CONSIDÉRATIONS SUR L’HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE IV

 

 

TOUT ce qu’avait produit, dans l’ordre politique, la succession des événements arrivés en Gaule depuis la chute de l’empire romain, cessa d’exister par la révolution française. Ses résultats, nécessaires ou accidentels, calculés ou imprévus, amenèrent dans l’état des personnes et la propriété un bouleversement égal à celui que ses principes avaient causé dans la sphère des idées. Les domaines accumulés, durant une longue suite de siècles, dans les mains du clergé furent en masse déclarés nationaux, et les terribles lois portées contre les émigrés frappèrent de confiscation une partie des biens de la noblesse. Près de la moitié du territoire changea ainsi de possesseurs et passa des classes anciennement privilégiées à celles des bourgeois et des paysans. Victimes de leur opposition à un mouvement irrésistible, les gentilshommes périrent par milliers sous les drapeaux de l’émigration, dans les champs de bataille de la Vendée ou par la hache des tribunaux révolutionnaires. Les trois quarts de la noblesse française disparurent dans cette tempête, et toutes les hautes fonctions publiques, tous les emplois civils et militaires furent occupés par des hommes sortis de la masse du peuple. à la place des anciens ordres, des classes inégales en droits et en condition sociale, il n’y eut plus qu’une société homogène ; il y eut 25 millions d’âmes, formant une seule classe de citoyens, vivant sous la même loi, le même règlement, le même ordre. Telle était la France nouvelle, une et indivisible, comme le proclamait sa république passagère, uniforme dans la circonscription des parties de son territoire, dans son organisation judiciaire, dans son système d’impôt, dans toutes les branches de son régime administratif.

Mais les événements qui venaient de conduire le pays à cette admirable unité de loi et de condition civiles avaient laissé après eux dans les intérêts et les esprits une division profonde. Deux grands partis existaient, séparés par l’antipathie de leurs doctrines et par la violence des faits accomplis, le parti de la révolution et celui de la contre-révolution. C’était un schisme politique analogue au schisme religieux que fit naître dans la France du XVIe siècle l’établissement de la réforme ; là était le côté faible de la révolution, la plaie sociale qu’elle avait faite et qu’il fallait cicatriser. Quand le XIXe siècle s’ouvrit, la liste des émigrés contenait plus de cent mille personnes ; les violences physiques ou morales exercées contre les prêtres rendaient hostiles au nouvel ordre de choses tout ce qui restait de foi religieuse ; entre les adversaires de la révolution et ses partisans de toute nuance, il y avait, comme barrière, l’exil, la mort civile, une terreur mutuelle, d’horribles représailles, des répugnances aveugles et des rancunes impitoyables.

Mettre fin à cette scission, amortir l’hostilité des intérêts, rapprocher les opinions par la tolérance commune, rétablir l’accord entre le présent et le passé, telle était la tâche imposée au nouveau siècle, tâche difficile, devant laquelle la raison de tous semblait reculer et que l’instinct public confia d’abord au génie d’un seul homme. Bonaparte, créé dictateur sous le nom de consul, chargé de pacifier, de réunir et de fixer enfin la nation, avait pour cette mission réparatrice des aptitudes merveilleuses étranger au vice commun des intelligences contemporaines, à l’enivrement des principes et à l’obstination logique, il voyait, avant tout, la réalité des choses, et préférait dans ses déterminations l’instinct au raisonnement. Il rentra audacieusement dans les voies délaissées, il prit, là où il voulut, parmi les institutions détruites, les éléments d’un ordre nouveau ; il chercha à ramener et à fondre les partis dans la masse nationale, et à donner à cette masse de la cohésion par des moyens éprouvés dans la pratique des siècles, avoués par le bon sens du genre humain. Il rétablit la religion du pays, rappela les émigrés, rendit les biens non vendus, associa dans les emplois publics les proscrits aux persécuteurs, les royalistes aux régicides. La réconciliation des Français, la fin des vengeances, l’oubli des haines, tel fut, comme il l’a dit lui-même, son grand principe, l’esprit et le but de sa politique. Consul temporaire, consul à vie, empereur, il porta ce détachement absolu de toute affection de parti dans les phases successives de sa glorieuse destinée ; c’est le point fixe de son caractère, la règle dont il ne dévia jamais au milieu des égarements de toute la puissance.

Le grand homme qui, au rebours de l’assemblée constituante, s’appuyait dans ses créations sur l’expérience du passé, ne pouvait manquer de songer à l’histoire nationale, et de se préoccuper à cet égard de l’état où la révolution venait de laisser les esprits. Le même cataclysme qui avait englouti l’ancienne société avait fait disparaître les anciennes études, et détruit la vie des systèmes historiques en dispersant leurs sectateurs. Il y eut pour la France près de dix années où l’action était tout, où la pensée de chacun s’absorbait dans les nécessités de l’heure présente, l’intérêt ou la passion du moment. Dès qu’un premier temps d’arrêt eut rendu aux intelligences le repos et du loisir, on se reprit à la réflexion, aux souvenirs, à l’histoire ; quelques signes du besoin inné de connaître ce qui fut et de le comparer à ce qui est, reparurent alors, mais isolément, comme les sommités du terrain quand l’inondation décroît. Ce n’était plus ces courants d’opinion qui, au siècle précédent, soulevaient les esprits pour ou contre telle doctrine historique ; il n’y avait guère, soit dans le vrai, soit dans le faux, que des croyances individuelles.

François de Neufchâteau, homme de lettres devenu homme d’état en 1795, admirait le livre de Dubos, moins toutefois son hypothèse monarchique ; il se plaisait à y considérer le tableau de l’administration romaine, et faisait cette remarque frappante de justesse et de nouveauté : Après avoir parcouru un long cercle d’aberrations politiques, nous semblons revenir à beaucoup de parties du plan adopté par les Romains. Chénier, poète et philosophe enthousiaste, pour qui les faits sans les principes étaient peu de chose, trouvait dans l’œuvre de Mably la vérité tout entière. Des hommes de sens et d’esprit, rayant comme indignes de la moindre étude, treize siècles de l’histoire de France, en plaçaient le vrai commencement vers l’année 1789 ; d’autres la faisaient dater de 1792 avec l’ère républicaine. Dans des opuscules fort goûtés alors, ils expliquaient, d’une manière plus ou moins subtile, plus ou moins forcée, par les révolutions d’Athènes, de Sparte, de Corinthe, de Syracuse, de tous les états libres de l’antiquité, les crises de la révolution française. Un jeune écrivain dont le nom devait être l’un des plus grands noms du siècle, mêlait à sa défense du christianisme contre la philosophie et l’instinct révolutionnaire, les souvenirs de l’héroïsme chevaleresque, et des splendeurs de la monarchie détruite. Il ramenait vers l’histoire, par la poésie, cette société née de la veille qui reniait ses aïeux, se proclamant fille, non du temps, mais de la raison.

