers lequel il se sentait des velléités de pardon, pourvu qu’il ne favorisât en rien le départ de son compagnon d’asile. De là naquit un nouveau plan, où Hilperik se montre encore avec le même caractère de finesse lourde et méticuleuse. Ce plan consistait à tirer de Gonthramn, sans lequel Merowig, faute de ressources et de décision, était incapable d’entreprendre son voyage, la promesse sous le serment de ne point sortir de la basilique sans en donner avis au roi. Le roi Hilperik comptait de cette manière être averti assez à temps pour pouvoir intercepter les communications entre Tours et la frontière d’Austrasie. Il envoya des émissaires parler secrètement à Gonthramn ; et, dans cette lutte de fourbe contre fourbe, celui-ci ne recula pas. Se fiant peu aux paroles de réconciliation que lui envoyait Hilperik, mais trouvant qu’il y avait là peut-être une dernière chance de salut, si toutes les autres venaient à lui manquer, il prêta le serment qu’on lui demandait, et jura dans le sanctuaire même de la basilique, une main sur la nappe de soie qui couvrait le maître-autel. Cela fait, il ne mit pas moins d’activité qu’auparavant à tout préparer dans le plus grand mystère pour une évasion inopinée.

Depuis le coup de fortune qui avait fait tomber entre les mains des réfugiés l’argent du médecin Marileïf, ces préparatifs marchaient rapidement. Des braves de profession, classe d’hommes que la conquête avait créée, s’offraient en foule pour servir d’escorte jusqu’au terme du voyage ; leur nombre s’éleva bientôt à plus de cinq cents. Avec une pareille force, l’évasion était facile et l’arrivée en Austrasie extrêmement probable.

Gonthramn Bose jugea qu’il n’y avait plus de motif pour différer davantage, et, se gardant bien, malgré son serment, de faire donner au roi le moindre avis, il dit à Merowig qu’il fallait songer au départ. Merowig, faible et irrésolu lorsque la passion ne le soulevait pas, sur le point de risquer cette grande aventure, fléchit et retomba de nouveau dans ses anxiétés.

Mais, lui dit Gonthramn, est-ce que nous n’avons pas pour nous les prédictions de la devineresse ?

Le jeune prince ne fut pas rassuré, et, pour faire diversion à ses tristes pressentiments, il voulut chercher à une meilleure source des informations sur l’avenir.

Il y avait alors un procédé de divination religieuse prohibé par les conciles, mais pratiqué en Gaule malgré cette défense, par les hommes les plus sages et les plus éclairés ; Merowig s’avisa d’y recourir. Il se rendit à la chapelle où était le tombeau de saint Martin, et posa sur le sépulcre trois des livres saints, celui des rois, le psautier, et les évangiles. Durant toute une nuit, il pria Dieu et le saint confesseur de lui faire connaître ce qui allait arriver, et s’il devait espérer ou non d’obtenir le royaume de son père. Ensuite il jeûna trois jours entiers, et, le quatrième, revenant près du tombeau, il ouvrit les trois volumes l’un après l’autre.

D’abord, ce fut le livre des rois qu’il avait surtout hâte d’interroger ; il tomba sur une page en tête de laquelle se trouvait le verset suivant :

Parce que vous avez abandonné le seigneur votre Dieu pour suivre des dieux étrangers, le seigneur vous a livrés aux mains de vos ennemis.

En ouvrant le livre des psaumes, il rencontra ce passage :

Tu les as renversés au moment où ils s’élevaient. Oh ! Comment sont-ils tombés dans la désolation !

Enfin, dans le livre des évangiles, il lut ce verset :

Vous savez que la pâque se fera dans deux jours et que le fils de l’homme sera livré pour être crucifié.

Pour celui qui, dans chacune de ces paroles, croyait voir une réponse de Dieu même, il était impossible de rien imaginer de plus sinistre ; il y avait là de quoi ébranler une âme plus forte qu celle du fils de Hilperik. Sous le poids de cette triple menace de trahison, de ruine et de mort violente, il resta comme accablé, et pleura longtemps à chaudes larmes auprès du tombeau de saint Martin.

