CONSIDÉRATIONS SUR L’HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE V

 

 

La révolution de 1830, merveilleuse par sa rapidité et plus encore parce qu’elle n’a pas, un seul instant, dépassé son but, a rattaché, sans retour, notre ordre social au grand mouvement de 1789. Aujourd’hui tout dérive de là, le principe de la constitution, la source du pouvoir, la souveraineté, les couleurs du drapeau national. La fusion des anciennes classes et des anciens partis a repris son cours ; elle se poursuit sous nos yeux, et se précipite par la lutte même de ces partis nés d’hier, qui ont remplacé, en la fractionnant de mille manières, la profonde et fatale division du pays en deux camps, celui de la vieille France et celui de la France nouvelle. Celle-ci a payé aux familles expropriées par un coup d’état, l’indemnité des violences d’autrefois ; personne n’a plus de compte à lui demander sur ce point, et la dissidence politique ne peut plus invoquer, dans ses griefs, la sainteté méconnue des droits civils. De tous les pouvoirs antérieurs à notre grande révolution, un seul subsiste, rajeuni et confirmé par l’adoption populaire. Notre histoire, depuis le XIIe siècle, témoignait auprès de nous, société nouvelle, en faveur de la royauté ; car son développement a marché de front avec celui du tiers-état ; la révolution a voulu et n’a pu l’abolir, elle n’a pu que lui faire subir une interruption de douze ans si l’on compte jusqu’à l’empire, et de huit ans si l’on s’arrête au consulat à vie, sorte d’ébauche du pouvoir royal. Elle durera sans doute, liée invariablement aux garanties de nos libertés politiques, mais c’est à des conditions expresses ; la révolution des trois jours a inscrit en regard du vœu national le fameux sinon non des cortez aragonaises.

À l’égard de l’histoire et des antiquités du pays, le gouvernement fondé en 1830 a mieux compris ses devoirs que la monarchie restaurée en 1814.

Celle-ci ordonna ou permit avec une légèreté insouciante la dispersion des monuments français rassemblés, par un homme de savoir et de cœur, sous la protection de la république et de l’empire. Depuis cinq ans, tout ce qu’il y a de monuments figurés sur le sol de la France et de monuments écrits dans ses archives est considéré par l’état comme un objet d’utilité et de dépense publiques. Le grand travail de collection et de publication des documents relatifs à notre histoire, cette œuvre commencée il y a quatre-vingts ans, et à laquelle s’attachent, avec le nom de Bréquigny, les noms des ministres Bertin, Miromesnil, Lamoignon, Barentin, d’Ormesson et de Calonne, a été reprise et reste confiée désormais aux soins de l’administration et au patriotisme des chambres. L’application de la centralité administrative aux recherches historiques était en quelque sorte une loi pour le XIXe siècle ; car elle est tout à la fois d’accord avec son esprit et avec la nécessité des circonstances. Nous n’avons plus que deux forces, l’action publique et le zèle individuel ; la grande puissance des anciennes corporations savantes, l’association religieuse, a disparu. Il faut marcher cependant avec les moyens qui nous restent, et c’est ce qu’a senti l’homme d’état, grand historien lui-même, dont les plans tendent à élever chez nous l’histoire du pays au rang d’institution nationale.

Mais, il faut le dire, la fin de cette grande lutte où la France entière, divisée en deux partis, combattait d’un côté et de l’autre avec toutes les forces de l’opinion, cet événement si heureux dans l’ordre politique a produit dans l’ordre moral et intellectuel le relâchement et la désunion des volontés et des efforts. Par cela même qu’elle a été profondément nationale, qu’elle a appelé à la vie politique tous les enfants du pays capables d’y entrer à quelque titre que ce fût, la dernière révolution a été fatale au recueillement des études et à la perfection du sens littéraire. Elle a dispersé dans toutes les carrières administratives cette nouvelle école d’historiens que de mauvais jours avaient rassemblés. La plupart de ceux qui avaient fait leurs preuves et de ceux qui s’étaient préparés à les faire, ont pris des fonctions publiques ; ils sont partis, maîtres et disciples, pour ces régions d’où l’on ne revient guère, et où, parfois, l’on perd jusqu’au souvenir des études qu’on a quittées. La discipline de l’exemple, la tradition des règles s’est affaiblie. Dans une science qui a pour objet les faits réels et les témoignages positifs, on a vu s’introduire et dominer des méthodes empruntées à la métaphysique, celle de Vico, par laquelle toutes les histoires nationales sont créées à l’image d’une seule, l’histoire romaine, et cette méthode venue d’Allemagne qui voit dans chaque fait le signe d’une idée et, dans le cours des événements humains, une perpétuelle psychomachie.

L’histoire a été ainsi jetée hors des voies qui lui sont propres ; elle a passé du domaine de l’analyse et de l’observation exacte dans celui des hardiesses synthétiques. Il peut se rencontrer, je le sais, un homme que l’originalité de son talent absolve du reproche de s’être fait des règles exceptionnelles, et qui, par des études consciencieuses et de rares qualités d’intelligence, ait le privilège de contribuer à l’agrandissement de la science, quelque procédé qu’il emploie pour y parvenir ; mais cela ne prouve pas qu’en histoire toute méthode soit légitime. La synthèse, l’intuition historique doit être laissée à ceux que la trempe de leur esprit y porte invinciblement et qui s’y livrent, par instinct, à leurs risques et périls ; elle n’est point le chemin de tous, elle ne saurait l’être sans conduire à d’insignes extravagances.

Il faut que l’histoire soit ce qu’elle doit être et qu’elle s’arrête dans ses propres limites, dit M. Victor Cousin ; ces limites sont les limites mêmes qui séparent les événements et les faits du monde extérieur et réel, des événements et des faits du monde invisible des idées.

Cette règle, posée par un homme d’une rare puissance d’esprit philosophique, est la plus ferme barrière contre l’irruption sans mesure de la philosophie dans l’histoire. Si les événements les plus généraux, ceux dont le cours marque la destinée de l’humanité tout entière peuvent, jusqu’à un certain point, trouver leur type dans une histoire idéale, il n’en est pas de même des faits qui sont propres à chaque peuple et révèlent, en la caractérisant, son existence individuelle. Toute histoire nationale qui s’idéalise et passe en abstractions et en formules sort des conditions de son essence ; elle se dénature et périt. La nôtre, après un rapide mouvement de progrès, risque de se trouver comme enrayée par l’affectation des méthodes et des formes transcendantes ; il faut qu’elle soit ramenée fortement à la réalité, à l’analyse ; il faut qu’on cherche des vues nouvelles, non pas au-dessus, mais au dedans des questions nettement posées.

Au point où est parvenue la science de nos origines, ce qui peut la pousser en avant, ce sont des études analytiques sur les institutions du moyen-âge, considérées dans leur action variée sur les diverses portions du sol de la France actuelle. Là se trouveront les moyens de revenir, avec des développements neufs et des résultats certains, sur toutes les questions relatives à la conquête, à la féodalité, à la royauté, à l’organisation municipale, qui sont, pour ainsi dire, les pivots autour desquels roule notre vieille histoire. Dans ce vaste champ de travail, où j’appelle ceux qui sont jeunes et qui cherchent leur route, j’indiquerai çà et là quelques points restés obscurs ou jusqu’ici faiblement touchés.

Il s’en faut de beaucoup que tout soit dit sur la conquête et sur l’établissement des Francs. Selon les systèmes absolus qui, successivement, dominèrent avant ce siècle, la conquête fut considérée, tantôt comme une délivrance de la Gaule dont les indigènes appelèrent à leur aide les Francs contre les Romains, tantôt comme une cession politique du pays, faite par les empereurs romains aux rois francs, officiers héréditaires de l’empire, tantôt comme une extirpation, violente mais salutaire, de tout ce qu’il y avait de romain dans les institutions, les lois et les mœurs, et comme l’avènement d’une société et d’une constitution nouvelles, toutes formées d’éléments germaniques.

On sait aujourd’hui, de manière à ne plus varier là-dessus, que la conquête franque ne fut rien de tout cela ; on est fixé sur son caractère de force brutale mais non totalement destructive, d’impuissance à renouveler tout, et d’impuissance à tout abolir en fait d’institutions et de lois. Mais ce caractère, établi d’une manière générale, ne rend pas raison de tous les faits ; la domination franque ne s’éleva pas d’un seul coup dans toute l’étendue de la Gaule ; il y eut, pour chacun de ses progrès, des conditions diverses, et les effets de cette diversité doivent être étudiés séparément dans chaque portion du territoire où elle se montre. Du Rhin à la Somme, les invasions, sans cesse renouvelées pendant près d’un siècle, furent désastreuses sans mesure, et les bandes des Francs, incendiant, dévastant, prenant des terres chacune à part, se cantonnèrent une à une, sans offrir aux indigènes ni capitulation ni merci. Entre la Somme et la Loire, il y eut des capitulations avec le pouvoir municipal représenté surtout par les évêques ; les dévastations furent moins furieuses, et les violences moins gratuites ; il y eut dans l’invasion des Francs Saliens, sous la conduite d’un seul chef, quelque chose de politique, à prendre ce mot dans le sens applicable à de tels hommes et à de pareils événements.

C’est là qu’il faudrait aller chercher la trace de leurs prétendues facultés constituantes ; car toute administration provinciale disparut devant eux, et, possesseurs du pays d’une façon moins désordonnée, ils furent maîtres de l’organiser d’après leurs instincts nationaux. Dans leurs conquêtes postérieures, au sud de la Loire et vers le Rhône, sur les Visigoths et les Burgondes, ils rencontrèrent les débris du régime romain, non plus à l’état de simples débris, mais déjà liés par un premier essai de gouvernement germanique. Le passage du gouvernement civilisé à la domination barbare, s’était opéré là sans eux, à des conditions qu’ils n’avaient point faites, et qu’ils se trouvèrent eux-mêmes dans la nécessité de maintenir.

Dans le royaume des Visigoths, l’organisation municipale était non seulement tolérée, mais garantie, d’une manière expresse, par la loi des conquérants. Dans le royaume des Burgondes, se conservaient isolément certaines parties de la haute administration romaine et de grands offices, abolis ailleurs. Sur tout le territoire occupé par ces deux peuples, il y avait eu un partage régulier de terres entre les barbares et les Gallo-Romains ; des lois avaient été faites pour maintenir strictement le partage primitif et arrêter les invasions et les spoliations ultérieures. Un pareil ordre de choses dut donner dans ces contrées, qui embrassaient toute la Gaule méridionale, plus de fixité et de solidité à la propriété romaine ébranlée, et menacée d’une entière destruction par l’envahissement germanique. Les domaines romains, ceux dont la propriété continua de se régir par les règles du droit civil, restèrent, après l’établissement complet de la domination franque, bien plus nombreux au sud de la Loire qu’ils ne l’étaient au nord de ce fleuve. Des traces de cette variation subsistent, aujourd’hui même, sur la carte de France, où il serait facile de les relever. Il faudrait noter, par province, les noms de toutes les communes rurales, et mettre à part, d’abord, ceux où figure, comme composant, un nom d’homme de langue teutonique, puis ceux dans la composition desquels s’aperçoit un nom propre, romain ou gaulois, et enfin ceux qui, évidemment contemporains de la conquête, ne présentent ni l’une ni l’autre de ces deux particularités.

On établirait, d’après ce triage, pour chaque région du territoire, dans quelle proportion relative les trois classes de noms de lieu y coexistent. Chacune des localités auxquelles un homme de la race conquérante attacha son nom et son orgueil peut être considérée comme un monument des prises de possession de la conquête. Là où apparaissent des noms d’hommes d’origine gallo-romaine, il est clair que les Gallo-Romains ne furent pas dépossédés en masse, et que même ils purent fonder, comme les barbares, des domaines nouveaux et considérables. Là enfin, où d’anciens noms, purement géographiques, se présentent seuls, il est probable que la balance de la propriété, après l’invasion, demeura favorable aux indigènes, que l’expropriation fut partielle à l’égard de chaque domaine, ou que, du moins, elle n’alla pas jusqu’à réunir ensemble plusieurs domaines pour en ériger de nouveaux. La fréquence plus ou moins grande des noms d’hommes, romains ou germaniques, et la loi suivant laquelle ces derniers deviennent de plus en plus rares à mesure qu’on descend du nord au midi, fourniraient ainsi, je ne dis pas la statistique des mutations de propriété opérées après la conquête, mais une ombre de cette statistique impossible à retrouver aujourd’hui, mais quelque chose d’analogue à ce que produit le travail philologique par lequel on recherche, sous la langue vivante, les vestiges d’un idiome perdu.

Une autre série de faits curieuse à établir, pour l’appréciation des conséquences politiques de la conquête, est celle qui constate la bizarre destinée du mot franc, passant de sa signification nationale à une signification sociale et, par suite, morale. Il y a dans cette étude de philologie historique bien des révélations sur l’impression que produit l’existence d’un peuple dominateur au milieu d’une société qu’il a vaincue, et dans laquelle il s’est emparé de la souveraineté politique, de la prééminence civile, et de la richesse immobilière. Les causes qui firent que, par degrés, le mot Franc devint un titre de condition et d’honneur, exprimant la liberté et la possession par excellence, furent multiples et de différents genres. D’abord, à l’époque même de la conquête, le nom national n’était porté que par les Francs pleinement libres ; eux seuls figurent sous ce nom dans les lois et dans les actes publics ; les autres, non propriétaires et fermiers, sont nommés lites. Le nom de Romain, au contraire, n’appartenait pas seulement à des  hommes libres et propriétaires, mais aussi à des colons et à des ouvriers chargés de redevances quasi-serviles.