Parmi ce chaos d’idées ou plutôt de sentiments historiques, surnageait un livre publié récemment, l’Abrégé des révolutions de l’ancien gouvernement français, dont il a été parlé plus haut. Mais ce livre, sans unité, sans largeur de vues, était incapable de fournir un point de ralliement aux opinions divergentes. Par son double système, il avait le défaut d’être un véritable tourment, non un repos pour les esprits attentifs, et, par ses conclusions ultra révolutionnaires, il creusait un abîme entre le présent et le passé, il laissait la France pour ainsi dire suspendue au berceau de sa constitution républicaine, forme vieillie en moins de dix ans, et d’où la vie se retirait. Sentant à merveille quelle serait l’influence d’un ouvrage où la même vue historique embrasserait à la fois l’ancien régime, sa chute violente et le rétablissement de l’ordre, Bonaparte voulut en avoir un ; mais, en cela comme en tout, il voulut créer d’un mot. Il ne s’adressa pas aux écrivains ralliés dans l’Institut ; ceux-là auraient demandé trop de temps, et d’ailleurs il les jugeait trop mal guéris des préventions philosophiques du siècle dont ils conservaient les lumières. Il chercha dans le parti contre-révolutionnaire, un homme connu pour s’être occupé studieusement de questions historiques, d’un esprit vif et aventureux, capable de produire en quelques mois un système nouveau qui ralliât les grands faits politiques de la monarchie aux restaurations sociales du consulat prêt de se compléter par l’empire.

Parmi les émigrés compris dans l’amnistie et traités par le gouvernement avec une faveur particulière, se trouvait M. de Montlosier, ancien député de la noblesse aux états généraux, attaché depuis sa rentrée en France au ministère des relations extérieures. Il s’était montré à l’assemblée nationale l’un des plus fougueux défenseurs des privilèges, et, du fond de l’exil, en Angleterre, il n’avait cessé de combattre la révolution de ses démarches et de sa plume. Comme écrivain, il avait un talent inégal, un savoir confus, peu de logique, mais une certaine force inculte et un accent déclamatoire capable de faire impression. C’est sur lui que s’arrêta le choix du premier consul. Il reçut en 1804, par l’intermédiaire du ministre dont il dépendait, l’ordre de composer un ouvrage où il rendrait compte ; 1° de l’ancien état de la France et de ses institutions ; 2° de la manière dont la révolution était sortie de cet état de choses ; 3° des tentatives faites pour la combattre ; 4° des succès obtenus par le premier consul à cet égard et de ses diverses restaurations. Cet ordre dont la rédaction nette et précise tient de ce qu’on pourrait nommer la formule napoléonienne, assignait à l’historien futur un délai fixe pour son œuvre, comme s’il se fût agi de quelque travail administratif. Le livre devait être prêt et publié à l’époque où serait déclaré un grand changement alors prochain, la dernière transformation de la république française, la délégation de la souveraineté de tous à un seul, et le rétablissement de la monarchie héréditaire, mais avec un tout autre principe, celui du vœu national.

Le publiciste à qui cette tâche était donnée se mit à l’œuvre avec des matériaux recueillis dans un autre temps, lorsqu’il protestait au nom de l’histoire et du droit contre les réformes de l’assemblée constituante ; mais son travail ne put s’improviser comme on le lui demandait et comme lui-même l’avait cru possible. Les mois, des années se passèrent, et bien avant que le livre commandé fût prêt, la république devint l’empire, et Bonaparte Napoléon Ier. On ne sait si l’empereur regretta beaucoup l’absence du nouveau système historique dont l’apparition devait accompagner son avènement ; mais tout prouve qu’il continua de s’intéresser à l’ouvrage et à l’auteur. Il attendait un livre qui mît en lumière toutes les époques d’ordre et de grandeur nationale, où il n’y eût rien d’immolé que les principes anarchiques, où l’ancienne France et la France nouvelle, réconciliées sur le terrain de l’histoire, se donnassent fraternellement la main. Il comptait sans les passions contre-révolutionnaires, qui, par un singulier hasard, se trouvaient chez l’historien de son choix, à leur plus haut degré de vivacité.

En effet, M. de Montlosier, homme d’une parfaite bonne foi, mais d’une conviction intraitable, était revenu de l’émigration plein de ressentiment de la grande défaite de 1791. Cette rancune qui débordait en lui, son imagination la refoulait au loin dans le passé, et toute sa théorie de notre histoire en était empreinte. Il avait rapporté de ses luttes politiques et de son exil d’émigré des formules étranges, nouvelles, plus énergiques d’expressions et non moins orgueilleuses que celles de Boulainvillers. Selon lui, le vrai peuple français, la nation primitive, c’était la noblesse, postérité des hommes libres des trois races mélangées sur le sol de la Gaule ; le tiers-état était un peuple nouveau, étranger à l’ancien, issu des esclaves et des tributaires de toutes les races et de toutes les époques. Jusqu’au XIIe siècle, l’ancien peuple avait seul constitué l’état ; mais depuis lors, le nouveau peuple, entré en lutte et en partage avec lui, l’avait dépouillé graduellement de son pouvoir et de ses droits, usurpation couronnée, après six siècles, par les résultats sociaux du mouvement de 1789. Tel était pour M. de Montlosier le fond de l’histoire de France ; il croyait voir la vérité dans cette thèse passionnée, et ce fut elle qu’il appliqua intrépidement aux programmes du premier consul. Indépendant de caractère, il fit par ordre ce qu’il aurait fait de lui-même si la pensée lui en était venue ; il profita de la mission qui lui était donnée comme d’un privilège qui lui assurait la pleine liberté d’écrire. Son ouvrage, qu’il termina en 1807, tendait à faire un axiome historique de la proposition suivante : dans ses luttes de tous les temps contre la bourgeoisie et les communes, la noblesse française a soutenu une cause juste et défendu des droits incontestables.