Gonthramn Bose, qui s’en tenait à son oracle, et qui d’ailleurs ne trouvait là aucun sujet de crainte pur lui-même, persista dans sa résolution. À l’aide de cette influence que les esprits décidés exercent d’une manière qu’on pourrait dire magnétique sur les caractères faibles et impressionnables, il raffermit si bien le courage de son jeune compagnon, que le départ eut lieu sans le moindre délai, et que Merowig monta à cheval d’un air tranquille et assuré. Gonthramn, dans ce moment décisif, avait se faire une autre espèce de violence ; il allait se séparer de ses deux filles, réfugiées avec lui dans la basilique de Saint-Martin, et qu’il n’osait emmener à cause des hasards d’un si long trajet. Malgré son égoïsme profond et son imperturbable fourberie, on ne pouvait pas dire qu’il fût absolument dépourvu de bonnes qualités, et, parmi tant de vices, il avait au moins ne vertu, celle de l’amour paternel. La compagnie de ses filles lui était chère au plus haut degré. Pour les rejoindre, quand il se trouvait loin d’elles, il n’hésitait pas à exposer sa personne ; et, s’il s’agissait de les garantir de quelque danger, il devenait batailleur et hardi jusqu’à la témérité.

Contraint de les laisser dans un asile que le roi Hilperik, devenu furieux, pouvait cesser de respecter, il se promit de venir les chercher lui-même, et ce fut avec cette pensée, la seule bonne qui pût germer dans son âme, qu’il franchit les limites consacrées, galopant à côté de Merowig.

Près de six cents cavaliers, recrutés, selon toute apparence, parmi les aventuriers et les vagabonds du pays, soit Francs, soit gaulois d’origine, accompagnaient les deux fugitifs. Longeant, du sud au nord, la rive gauche de la Loire, ils firent route en bon ordre sur les terres du roi Gonthramn. Arrivés près d’Orléans, ils tournèrent vers l’est, pour éviter de passer par le royaume de Hilperik, et parvinrent sans obstacle jusqu’aux environs de la ville d’Auxerre ; mais là s’arrêta leur bonne fortune. Erp ou Erpoald, comte de cette ville, refusa le passage, soit qu’il eût reçu quelque dépêche du roi Hilperik réclamant son assistance amicale, soit qu’il agît de son propre mouvement, pour maintenir la paix entre les deux royaumes. Il paraît que ce refus donna lieu à un combat dans lequel la troupe des deux proscrits eut complètement le dessous. Merowig, que la colère avait sans doute poussé à quelque imprudence, tomba entre les mains du comte Erpoald ; mais Gonthramn, toujours habile à s’esquiver, battit en retraite avec les débris de sa petite armée.

N’osant plus s’aventurer du côté du nord, il prit le parti de retourner sur ses pas et de gagner l’une des villes d’Aquitaine qui appartenaient au royaume d’Austrasie. Les approches de Tours étaient pour lui extrêmement dangereuses ; il devait craindre que le bruit de sa fuite n’eût décidé Hilperik à faire marcher ses troupes, et que la ville ne fût remplie de soldats. Mais toute sa prudence ne prévalut point contre l’affection paternelle ; au lieu de passer au large, avec sa bande de fuyards peu nombreuse et mal armée, il alla droit à la basilique de Saint-Martin. Elle était gardée ; il y entra par force et en sortit aussitôt, emmenant ses filles qu’il voulait mettre en sûreté hors du royaume de Hilperik. Après ce coup de main audacieux, Gonthramn prit le chemin de Poitiers, ville qui était redevenue austrasienne depuis la victoire de Mummolus. Il y arriva sans aucun accident, installa ses deux compagnes de voyage dans la basilique de Saint-Hilaire, et les quitta pour aller voir ce qui se passait en Austrasie. De crainte d’une seconde mésaventure, il fit cette fois un long détour, et se dirigea vers le nord, par le Limousin, l’Auvergne et la route de Lyon à Metz.