Le peu de division de la propriété en Gaule, au déclin de l’empire, ne permet pas d’évaluer à plus de cent mille le nombre des possesseurs de domaines dans les provinces du nord où se fit l’établissement territorial de la population franque, où se formèrent ensuite les institutions et la langue politique de l’état gallo-franc. Ce nombre, on peut le croire, fut réduit de moitié par les dévastations et les spoliations de la conquête, et il diminua de plus en plus. Il est probable qu’au VIIe siècle, entre le Rhin et la Loire, les domaines possédés par des Francs se trouvaient beaucoup plus nombreux que les domaines conservés ou acquis par des familles indigènes. Les concessions de terres faites par Charles Martel sur les biens des églises, firent pencher de nouveau, d’une manière considérable, la balance du côté des Francs. Les grandes armées du maire du palais se recrutaient d’aventuriers venus d’outre-Rhin qui, entrant dans son vasselage, abjuraient leur nationalité, et devenaient Francs de nom et de condition.

Enfin, le nombre des Francs, possesseurs à titre perpétuel, ne cessa de s’accroître par l’habitude, de plus en plus générale, de l’hérédité des bénéfices, et le nombre des propriétaires gallo-romains de diminuer par l’entrée de cette classe d’hommes dans les ordres ecclésiastiques, ou par leur soumission volontaire au patronage des églises, pour obtenir une sauvegarde contre les violences de leurs voisins barbares, ou celles des officiers royaux.

Quand bien même la proportion du nombre se serait maintenue égale, les Francs l’auraient encore emporté par la grandeur de leurs possessions, par leur importance politique et militaire, par leur valeur sociale, qui légalement était double de celle des Romains, et qui, dans l’orgueil du vainqueur, devait être énormément plus grande. De tout cela, résultèrent de nouvelles formules qui apparaissent dans la langue politique, un siècle après la conquête, et dont l’usage, dès lors, fut de plus en plus fréquent. Sous le règne de la première race, se montrent deux conditions de liberté, la liberté par excellence, qui est la condition du Frank, et la liberté de second ordre, le droit de cité romaine. Sous la seconde race, la liberté franque est seule comptée dans l’ordre politique ; l’autre s’est resserrée dans l’enceinte des villes municipales, où elle dure comme une chose sans valeur et sans nom. L’impression produite sur les esprits et sur le langage, par la haute existence des Francs d’origine, des hommes vivant sous la loi salique, ne se borna pas là ; elle fit de leur nom de nation et de prééminence, l’expression usuelle des qualités nobles de l’âme et du corps, de la force, de la hardiesse, de la promptitude, de la sincérité et de la droiture, de tout ce qui est énergique, décidé, net, complet dans son genre.

La durée de la propriété foncière dans les familles gallo-romaines des contrées méridionales fut l’une des causes qui, dans ces contrées, firent reparaître assez promptement le droit romain à l’état de loi territoriale. De là surtout vint que, dès le IXe siècle, on faisait la distinction du pays où les jugements avaient lieu selon la loi romaine, et du pays où les causes se jugeaient d’après une autre loi. Ce que, dans la langue de l’ancien droit français, on nommait le franc-alleu  du Languedoc, de la Guyenne et de la Provence, se rapporte, en dépit de l’étymologie, à une origine plus certainement romaine que germanique. L’allodialité, dérivant des vieilles lois germaines, ne put se maintenir que dans les pays entièrement ou presque entièrement colonisés par des Germains ; l’extrême nord de la Gaule fut dans ce cas ; la franchise de possession s’y perpétua, même pour des domaines très-peu considérables, en regard de la féodalité. Le berceau de la féodalité française fut la Gaule centrale ; une distinction marquée doit s’établir, à cet égard, entre les trois régions du nord, du centre et du sud ; c’est au centre que domine la maxime : Nulle terre sans seigneur. Le berceau de la féodalité européenne fut la France et la Lombardie. Bien qu’il n’y eût dans le système féodal autre chose que le pur développement d’une certaine face des mœurs germaniques, ce système ne s’implanta dans la Germanie que par imitation, d’une manière tardive et incomplète ; toutes les terres n’y devinrent pas des fiefs, et il se passa longtemps avant que tous les fiefs y fussent héréditaires.

Ce régime bizarre, fruit d’une double impossibilité, pour l’administration romaine, de rester debout, et pour les institutions germaniques de s’établir sur le sol conquis, dut s’organiser le plus complètement, et s’organisa en effet, dans les pays où cette impossibilité fut la plus grande. Or, quelles en étaient les conditions ? Il y en avait deux principales : d’abord, que la population conquérante ne fût pas tellement nombreuse que la face du pays pût être renouvelée par elle, car ses institutions antérieures auraient donné leur forme à cette recomposition sociale ; en second lieu, que cette population, inférieure en nombre aux anciens habitants du sol, fût tout à fait rebelle, par ses mœurs, à l’ancienne administration du pays. Ainsi, les pays colonisés, dans le sens complet du mot, par les conquérants germains, devaient devenir, pour les institutions, radicalement germaniques. Les pays incomplètement colonisés par des tribus germaines déjà formées à des habitudes de civilisation, avaient chance de conserver, en partie du moins, le régime romain. Il n’y avait que les pays où l’ancienne société ne put être balayée par la conquête et où le degré de barbarie était extrême chez les conquérants, qui fussent exclus de l’une et de l’autre de ces chances. La partie de la Grande-Bretagne conquise par les Anglo-Saxons, et l’extrémité nord de la Gaule, étaient dans le premier cas ; la Gaule méridionale, conquête des Goths et des Burgondes, était dans le second ; la Gaule centrale, conquête des Francs, et la haute Italie, conquête des Langobards, étaient dans le troisième.

L’ordre social romain, dans toutes ses parties, répugnait aux Francs ; ils n’aimaient pas l’habitation des villes ; les impôts, la subordination civile, le pouvoir strict et régulier des magistrats, leur étaient odieux. D’un autre côté, l’organisation libre et démocratique des tribus germaines, ne pouvait se maintenir en Gaule, où les hommes d’origine franque vivaient clairsemés dans les campagnes, séparés l’un de l’autre par de grandes distances, et, plus encore, par l’inégalité de fortune territoriale, fruit des hasards de la conquête.

La tradition des assemblées de canton et des assemblées nationales, le système de garantie mutuelle et d’association de tous les hommes libres, durent, par la force des choses, tomber en désuétude. Cette portion des mœurs germaniques alla déclinant de plus en plus ; mais une autre portion de ces mêmes mœurs, l’habitude du vasselage, devint de plus en plus vivace, et finit par se rendre dominante. Elle fut le seul lien social auquel, dans l’anarchie des volontés et des intérêts, se rattachèrent ceux qui repoussaient avec dédain la cité romaine, et pour qui la vieille cité germanique n’était plus désormais qu’un rêve impossible à réaliser. Cette société à part, que formaient, au sein de chaque tribu germaine, les patrons et les vassaux, espèce d’état dans l’état, qui avait sa juridiction, sa police, ses usages particuliers, grandit ainsi rapidement en force et en importance. Elle se joua de la volonté qu’avaient les rois francs de régner à la façon des empereurs, et elle les contraignit à la protéger, à lui donner des chartes de sauvegarde contre les fonctionnaires publics de tout ordre et de tout rang.

Les vassaux de chaque personnage considérable, ceux qui s’étaient recommandés à lui, selon le cérémonial germanique, n’avaient plus d’autres juges que lui ; c’est-à-dire qu’il répondait de tous leurs délits, comme il répondait pour eux du service militaire et de tout ce qu’ils devaient à l’état. Leurs garanties personnelles s’absorbaient, en quelque sorte, dans la sienne ; et il semble que les rois de la première et de la seconde race aient préféré, comme plus commode pour eux-mêmes, cette responsabilité collective à la responsabilité individuelle des hommes libres, soit riches, soit pauvres. Ils contribuèrent ainsi, par leur propre législation, à précipiter le mouvement qui devait un jour emporter leur puissance.

Tout s’effaça donc et périt dans la Gaule, en fait d’institutions germaniques, sauf le vasselage. Il y avait là quelque chose d’élémentaire, de matériel, de présent et de vivant, le don et la reconnaissance, le serment et la fidélité, qui devait avoir plus de force et de durée que les pratiques sociales fondées sur le sentiment du droit personnel, sur l’indépendance des anciens chefs de famille, sur de vieilles traditions qui devenaient chaque jour plus faibles et plus incertaines. Charlemagne profita largement du vasselage, comme lien militaire ; mais il ne se borna pas là ; il fit entrer la clientèle aristocratique parmi les moyens d’ordre et de police qu’il rassemblait, de toutes mains, autour de lui. Il alla même jusqu’à sanctionner, au profit des seigneurs, le devoir du vassal de prendre les armes pour les vengeances domestiques et les guerres privées. L’accord qu’il maintenait, par son génie et son activité, entre tant d’éléments disparates d’organisation sociale, fut passager, et, après lui, le vasselage militaire, ou la barbarie organisée, continuant seul ses progrès, finit par absorber tout.

La confusion du droit de propriété et du droit de souveraineté dans chaque domaine, la prétention de posséder pleinement et héréditairement tout ce que les rois conféraient, soit en bénéfices territoriaux, soit en dignités publiques, furent, pour les chefs et les guerriers francs, des idées contemporaines de l’établissement qui suivit la conquête. S’il était contre leur nature de se plier à l’état de sujets d’une puissance publique, il leur répugnait également de se considérer comme de simples officiers révocables de cette puissance. Ils ne voulaient voir dans leur position sociale à tous ses degrés, qu’un partage des fruits de la conquête, et prétendaient que leur lot, quel qu’il fût, terres, bénéfices, dignités, devînt immuable sous la seule condition de foi et d’hommage envers le chef suprême des conquérants. Dès le premier jour, ils entrèrent en lutte avec le pouvoir royal, pour l’accomplissement de ce projet, et leur postérité n’eut de repos que lorsqu’elle se vit maîtresse dans cette lutte. Sa victoire fut l’avènement du régime de souveraineté privée, de subordination militaire, et d’orgueil aristocratique, qu’on nomme le système féodal.

L’orgueil, chez les Francs, était plus fort et plus hostile aux vaincus que chez les autres Germains ; ils sont les seuls dont les lois établissent une différence de valeur légale entre le Romain et le Barbare, à tous les degrés de condition sociale. Ni les Goths, ni les Burgondes, ni les Alamans, ni les Suèves qui prirent le nom de Baïwares, et occupaient un pays où il y avait de grandes villes romaines, ne firent rien de semblable, quoique souvent, dans leurs accès de colère, il leur arrivât d’employer le nom de Romain comme un terme d’injure. S’il n’est pas exact de donner pour seuls ancêtres au baronnage français, les Francs du Ve et du VIe siècle, on doit reconnaître que le mépris intraitable des derniers conquérants de la Gaule, pour ce qui n’était pas de leur race, a passé, avec une portion des vieilles mœurs germaniques, dans les mœurs de la noblesse du moyen-âge. L’excès d’orgueil attaché si longtemps au nom de gentilhomme est né en France ; son foyer, comme celui de l’organisation féodale, fut la Gaule du centre et du nord, et, peut-être aussi, l’Italie lombarde. C’est de là qu’il s’est propagé dans les pays germaniques, où la noblesse, antérieurement, se distinguait peu de la simple condition d’homme libre. Ce mouvement social créa, partout où il s’étendit, deux populations, et comme deux nations profondément distinctes. Il anéantit la classe des anciens hommes libres, ou enleva tout lustre à leur état. En Allemagne, il causa de grandes luttes et des guerres intestines.

En Angleterre, la conquête des Normands mit l’esprit nobiliaire des Français, accru d’une nouvelle dose d’orgueil, à la place du patronage presque patriarcal des chefs et des nobles saxons.

Sous le nom de grands fiefs qu’on applique aux provinces tant que dure pour elles la période d’isolement politique, on confond ensemble des situations fort différentes : pour la Bretagne, l’état indépendant fondé sur une diversité de race et de langage ; pour la Normandie, le territoire abandonné à une occupation étrangère, par suite d’un traité formel et de stipulations politiques ; pour le duché d’Aquitaine, le comté de Toulouse et la Provence, une ancienne existence quasi-nationale, défendue au VIIIe siècle contre les maires du palais, reconnue par la politique de Charlemagne, et qui, soit sous le nom de royaume, soit sous d’autres noms, lutta pour son maintien contre les derniers rois de la seconde race et contre ceux de la troisième ; pour la Flandre, une sorte de nationalité provenant de la distinction d’idiomes entre les Teutons et les Wallons ; pour la Bourgogne, de vieux souvenirs de royauté séparée, et de lois nationales, affaiblis par le temps ; enfin, pour la Champagne, le pays Chartrain, le Berry, l’Anjou et les autres seigneuries du centre, le simple vasselage héréditaire sans aucune cause profonde, sans aucun élément vivace de séparation politique. Le démembrement social du territoire gallo-franc, et le passage des grands offices à l’état de seigneurie, par l’inféodation héréditaire, sont deux choses distinctes dans leur principe, quoique mêlées dans leurs résultats. Ce qu’il y eut de vraiment fondamental et de plus persistant dans la dislocation féodale, ce sont les divisions qui répondaient à des différences plus ou moins marquées de traditions, de mœurs, de langage ou de dialecte. Le droit de suzeraineté des rois de France n’avait pas partout la même valeur ; il était effectif pour les provinces de la France proprement dite, et, pour les autres, à peu près nominal.