Ainsi la guerre intérieure était posée comme une nécessité de notre histoire, et ce livre désiré dans des vues de réconciliation entre le passé et le présent, établissait que nul accord entre eux n’était possible ; que toujours, quelle que fût la forme des événements, il y aurait au fond la même chose, deux peuples ennemis sur le même sol. Il eût été difficile d’imaginer un résultat plus contraire aux intentions de celui qui l’avait provoqué.

Le manuscrit de M. de Montlosier fut soumis à l’examen d’une commission qui, sans lui refuser les éloges de politesse, décida qu’il ne serait pas imprimé. Rentré dans le portefeuille de l’auteur, il y demeura jusqu’au jour où une révolution l’en fit sortir, celle qui fit tomber l’empire. Quant à l’empereur, il y eut là pour lui un singulier désappointement ; mais sa conviction de la puissance de l’histoire et l’idée de la mettre, comme les autres forces sociales, en régie administrative, cette pensée de génie et de despotisme ne l’abandonna point, seulement il n’essaya plus de renouveler le fond de la théorie historique, il se rabattit sur des régions moins élevées de la science et s’occupa de faire continuer jusqu’à l’année 1800 les ouvrages de récit réputés classiques ou simplement d’une lecture usuelle. L’Histoire de France de Millot fut complétée sous la surveillance d’un de ses ministres, et il voulut qu’un autre ministre dirigeât de même la continuation des histoires de Velly et du président Hénault. On a de lui, sur ses volontés à cet égard, une note impérieuse et pleine de verve dictée à Bordeaux, en 1808, au milieu des premiers soucis de l’immense et fatale affaire d’Espagne.

La révolution avait eu de bonne heure une double tendance ; au dedans l’égalité sociale, au dehors l’agrandissement du territoire. Elle atteignit, du premier élan de ses conquêtes, la limite du Rhin et des Alpes ; elle aurait dû marquer là d’une manière invariable les bornes du sol français, et s’imposer la loi de ne franchir ces bornes que pour combattre, non pour conquérir ; elle ne le fit pas, et ce fut le grand vice de sa politique extérieure. Sous le consulat, notre précieuse unité nationale était déjà compromise par des incorporations qui changeaient d’une manière bizarre la configuration du territoire et que repoussaient tous les souvenirs. L’empire se jeta dans cette voie, et bientôt il n’en connut plus d’autre ; ce fut une course effrénée vers la monarchie universelle, une manie de conquêtes sans fin, un jeu ruineux et périlleux. Alors, pour trouver des précédents historiques, on remonta jusqu’au règne de Charlemagne, et l’on établit entre les deux empires un rapprochement faux et puéril. Napoléon couronné de la main du pape prêtait à cette illusion que lui-même sembla partager ; mais entre la France de 1805 et la prétendue France du IXe siècle, il n’y avait dans le fait rien de commun.

Charlemagne, quelle qu’ait été l’influence de son génie administratif et de son instinct civilisateur, ne représentait, au plus haut de sa puissance, qu’une nationalité extrêmement restreinte, celle du peuple franc qui dominait toutes les autres sans les avoir effacées et sans avoir détruit leur tendance à la séparation. L’empire des Carolingiens était né pour passer vite, et ce n’était pas à ce type de transition, mais à quelque chose d’homogène et de durable, qu’il eût fallu rattacher l’idée du nouvel état français ; il y avait là une lourde méprise en histoire et en politique.

On peut dire qu’au milieu de l’enivrement des succès militaires et malgré ces crises d’ambition qui travaillent les peuples comme les individus, la nation ne voulut fermement et constamment que le maintien de nos limites naturelles. Quelle que soit notre fortune, bonne ou mauvaise, l’idée de les reprendre ne se perdra jamais ; elle est profondément nationale et profondément historique.

Elle se réfère non pas aux Francs, qui ne furent qu’un accident passager et superficiel, en quelque sorte, dans notre nationalité, mais au fond même, au fond primitif et vivace de cette nationalité, à la Gaule, soit indépendante, soit romaine. On la voit poindre au XIIe siècle avec la renaissance du droit civil quand la fusion des races nouvelles au milieu du fond commun s’est accomplie ; il y en a des traces visibles dans la politique de Philippe Auguste et dans sa double action vers le nord et vers le midi ; on la voit reparaître dans la politique de Louis XI, ce roi du tiers-état qui semble avoir anticipé l’esprit de la révolution française. Sous Louis XIV, elle fut près de se réaliser ; enfin la révolution la reprit avec une force irrésistible, atteignit le but, et, par malheur, alla plus loin.

Pendant que l’empire français dévorait de proche en proche les états de l’Europe, républiques, principautés, royaumes, que les événements les plus gigantesques des temps passés se reproduisaient sous nos yeux, et préparaient des catastrophes qui devaient, en nous frappant, rendre nos esprits plus ouverts à l’intelligence de l’histoire, les études historiques se relevaient peu à peu du grand choc de la révolution. La troisième classe de l’institut renouait le fil un moment brisé des traditions scientifiques ; elle continuait l’œuvre des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur et tous les travaux commencés sous le patronage des deux derniers rois. De 1806 à 1814, trois volumes du recueil des historiens, deux du recueil des ordonnances, et un de l’histoire littéraire de la France, furent publiés. Mais ce retour d’activité, dans un petit cercle d’érudits, avait peu de retentissement et peu d’influence au dehors ; il ne féconda pas le talent des écrivains découragés par la pression de plus en plus accablante du despotisme impérial ; aucun essai de combinaison nouvelle des éléments de notre histoire ne parut ; tout resta, quant à sa théorie, au point où le dernier siècle l’avait laissé. La renommée de Mably, héritage de ce siècle, continua de dominer toutes les autres ; seulement l’ouvrage de mademoiselle de Lézardière, peu répandu dans le public, mais recherché des personnes studieuses, se plaçait dans leur opinion à côté et même au-dessus du sien. La forme sévère de cet ouvrage qui, sous un de ses aspects, n’est qu’un centon de fragments originaux, ramena, en histoire, à la religion des textes, quelques penseurs que le règne absolu de la philosophie avait habitués à n’avoir de foi que dans les idées. D’un autre côté, le sentiment historique, dans les choses d’imagination, commençait à éclore d’une manière vague, il est vrai, indécise et même parfois niaise, mais vive et capable d’entraîner. Il y eut réaction contre l’anathème jeté par l’école philosophique sur l’histoire du Moyen-Âge ; la Gaule poétique de M. de Marchangy, pleine d’enthousiasme et de fatras, obtint un succès de vogue au déclin de l’empire ; et dans le même temps les romances à la mode ne parlaient que de châtelaines et de troubadours. La popularité de ce nouveau goût, quelque léger qu’il fût, prépara les voies qui devaient conduire plus tard à un renouvellement sérieux de la forme et de l’esprit des compositions historiques.