Avant que le comte Erpoald eût pu avertir le roi Gonthramn et recevoir ses ordres relativement au prisonnier, Merowig parvint à s’échapper du lieu où il était retenu. Il se réfugia dans la principale église de la ville d’Auxerre, dédiée à saint Germain, l’apôtre des bretons, et s’y établit en sûreté, comme à Tours, sous la protection du droit d’asile. La nouvelle de sa fuite arriva au roi Gonthramn presque aussitôt que celle de son arrestation. C’était plus qu’il n’en fallait pour mécontenter au dernier point ce roi timide et pacifique dont le soin principal était de se tenir en dehors de toutes les querelles qui pouvaient naître autour de lui. Il craignait que le séjour de Merowig dans son royaume ne lui suscitât une foule d’embarras, et aurait voulu de deux choses l’une, ou qu’on laissât passer tranquillement le fils de Hilperik, ou qu’on le retînt sous bonne garde accusant à la fois Erpoald d’excès de zèle et de maladresse, il le manda sur-le-champ auprès de lui ; et lorsque le comte voulut répondre et justifier sa conduite, le roi l’interrompit en disant :

Tu as arrêté celui que mon frère appelle son ennemi ; mais, si ton intention était sérieuse, il fallait m’amener le prisonnier sans perdre de temps, sinon, tu ne devais pas toucher à un homme que tu ne voulais pas garder.

L’expression ambiguë de ces reproches prouvait, de la part du roi Gonthramn, autant de répugnance à prendre parti contre le fils que de crainte de se brouiller avec le père. Il fit tomber sur le comte Erpoald le poids de sa mauvaise humeur, et, non content de le destituer de son office, il le condamna de plus à une amende de sept cents pièces d’or. Il paraît qu’en dépit des messages et des instances de Hilperik, Gonthramn ne prit aucune mesure pour inquiéter le réfugié dans son nouvel asile, et que, bien loin de là, sans se compromettre et en sauvant les apparences il agit de façon que Merowig trouvât promptement l’occasion de s’évader et de continuer son voyage. En effet, après deux mois de séjour dans la basilique d’Auxerre, le jeune prince partit accompagné de son fidèle Gaïlen, et, cette fois, les routes lui furent ouvertes. Il mit enfin le pied sur la terre d’Austrasie où il espérait trouver le repos, des amis, les joies du mariage et tous les honneurs attachés au titre d’époux d’une reine, mais où l’attendaient seulement de nouvelles traverses et des malheurs qui ne devaient finir qu’avec sa vie.

Le royaume d’Austrasie, gouverné au nom d’un enfant par un conseil de seigneurs et d’évêques, était alors le théâtre de troubles continuels et de dissensions violentes. L’absence de tout frein légal et le déchaînement des volontés individuelles s’y faisaient sentir plus fortement que dans aucune autre portion de la Gaule. Il n’y avait à cet égard aucune distinction de race ni d’état ; barbares ou romains, prélats ou chefs militaires, tous les hommes qui se croyaient forts par le pouvoir ou la richesse luttaient à qui mieux mieux de turbulence et d’ambition. Divisés en factions rivales, ils ne s’accordaient qu’en une seule chose, leur haine acharnée contre Brunehilde à qui ils voulaient enlever toute influence sur le gouvernement de son fils. Cette aristocratie redoutable avait pour principaux chefs l’évêque de Reims Aegidius, notoirement vendu au roi de Neustrie, et le duc Raukhing, le plus riche des austrasiens, caractère typique, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui faisait le mal par goût, comme les autres barbares le faisaient par passion ou par intérêt.

On racontait de lui des traits d’une cruauté vraiment fabuleuse, comme ceux que la tradition populaire impute à quelques châtelains des temps féodaux et dont le souvenir reste attaché aux ruines de leurs donjons. Lorsqu’il soupait, éclairé par un esclave qui tenait à la main une torche de cire, un de ses jeux favoris était de forcer le pauvre esclave à éteindre son flambeau contre ses jambes nues, puis à le rallumer et à l’éteindre encore plusieurs fois de la même manière. Plus la brûlure était profonde, plus le duc Raukhing s’amusait et riait des contorsions du malheureux soumis à cette espèce de torture. Il fit enterrer vifs, dans la même fosse, deux de ses colons, un jeune homme et une jeune fille, coupables de s’être mariés sans son aveu, et qu’à la prière d’un prêtre il avait juré de ne point séparer.