La Bretagne, la Normandie, la Flandre, la Provence, la Guyenne, furent de vrais états souverains ; mais les seigneuries du centre, même les plus grandes, n’eurent jamais qu’imparfaitement ce caractère ; une force supérieure à celle de l’indépendance féodale, le lien des mœurs et des souvenirs, les rattachaient à la couronne.

Le démembrement de l’empire carolingien, quelle qu’en fût la cause, et cette cause est complexe, fut à la fois nécessaire et utile. Si cet empire avait pu garder, comme l’empire romain dont il était une image grossière, l’unité et la fixité d’administration, qui forcent, à la longue, le consentement des peuples, il aurait peut-être atteint son but ; mais Charlemagne, homme double d’esprit, Romain et Germain à la fois, donna le premier coup à son œuvre, en appliquant à l’empire la règle de partage des domaines germaniques.

Cette règle fut suivie par ses successeurs, et les partages, faits, défaits, modifiés plusieurs fois dans un règne, ramenèrent, sous d’autres formes, tous les désordres des temps mérovingiens. Les populations restées en dehors de la hiérarchie du vasselage et vivant sous les débris de l’ancienne discipline sociale, soit dans les cités de fondation romaine, soit dans les villes fondées récemment, ne trouvèrent au-dessus d’elles, pour leur protection et le maintien de l’ordre, qu’une souveraineté dont le centre variait sans cesse, et passait capricieusement de la Gaule en Germanie, et de la Germanie en Gaule. Les délégués de cette souveraineté, comtes, ducs, marquis, ou étaient fréquemment changés, et alors, étrangers à leur province, ils tombaient comme des fléaux sur les pays qu’ils venaient régir ; ou, s’ils jouissaient longtemps de leur charge, jusqu’à pouvoir la transmettre à titre héréditaire, ils en abusaient impunément, et rejetaient sur un pouvoir éloigné, incertain, inconnu en quelque sorte, le mal qu’ils faisaient eux-mêmes, et les griefs du pays.

Tout cela changea, quand la souveraineté fut morcelée, et quand le territoire social fut partout circonscrit dans une localité de médiocre étendue ; les populations trouvèrent en face d’elles un pouvoir présent à qui elles purent demander compte du tort qui leur était fait ; on vit, en moins d’un siècle, poindre et se développer une lutte politique d’un nouveau genre, celle des sujets contre les souverains locaux, seigneurs ou évêques. Dans le midi, ce fut contre les seigneurs laïcs, avec l’aide et l’appui des évêques restés fidèles à leur ancienne mission de membres et de soutiens du régime municipal ; dans le nord, contre les évêques eux-mêmes, qui, par des abus successifs, avaient transformé leur part d’autorité et de juridiction civile en seigneurie absolue. D’un autre côté, les seigneurs bien intentionnés, et il y en eut de tels, plus tranquilles et plus libres d’action dans leur indépendance, se trouvèrent à l’aise pour appliquer, en petit, les traditions administratives de l’empire de Charlemagne. Au nord, les comtes de Flandre, au midi, les comtes de Toulouse, en donnèrent un exemple remarquable. Telles furent, du moins en partie, les causes qui firent apparaître, au commencement du XIe siècle, les premiers symptômes de renaissance de la vie civile.

D’autres causes concoururent avec celles-là, et agirent simultanément. Cette société urbaine, débris du monde romain, ou nouvellement formée ; autour des monastères, à l’imitation de ces débris, avait besoin de voir au-dessus d’elle des pouvoirs qui eussent le caractère d’une autorité publique.

Elle était, par sa nature même, antipathique au pouvoir personnel, essence du régime féodal ; dès qu’elle eut le sentiment de sa force, elle réagit contre ce régime. La réaction commença lorsque la féodalité, parvenue à l’état d’organisation complète, eut changé le principe de l’autorité, et mis à la place de l’administration et de l’obéissance civiles, d’un côté la seigneurie, patronage sans contrôle et domination privée, de l’autre le vasselage pour les nobles, et le servage pour les plébéiens ; lorsque les pouvoirs ecclésiastiques eux-mêmes, l’épiscopat dans les villes, et la dignité abbatiale dans les bourgs de fondation nouvelle, pouvoirs qui, sous des formes théocratiques, avaient conservé un caractère social, et continué d’une manière plus ou moins efficace l’ancienne administration des intérêts publics, se furent transformés, comme les pouvoirs laïcs, en privilèges seigneuriaux. Alors, il se fit un grand mouvement qui agita et souleva, au sein des villes, la classe d’hommes dont les occupations héréditaires étaient le commerce et l’industrie, classe d’hommes, anciennement libres et civilement égaux, qui ne pouvaient s’ordonner dans la hiérarchie du vasselage, qui n’avait rien de ce qu’il fallait pour cela, ni les mœurs toutes guerrières, ni la richesse territoriale, et que la féodalité menaçait de réduire à la condition de demi-esclavage des cultivateurs du sol. Le but de ce mouvement, qui apparut sous différentes formes et s’aida de moyens divers, fut partout le même ; ce fut de retrouver, de raviver, de rajeunir en quelque sorte, les éléments dégradés de la vieille société civile.

Au XIIe siècle, on voit le régime municipal entrer dans le droit politique dont il se trouvait exclu par le fait, sinon par la loi, depuis l’établissement de la domination franque. Dans presque toutes les villes anciennes, son organisation se réforme d’après des types très diversifiés ; il éclate dans les nouvelles villes, où s’étaient peu à peu réunis les éléments nécessaires à sa formation ; c’est ce que, dans la langue historique de nos jours, on nomme la révolution communale. Cette révolution a été vivement signalée, et l’on a rappelé non moins vivement le fait, contesté au dernier siècle, de la persistance du régime municipal romain ; entre ces deux points d’histoire se trouve la partie obscure des origines de notre société moderne.

Ce n’est pas tout de dire que le régime municipal a duré depuis les temps romains, il faut pouvoir dire aussi quelle a été la grande loi, quelles furent les vicissitudes de cette permanence jusqu’à l’époque où se prononcent, sous forme de révolution, la renaissance des villes et l’avènement politique des magistratures urbaines. Et d’abord, il faut établir quelles altérations subit, dans toute la Gaule, le régime municipal après l’invasion des barbares ; si l’on recueille là-dessus les témoignages historiques et qu’on les éclaire par l’induction, l’on trouvera que les modifications de ce régime, du moins dans les premiers temps, furent loin d’être défavorables à l’existence libre des villes. La partie la moins importante des privilèges municipaux sous le régime impérial était la juridiction. Les magistrats des villes, dans les provinces, n’avaient que la police correctionnelle et le jugement de première instance ; le défenseur de la cité, quand fut instituée cette magistrature, garantie suprême de la liberté municipale, n’obtint que le droit de juger en dernier ressort les moindres causes civiles, et le droit d’instruction au criminel ; la haute justice appartenait tout entière aux gouverneurs impériaux. Dans l’anarchie et le désordre qui suivirent la retraite des fonctionnaires romains devant les bandes germaniques, tout cela dut changer, et il fallut de nécessité que les autorités municipales, le défenseur, l’évêque, la curie tout entière, les plus notables citoyens, s’emparassent des pouvoirs laissés vacants, et devinssent à la fois, pour la ville et son territoire, administrateurs et juges.

Cet agrandissement des pouvoirs municipaux loin d’être défait ou troublé par l’installation d’un comte sous l’autorité des rois germains, reçut au contraire, de la présence de cet officier, une sorte de sanction légale. Le comte ou graf, dans les cantons de la Germanie, était juge au civil et au criminel ; il siégeait en justice avec les principaux chefs de famille dont les opinions, recueillies par lui, étaient la règle de ses jugements. Les comtes de race germanique, suivant leur mission et leurs habitudes nationales, firent, dans chaque cité de la Gaule, ce que leurs pareils faisaient au-delà du Rhin. Dès qu’il y eut un crime à punir ou un procès à juger, ils convoquèrent, selon leur vieil usage, ceux que les Germains appelaient dans leur langue, les meilleurs hommes, les hommes puissants, les bons hommes, les fortes cautions.

Or, à quelle classe d’hommes, dans la cité municipale, s’adressait une pareille convocation ? Exactement à ceux que la force des choses venait, dans l’espèce d’interrègne qui précéda l’établissement  barbare, d’investir de tous les droits judiciaires. Selon les idées sociales des conquérants, cette classe d’hommes avait le droit de justice, c’était son droit naturel. La curie gallo-romaine fut un mâl pour les hommes de race germanique. Ils lui donnèrent ce nom que portaient leurs assemblées de justice et leurs conseils nationaux. Et en effet, pour un Germain dont la vue intellectuelle pénétrait peu au fond des choses, la similitude était complète entre son plaid cantonal tenu chaque semaine, et les séances des municipalités de la Gaule, telles que les conquérants, Goths, Burgondes ou Francs, les virent après l’occupation du pays.

La mesure précise des changements qu’éprouva l’existence municipale, en passant du régime romain à la domination barbare nous est donnée, pour la portion de la Gaule soumise aux Visigoths, par des documents d’une clarté parfaite et d’une autorité incontestable. Ce sont les lois mêmes de ce peuple et un abrégé du droit romain, compilé en l’année 506, par ordre du roi Alaric II, pour servir de code à ses sujets gallo-romains, les provinciaux de l’Aquitaine et de la Narbonnaise. Dans cet abrégé qui porte le nom de Breviarium, les extraits des lois et ceux des anciens jurisconsultes sont accompagnés d’une interprétation destinée à diriger la pratique, interprétation qui, pour le droit public, s’éloigne beaucoup des textes, et montre à nu l’esprit du temps. Voici les particularités que présentent, sur l’organisation et la juridiction municipales, ce curieux monument législatif et la loi nationale des Visigoths :

1° les grandes magistratures provinciales ayant été remplacées par l’autorité d’un comte mis, comme gouverneur, dans chaque cité, un partage de pouvoir tout nouveau a lieu entre le comte et les magistrats de la cité. Le comte réserve pour lui ce qui regarde spécialement les intérêts de la puissance publique, la levée des impôts, le recrutement, la sanction des jugements criminels ; il laisse au pouvoir municipal, à la curie, tout ce qui se rapporte aux intérêts civils et aux transactions privées.

2° La juridiction de la municipalité s’est agrandie ; elle s’étend à toutes les causes civiles ou criminelles, et de plus, elle a changé de caractère et passé de l’ancienne magistrature municipale à la curie elle-même qui exerce, en corps, le droit de juger.

3° Pour les jugements criminels, on choisit au sort, cinq juges pris parmi les hommes les plus notables ; non seulement le défenseur, selon l’ancien usage, mais certains officiers municipaux, sont élus par le corps entier des citoyens.

4° Les nominations de tuteurs, les adoptions, les émancipations, les manumissions, actes que l’ancien droit réservait au préteur, se font devant la curie et par elle. Tout cela se borne, il est vrai, à une partie de la Gaule ; pour le reste on n’a point de tels renseignements ; mais il est hors de doute que les choses s’y passèrent d’une façon sinon identique, du moins analogue, avec plus de désordre, de caprice, de hasard, mais en excédant parfois, au profit des villes, la mesure des droits régulièrement reconnus et légalement garantis sur le territoire des Visigoths.

Les traits les plus généraux de cette transformation du régime municipal, ceux que des témoignages plus ou moins précis, plus ou moins complets, font retrouver à peu près au même degré dans toutes les grandes villes, sont les suivants : La curie, le corps des décurions cessa d’être responsable de la levée des impôts dus au fisc ; l’impôt fut levé par les soins du comte seul et d’après le dernier rôle de contributions dressé dans la cité. Il n’y eut plus d’autre garantie de l’exactitude des contribuables que le plus ou moins de savoir-faire, d’activité ou de violence du comte et de ses agents. Ainsi les fonctions municipales cessèrent d’être une charge ruineuse, personne ne tint plus à en être exempt, le clergé y entra ; la liste des membres de la curie cessa d’être invariablement fixe ; les anciennes conditions de propriété, nécessaires pour y être admis, ne furent plus maintenues, la simple notabilité suffit. Les corps de marchandise et de métiers, jusque-là distincts de la corporation municipale, y entrèrent, du moins par leurs sommités, et tendirent, de plus en plus, à se fondre avec elle. Il n’y eut plus dans la municipalité de juges proprement dits ; les jugements furent rendus par les curiales en nombre plus ou moins grand ; la juridiction urbaine s’agrandit, et de nouveaux offices parurent avec des titres splendides, appliqués pour la première fois au gouvernement municipal. L’intervention de la population entière de la cité dans ses affaires devint plus fréquente ; il y eut de grandes assemblées de clercs et de laïcs sous la présidence de l’évêque.