Une des grandes fautes de Bonaparte, consul et empereur, fut d’écarter obstinément de ses combinaisons d’ordre social, la liberté intellectuelle et la liberté politique, de ne voir dans l’une et dans l’autre que des rêveries d’idéologues, de ne pas comprendre que, par le mouvement de tout le XVIIIe siècle, ce double instinct avait reçu chez nous la sanction que donne l’histoire, qu’il fallait compter avec lui comme avec un fait réel. Une fois reposée de l’anarchie et rassasiée de gloire militaire, la nation devait se reprendre à désirer les droits pour lesquels elle avait combattu dix ans et que lui refusait l’empire. Ce principe de vie publique se réveilla tout d’un coup, stimulé par les souffrances inouïes des dernières années du régime impérial, par l’excès de la police, l’immense abus de la conscription, la justice prévôtale des commissions militaires, l’énormité des impôts, la tyrannie des prohibitions commerciales. Au milieu de nos désastres de 1814, il y eut une sorte de résurrection du parti constitutionnel de 1789 ; l’idée de la liberté politique reparut, moins absolue qu’autrefois, cherchant, non le règne impossible de tous sur tous, mais de fortes garanties pour les droits et les intérêts civils. C’est l’accord soudain de cette idée avec les désirs et les projets des partisans de l’ancienne royauté qui amena la restauration que les étrangers, dans leur victoire, n’avaient ni cherchée ni prévue.

Toutes choses, en ce monde, ont leur fin dernière, leur but idéal qu’elles n’atteignent pas toujours, il s’en faut, mais qui n’en est pas moins marqué dans la logique de l’esprit humain. Quel fut ce but pour la révolution qui ramena en France et remit sur le trône la famille des Bourbons ? En d’autres termes, quelle fut la tâche politique imposée alors à cette famille ? la voici : reprendre d’une manière pratique, sur un terrain nivelé, sur la base d’une société homogène, dans le calme d’un parfait accord entre le roi et la nation, l’œuvre avortée des grands théoriciens de 1791 ; remonter historiquement, bien au-delà des dernières luttes, jusqu’aux grandes époques du rôle social de la royauté, et de là, dominer sur les passions et les factions contemporaines ; adopter, dans ses principes légitimes et dans ses résultats nécessaires, la révolution que le peuple français avait faite et que l’Europe avait reconnue ; enfin, comme gage de cette alliance, joindre aux vieux insignes de la monarchie les couleurs nationales de 1789, et, selon la noble expression d’un orateur patriote, placer les fleurs de lis de Bouvines sur le drapeau d’Austerlitz. Une pareille mission était belle, mais elle ne fut pas acceptée ; rien de cela ne fut compris par le prince à demi intelligence, en faveur de qui venait de s’accomplir un événement providentiel. Louis XVIII et ceux qui, sous son nom, rédigèrent la charte constitutionnelle, ne surent point s’élever jusqu’à la pensée d’un pacte égal et définitif entre le présent et le passé de la France, entre la raison pure et l’histoire. On peut mesurer, à cet égard, la hauteur de leur point de vue dans ce préambule de la charte qu’une révolution nouvelle a fait disparaître, et qui, privé aujourd’hui de toute sanction légale, reste comme un triste monument de l’état des idées historiques à l’époque où il fut écrit :

Nous avons considéré que, bien que l’autorité toute entière résidât en France dans la personne du roi, nos prédécesseurs n’avaient point hésité à en modifier l’exercice, suivant la différence des temps ; que c’est ainsi que les communes ont dû leur affranchissement à Louis le Gros, la confirmation et l’extension de leurs droits à saint Louis et à Philippe le Bel ; que l’ordre judiciaire a été établi et développé par les lois de Louis XI, de Henri II et de Charles IX ; enfin, que Louis XIV a réglé presque toutes les parties de l’administration publique par différentes ordonnances dont rien encore n’avait surpassé la sagesse.

Nous avons dû, à l’exemple des rois nos prédécesseurs, apprécier les effets des progrès toujours croissants des lumières, les rapports nouveaux que ces progrès ont introduits dans la société, la direction imprimée aux esprits depuis un demi-siècle, et les graves altérations qui en sont résultées : nous avons reconnu que le vœu de nos sujets, pour une charte constitutionnelle, était l’expression d’un besoin réel ; mais, en cédant à ce vœu, nous avons pris toutes les précautions pour que cette charte fût digne de nous et du peuple auquel nous sommes fiers de commander...

Nous avons cherché les principes de la Charte constitutionnelle dans le caractère français et dans les monuments vénérables des siècles passés. Ainsi, nous avons vu, dans le renouvellement de la pairie, une institution vraiment nationale, et qui doit lier tous les souvenirs à toutes les espérances en réunissant les temps anciens et les temps modernes.

Nous avons remplacé par la Chambre des députés, ces anciennes assemblées des champs de Mars et de Mai et ces chambres du tiers-état, qui ont si souvent donné tout à la fois des preuves de zèle pour les intérêts du peuple, de fidélité et de respect pour l’autorité des rois. En cherchant ainsi à renouer la chaîne des temps, que de funestes écarts avaient interrompue, nous avons effacé de notre souvenir, comme nous voudrions qu’on pût les effacer de l’histoire, tous les maux qui ont affligé la patrie durant notre absence... à ces causes, nous avons, volontairement et par le libre exercice de notre autorité royale, accordé et accordons, fait concession et octroi à nos sujets, tant pour nous que pour nos successeurs, et à toujours, de la Charte constitutionnelle qui suit.

Il y a ici autant d’inintelligence de l’histoire que de préoccupation intéressée. L’affranchissement des communes rangé dans la catégorie des réformes administratives, et rapproché, à ce titre, des lois et ordonnances du XVIe et du XVIIe siècles, une telle confusion de faits et d’idées est quelque chose d’énorme. Et que dire de l’intention qui cherche dans ces méprises et dans l’accolement arbitraire des noms de Louis le Gros, saint Louis, Philippe le Bel, Louis XI, Henri II, Charles IX et Louis XIV, des autorités capables de donner à ce qui devait être un pacte réciproque, à la Charte constitutionnelle, le caractère d’un acte de pure grâce, d’une simple ordonnance de réformation ?