J’ai tenu mon serment, disait-il avec un ricanement féroce ; ils sont ensemble pour l’éternité.

Cet homme terrible, dont l’insolence envers la reine Brunehilde passait toute mesure, et dont la conduite était une rébellion permanente, avait, pour acolytes ordinaires, Bertefred et Ursio, l’un, germain d’origine, l’autre fils d’un gallo-romain, mais imbu à fond de la rudesse et de la violence des mœurs germaniques. Dans leur opposition sauvage, ils s’attaquaient, non-seulement à la reine, mais à quiconque tâchait de s’entendre avec elle pour le maintien de l’ordre et de la paix publique. Ils en voulaient surtout au romain Lupus, duc de Champagne ou de la campagne rémoise, administrateur sévère et vigilant, nourri des vieilles traditions du gouvernement impérial. Presque chaque jour, les domaines de Lupus étaient dévastés, ses maisons pillées et sa vie menacée par la faction du duc Raukhing. Une fois, Ursio et Bertefred, suivis d’une troupe de cavaliers, fondirent sur lui et sur ses gens, aux portes mêmes du palais où le jeune roi logeait avec sa mère.

Attirée par le tumulte, Brunehilde accourut, et, se jetant avec courage au milieu des cavaliers armés, elle cria aux chefs des assaillants :

Pourquoi attaquer ainsi un homme innocent ? Ne faites point ce mal, n’engagez pas un combat qui serait la ruine du pays. — Femme, lui répondit Ursio avec un accent de fierté brutale, retire-toi ; qu’il te suffise d’avoir gouverné du vivant de ton mari ; c’est ton fils qui règne maintenant, et c’est notre tutelle et non la tienne qui fait la sûreté du royaume. Retire-toi donc, où nous allons t’écraser sous les pieds de nos chevaux.

Cette situation des choses en Austrasie répondait mal aux espérances dont s’était bercé Merowig ; son illusion ne fut pas de longue durée. à peine arrivé à Metz, capitale du royaume, il reçut du conseil de régence l’ordre de repartir sur-le-champ, si toutefois même il lui fut permis d’entrer dans la ville. Les chefs ambitieux qui traitaient Brunehilde comme une étrangère sans droits et sans pouvoir, n’étaient pas gens à supporter la présence d’un mari de cette reine qu’ils craignaient en feignant de la mépriser. Plus elle fit d’instances et de prières pour que Merowig fût accueilli avec hospitalité et pût vivre en paix auprès d’elle, plus ceux qui gouvernaient au nom du jeune roi se montrèrent durs et intraitables.

Ils avaient pour prétexte le danger d’une rupture avec le roi de Neustrie ; ils ne manquèrent pas de s’en prévaloir, et leur condescendance pour les affections de la reine se borna à congédier simplement le fils de Hilperik, sans lui faire de violence ou le livrer à son père.

Privé de son dernier espoir de refuge, Merowig reprit le chemin qu’il venait de suivre ; mais, avant de passer la frontière du royaume de Gonthramn, il s’écarta de la grande route et se mit à errer de village en village à travers la campagne rémoise. Il allait à l’aventure, marchant de nuit et se cachant le jour, évitant surtout de se montrer aux gens de haute condition qui auraient pu le reconnaître, craignant la trahison, exposé à toutes sortes de misères, et n’ayant pour l’avenir d’autre perspective que celle de regagner, sous un déguisement, l’asile de Saint-Martin de Tours. Dès qu’on eut perdu sa trace, on pensa qu’il avait pris ce dernier parti, et le bruit en courut jusqu’en Neustrie.