L’évêque joua un rôle de plus en plus actif, soit dans la gestion des affaires locales, soit dans l’administration de la justice ; il empiéta sur les attributions du défenseur, comme celui-ci, au temps de l’empire, avait envahi par degrés les droits de l’ancienne magistrature. On peut rencontrer de notables différences dans ce qui eut lieu sur telle ou telle portion du pays ; mais il est certain que, partout, le régime municipal devint démocratique en principe, quoique ses formes demeurassent plus ou moins aristocratiques ; ce principe nouveau y resta dès lors déposé comme un germe fécond et il fut le ressort le plus puissant de la révolution du XIIe siècle.

À en juger par certains détails et certains témoignages historiques, il semble que la société gallo-romaine, au moment où elle perdit sans retour ses grandes institutions civiles et judiciaires, ait fait un effort pour rassembler et concentrer dans les institutions municipales tout ce qui lui restait de vie, de force et d’éclat. Cette espèce de travail social se révèle sous beaucoup d’aspects divers dans les documents du VIe siècle, surtout dans ceux qui regardent les villes du midi. Non seulement l’existence municipale y devint plus indépendante qu’elle ne l’était sous les empereurs, mais elle s’anoblit en quelque sorte et s’entoura d’un nouveau lustre dans les formes, les titres et les attributs du pouvoir. La curie appliqua en principe à sa juridiction ce que les codes impériaux disaient de celle du préteur, et elle s’assimila, autant qu’elle le put, au sénat de Rome. Les noms de sénat, de sénateurs, de familles sénatoriales, se multiplièrent dans les cités gauloises, et le titre de clarissime, le troisième dans la hiérarchie des dignités de l’empire, fut donné à de simples décurions ; l’épithète même de sacré, cette formule de la majesté impériale, devint une qualification pour les sénats municipaux. Ce sont là des signes évidents de la nouvelle importance des administrations urbaines et du respect plus grand qui s’y attacha comme au meilleur et au plus ferme débris de la civilisation vaincue. Là se réfugièrent les regrets et s’abritèrent les traditions de l’ancien ordre civil, bouleversé par la conquête, et que la barbarie, en s’infiltrant dans les lois et dans les mœurs, menaçait de détruire totalement.

L’influence toujours croissante des évêques sur les affaires intérieures des villes, fut, jusque dans sa forme la plus abusive, un moyen de conservation pour l’indépendance municipale et la plus forte garantie de cette indépendance. Un fait intéressant à étudier sous ce rapport est celui des immunités ecclésiastiques, si largement accordées par les rois francs de la première et de la seconde race. Le privilège d’immunité ne resta pas borné à de simples domaines ; il s’étendit sur des villes entières ; il y en eut, celle de Tours par exemple, où tous les droits du fisc, c’est-à-dire de l’état, furent supprimés ; l’évêque y fut souverain, ou, pour mieux dire, sous son nom, la ville elle-même devint souveraine. L’immunité, dans ce cas, agit de deux manières : elle entoura, comme d’un enclos impénétrable, les restes des institutions romaines, et elle investit légalement l’évêque d’un pouvoir sans contrôle et sans contre-poids sur le gouvernement de la cité. Elle commença l’assimilation de la puissance épiscopale dans les villes avec le patronage seigneurial des grands propriétaires de race franque dans leur domaine, assimilation qui se prononce de plus en plus, à mesure qu’on avance vers les temps féodaux. Et non seulement l’immunité ecclésiastique maintint, tout en contribuant à l’altérer, le régime municipal des villes anciennes, mais encore elle fit naître des ébauches plus ou moins complètes de municipalité dans les nouvelles villes, formées peu à peu autour des églises et des abbayes.

Cette existence toute locale, dans laquelle, depuis le VIe siècle, se resserra de plus en plus la société gallo-romaine, sous le gouvernement des sénats municipaux, ne pouvait durer sans la condition essentielle de tout gouvernement, un revenu public. C’est une question fort controversée, de savoir si l’impôt foncier, que les Francs ne payèrent jamais, fut aboli pour les Romains ; on s’est décidé, en général, pour l’affirmative, et l’on a dit qu’après un temps plus ou moins long, les Romains se trouvèrent, comme les Francs eux-mêmes, exempts de taxes publiques. Cette assertion est, je crois, téméraire ; il faudrait voir si l’impôt ne fut pas transporté plutôt que supprimé, et si, ce qui, sous les empereurs, avait été payé au fisc, ne devint pas en beaucoup de lieux, sous les rois francs, une charge municipale. Selon de grandes probabilités, la municipalisation de l’impôt fut le ressort matériel qui, joint au ressort moral de l’autorité des évêques, maintint, dans les villes, l’ancien régime social, et lui donna la force de résister aux envahissements de la barbarie.

Les villes conservèrent leurs cadastres et leurs rôles de contribution, l’histoire et les actes en font foi ; mais on fit en sorte que ces registres fussent tenus secrets pour l’usage seul de la cité ; on tâchait d’en dérober la connaissance aux officiers des rois francs, et le citoyen qui les livrait à quelque agent du fisc était regardé comme un traître. Si les propriétaires gallo-romains, excités par l’exemple des Francs, répugnèrent de plus en plus à payer le tribut au fisc, il n’en fut point de même sans doute pour les levées d’argent votées par la curie ; dans ce cas, ce n’était pas subir une exaction, mais s’imposer librement pour un intérêt commun. Les exemptions, si énergiquement réclamées et défendues par les évêques, ne purent avoir un autre sens ; la ville de Tours, selon d’anciens récits, ne payait aucun impôt public : cela voulait certainement dire qu’elle ne payait rien qu’à elle-même. Les grands travaux d’utilité générale, édifices, canaux, aqueducs, entrepris par certains évêques du VIe siècle, prouvent qu’il y avait souvent confusion entre les revenus de l’église épiscopale et les finances de la cité.

Tels sont les traits les plus saillants de ce qu’on pourrait nommer la première époque de conservation du régime municipal, époque où, dans ce régime, rien ne se montre qui ne soit d’origine romaine, où tout ce qui dérive des mœurs et des lois germaniques reste à côté de lui, sans se mêler à lui ; mais où, par une revanche singulière, ses magistratures n’ont aucune place parmi les pouvoirs publics, aucun titre dans la nomenclature des fonctionnaires de l’état gallo-franc. Il n’y a de titres d’offices que pour les emplois qui procèdent de la constitution politique du peuple conquérant, ou qui appartiennent au service du palais et du fisc royal. Pour désigner les dignitaires des municipalités, la langue officielle n’admet d’autre appellation que celle de bons hommes  qui, dans l’idiome des populations germaines, voulait dire citoyens actifs, hommes capables d’être juges et témoins au tribunal du canton. Ce nom vague recouvre, dans la plupart des documents originaux, l’administration municipale tout entière ; il faut aller chercher, là-dessous, la curie avec ses magistrats et ses officiers de tout rang. Les diplômes et les actes des temps mérovingiens présentent dans sa simplicité cette formule, cause de beaucoup de méprises et d’erreurs pour les historiens ; sous la seconde race, elle se complique, et l’on voit s’y adjoindre un titre spécial et nouveau.

À partir du règne de Charlemagne, et tant que dure son empire, on trouve l’administration de la justice organisée d’une manière uniforme dans les villes et hors des villes ; une nouvelle magistrature apparaît dans toutes les causes, soit des Francs, soit des Romains, soit des Barbares vivant sous leur loi originelle. Ces juges, que les capitulaires nomment scabini, scabinei, sont choisis par le comte, l’envoyé de l’empereur et le peuple ; ils joignent à leur titre le nom de la loi suivant laquelle ils ont mission de juger ; il y en a de saliques, de romains et de goths. Les anciens tribunaux germaniques et la justice municipale sont également soumis à cette innovation judiciaire, et c’est pour la première fois qu’une même règle s’applique à deux ordres de juridiction entre lesquels, jusque-là, il n’y avait eu rien de commun.

Sous le nom de scabins, depuis Charlemagne, l’historien doit voir dans les villes, sinon la curie tout entière, au moins une portion de la curie, car ce fut, sans nul doute, parmi ses membres les plus notables, que le comte et les habitants désignèrent les juges dont la loi remettait la nomination à leur choix. Les scabins francs, ceux du comté ou du canton étaient de simples juges, mais les scabins romains, ceux de la cité, réunissaient le double caractère de juges et d’administrateurs ; c’est de là que provient l’institution de l’échevinage, institution qui, elle-même, n’est qu’un nom nouveau donné à quelque chose d’ancien, à la municipalité gallo-romaine. Sous la féodalité, le scabinat cantonal disparut, le scabinat urbain subsista seul ; alors ce que Charlemagne avait établi pour tous les tribunaux de son empire, se resserra dans le régime municipal, et fit corps avec lui.

Dès le Xe siècle, ceux auxquels les actes publics ou privés donnent le titre de scabini sont de vrais échevins dans le sens moderne de ce mot ; ils ne tiennent plus rien de la réforme judiciaire à laquelle leur nom se rattache ; ils administrent en même temps qu’ils jugent, et leur droit de justice, en concurrence avec la justice seigneuriale, reste comme une dernière garantie de la vieille liberté civile, comme une tradition qui, de siècle en siècle, remonte jusqu’au sixième.

Dans une biographie écrite au commencement du XIe siècle, on rencontre un passage très remarquable et très peu remarqué par les historiens français, peut-être parce qu’il concerne une ville autrefois allemande, Seltz en Alsace. L’auteur de la vie de l’impératrice Adélaïde, femme d’Othon Ier, s’exprime ainsi en parlant de cette princesse :

Douze années environ avant sa mort, elle conçut le projet de fonder, au lieu qu’on nomme Seltz, une ville sous la liberté romaine, intention qu’elle exécuta complètement par la suite.

Ces mots, liberté romaine, écrits plus de cinq siècles après la chute de l’empire romain, sont une grande révélation historique ; ils montrent vivante, près de l’époque où s’élevèrent les communes du moyen-âge, la tradition des origines du gouvernement municipal. Du reste, le sens de cette formule n’est pas douteux ; une charte de l’empereur Othon III, donnée en 993, l’interprète suffisamment ; il s’agit dans cette charte, pour les nouveaux habitants de Seltz, des droits de marché, de péage et de monnayage, droits qui supposent l’existence d’une administration et d’une juridiction urbaines.

L’histoire des villes de langue teutonique, où toute trace de mœurs et de lois romaines semble avoir péri, peut fournir d’utiles commentaires à l’histoire des villes de langue romane. C’est aux extrémités septentrionales de l’ancienne Gaule que se montrent les preuves les plus étonnantes de l’incroyable vitalité du régime municipal. Dans les cités romaines des bords du Rhin, tant de fois mises à feu et à sang, et qui, cernées enfin par le flot des invasions, furent, selon l’expression d’un écrivain du Ve siècle, transportées au sein de la Germanie, l’idiome romain disparut, et la municipalité subsista. à Cologne, on retrouve, de siècle en siècle, une corporation de citoyens notables qui ressemble de tout point à la curie, et dont les membres, chose bizarre, ont des prétentions héréditaires à la descendance romaine ; on y trouve un tribunal particulier pour les actes de la juridiction volontaire, pour la cession de biens, chose du droit romain, étrangère au vieux droit germanique aussi bien qu’au droit féodal.

Au XIIe siècle, la constitution libre de Cologne était réputée antique ; les titres s’en trouvaient dans ses archives, à demi effacés par le temps. C’est de Cologne et de Trèves que le droit municipal s’est répandu, de proche en proche, dans les villes plus récemment fondées sur les deux rives du Rhin ; c’est d’Arras et de Tournay que ce droit s’est répandu de la même manière dans les grandes communes de la Flandre et du Brabant. Ces villes, nées au moyen âge de diverses circonstances, surtout du besoin de se réunir et de se fortifier contre les invasions des Normands, s’approprièrent, il est vrai, la juridiction cantonale, le scabinat du pagus dont chacune était le chef-lieu ; mais quant à l’administration municipale, quant à la gestion des intérêts civils distincts de la justice, elles ne trouvaient en elles-mêmes rien qui pût les y conduire, ni par la tradition, ni par les mœurs ; tout cela devait leur venir et leur vint en effet d’ailleurs. L’exemple du régime administratif, de ce que leurs chartes nomment la loi, leur fut donné, ainsi que l’exemple de la fabrication des étoffes de laine, par deux anciens municipes ; une admirable situation commerciale a fait le reste pour leur prospérité.