Le considérant de la nouvelle loi fondamentale n’a qu’un but, celui de prouver que la royauté fut, de tout temps en France, l’unique pouvoir constituant, qu’elle exerça en tout et sur tout, sans aucune interruption, un droit législatif absolu et universel, prétention historiquement vaine, et de plus injurieuse à la nation qui s’était reconstituée d’elle-même, par sa propre initiative, en 1789.

Le pouvoir constituant n’appartient à qui que ce soit d’une façon permanente et exclusive ; c’est le levier de la Providence ; elle le met, à chaque époque de renouvellement politique, aux mains des mieux inspirés. Chez nous, le roi, le peuple, les corps de l’état, des assemblées, des hommes de génie, l’ont exercé tour à tour ; et c’est de leurs travaux, accumulés durant des siècles, qu’est sorti l’édifice lentement construit de notre société civile. Le peuple, pour ne parler que de lui, a mis deux fois la main à ce grand ouvrage, au commencement et à la fin, dans la rénovation municipale et dans la rénovation nationale, deux faits immenses dont il eût fallu reconnaître le caractère, pour entrer, comme on s’en flattait, dans des conditions véritablement historiques. Or, de ces deux révolutions, la seconde n’est pas une seule fois mentionnée en termes francs ; il n’y a pour elle, dans le préambule de la Charte, que des allusions vagues et mesquinement haineuses.

Pour la première, il n’y a rien de plus que ce que disait alors l’histoire enseignée dans les collèges : Les communes ont dû leur affranchissement à Louis le Gros. Quant à ce prétendu renouvellement de la pairie, annoncé avec emphase comme devant lier tous les souvenirs à toutes les espérances, réunir les temps anciens et les temps modernes, ce n’était rien que la résurrection d’un vieux nom appliqué par fantaisie à une chose d’origine toute récente ; et la chambre des pairs de 1814 tenait plus du sénat de l’empire, ou même du conseil des anciens de la constitution de l’an III, que de la pairie du moyen âge. Mais le trait le plus curieux de ce morceau historico politique, est, je crois, celui-ci : Nous avons remplacé par la Chambre des députés, ces anciennes assemblées des champs de Mars et de Mai, et ces chambres du tiers-état... C’est une réminiscence du système de Mably ; une sanction officielle donnée à la plus absurde de ses thèses, la présence d’une députation bourgeoise aux assemblées nationales des Francs.

Sous ces références illusoires du passé au présent, sous les effusions de sentiments plus ou moins sincères qu’amenaient les mots sans cesse prononcés de paix, d’amour, de légitimité, de royauté paternelle, se cachait, pour la restauration, une réalité sombre et périlleuse. C’est qu’elle relevait à l’état de parti organisé, de parti vainqueur sans combat, de parti dans le gouvernement, l’ancienne noblesse, les émigrés, tous les opprimés de la révolution, tous ceux qui la condamnaient dans ses principes et dans ses actes, sans s’inquiéter de faire le partage du bien et du mal, du vrai et du faux, de la violence et du droit. L’amnistie de 1800 était prise à rebours ; la légitimité passant du côté du drapeau anti-révolutionnaire, l’émigration cessait de se considérer comme amnistiée ; c’était elle, à son tour, qui amnistiait la nation. Ainsi la subordination nécessaire des partis à la masse nationale, était subitement rompue ; l’œuvre de fusion dans un nouvel ordre de choses entreprise par Bonaparte, se trouvait arrêtée court ; il y avait tendance en arrière vers un but que personne ne pouvait désigner clairement, ni ceux qui le désiraient, ni ceux qui s’indignaient, ni ceux qui prévoyaient des catastrophes inévitables.

Entraîné par la violence de passions et d’opinions obstinément rétrogrades, la royauté de saint Louis et de Henri IV, puissance à qui la tradition et sa propre nature faisaient une loi de l’impartialité, ne pouvait plus remplir son rôle et s’identifier avec la nation tout entière. Un parti, lié avec elle par la fidélité et le malheur, la revendiquait pour lui seul, avec une apparence de droits acquis. Il fallait de deux choses l’une, ou qu’elle pesât sur la nation avec les principes de ce parti, ou qu’elle luttât contre lui pour se soustraire à la tyrannie de ses exigences. C’est dans l’alternative de ces deux tendances contraires, qu’est toute l’histoire de la monarchie restaurée. Là se trouve la fatalité qui la perdit, l’écueil contre lequel elle se brisa, au moment même où elle se croyait le plus sûre de sa force et de son avenir.

C’est au milieu de cette nouvelle situation politique, du trouble moral qu’elle faisait naître et des intérêts opposés qu’elle mettait en présence, que fut publié, sous ce titre, De la Monarchie française, l’ouvrage de M. de Montlosier, dont il a été parlé plus haut. Le manuscrit rejeté par l’empire, trouvait, dans la division qui venait de renaître au sein du pays, un triste et bizarre commentaire ; il parut sans aucun changement. Je vais en donner une idée complète ; et il le mérite à double titre, car il est, en dehors de la science actuelle, le dernier des grands systèmes historiques ; et de 1814 à 1820, son action, bien qu’indirecte, fut considérable. Il remua fortement les esprits, par les vives répugnances qu’il soulevait ; il provoqua, sur le terrain de l’histoire, l’opposition et la controverse politique. Quant à sa part d’originalité, elle consiste surtout en ce que le point capital de la nouvelle théorie se trouve placé, non, comme d’ordinaire, à l’établissement de la monarchie franque, mais à l’affranchissement des communes, et au berceau du tiers-état. Venu après Boulainvilliers, Dubos, Montesquieu, Mably et d’autres moins célèbres, l’auteur n’avait plus cette simplicité de conviction des premiers historiens systématiques ; et comme pour construire son thème, il travaillait, non sur les textes originaux, mais sur des livres de seconde main, sa méthode fut de glisser, pour ainsi dire, entre tous les systèmes antérieurs. Il les effleure tour à tour, emprunte à chacun d’eux quelque chose, et les oppose l’un à l’autre, avec un certain art de logicien. Il chemine ainsi en louvoyant jusqu’au XIIe siècle, et là, changeant tout d’un coup de marche et de procédé, il s’enfonce d’une manière directe, avec une force et des développements qui lui sont propres, dans la thèse anti-monarchique et anti-plébéienne du comte de Boulainvillers.