Sur ce bruit, le roi Hilperik fit aussitôt marcher son armée, pour occuper la ville de Tours et garder l’abbaye de Saint-Martin. L’armée parvenue en Touraine se mit à piller, à dévaster et même à incendier la contrée, sans épargner le bien des église. Toutes sortes de rapines furent commises dans les bâtiments de l’abbaye, où une garnison était cantonnée ; des postes de soldats bivouaquaient à toutes les issues de la basilique. De jour comme de nuit, les portes en restaient closes, à l’exception d’une seule par laquelle un petit nombre e clercs avaient la permission d’entrer pour chanter les offices ; le peuple était exclu de l’église et privé du service divin. En même temps que ces dispositions s’exécutaient pour couper la retraite au fugitif, le roi Hilperik, probablement avec l’aveu des seigneurs d’Austrasie, passa la frontière en armes, et fouilla tout le territoire où il était possible que Merowig se tînt caché. Traqué comme une bête fauve que des chasseurs poursuivent, le jeune homme réussit pourtant à échapper aux recherches de son père, grâce à la commisération des gens de bas étage Francs ou romains d’origine, à qui seuls il pouvait se confier. Après avoir inutilement battu le pays et fait une promenade militaire le long de la forêt des Ardennes, Hilperik rentra dans son royaume, sans que la troupe qu’il conduisait à cette expédition de maréchaussée eût commis contre les habitants aucun acte d’hostilité.

Pendant que Merowig se voyait réduit à mener la vie de proscrit et de vagabond, son ancien compagnon de fortune, Gonthramn Bose, revenant de Poitiers, arriva en Austrasie. Il était, dans ce royaume, le seul homme de quelque importance dont le fils de Hilperik pût réclamer le secours ; et, sans doute, il ne tarda pas à connaître la retraite et tous les secrets du malheureux fugitif. Une fortune si complètement désespérée n’offrait à Gonthramn que deux perspectives entre lesquelles il n’avait pas coutume d’hésiter, un dévouement onéreux et les profits d’une trahison ; ce fut pour la trahison qu’il se décida. Telle fut du moins l’opinion générale ; car, selon son habitude, il évita de se compromettre ouvertement, travaillant sous main, et jouant un rôle assez équivoque pour qu’il lui fût possible de nier avec assurance, si le complot ne réussissait pas. La reine Frédégonde, qui ne manquait jamais d’agir pour son compte, dès qu’il arrivait, ce qui n’était pas rare, que l’habileté de son mari fût en défaut, voyant le peu de succès de la chasse donnée à Merowig, résolut de recourir à d’autres moyens moins bruyants, mais plus infaillibles. Elle communiqua son projet à Ægidius, évêque de Reims, qui était avec elle en relation d’amitié et d’intrigues politiques ; et, par l’entremise de ce dernier, Gonthramn Bose reçut encore une fois de brillantes promesses et les instructions de la reine. Du concours de ces deux hommes avec l’implacable ennemie du fils de Hilperik, résulta contre lui une machination artistement combinée pour l’entraîner à sa perte, en le prenant par son plus grand faible, sa folle ambition de jeune homme et son impatience de régner.

Des hommes du pays de Térouane, le pays du dévouement à Frédégonde, se rendirent en Austrasie d’une manière mystérieuse pour avoir une entrevue avec le fils de Hilperik. Parvenus jusqu’à lui dans la retraite où il se cachait, ils lui remirent le message suivant au nom de leurs compatriotes :

Puisque ta chevelure a grandi, nous voulons nous soumettre à toi, et nous sommes prêts à abandonner ton père si tu viens au milieu de nous.