J’ai parlé des effets de l’immunité épiscopale sur l’état des villes auxquelles ce privilège s’étendit ; sous la race Mérovingienne, ces effets sont parfaitement simples, c’est l’entière conservation du régime municipal avec les changements qui s’y étaient introduits à la chute du gouvernement romain ; sous la seconde race, l’immunité donne aux évêques le pouvoir de comtes ; ils deviennent souverains dans la cité, non plus comme fauteurs et appuis de l’indépendance civile, mais à titre de grands feudataires. Cette révolution qui transformait toute l’organisation municipale, l’altéra, la dégrada, mais ne l’anéantit point ; le vieux fond romain s’aperçoit toujours sous l’enveloppe qui le recouvre. Les magistrats électifs de l’ancienne constitution changés en vassaux de l’évêque, les charges municipales devenues des fiefs, une étrange disparate entre les restes de la vieille municipalité romaine et les nouvelles formes de la cour seigneuriale, voilà ce que présente généralement l’état intérieur des villes à cette seconde période qui fut le berceau de l’échevinage proprement dit, période de luttes et de divisions intestines, où les juridictions se cantonnent, où plusieurs cités se forment et rivalisent dans l’enceinte des mêmes murailles, où l’ancien droit civil se fractionne en privilèges d’ordres, de classes, de quartiers. Les offices municipaux dont la source est transportée alors du peuple à la personne de l’évêque, apparaissent sous de nouveaux noms, celui de majeur qui exprime la qualité d’intendant, et celui de pairs qui dérive des institutions féodales, deux titres destinés à jouir plus tard d’une popularité peu conforme à leur origine et à figurer avec le titre d’échevins  dans la grande réforme des constitutions urbaines. Il semble que la métamorphose des dignitaires de l’église en barons et en vassaux, dernier terme de l’envahissement des mœurs barbares, double démenti donné aux principes chrétiens et aux traditions municipales, ait excité dans les villes une invincible répugnance et un immense besoin de réaction. Le divorce accompli, sous l’influence de la féodalité, entre les deux éléments primitifs de la municipalité gallo-franque, l’évêque et le peuple, fut, pour la liberté civile, le point extrême de la décadence et le commencement d’un long travail de rénovation, d’une lutte, tantôt sourde tantôt violente, pour le rétablissement de ce qui n’était plus qu’un souvenir. Cette lutte a repris sa place dans notre histoire parmi les faits incontestables ; il reste à en déterminer toutes les causes et toutes les formes, à rechercher d’où vint le principe d’une nouvelle vie dans l’organisation municipale, pourquoi, aux approches du onzième siècle, la population urbaine, selon les paroles d’un contemporain, s’agite et machine la guerre ; pourquoi tous les troubles du temps servent la cause de la bourgeoisie, soit qu’elle les excite ou qu’elle s’y mêle, soit qu’elle se soulève pour son propre compte ou qu’elle prenne parti dans les combats que se livrent les pouvoirs féodaux.

Pour toutes les cités qui, une à une, depuis la fin du dixième siècle, réagirent contre leurs évêques, ou, d’accord avec ceux-ci, contre la seigneurie laïque, les moyens furent divers, mais le but fut le même ; il y eut tendance à ramener tout au corps de la cité et à rendre de nouveau publics et électifs les offices devenus seigneuriaux. Cette tendance fut l’âme de la révolution communale du douzième siècle, révolution préparée de loin, qu’annoncèrent çà et là, durant plus de cent ans, des tentatives isolées et dont l’explosion générale fut causée par des événements d’un ordre supérieur, et en apparence étrangers aux vicissitudes du régime municipal.

Il est difficile de mesurer aujourd’hui l’étendue et la profondeur de l’ébranlement social que produisit, dans la dernière moitié du XIe siècle, la querelle des investitures et la lutte de la papauté contre l’empire. Tout ce qu’avait fondé la conquête germanique dans le monde romain se trouva mis en question par cette lutte, la légitimité du pouvoir né de la force matérielle, la domination des armes sur l’esprit, l’invasion des mœurs et de la hiérarchie militaire dans la société civile et dans l’ordre ecclésiastique. Non seulement les prérogatives de la couronne impériale et sa souveraineté sur l’Italie, mais le principe violent et personnel de la seigneurie féodale partout où elle existait, mais la puissance temporelle des évêques transformés en feudataires, et menant, à ce titre, la vie mondaine avec tous ses excès, se trouvèrent en butte au courant d’opinions et de passions nouvelles soulevé par les prétentions et les réformes de Grégoire VII. Pour soutenir cette grande lutte à la fois religieuse et politique, la papauté mit en œuvre, avec une audace et une habileté prodigieuses, tous les germes de révolution qui existaient alors, soit en deçà, soit au delà des Alpes. Dans l’Italie supérieure où la dernière des conquêtes barbares avait enraciné les mœurs germaniques, et où la domination des Francs avait ensuite développé, d’une manière systématique, les institutions féodales, la seigneurie des évêques était complète, et là, comme au nord et au centre de la Gaule, il y avait guerre entre cette seigneurie et les restes des constitutions municipales, restes plus puissants que nulle part ailleurs, à cause de la richesse des villes. La suspension des évêques du parti impérial, et les condamnations portées contre ceux qui ne renonçaient pas aux habitudes et aux dérèglements des laïques désorganisèrent plus ou moins le gouvernement de ces grandes cités et ouvrirent une large voie à l’esprit révolutionnaire qui déjà y fermentait.

Il semble qu’au milieu de ce travail de destruction et de renouvellement, les villes de la Lombardie et de la Toscane aient jeté les yeux sur celles de l’état pontifical, anciennement l’exarchat de Ravenne, pour y chercher des exemples, soit par affection pour tout ce qui tenait au parti de la papauté, soit parce qu’on se souvenait que les villes du patrimoine de Saint-Pierre, n’avaient pas subi l’influence de la conquête et de la barbarie lombardes.

Depuis leur séparation de l’empire grec, ces villes étaient régies par la même constitution municipale ; dans toutes, il y avait des dignitaires nommés consuls. Ce titre, adopté par les villes qui se reconstituaient, devint le signe et, en quelque sorte, le drapeau de la réforme municipale ; mais en inaugurant ce titre nouveau pour elles, les cités de la haute Italie lui firent signifier autre chose que ce qu’il avait exprimé jusque-là dans les villes de l’état romain. Là, les consuls étaient de simples conseillers municipaux, non de véritables magistrats ayant puissance et juridiction ; ils devinrent à Pise, à Florence, à Milan, à Gênes, le pouvoir exécutif, et en reçurent toutes les attributions jusqu’au droit de guerre et de paix ; ils eurent le droit de convoquer l’assemblée des citoyens, de rendre des décrets sur toutes les choses d’administration, d’être juges et d’instituer des juges au civil et au criminel, en un mot, ils furent les représentants d’une sorte de souveraineté urhaine qui se personnifiait en eux. Ayant ainsi trouvé sa forme politique, la réorganisation municipale se poursuivit d’elle-même et pour elle-même ; elle ne resta pas bornée aux seules villes d’Italie, dont l’évêque était du parti de l’empire, et le clergé rebelle aux réformes ecclésiastiques ; dans toutes les autres, le consulat électif fut établi de concert par l’évêque et les citoyens. Bien plus, le mouvement ne s’arrêta pas en Italie, il passa les Alpes et se propagea dans la Gaule ; il gagna même au bord du Rhin et du Danube les anciennes cités de la Germanie. Comme je l’ai dit plus haut, de nombreuses tentatives avaient eu lieu isolément depuis un siècle pour briser ou modifier, dans les villes, le pouvoir seigneurial, soit des évêques, soit des comtes. L’impulsion partie des cités italiennes vint donc à propos ; elle fut l’étincelle qui alluma, de proche en proche, l’incendie dont les matériaux étaient accumulés ; elle donna une direction à la force spontanée de renaissance qui agissait partout sur les vieux débris de la municipalité romaine ; en un mot, elle fit de ce qui n’aurait été, sans elle, qu’une succession lente et désordonnée d’actes et d’efforts purement locaux, une révolution générale.

Ici, je me hâte de le dire, il faut distinguer deux choses, la révolution et sa forme. Quant au fond, le mouvement révolutionnaire fut partout identique ; en marchant du midi au nord, il ne perdit rien de son énergie, et acquit même, çà et là, un nouveau degré de fougue et d’audace ; quant à la forme, cette identité n’eut pas lieu, et, au-delà d’une certaine limite, la constitution des villes italiennes ne trouva plus les conditions morales ou matérielles nécessaires à son établissement. Le consulat, dans toute l’énergie de sa nouvelle institution, prit racine sur le tiers méridional de la Gaule, et, partout où il s’établit, il fit disparaître ou rabaissa les titres d’offices municipaux d’une date antérieure. Une ligne tirée de l’ouest à l’est, et passant au sud du Poitou, au nord du Limousin, de l’Auvergne et du Lyonnais, marque en France les bornes où s’arrêta ce qu’on peut nommer la réforme consulaire. Sur les terres de l’empire, le nom de consuls pénétra plus loin, peut-être à cause de la querelle flagrante entre le pape et l’empereur ; il parut le long du Rhin, en Lorraine, dans le Hainaut, mais là ce fut une formule seulement, et non la pleine réalité du régime municipal des villes d’Italie et des villes gauloises du midi. Ce régime était quelque chose de trop raffiné, de trop savant pour les municipes dégradés du nord, et même pour ceux du centre de la Gaule ; entre le Rhin, la Vienne et le Rhône, l’instrument de régénération politique créé sur les rives de l’Arno n’avait plus de prise, ou demeurait sans efficacité. Aussi, sur les deux tiers septentrionaux de la France actuelle, le mouvement donné pour la renaissance des villes, pour la formation de leurs habitants en corporations régies par elles-mêmes, eut-il besoin d’un autre ressort que l’imitation des cités italiennes. Il fallut qu’un mobile plus simple, plus élémentaire, en quelque sorte, qu’une force indigène, vînt se joindre à l’impulsion communiquée de par-delà des Alpes. Ce second mouvement de la révolution communale eut, pour principe, les traditions les plus étrangères au premier ; pour expliquer sa nature et distinguer les résultats qui lui sont propres, je suis contraint de faire une digression, et de passer brusquement de la tradition romaine à la tradition germanique.

Dans l’ancienne Scandinavie, ceux qui se réunissaient aux époques solennelles pour sacrifier ensemble, terminaient la cérémonie par un festin religieux. Assis autour du feu et de la chaudière du sacrifice, ils buvaient à la ronde et vidaient successivement trois cornes remplies de bière, l’une pour les dieux, l’autre pour les braves du  vieux temps, la troisième pour les parents et les amis dont les tombes, marquées par des monticules de gazon, se voyaient çà et là dans la plaine ; on appelait celle-ci la coupe de l’amitié. Le nom d’amitié, minne, se donnait aussi quelquefois à la réunion de ceux qui offraient en commun le sacrifice, et, d’ordinaire, cette réunion était appelée ghilde, c’est-à-dire banquet à frais communs, mot qui signifiait aussi association ou confrérie, parce que tous les co-sacrifiant promettaient, par serment, de se défendre l’un l’autre, et de s’entraider comme des frères. Cette promesse de secours et d’appui comprenait tous les périls, tous les grands accidents de la vie ; il y avait assurance mutuelle contre les voies de fait et les injures, contre l’incendie et le naufrage, et aussi contre les poursuites légales encourues pour des crimes et des délits, même avérés. Chacune de ces associations était mise sous le patronage d’un dieu ou d’un héros dont le nom servait à la désigner, chacune avait des chefs pris dans son sein, un trésor commun alimenté par des contributions annuelles, et des statuts obligatoires pour tous ses membres ; elle formait ainsi une société à part au milieu de la nation ou de la tribu. La société de la ghilde ne se bornait pas, comme celle de la tribu ou du canton germanique, à un territoire déterminé ; elle était sans limites d’aucun genre, elle se propageait au loin et réunissait toute espèce de personnes, depuis le prince et le noble jusqu’au laboureur et à l’artisan libre. C’était une sorte de communion païenne qui entretenait, par de grossiers symboles et par la foi du serment, des liens de charité réciproque entre les associés, charité exclusive, hostile même à l’égard de tous ceux qui, restés en dehors de l’association, ne pouvaient prendre les titres de convive, conjuré, frère du banquet.

Soit que cette pratique d’une grande énergie fût particulière à la religion d’Odin, soit qu’elle appartînt à l’ancien culte des populations tudesques, il est hors de doute qu’elle exista non seulement dans la péninsule scandinave, mais encore dans les pays germaniques. Partout, dans leurs émigrations, les Germains la portèrent avec eux ; ils la conservèrent même après leur conversion au christianisme, en substituant l’invocation des saints à celle des dieux et des héros, et en joignant certaines œuvres pies aux intérêts positifs qui étaient l’objet de ce genre d’association. Du reste, l’institution originelle et fondamentale, le banquet, subsista ; la coupe des braves y fut vidée en l’honneur de quelque saint révéré ou de quelque patron terrestre, celle des amis le fut comme autrefois en souvenir des morts, pour l’âme desquels on priait ensemble après la joie du festin.

La ghilde chrétienne se montre en vigueur chez les Anglo-Saxons, et on la voit paraître en Danemark, en Norvège et en Suède, à l’extinction du paganisme. Dans les états purement ou presque purement germaniques, ces associations privées ne firent qu’ajouter de nouveaux liens à la société générale avec laquelle elles se mirent en harmonie, qui les toléra, les encouragea même comme un surcroît de police et une garantie de plus pour l’ordre public ; elles fleurirent en Angleterre et dans les royaumes scandinaves, accueillies et patronisées par les rois. Dans la Gaule ce fut autre chose ; dans ce pays, où deux races d’hommes, l’une victorieuse, l’autre vaincue, se trouvaient en présence avec des institutions, des lois, des mœurs, qui se repoussaient mutuellement, où il y avait de si grandes diversités d’origine et de conditions, où les hommes étaient froissés de tant de manières les uns par les autres, les ghildes ne furent, à ce qu’il semble, que des moyens de désordre, de violence et de rébellion. On peut croire qu’elles figurèrent parmi les causes, ignorées aujourd’hui, de l’anarchie mérovingienne, de cette ère d’indiscipline qui précéda l’établissement de la seconde race. Quoi qu’il en soit, leur prohibition commence avec le règne et les lois des Carolingiens ; on les voit redoutées et proscrites par Charlemagne et par ses successeurs. Les censures du clergé vinrent prêter leur aide aux injonctions politiques ; la guerre faite à l’intempérance, vice dominant des hommes de race germanique, servit de motif ou de prétexte contre les sociétés de défense mutuelle, dont le lieu de réunion était toujours, comme au temps du paganisme, une immense salle de festin avec des celliers pour le vin, la bière et l’hydromel.