Voici les propositions historiques, ou prétendues telles, dont la série constitue ce qu’on peut nommer le corps de son système :

L’origine des grandes institutions de la France se confond avec l’origine même des trois grandes nations dont la nôtre s’est formée ; aucun fait historique, aucune date ne marque leur commencement. — Lorsque les Romains entrèrent dans les Gaules, les justices seigneuriales, la servitude de la glèbe, les censives, les guerres particulières existaient déjà ; il y avait des hommes ingénus et des hommes tributaires ; les terres elles-mêmes avaient des conditions et des rangs. — La domination romaine, en s’établissant sur le pays, n’altéra point cette hiérarchie : on continua à distinguer, dans les Gaules, des terres libres et des terres asservies, des hommes libres et des tributaires ; les justices seigneuriales furent maintenues, et les cités continuèrent de guerroyer entre elles. — Les Francs n’exercèrent point le droit de conquête, et respectèrent l’ordre de choses établi avant eux. Clovis gouverna le pays selon les coutumes gauloises ; il conserva le régime des campagnes qui étaient distribuées en seigneurs et en colons ; il conserva de même le régime des cités, leurs sénats, leurs curies, leurs milices. — Le lien féodal résulta des clientèles qui, dans la Gaule franque, étaient de trois espèces : la clientèle gauloise, la romaine et la germaine. Par la première, qui était servile, le faible faisait hommage au puissant, de ses biens, et lui payait redevance ; par la seconde, qui était civile, des liens s’établissaient entre le client et le patron, sans que leur condition respective changeât ; par la troisième, qui était militaire, des guerriers se dévouaient à l’un d’entre eux, le suivaient et partageaient avec lui les profits de la guerre. Ces clientèles, en se mêlant, produisirent la féodalité. — Les hommes cherchèrent la protection des hommes, les domaines la protection des domaines ; les hommes et les domaines s’associèrent dans les mêmes devoirs et les mêmes services. La clientèle gauloise, où l’on donnait servilement sa terre, s’anoblit en s’unissant à la clientèle germanique, où l’on donnait sa foi et son courage.

Comme il fut permis à tous les hommes libres d’adopter la loi salique, les distinctions d’origine s’effacèrent. La nationalité franque, les mœurs et les coutumes germaniques s’étendirent par degrés à tous les habitants de la Gaule, moins les tributaires et les esclaves. — Nos premiers rois n’avaient auprès d’eux qu’une poignée de Francs sous le nom de Leudes. Au commencement de la deuxième race, toute la France en est couverte. Sous Charles le Chauve, l’union est consommée ; on désigne par le nom de Franc tous les hommes libres. — Selon les mœurs des Germains, le service personnel, avili chez les autres nations, était quelque chose de noble ; prendre quelqu’un dans sa domesticité, c’était lui accorder une distinction particulière. Cette disposition, que l’exemple des Francs propagea peu à peu dans la Gaule, fit renvoyer à la profession des métiers et à la culture des terres, ces misérables que les Gaulois, ainsi que les Romains, faisaient servir dans l’intérieur des maisons. Il en résulta un grand mouvement qui éleva tous les anciens esclaves à la condition de tributaire ou de roturier, et abolit ainsi la servitude personnelle. — Un autre caractère essentiel des mœurs germaniques était la prédilection pour le séjour de la campagne. Cette habitude, se communiquant par degré à tous les hommes libres, sans distinction de races, il arriva que les villes délaissées par les familles de quelque considération, perdirent leurs sénats, leurs curies, leurs milices, et ne furent plus peuplées que d’artisans, c’est-à-dire de tributaires ; l’organisation municipale, fondée par les Romains, et respectée par la conquête franque, disparut ainsi. — Lorsque tous les Gaulois nobles ou pleinement libres furent devenus Francs, et que les mœurs franques se furent totalement propagées, les domaines gagnèrent l’importance que perdaient les villes ; ils se modelèrent sur les anciennes cités, ils devinrent des châteaux. Alors, la guerre qui, auparavant, était de cité à cité, se fit de domaine à domaine. — Voilà pour le régime domestique et pour le régime civil ; quant au régime politique, les changements ne furent pas moindres. Sous la première race, on n’avait vu en scène, pour les délibérations législatives, que les grands et quelques leudes ; tous les hommes libres étant devenus Francs, ils furent tous appelés à délibérer sur les affaires de l’état.

Vers le douzième siècle, temps où les mœurs franques étaient complètement établies, l’ordre social se distinguait par deux caractères principaux ; la puissance politique et législative était morcelée entre tous les domaines, et il n’y avait plus d’esclaves. — Il y avait, d’un côté, les hommes francs, et de l’autre, la classe des tributaires, classe qui formait l’immense majorité de la population, et que l’établissement des communes éleva tout d’un coup à la franchise, c’est-à-dire à la condition de Franc. — Par l’octroi des chartes de commune, il fut permis aux habitants des villes de former un sénat, de s’imposer des tailles, de rendre ou faire rendre la justice, de battre monnaie, de tenir sur pied une milice réglée. Il n’est pas jusqu’au droit de guerre, ce fameux privilège des Francs, qui ne leur ait été accordé. — Quelque énormes que semblent ces concessions, elles n’avaient en soi rien d’extraordinaire, c’était la pratique ancienne de la monarchie. Au temps de la première et de la deuxième race, les tributaires affranchis, ou pour mieux dire anoblis, sous le nom de Dénariés, participaient sans réserve à tous les droits des hommes francs ; mais, entre les anciens affranchissements et les nouveaux, il y eut de notables différences. — Et d’abord, les affranchissements anciens, qui portaient un homme de la classe des tributaires dans celle des Francs, étaient des actes, purement individuels, sans conséquence pour l’état des conditions et des rangs. Il n’en fut pas de même d’une mesure par laquelle les villes devenaient des espèces de souveraineté, mesure générale qui, s’associant à une autre mesure générale, l’affranchissement des campagnes, créa dans l’état un nouveau peuple, égal en droits à l’ancien peuple, et de beaucoup supérieur en nombre. Il y eut d’autres différences encore plus graves. — Dans les temps anciens, quand un tributaire parvenait à la condition de Franc, il renonçait, dès lors, aux habitudes et aux professions affectées à la classe tributaire, il adoptait les mœurs franques. Ici, au contraire, c’est une classe immense qu’on appelle au partage de tous les droits de la condition franque, en lui laissant les mœurs, les habitudes et les professions serviles.