Merowig saisit avidement cette espérance ; sur la foi de gens inconnus, mandataires suspects d’un simple canton de la Neustrie, il se crut assuré de détrôner son père. Il partit sur-le-champ pour Térouane, accompagné de quelques hommes dévoués en aveugles à sa fortune, Gaïlen, son ami inséparable dans les bons et dans les mauvais jours, Gaukil, comte du palais d’Austrasie sous le roi Sighebert et maintenant tombé en disgrâce, enfin Grind et plusieurs autres que le chroniqueur ne nomme pas, mais qu’il qualifie du titre de braves. Ils s’aventurèrent sur le territoire neustrien, sans songer que, plus ils avançaient, plus la retraite devenait difficile. Aux confins du district sauvage qui s’étendait au nord d’Arras vers les côtes de l’océan, ils trouvèrent ce qu’on leur avait promis, des troupes d’hommes qui les accueillirent en saluant de leurs cris le roi Merowig. Invités à se reposer dans une de ces fermes qu’habitait la population franque, ils y entrèrent sans défiance ; mais aussitôt les portes furent fermées sur eux, des gardes occupèrent toutes les issues, et des postes armés s’établirent autour de la maison comme autour d’une ville assiégée. En même temps, des courriers montèrent à cheval et firent diligence vers Soissons, pour annoncer au roi Hilperik que, ses ennemis ayant donné dans le piége, il pouvait venir et disposer d’eux.

Au bruit des portes barricadées et à la vue des dispositions militaires qui rendaient la sortie impossible, Merowig, saisi par le sentiment du danger, demeura pensif et abattu. Cette imagination d’homme du nord, triste et rêveuse, qui formait le trait le plus saillant de son caractère, s’exalta peu à peu jusqu’au délire ; il fut obsédé par des pensées de mort violente et d’horribles images de tortures et de supplices. Une profonde terreur du sort qui lui était réservé s’empara de lui avec de telles angoisses, que, désespérant de tout, il ne vit de recours que dans le suicide. Mais le courage lui manquait pour se frapper lui-même, il eut besoin d’un autre bras que le sien, et, s’adressant à son frère d’armes :

Gaïlen, dit-il, jusqu’à présent nous n’avons eu qu’une âme et qu’une pensée ; ne me laisse pas, je t’en conjure, à la merci de mes ennemis ; prends une épée et tue-moi.

Gaïlen, avec l’obéissance d’un vassal, tira le couteau qu’il portait à la ceinture, et frappa le jeune prince d’un coup mortel. Le roi Hilperik, qui arrivait en grande hâte pour s’emparer de son fils, ne trouva de lui qu’un cadavre. Gaïlen fut pris avec les autres compagnons de Merowig ; il avait tenu à la vie par un reste d’espérance ou par une faiblesse inexplicable. Il y eut des personnes qui mirent en doute la vérité de quelques uns de ces faits, et crurent que Frédégonde, allant droit au but, avait fait poignarder son beau-fils, et supposé un suicide pour ménager les scrupules paternels du roi. Au reste, les traitements affreux que subirent les compagnons de Merowig semblèrent justifier ses pressentiments pour lui-même et ses terreurs anticipées. Gaïlen périt mutilé de la manière la plus barbare ; on lui coupa les pieds, les mains, le nez et les oreilles ; Grind eut les membres brisés sur une roue qui fut élevée en l’air et où il expira ; Gaukil, le plus âgé des trois ! Fut le moins malheureux. On se contenta de lui trancher la tête.

Ainsi Merowig porta la peine de sa déplorable intimité avec le meurtrier de son frère, et Gonthramn Bose devint pour la seconde fois l’instrument de cette destinée de mort qui pesait sur les fils de Hilperik. Il ne sentit pas sa conscience plus chargée qu’auparavant, et, comme l’oiseau de proie qui revient au nid après avoir terminé sa chasse, il s’inquiéta de ses deux filles qu’il avait laissées à Poitiers. En effet, cette ville venait de retomber au pouvoir du roi de Neustrie ; le projet de conquête suspendu par la victoire de Mummolus avait été repris après un an d’interruption, et Desiderius, à la tête d’une armée nombreuse, menaçait de nouveau toute l’Aquitaine. Ceux qui s’étaient le plus signalés par leur fidélité au roi Hildebert, ou contre lesquels le roi Hilperik avait quelques griefs particuliers, étaient arrêtés dans leurs maisons, et dirigés sous escorte vers le palais de Braine. On avait vu passer ainsi, sur la route de Tours à Soissons, le romain Ennodius, comte de Poitiers, coupable d’avoir voulu défendre la ville, et le Franc Dak, fils de Dagarik, qui avait essayé de tenir la campagne comme chef de partisans. En de pareilles circonstances, un retour à Poitiers était pour Gonthramn Bose une entreprise singulièrement périlleuse ; mais il ne calcula pas cette fois, et résolut de mettre à tout prix ses filles hors du danger d’être enlevées de leur asile.