Voici les articles des capitulaires qui énoncent, à cet égard, des dispositions prohibitives.

Année 789. Le mal de l’ivresse doit être prohibé pour tous, et ces conjurations qui se font sous l’invocation de saint Étienne, ou par notre nom, ou par le nom de nos fils, nous les prohibons.

794. Quant aux conjurations et conspirations, qu’on n’en fasse point, et que, partout où il s’en trouve, elles soient détruites.

779. Quant aux serments de ceux qui se conjurent ensemble pour former une Ghilde, que personne n’ait la hardiesse de le prêter, et, quelque arrangement qu’ils prennent d’ailleurs entre eux sur leurs aumônes et pour les cas d’incendie et de naufrage, que personne, à ce propos, ne fasse de serment.

884. Nous voulons que les prêtres et les officiers du comte ordonnent aux villageois de ne point se réunir en associations, vulgairement nommées ghildes, contre ceux qui leur enlèveraient quelque chose, mais qu’ils portent leur cause devant le prêtre envoyé de l’évêque, et devant l’officier du comte établi à cet effet dans la localité, afin que tout soit corrigé selon la prudence et la raison.

Veut-on maintenant savoir quelles étaient la forme et la règle de ces associations que les lois des empereurs francs présentaient sous le triple aspect de réunion conviviale, de conjuration politique et de société de secours mutuels, il faut recourir à des documents étrangers à l’histoire de France. Dans tous les pays où la ghilde chrétienne exista, son but et sa constitution furent identiques ; ses statuts, en quelque langue qu’ils fussent rédigés, disposaient pour des cas semblables, prescrivaient et défendaient les mêmes choses.

Bien plus, on peut dire qu’il n’y eut réellement qu’un seul statut de tradition immémoriale, voyageant de pays en pays, et se transmettant d’âge en âge avec de légères variantes. Les associations que Charlemagne prohiba, et où l’on se conjurait par son nom, par les noms de ses fils, ou par saint Étienne, se retrouvent dans celles qui prospérèrent en Danemark, trois ou quatre siècles plus tard, sous les noms du roi Canut, du duc Canut, du roi Éric, de saint Martin et de plusieurs autres saints ; parmi leurs statuts réglementaires, soit en vieux danois, soit en latin, je choisis, pour en citer quelques articles, l’un des plus complets, celui de la ghilde du roi Éric, rédigé au XIIIe siècle :

Ceci est la loi du banquet du saint roi Éric de Ringstett, que des hommes d’âge et de piété ont trouvée jadis, pour l’avantage des convives de ce banquet, et ont établie pour qu’elle fût observée partout, en vue de l’utilité et de la prospérité communes.

Si un convive est tué par un non convive, et si des convives sont présents, qu’ils le vengent s’ils peuvent ; s’ils ne le peuvent, qu’ils fassent en sorte que le meurtrier paie l’amende de quarante marcs aux héritiers du mort, et que pas un des convives ne boive, ne mange, ni ne monte en navire avec lui, n’ait avec lui rien de commun, jusqu’à ce qu’il ait payé l’amende aux héritiers selon la loi.

Si un convive a tué un non convive, homme puissant, que les frères l’aident, autant qu’ils pourront, à sauver sa vie de tout danger. S’il est près de l’eau, qu’ils lui procurent une barque avec des rames, un vase à puiser de l’eau, un briquet et une hache... S’il a besoin d’un cheval, qu’ils le lui procurent, et l’accompagnent jusqu’à la forêt...

Si l’un des convives a quelque affaire périlleuse qui l’oblige d’aller en justice, tous le suivront, et quiconque ne viendra pas, paiera en amende un sou d’argent...

Si quelqu’un des frères est mandé devant le roi ou l’évêque, que l’ancien convoque l’assemblée des frères, et choisisse douze hommes de la fraternité qui se mettront en voyage, aux frais du banquet, avec celui qui aura été mandé, et lui prêteront secours selon leur pouvoir. Si l’un de ceux qui seront désignés refuse, il paiera un demi-marc d’argent...

Si quelqu’un des frères, contraint par la nécessité, s’est vengé d’une injure à lui faite, et a besoin d’aide, dans la ville, pour la défense et la sauvegarde de ses membres et de sa vie, que douze des frères, nommés à cet effet, soient avec lui jour et nuit pour le défendre ; et qu’ils le suivent en armes, de sa maison à la place publique, et de la place à sa maison, aussi longtemps qu’il en sera besoin.

En outre, les anciens du banquet ont décrété que si les biens de quelque frère sont confisqués par le roi ou par quelque autre prince, tous les frères auxquels ils s’adressera, soit dans le royaume, soit hors du royaume, lui viendront en aide de cinq deniers.

Si quelque frère, fait prisonnier, perd sa liberté, il recevra, de chacun des convives, trois deniers pour sa rançon.

Si quelque convive a souffert du naufrage pour ses biens, et n’en a rien pu sauver, il recevra trois deniers de chacun des frères.

Le convive dont la maison dans sa partie antérieure, c’est-à-dire la cuisine ou le poêle, ou bien le grenier avec les provisions, aura brûlé, recevra trois deniers de chacun de ses frères.

Si quelque convive tombe malade, que les frères le visitent, et, s’il est nécessaire, qu’ils veillent près de lui... S’il vient à mourir, quatre frères, nommés par l’ancien, feront la veillée autour de lui, et ceux qui auront veillé porteront le corps en terre, et tous les convives l’accompagneront et assisteront à la messe en chantant, et chacun, à la messe des morts, mettra un denier à l’offrande pour l’âme de son frère...

J’ai omis, dans cet extrait, de nombreuses dispositions sur les torts et les dommages faits par un associé à un autre, et sur ce qu’on pourrait nommer la police de la Ghilde. L’exclusion de la fraternité, sorte d’excommunication qu’accompagne le titre infamant de nithing (homme de rien), est la peine prononcée contre celui qui a tué un de ses confrères sans nécessité de défense personnelle, et par suite de vieille haine entre eux ; qu’il soit, dit le statut, mis hors de la société de tous les frères, avec le mauvais nom d’homme de rien, et qu’il s’en aille. La même peine atteint celui qui a commis le crime d’adultère avec la femme d’un confrère, ou enlevé sa fille, sa sœur ou sa nièce, celui qui, en discorde avec un de ses frères, a refusé de se réconcilier avec lui selon le jugement de l’ancien et de toute la Ghilde ; celui qui, rencontrant un de ses confrères en captivité, en naufrage, ou en lieu d’angoisse, refuse de lui porter secours, et celui qui, insulté en paroles et en actions par un non associé, n’a pas voulu tirer vengeance de cet affront avec le secours de ses frères. Celui qui cite un de ses confrères en justice sans le consentement de toute la Ghilde, celui qui témoigne en justice contre un confrère, celui qui, soit au banquet, soit dans tout autre lieu, appelle un de ses confrères voleur ou homme de rien, celui qui, dans sa colère, prend son confrère aux cheveux et le frappe du poing, sont punis d’une amende de trois marcs d’argent. Il y a des amendes pour les délits et les actes inconvenants commis dans la maison du banquet ; il y en a pour les confrères qui, ayant reçu la charge de préparateurs du festin, remplissent mal leurs fonctions, ou s’absentent après que le chaudron des frères a été suspendu au feu ; il y en a pour les disputes, les cris et le port d’une épée ou de toute autre arme, car, dit le statut, toute sorte d’armes est prohibée dans la maison du banquet ; enfin, il y en a pour celui qui s’endort assis à table, ou tombe d’ivresse avant d’avoir pu regagner sa maison. Quant aux coupes d’honneur que le statut désigne indistinctement par le mot minne (affection), la première devait être bue à saint Éric, la seconde au Sauveur, qui, ainsi ne venait qu’après le patron de la Ghilde, la troisième, à la Vierge. Au signal que donnait l’aldermann, ou ancien du banquet, chacun des convives prenait sa coupe remplie jusqu’aux bords, puis, se levant tous la coupe à la main, ils entonnaient un cantique ou un verset d’antienne, et, le chant terminé, ils buvaient. Le serment de maintenir et d’observer la loi de la confrérie se prêtait sur un cierge allumé.

Telle était cette étrange mais puissante association de liberté et de protection extra-légale, où les rites et l’esprit de vengeance de la vieille barbarie germaine s’associaient aux bonnes œuvres de la charité évangélique. Les pays scandinaves la conservèrent jusqu’au XVIe siècle dans sa forme complète et primitive. Les prohibitions dont elle fut l’objet sous la dynastie Carolingienne, ne réussirent point à l’extirper des habitudes de la population gallo-franque, là surtout où les mœurs germaniques eurent le plus d’influence et de durée, c’est-à-dire au nord de la Loire. Mais sur ce sol, où elle n’était pas née, l’institution de la Ghilde, en se conservant, ne resta pas immuable et tout d’une pièce comme en Scandinavie ; elle s’assouplit, en quelque sorte, et, se dégageant des enveloppes de son vieux symbole, elle devint capable de s’appliquer à des intérêts spéciaux, à de nouveaux besoins politiques. Le banquet fraternel perdit son importance et tomba en désuétude, mais deux choses subsistèrent, l’association jurée, et la protection mutuelle jointe à une police domestique exercée par les associés entre eux. L’article que j’ai cité du capitulaire de 884, prouve qu’à cette époque, la pratique de l’assurance mutuelle était fréquente, non seulement parmi les hommes de descendance germanique, mais parmi les habitants de toute origine et de toute condition, jusqu’aux serfs de la glèbe ; ils montrent, de plus, qu’il existait alors des ghildes spéciales formées, non dans un but indéfini de secours et de charité réciproques, mais pour un objet strictement déterminé.

Ce que prohibe cet article, ce sont des associations faites par une seule classe d’hommes, les paysans, pour écarter un seul péril, celui des rapines et de l’extorsion ; et là se révèlent peut-être les premiers symptômes de résistance populaire à l’envahissement de tout droit civil par la féodalité. Il est difficile de ne pas le croire, si l’on rapproche, de ces dispositions législatives, un événement postérieur d’un peu plus d’un siècle, la grande association des paysans de la Normandie contre les seigneurs et les chevaliers.

Parmi les historiens qui racontent ce fait remarquable, les uns parlent d’un serment prêté en commun, les autres de conventicules liés ensemble par une assemblée centrale formée de deux députés de chaque réunion particulière ; il y a là tous les caractères d’une Ghilde constituée de manière à demeurer secrète jusqu’au moment de l’insurrection.

On sait que ce moment n’arriva pas, et que les associés expièrent, par d’horribles supplices, leur tentative d’affranchissement. Ce ne fut pas sans doute pour la première fois, qu’au commencement du XIe siècle, l’instinct de liberté se fit une arme de la pratique des associations sous le serment, et, dans le cours de ce siècle de crise sociale, l’instinct de l’ordre qui, non plus que l’autre, ne périt jamais, tenta de créer, à l’aide de cette pratique, une grande institution de paix et de sécurité. La fameuse trêve de Dieu, selon ses derniers règlements promulgués en 1095, fut une véritable Ghilde ; et, dans les premières années du XIIe siècle, Louis le Gros, cet infatigable mainteneur de la paix publique, établit dans son royaume, par l’autorité des évêques, et avec le concours des prêtres de paroisse, une fédération de défense intérieure contre le brigandage des seigneurs de châteaux, et de défense extérieure contre les hostilités des Normands. Le seul historien qui mentionne cet établissement le désigne par le nom de communauté populaire. C’étaient là de nobles applications du principe actif et sérieux
de la vieille Ghilde germanique, mais elles n’eurent qu’une existence et une action passagères ; elles s’étendaient à de trop grands espaces de territoire, elles avaient besoin de la réunion d’un trop grand nombre de volontés diverses, et dépendaient trop du plus ou moins d’enthousiasme inspiré par la prédication religieuse. à côté d’elles, une autre application de la Ghilde, toute locale et toute politique, produisit quelque chose de bien plus durable, et de bien plus efficace pour la renaissance de notre civilisation, la commune jurée.

Née au sein des villes de la Gaule septentrionale, la commune jurée, institution de paix au dedans et de lutte au dehors, eut, pour ces villes, la même vertu régénératrice que le consulat pour les villes du midi ; elle fut le second instrument, la seconde forme de la révolution du XIIe siècle ; par elle, je rentre dans mon sujet.