Les rois de la troisième race se firent les patrons et les promoteurs de cette grande innovation qui bouleversait tout dans l’état, les rangs, les mœurs, les lois, la constitution. — Quant à la noblesse, elle n’avait pas le droit de s’opposer à ce que le roi accordât des chartes d’affranchissement aux villes qui lui appartenaient. Elle ne l’essaya pas, au contraire elle fut entraînée par l’exemple, et les hauts barons établirent, comme le suzerain, des communes dans leurs domaines. — Mais on ne se contenta pas de cette marche graduelle et volontaire.

Comme il se trouva quelques seigneurs en retard, on provoqua le changement par des révoltes. Des agents du roi parcouraient les villes à la manière de nos derniers propagandistes. Partout où les affranchissements n’étaient point accordés, ils étaient arrachés ; partout où ils étaient accordés, le roi s’établissait comme le seul maître. — L’affranchissement des campagnes, qui vint après celui des villes, fut conduit dans le même esprit. Une ordonnance de Louis X avait proclamé que, selon le droit de nature, chacun doit être Franc ; cette doctrine des droits de l’homme eut son effet, les paysans se soulevèrent, et l’on se mit, comme dans ces derniers temps, à massacrer les nobles et à incendier les châteaux. Ne nous étonnons point des excès de la Jacquerie...

Là se trouve, comme je l’ai déjà dit, le point culminant du système de M. de Montlosier ; c’est de là que l’auteur éclate à la fois contre la puissance royale, l’unité sociale, l’égalité civile, l’ordre judiciaire, les mœurs romaines et le droit romain. Il le fait avec des formules d’idées qui lui sont propres, et qui l’emportent de beaucoup en véhémence sur celles de Boulainvilliers ; on sent que la révolution, avec sa dureté de langage dans un sens ou dans l’autre, et ses luttes à main armée, a passé par là. Chez M. de Montlosier, les regrets aristocratiques ont, dans leur amertume, quelque chose de sauvage ; le dépouillé du 4 août 1789 a pris en haine tous les principes, tous les éléments constitutifs de la société moderne, tout ce qui, depuis six siècles, grandit et s’élève : la souveraineté publique, la justice sociale, la loi civile, la propriété mobilière, la vie laborieuse, l’importance du travail, l’estime accordée à la science et aux facultés de l’esprit. Il donne à ses invectives chagrines un ton nouveau, par l’emploi d’une phraséologie originale qui substitue, à l’idée de classes et de rangs, celle de nations diverses, qui applique, à la lutte des classes ennemies ou rivales, le vocabulaire de l’histoire des migrations de peuples, des envahissements territoriaux et des conquêtes. L’histoire critique, d’ordinaire si terne et si peu animée, prend par là, sous sa plume, un air de vie qu’elle n’avait eu, ni dans l’ouvrage de Boulainvilliers, ni dans celui de Dubos, ni dans celui de Mably. On jugera, par quelques citations, de l’effet de cette verve fantasque qui rajeunit, par la forme et les accessoires, un thème usé depuis longtemps :

Deux peuples divers figurent dans l’état. L’un, tout antique, se retranche vers la dignité et s’empare de tout le lustre ; l’autre, tout nouveau, cherche à acquérir l’importance et s’empare de toute la force. Pendant quelque temps, les deux peuples vivent parallèlement l’un à l’autre, comme s’ils n’avaient aucun rapport de régime et d’origine. à la fin, cependant, ils s’embarrassent, se heurtent et s’attaquent. Mais un peuple nouveau qui n’a rien de droit, pour qui tout est de grâce, convient beaucoup à l’autorité. Ce peuple a pour lui le monarque ; il se saisit, avec son aide, de la magistrature de l’état et de sa législation. Le nouveau magistrat repousse sans cesse une constitution qu’il ne connaît pas ou qu’il n’a connue que dans une situation qui lui rappelle de douloureux souvenirs. Désormais, toutes les lois sont du jour, tous les principes du moment. Il se forme une nouvelle liberté, qui est de détruire l’ancienne liberté ; une nouvelle franchise, qui est de détruire l’ancienne franchise ; le nouveau droit public est de détruire l’ancien droit public.

Cependant, auprès de ce peuple nouveau, que deviendra l’ancien peuple ? Il a laissé se former tranquillement ce nouvel ordre social, il espérait y demeurer étranger ; il va s’y trouver enveloppé. Quand il existait seul, il avait façonné à sa manière ses rangs, sa hiérarchie et sa magistrature ; il avait ses comtes, ses pairs, ses seigneurs suzerains et dominants. Les noms se conservent, les réalités sont effacées. L’ancien peuple se voit privé peu à peu de ses anciens juges, de ses lois anciennes, de ses anciennes formes. Il faut qu’il se courbe sous des lois que ses pères n’ont point connues, qu’il adopte des mœurs que ses pères ont repoussées. Il est établi, comme loi de l’état, que ses persécuteurs sont ses juges, ses inférieurs ses souverains.

Dans ce renversement général, les lois de la France sont réputées étrangères, des lois étrangères sont devenues les lois de la France. Les libertés de l’ancien peuple ne s’appellent plus que privilèges ; son ancienne indépendance, barbarie....

Les propriétés mobilières se balancent avec les propriétés immobilières, l’argent avec la terre, les villes avec les châteaux. La science s’élève de son côté pour rivaliser avec le courage, l’esprit avec l’honneur, le commerce et l’industrie avec les armes. Les lois romaines, que les lois franques avaient fait disparaître, reparaissent avec les mœurs romaines, que les mœurs franques avaient effacées. Le nouveau peuple, s’accroissant de plus en plus, se montre partout triomphant. Il défait les anciennes formes ou s’en empare, rompt tous les anciens rangs ou les occupe ; domine les villes, sous le nom de municipalités ; les châteaux, sous le nom de bailliages ; les esprits, sous le nom d’universités ; chasse bientôt l’ancien peuple de toutes ses places, de toutes ses fonctions, de tous ses postes, finit par s’asseoir au conseil du monarque, impose là, de force, son esprit nouveau, ses mœurs nouvelles....