Accompagné de quelques amis, car il en trouvait toujours malgré ses trahisons multipliées, il prit le chemin du midi par la route la plus sûre, parvint à Poitiers sans accident, et réussit avec non moins de bonheur à faire sortir ses deux filles de la basilique de Saint-Hilaire. Ce n’était pas tout, il fallait s’éloigner au plus vite et gagner promptement un lieu où nulle poursuite ne fût plus à craindre ; Gonthramn et ses amis, sans perdre de temps, remontèrent à cheval, et sortirent de Poitiers par la porte qui s’ouvrait sur le chemin de Tours.

Ils marchaient près du chariot couvert qui portait les deux jeunes filles, armés de poignards et de courtes lances, équipage ordinaire des voyageurs les plus pacifiques. à peine avaient-ils fait quelques centaines de pas sur la route, qu’ils aperçurent des cavaliers qui venaient au-devant d’eux. Les deux troupes firent halte, afin de se reconnaître, et celle de Gonthramn Bose se mit en défense, car les gens qu’elle voyait en face d’elle étaient des ennemis. Ces gens avaient pour chef un certain Drakolen, partisan très actif du roi de Neustrie, et qui justement revenait du palais de Braine, où il avait conduit le fils de Dagaik et d’autres captifs les mains liées derrière le dos. Gonthramn sentit qu’il fallait se battre ; mais, avant d’en venir aux mains, il essaya de parlementer. Il détacha vers Drakolen un de ses amis, en lui donnant les instructions suivantes :

Va, et dis-lui ceci en mon nom : tu sais qu’autrefois il y a eu alliance entre nous, je te prie donc de me laisser le passage libre ; prends ce que tu voudras de mes effets, je t’abandonne tout, jusqu’à rester nu ; mais que je puisse me rendre avec mes filles où j’ai l’intention d’aller.

En entendant ces paroles, Drakolen, qui se croyait le plus fort, fit un éclat de rire, et, montrant un paquet de cordes suspendu à l’arçon de sa selle, il dit au messager :

Voici la corde avec laquelle j’ai lié les autres coupables que je viens de mener au roi, elle servira pour lui.

Aussitôt, donnant de l’éperon à son cheval, il courut sur Gonthramn Bose, et lui porta un coup de lance ; mais ce coup fut mal dirigé, et le fer de la lance, se détachant du bois, tomba à terre. Gonthramn saisit le moment avec résolution, et, frappant Drakolen au visage, il le fit chanceler sur les arçons ; un autre le renversa et l’acheva d’un coup de lance à travers les côtes. Les neustriens, voyant leur chef mort, tournèrent bride, et Gonthramn Bose se remit en route, non sans avoir soigneusement dépouillé le cadavre de son ennemi.

Après cette aventure, le duc Gonthramn chemina tranquillement vers l’Austrasie. Arrivé à Metz, il reprit la vie de grand seigneur Franc, vie d’indépendance farouche et désordonnée, qui n’avait rien de la dignité du patriciat romain, rien des mœurs chevaleresques des cours féodales.

L’histoire dit peu de choses de lui durant un intervalle de trois années ; puis, tout d’un coup, on le voit à Constantinople, où il paraît avoir été conduit par son humeur inquiète et vagabonde. Il ne revient de ce long voyage que pour prendre part à la grande intrigue du siècle, une intrigue qui remua la Gaule entière, et dans laquelle l’esprit de rivalité des Francs-austrasiens contre leurs frères de l’ouest fit alliance avec la haine nationale des gaulois méridionaux, pour la destruction des deux royaumes dont Soissons et Châlons Sur Saône étaient les capitales.