La ville qui s’avisa la première de former une association de garantie mutuelle, restreinte à ses habitants seuls, et obligatoire pour eux tous, fut la créatrice d’un nouveau type de liberté et de communauté municipales. La Ghilde, non plus mobile au gré des chances de l’affiliation volontaire, mais fixée invariablement sur une base et dans des limites territoriales, mais bornée à la protection des droits civils et des intérêts publics, tel était l’élément de cette forme de constitution urbaine, aussi originale dans son genre que la municipalité consulaire l’était dans le sien, aussi puissante pour rallier une société asservie et à demi dissoute que le consulat pouvait l’être pour retremper et fortifier une société encore unie et compacte dans l’enceinte des mêmes murailles. à en juger par les témoignages historiques que le temps nous a conservés, l’honneur de cette création appartient à Cambrai, vieux municipe, où la lutte acharnée des citoyens contre la seigneurie de l’évêque avait commencé au Xe siècle, et où, dès l’année 1076, il y eut, selon l’expression d’un chroniqueur, conjuration, commune, nouvelle loi. Cambrai fut le point de départ d’un mouvement de propagande qui s’étendit de proche en proche et s’avança vers le sud, comme la propagande italienne marchait, dans le même temps, du sud au nord. Ses premiers progrès, les plus curieux à suivre, ont été décrits avec les révolutions de Noyon, de Beauvais, de Laon, d’Amiens, de Soissons et de Reims. La filiation historique, et, en quelque sorte, la généalogie de ces révolutions a été établie ; en moins de quarante ans, les communes de ces villes ont surgi, l’une à la suite de l’autre, soulevées par le même courant, constituées par le même principe. Ce serait une étude intéressante que d’analyser, dans ses ressemblances et dans ses différences, leur constitution respective, et de voir de quelle manière le principe moteur, l’élément nouveau s’y est appliqué aux anciens éléments d’organisation municipale, de quelle manière et dans quelle proportion il s’est combiné avec eux.

La Ghilde avait essentiellement le caractère de loi personnelle ; son application à l’affranchissement des villes, et à la rénovation des municipalités, la fit passer à l’état de loi territoriale ; plus ce passage fut net et décidé, plus la ville reconstituée eut cette force que donne l’unité. à Noyon, la charte de commune présente une sorte d’hésitation entre les deux principes contraires :

Quiconque voudra entrer dans cette commune... Si la commune est violée, tous ceux qui l’auront jurée devront marcher pour sa défense...

Dans la charte de Beauvais, le caractère de loi territoriale est absolu et nettement exprimé :

Tous les hommes domiciliés dans l’enceinte du mur de ville et dans le faubourg, prêteront serment à la commune...

Dans toute l’étendue de la ville chacun prêtera secours aux autres loyalement et selon son pouvoir.

À Beauvais, le titre de pairs est un reste de l’organisation antérieure à l’établissement de la commune ; les pairs de Beauvais semblent être un ancien conseil des principaux de la cité, assujetti plus tard au vasselage de l’évêque, puis, redevenu, par une révolution, municipal et électif. Dans la constitution de Saint-Quentin, constitution octroyée, les échevins apparaissent comme un tribunal préexistant à la commune. Il en est de même pour l’échevinage d’Amiens et pour celui de Reims, institution qui, dans ces deux villes, fut régénérée, non créée, par l’établissement communal. Et ce n’est pas seulement sous la commune constituée par serment de garantie mutuelle que se montrent conservés les débris du régime antérieur ; dans les villes qui opérèrent leur réforme par l’établissement du consulat, on trouve aussi des restes considérables de ce régime. Les titres de syndics, de jurats, de capitouls, de prud’hommes, qui accompagnent çà et là le titre de consuls, sont plus anciens que lui, et appartiennent à différentes époques d’organisation municipale.

De nouvelles études sont à faire sur la nomenclature constitutionnelle des municipalités du moyen-âge ; elles doivent commencer par le mot commune, qui joue un si grand rôle dans notre histoire, et qui, depuis le XIIe siècle, désigne, d’une manière spéciale, la municipalité constituée par association mutuelle sous la foi du serment. Communia, dans le latin des documents antérieurs au XIIe siècle, a le sens vague de compagnie, réunion, jouissance en commun ; il se peut que ce mot, avec son co-dérivé communitas, ait été appliqué très anciennement au régime municipal ; il se peut que, pour rendre le mot ghilde de l’idiome teutonique, on ait dit également gelde  ou commune, dans la langue romane du nord ; mais, ce qui est certain, c’est que l’adjonction de la ghilde aux constitutions municipales donna à ce dernier mot un sens fixe et une force toute nouvelle. Le mot jurés, dans le sens de fonctionnaires municipaux assermentés, est une expression ancienne, aussi bien sous cette forme que sous la forme méridionale jurats ; ce mot appartient aux restes romains du régime municipal, en même temps qu’aux ébauches de ce régime qui, avec plus ou moins de liberté, se formèrent dans les villes de création postérieure ; il appartient même à la constitution des villages purement domaniaux. Jurés, dans le sens de bourgeois associés et confédérés par le serment, est une expression plus récente, qui commence à paraître lorsque la ghilde s’applique au régime municipal ; ce sont les conjurés, les frères, les amis de la vieille association germanique. Entrer dans la commune, sortir de la commune, sont des formules qui proviennent de la même tradition, et qu’on retrouve dans les statuts des ghildes scandinaves. Les mots tendres qui nous frappent dans ces statuts, et qui étaient de tradition comme tout le reste, ceux de fraternité, d’amitié, disparurent en général dans l’opération politique par laquelle l’association jurée s’adapta, comme partie intégrante, aux constitutions urbaines ; quelques communes seules les retinrent et les placèrent dans leurs actes constitutifs. à Lille, la loi municipale se nommait loi de l’amitié, et le chef de la magistrature urbaine portait le titre de reward (surveillant) de l’amitié.

Dans la constitution de cette ville, fondée au moyen-âge, il y avait trois éléments d’origine diverse : 1° le tribunal d’un ancien pagus, avec ses juges institués par le comte, selon les règles de l’administration Carolingienne ; à lui appartenait l’échevinage ; 2° une association jurée entre tous les habitants ; à elle appartenait ce qu’on peut nommer le lien municipal ; 3° une application locale de la trêve de Dieu et des grandes institutions de paix que vit naître le XIe siècle ; à elle appartenait l’office des appaiseurs, et l’établissement de trêves perpétuelles entre les bourgeois.

La charte de commune qui, dans son langage et ses prescriptions, porte la plus vive empreinte de l’esprit et des formes de la confrérie ou conjuration traditionnelle, est celle de la ville d’Aire en Artois ; les articles suivants de cette charte sont curieux à rapprocher du statut de la ghilde du roi Éric :

Tous ceux qui appartiennent à l’amitié de la ville ont promis et confirmé, par la foi et le serment, qu’ils s’aideraient l’un l’autre comme des frères, en ce qui est utile et honnête. Que si l’un commet contre l’autre quelque délit en paroles ou en actions, celui qui aura été lésé ne prendra point vengeance par lui-même ou par les siens,... mais il portera plainte, et le coupable amendera le délit selon l’arbitrage des douze juges élus. Et, si celui qui a fait le tort, ou celui qui l’a reçu, averti par trois fois, ne veut pas se soumettre à cet arbitrage, il sera écarté de l’amitié, comme méchant et parjure.

Si quelqu’un de l’amitié a perdu de ses biens par rapine ou autrement, et qu’il ait des traces certaines de la chose perdue, il fera sa plainte au préfet de l’amitié, lequel, après avoir convoqué les amis de la ville, marchera avec eux à la recherche, jusqu’à un jour de chemin en allant et en revenant ; et celui qui refusera ou négligera de marcher paiera cinq sols d’amende à l’amitié.

S’il arrive du tumulte dans la ville, quiconque, étant de l’amitié et ayant ouï le tumulte, n’y sera point venu et n’aura point porté secours de plein cœur, selon le besoin, paiera cinq sols d’amende à la communauté.

Si quelqu’un a eu sa maison brûlée, ou si, tombé en captivité, il paie pour sa rançon la plus grande partie de son avoir, chacun des amis donnera un écu en secours à l’ami appauvri.

La puissance de l’association jurée comme organe de liberté municipale, éclate au XIIe siècle, non seulement dans la promptitude et le nombre des révolutions qu’elle provoque, mais encore dans la violence des oppositions et des répugnances qu’elle soulève et qui s’étendent jusqu’au nom de commune. En l’année 1180, les citoyens de Cambrai furent contraints de faire disparaître de leur constitution municipale, ce nom qu’un auteur contemporain qualifie d’abominable, et d’y substituer le nom de paix. Dans les comtés de Flandres et de Hainaut, il y eut, comme je l’ai observé pour Lille, des essais d’applications de la trêve et de la paix de Dieu au régime municipal, établissements distincts de la commune proprement dite, et qui tantôt avaient lieu sans elle, tantôt se combinaient avec elle ; de là vint le nom de paix, en concurrence avec celui de commune et parfois associé avec lui. L’établissement de paix, institution dont la charte municipale de Valenciennes présente le type le plus pur et le plus complet, était une ghilde, mais une ghilde de police seulement, et non de défense mutuelle ; il garantissait le bon ordre dans la cité, mais non les droits de citoyens, et supprimait le principe de résistance, principe actif et politique des associations sous le serment. L’association de paix ne fut nulle part hostile au pouvoir seigneurial qui la favorisa, et la provoqua même dans les lieux où elle s’établit ; son nom ne rappelait aucune idée de lutte ni d’indépendance, il était inoffensif et de bon augure ; telle est la cause de son apparition après la crise révolutionnaire, dans certaines villes, à Laon, par exemple, où il n’y avait ni trêves de bourgeois à bourgeois, ni magistrats ayant le titre et l’office d’appaiseurs, mais une simple commune jurée. La charte de Guise, concédée en 1279, offre un curieux exemple de l’appréhension et de la haine qui s’attachèrent longtemps au nom de commune. Cette charte accorde aux habitants le droit d’avoir des juges élus et une cloche pour leurs assemblées ; elle érige la ville en ville de loi et d’échevinage, mais sous la condition expresse de ne jamais s’attribuer le nom de commune, de ne jamais demander à être en commune.

Ce ne fut pas seulement au nord de la France actuelle que, vers le XIIe siècle, la commune jurée vint s’appliquer aux municipalités d’une date antérieure, mais cette espèce de sur-organisation  eut lieu dans toutes les provinces belges, et se propagea sur les terres de l’empire d’Allemagne, au-delà comme en-deçà du Rhin. Là se trouvaient beaucoup de villes modernes dont la constitution plus ou moins libre, s’était formée pièce à pièce et développée sans aucune lutte des bourgeois contre le seigneur. Dans les Pays-Bas, plusieurs chefs-lieux de justice cantonale appartenant aux circonscriptions carolingiennes, étaient devenus bourgs ou cités par la seule vertu d’une enceinte de murailles, et avaient vu le collège des scabins du comte ou du vicomte, se transformer, dans leur sein, en conseil municipal.

L’imitation de quelques rares municipes et les nécessités de la vie urbaine suggérèrent aux nouveaux bourgeois, les premières notions administratives, et la politique des comtes de Flandre fut favorable à ce progrès. En Allemagne, des changements pareils se firent sur toutes les portions du territoire, et de plus, des immunités impériales exemptèrent souvent de la juridiction ordinaire les habitants des villes qui prospéraient, et y changèrent ainsi en offices municipaux, la plupart des offices publics. Les empereurs favorisèrent ce mouvement de civilisation, plutôt que d’indépendance ; plus tard ils se montrèrent libéraux, en accordant aux cités germaniques le titre et quelques attributions du consulat italien, mais ils ne le furent pas à l’égard du mouvement qui propageait de Gaule en Germanie la réforme municipale par l’association sous le serment. Leur conduite fut tout autre que celle des comtes de Flandres, qui tolérèrent d’abord, puis sanctionnèrent les nouvelles lois communales. Vers l’année 1160, une commune jurée fut établie à Trèves, et en 1161, l’empereur Frédéric Ier rendit le décret suivant :

Que la commune des citoyens de Trèves, dite aussi conjuration, soit cassée, et que dorénavant elle ne puisse être rétablie par la faveur de l’archevêque, ou l’appui du comte palatin.

Le même empereur prohiba, au nom de la paix publique, toute association sous le serment dans les villes et hors des villes. En  l’année 1231, une prohibition non moins générale et plus explicite fut décrétée par Henri, roi des Romains :

Que nulle cité et nul bourg ne puisse faire de communes, constitutions, associations, confédérations ou conjurations de quelque nom qu’on les appelle.

Rien de semblable n’eut lieu, de la part des rois, dans les pays scandinaves. Là point de villes turbulentes à contenir, mais des villes à créer ; l’instinct politique fit servir les Ghildes à cette œuvre civilisatrice. Olaf, roi de Norvège, vers la fin du XIe siècle, ordonna que leurs assemblées solennelles ne se tiendraient nulle autre part que dans l’enceinte des villes, et il leur fit construire des maisons communes et des salles de banquet. Dans les villes danoises, à Odensée, à Sleswick, à Flensbourg, l’organisation urbaine résulta d’un simple développement du statut primitif de la Ghilde qui avait pour chef-lieu l’une de ces villes. Ainsi, l’association jurée prêta aux cités du nord de la France septentrionale, des Pays-Bas et de l’Allemagne, de nouvelles formes politiques, et un ressort révolutionnaire ; les cités du  Danemark, de la Suède et de la Norvège, lui durent en grande partie l’existence, et, pour elles, le droit de Ghilde fut tout le droit municipal. Quelque  chose d’analogue se passa en Angleterre, quoiqu’il y eût dans ce pays un grand nombre d’anciennes villes. Tout ce que les Bretons avaient conservé du régime municipal romain fut détruit par la conquête saxonne, la plus radicale des conquêtes du Ve siècle ; l’organisation cantonale des Anglo-Saxons s’établit uniformément dans les villes et hors des villes ; la Ghilde s’adjoignit à  cette organisation, mais en se plaçant à côté d’elle, non en se fondant avec elle pour former, de deux éléments divers, une nouvelle constitution. L’association jurée demeura au sein de la cité à l’état de loi personnelle ; il y eut une ghilde des bourgeois et non de tous les bourgeois, il y eut, en quelque sorte, une cité politique plus étroite que la cité territoriale, et cette institution eut toutes les formes de la ghilde scandinave. Après la conquête normande, la constitution des villes de Normandie, la constitution communale s’introduisit, plus ou moins complète, dans quelques villes privilégiées, et entraîna la ghilde saxonne vers le principe de loi territoriale ; à cette constitution appartient le titre de maire, la magistrature des aldermen provient de la ghilde. Tels sont les éléments du régime municipal anglais qui a suivi une autre loi de développement que celui de la France et que celui des pays germaniques. Entre la ghilde appliquée à l’émancipation municipale, et la ghilde transformée en corporation de bourgeoisie, il y a d’énormes différences ; dans tout ce qui se rapporte au problème des municipalités du moyen âge, bien des distinctions doivent être faites, bien des nuances restent à discerner ; tout est encore confus dans ces questions que j’essaie de poser, sans croire les résoudre.

La révolution d’où sortirent les communes jurées n’épuisa pas tout ce qu’il y avait de vie et de puissance, pour le bien comme pour le mal, dans la  pratique des associations sous le serment. Trois sortes de confréries subsistèrent depuis le XIIe siècle à côté des communes ou dans leur sein : la confrérie de faction, usitée principalement chez la noblesse ; la confrérie pieuse, bornée aux œuvres de religion et de pure charité ; enfin la confrérie de commerce ou d’arts et métiers. Ce dernier genre d’association, d’une grande importance historique par sa durée et ses résultats sociaux, eut cela de remarquable, qu’il naquit, de même que la commune urbaine, d’une application de la ghilde à quelque chose de préexistant, aux corporations ou collèges d’ouvriers qui étaient d’origine romaine.

Le berceau des confréries d’artisans fut, de même que celui des communes jurées, le nord de la Gaule d’où l’institution gagna les villes  d’outre-Rhin ; Strasbourg et Cologne en offrent pour l’Allemagne les plus anciens types, elle s’y montre dès le XIIe siècle ; en Danemark, elle s’établit beaucoup plus tard, et ce pays, en l’adoptant, imita l’Allemagne. Dans le nord scandinave, cette patrie des fraternités politiques, rien n’est indigène en fait d’associations industrielles, si ce n’est la ghilde de commerce lointain, fondée sur les périls de mer dans un temps où le négoce était mêlé de guerre et de pirateries. Peut-être les terribles bandes de corsaires danois et norvégiens furent-elles des confréries païennes sous l’invocation d’un dieu ou d’un héros.

Entre les deux portions de la Gaule sur lesquelles agirent simultanément, au XIIe siècle, les deux courants de la révolution municipale, l’un parti des côtes du sud, l’autre de l’extrême nord, il se trouva une région moyenne sur laquelle le premier fut sans action comme je l’ai dit, et que le second ne remua que d’une manière faible et tardive. Dans cette zone, un certain nombre de municipes échappèrent au mouvement de rénovation ; moins pressés que les villes du nord par les souffrances matérielles et le besoin d’ordre public, moins sollicités que celles du midi par la passion de l’indépendance et les besoins moraux qui naissent du commerce et de la richesse, ils ne prirent ni la commune jurée ni le consulat, et restèrent, en quelque sorte, immobiles dans une organisation antérieure à ces deux formes. Bourges, Tours et Angers furent gouvernés jusqu’au Xve siècle par quatre prud’hommes élus chaque année, et qui réunissaient tous les pouvoirs d’une façon dictatoriale, administrant la police et les finances de la cité, ayant droit de jugement dans toutes les causes civiles et criminelles, tandis que les baillis du roi n’avaient que la simple instruction.

Cette constitution, déjà ancienne au XIIe siècle et identique en plusieurs lieux, semble le produit d’une révolution dont la trace historique est perdue, et dont il est impossible de déterminer l’époque, révolution qui, d’un même coup, détruisit les restes de la curie ancienne, et mit, soit de gré soit de force, le pouvoir de l’évêque hors du gouvernement municipal. à Orléans, l’organisation urbaine était d’une nature analogue et pareillement immémoriale ; il y avait dix prud’hommes, administrateurs et juges, élus annuellement par tous les bourgeois ; au XIVe siècle, leur vieux titre fut changé en celui de procureurs de ville, et plus tard on les appela échevins. Il serait curieux d’étudier à fond l’ancien gouvernement de ces grandes villes qui ne voulurent pas ou ne purent pas se former en communes, et où la présence continue d’officiers royaux, baillis, prévôts, sergents, a fait trop légèrement supposer l’absence de droits politiques. C’est la troisième catégorie des villes de France, qui ont eu, qu’on me passe l’expression, de la personnalité ; je m’arrête à elle. Si l’histoire des communes et des cités municipales n’est pas toute l’histoire des origines du tiers-état, elle en est la partie héroïque ; là sont les plus profondes racines de notre ordre social actuel ; un intérêt tout particulier de sympathie et de respect s’attache à la destinée de ces villes, qui ont vécu de leur propre vie, qui n’ont jamais perdu, ou ont saisi avec courage la direction de leurs affaires, qui ont donné, sous mille formes, le spectacle de ce gouvernement de la bourgeoisie, qui est aujourd’hui, et sera, pour des siècles, la loi fondamentale du pays.

L’histoire municipale du moyen-âge peut donner de grandes leçons au temps présent ; dans chaque ville importante, une série de mutations et de réformes organiques s’est opérée depuis le XIIe siècle ; chacune a modifié, renouvelé, perdu, recouvré, défendu sa constitution. Il y a là en petit, sous une foule d’aspects divers, des exemples de ce qui nous arrive en grand depuis un demi-siècle, de ce qui nous arrivera dans la carrière où nous sommes lancés désormais. Toutes les traditions de notre régime administratif sont nées dans les villes, elles y ont existé longtemps avant de passer dans l’état ; les grandes villes, soit du midi, soit du nord, ont connu ce que c’est que travaux publics, soin des subsistances, répartition des impôts,  rentes constituées, dette inscrite, comptabilité régulière, bien des siècles avant que le pouvoir central eût la moindre expérience de tout cela. Les municipes romains ont conservé, comme un dépôt, la pratique de l’administration civile ; ils l’ont transmise, en la propageant, aux communes du moyen-âge, et c’est à l’imitation des communes que le gouvernement des rois de France s’est mis à procéder, dans sa sphère, d’après les règles administratives, chose qu’il n’a faite que bien tard et d’une façon bien incomplète. L’ancienne royauté, incertaine de son principe, appuyée sur des traditions divergentes et inconciliables, ballottée, pour ainsi dire, entre l’idée féodale du domaine universel et l’idée impériale de la chose publique, ne put réussir à doter le pays de ce système  d’administration, embrassant tous les intérêts sociaux, prévoyant, exact, scrupuleux, économe, que Napoléon qualifiait admirablement par l’épithète municipal ; la révolution seule en eut le pouvoir.

Si la philosophie moderne a proclamé comme éternellement vrai le principe de la souveraineté nationale, la vie des municipalités a formé les vieilles générations politiques du tiers-état. L’égalité devant la loi, le gouvernement de la société par elle-même, l’intervention des citoyens dans toutes les affaires publiques, sont des règles que pratiquaient et maintenaient énergiquement les grandes communes ; nos institutions présentes se trouvent dans leur histoire, et peut-être aussi nos institutions à venir. La révolution de 1789 n’a pas créé de rien ; la pensée de l’assemblée constituante n’a pas élevé sans matériaux l’ordre social de nos jours ; l’expérience des siècles, les souvenirs historiques, les traditions de liberté locale conservées isolément, sont venus, sous la sanction de l’idée philosophique des droits humains, se fondre dans le grand symbole de notre foi constitutionnelle, symbole dont la lettre peut varier, mais dont l’esprit est immuable.

Si l’on veut marquer d’où procède le principe mobile, progressif et en quelque sorte militant de la municipalité gauloise du moyen-âge, il faut remonter jusqu’aux temps romains, jusqu’à l’institution du défenseur. C’est par cette institution qu’au milieu du IVe siècle un premier germe de démocratie s’est introduit dans le régime, tout aristocratique jusque-là, du municipe gallo-romain. Le défenseur élu, pour cinq ans d’abord puis pour deux ans, par le suffrage universel des citoyens, fut une sorte de tribun du peuple avec tendance à la dictature. Il avait mission de garantir les habitants de toutes les classes contre la tyrannie des fonctionnaires impériaux ; il surveillait la conservation des propriétés municipales, la répartition des charges publiques, l’exécution des lois, l’administration de la justice, le commerce des denrées de première nécessité ; il était juge de paix, avocat des pauvres, et, selon une formule officielle, protecteur du peuple contre les abus du pouvoir et contre la cherté des vivres. C’est cette magistrature, d’abord purement civile, puis partagée par les évêques, puis envahie par eux avec l’assentiment populaire, qui devint le fondement de la puissance temporelle de l’épiscopat dans les villes. L’invasion des barbares trouva dans chaque cité de la Gaule deux pouvoirs, celui de l’évêque et celui du défenseur, tantôt d’accord, tantôt en concurrence ; tous les deux étaient électifs dans le sens le plus large de  ce mot ; par eux le principe de l’élection dominait sur la curie héréditaire et tendait à entraîner toute la constitution urbaine vers un changement de forme et d’esprit. Là, fut, je n’en doute pas, la source d’une série de révolutions partielles, isolées, inconnues, par lesquelles fut préparée la grande révolution du XIIe siècle, et s’accomplit graduellement le passage de la municipalité du monde romain à la municipalité du moyen-âge ; là se trouve, pour nous, le point de départ de toute vraie théorie de l’histoire des libertés municipales.

Cette histoire, qui est celle des origines de la société moderne, fut sapée à sa base par le préjugé de haine contre le droit romain dont on fit une sorte de dogme dans la dernière moitié du XVIIIe siècle. On cherchait des précédents historiques à l’égalité civile, des ancêtres au tiers-état ; on les vit où ils n’étaient pas, on ne les aperçut pas  où ils étaient. Si les lois romaines impériales présentent d’énormes vices quant à la forme et aux conditions du pouvoir, pour le fond même de la société, nous leur devons tout ce que nous sommes ; c’est la pratique de ce droit conservée sous la domination franque, et la renaissance  de son étude, marchant de front avec le rajeunissement des constitutions municipales, qui sont, dans notre histoire, les deux grands anneaux de la chaîne par laquelle l’ancienne civilisation se lie à la civilisation de nos jours. Au VIIIe siècle, dans la ville de Paris, un testament était rédigé selon le pur droit romain avec toutes les formules consacrées.

Ainsi je donne, ainsi je lègue, ainsi je teste, ainsi vous, citoyens romains, rendez-en témoignage...

À Paris, à Bourges, à Tours, à Angers les formes dramatiques de l’ancien droit romain s’observaient pour la validation d’un acte, par son insertion dans les registres municipaux ; on constituait un mandataire chargé de requérir cette insertion devant la curie assemblée, et le procès-verbal contenait un dialogue entre le défenseur et le postulant :

Vénérable défenseur, et vous tous, membres de la curie, je vous prie d’ordonner que les registres publics me soient ouverts et de daigner entendre ma requête ; j’ai quelque chose à faire insérer en présence de vos louables personnes dans les livres municipaux. Le défenseur et la curie ont dit : Les registres te sont ouverts, poursuis ce que tu désires qu’on entende...

La réponse du mandataire était suivie d’une réplique du défenseur ; puis venait la lecture du mandat faite par le secrétaire de la curie, puis la lecture de l’acte, puis son inscription sur les registres, puis un remerciement du mandataire. Dans la cité des Arvernes, déjà nommée Clermont, des demandes en renouvellement de titres détruits par le pillage ou l’incendie présentaient cette curieuse formule :

Comme il est notoire que nous avons perdu nos papiers par l’hostilité des Francs...

Et la requête était affichée dans le marché public et y restait durant trois jours aux termes d’une loi des empereurs Honorius et Théodose. Romains et Francs, l’esprit de discipline civile et les instincts violents de la barbarie, voilà le double spectacle et le double sujet d’étude qu’offrent les hommes et les choses au commencement de notre histoire. C’est là ce qu’avant tout il faut décrire nettement, ce qu’il faut montrer sous toutes ses faces et avec toutes ses nuances, pour qu’une opinion définitive, une conviction universelle se forme à l’égard de nos origines sociales. Je voudrais qu’à l’aide de recherches nouvelles et plus approfondies, d’une analyse minutieuse des documents narratifs et des actes publics et privés, on pût suivre d’époque en époque, sous les deux dynasties franques, la vie romaine et la vie barbare, distinctes sur le même sol, se mêlant et, pour ainsi dire, se pénétrant par degrés. Mais ici, la dissertation historique ne suffit plus, le récit doit s’y joindre, et suppléer à ce qu’elle a, par sa nature, d’arbitraire et d’incomplet. Je vais tenter pour le VIe siècle, de faire succéder au raisonnement sur les choses, la vue des choses elles-mêmes et de présenter en action les hommes, les mœurs et les caractères.

 

Fin des Considérations