La noblesse (je me servirai désormais de cette expression) la noblesse avait, dans ses terres, des hommes qui étaient sous son gouvernement ; on les lui enlève. Elle avait le droit d’impôt, on l’abolit. Elle avait l’usage de s’assembler dans des fêtes guerrières, on les supprime. Elle faisait elle-même le service de ses fiefs, on l’en dispense. Elle avait le droit de battre monnaie, on s’en empare. Elle avait le droit d’être jugée par ses pairs, on l’envoie à des commissions de roturiers. Elle mettait une grande importance à ne point payer de tributs, on l’impose. Enfin, après lui avoir fait subir toutes les injustices, toutes les tyrannies, toutes les spoliations, on imagine, pour couronner toutes ces manœuvres, de la présenter elle-même comme coupable de tyrannie et de spoliations. Tel est le système qui est poursuivi pendant trois siècles.

Dans ces pages si étrangement passionnées, sous cette colère qui s’attaque à l’œuvre des siècles écoulés depuis le douzième, il y avait, à l’état de germe, un nouvel aperçu historique, et, si l’auteur a mal conclu, il a nettement posé les deux termes de la question. M. de Montlosier dit vrai : la grande lutte sociale des sept derniers siècles eut lieu entre les traditions de la vie civile, et les instincts de la vie barbare adoucis par le christianisme et colorés par le sentiment de l’honneur et par la foi d’homme à homme ; entre l’égalité devant la loi, et l’inégalité héréditaire sous la sanction de la coutume ; entre l’unité nationale, et le morcellement de la souveraineté ; entre les mœurs romaines, et les mœurs germaniques. Admirateur enthousiaste du monde féodal qu’il n’avait vu qu’en rêve, et dont il embrassait les derniers vestiges, il fit un système pour prouver que toute liberté et tout pouvoir étaient le droit de la noblesse, et l’effet sérieux de ce système fut de signaler, d’une manière plus frappante, l’apparition du tiers-état sur la scène politique. Quelque dose d’extravagance qu’il y eût au fond de sa théorie, le premier il a senti vivement d’où procède l’ordre social moderne, et assigné au XIIe siècle son véritable caractère, en y plaçant une révolution mère de toutes celles qui sont venues depuis. C’est le mérite qu’il faut lui reconnaître, et, sur ce point, l’esprit de parti a servi à donner plus de puissance et de vie à ses aperçus d’historien. Il a vu le mieux ce qu’il haïssait le plus, ce qu’il aurait voulu détruire, dans le passé comme dans le présent.

Le système de M. de Montlosier qui, s’il eût paru sous l’empire, n’aurait eu d’autre poids que celui d’une opinion isolée, puisait dans l’état des choses et des esprits une véritable importance. Beaucoup de personnes se souviennent d’avoir été frappées de l’espèce de fatalité qui semblait écrite dans ces formules, revenant presque à chaque page du livre : Deux grands ennemis, l’ancien peuple et le nouveau peuple. On voyait se refléter là, de siècle en siècle, la division actuelle des partis. Ce fut surtout après les cent jours et l’invasion de 1815, après la réaction violente qui, en 1816, frappa au hasard, et sans épargner le sang, sur les hommes de l’empire et de la révolution, que cette vue de la France, condamnée par sa propre histoire à former deux camps rivaux et inconciliables, parut aux imaginations quelque chose de grave et de prophétique. La théorie de la dualité nationale (qu’on me passe cette expression) fournit alors à chacun des deux partis opposés, au parti de la révolution et de la charte, comme à celui de la contre-révolution, des allusions et des formules. Les pamphlets et les journaux de l’opinion ultraroyaliste faisaient étalage du nom de Francs ; ce nom dont M. de Montlosier avait tant abusé, ils l’appliquaient soit au sens propre, soit par figure, à tout ce qui avait combattu pour la cause de l’ancien régime, même aux paysans bretons et vendéens. à cette revendication semi poétique d’une nationalité privilégiée, des écrivains de l’autre parti répondirent en proclamant, comme un défi, la nationalité gauloise des communes et du tiers-état, et en la revendiquant pour le peuple de la révolution et de l’empire.

Contre le nouveau système qui, rattachant la roture à la foule sans nom des tributaires de toute race, lui attribuait une origine ignoblement servile, nous relevâmes l’opinion de l’asservissement par la conquête, le système de Boulainvilliers ; je dis nous, parce que je suis l’un de ceux qui, vers 1820, firent de la polémique sociale avec l’antagonisme des Francs et des Gaulois.

M. Guizot en fit la thèse principale d’un de ses plus célèbres pamphlets, de son manifeste de rupture avec le pouvoir qui, après six années d’une politique indécise, venait de s’abandonner franchement au parti contre-révolutionnaire. Voici quelques phrases dont la hauteur d’accent montre que, sous cette forme d’emprunt, la lutte des intérêts présents était encore vive et sérieuse :

Je me sers de ces mots, parce qu’ils sont clairs et vrais. La révolution a été une guerre, la vraie guerre, telle que le monde la connaît entre peuples étrangers. Depuis plus de treize siècles, la France en contenait deux, un peuple vainqueur et un peuple vaincu. Depuis plus de treize siècles, le peuple vaincu luttait pour secouer le joug du peuple vainqueur. Notre histoire est l’histoire de cette lutte. De nos jours, une bataille décisive a été livrée ; elle s’appelle la révolution.

C’est une chose déplorable que la guerre entre deux peuples qui portent le même nom, parlent la même langue, ont vécu treize siècles sur le même sol. En dépit des causes qui les séparent, en dépit des combats publics ou secrets qu’ils se livrent incessamment, le cours du temps les rapproche, les mêle, les unit par d’innombrables liens, et les enveloppe dans une destinée commune, qui ne laisse voir, à la fin, qu’une seule et même nation, là où existent réellement encore deux races distinctes, deux situations sociales profondément diverses.

Francs et Gaulois, seigneurs et paysans, nobles et roturiers, tous, bien longtemps avant la révolution, s’appelaient également Français, avaient également la France pour patrie. Mais le temps, qui féconde toutes choses, ne détruit rien de ce qui est ; il faut que les germes, une fois déposés dans son sein, portent tôt ou tard leurs fruits. Treize siècles se sont employés parmi nous à fondre, dans une même nation, la race conquérante et la race conquise, les vainqueurs et les vaincus. La division primitive a traversé leur cours et résisté à leur action. La lutte a continué dans tous les âges, sous toutes les formes, avec toutes les armes ; et lorsqu’en 1789, les députés de la France entière ont été réunis dans une seule assemblée, les deux peuples se sont hâtés de reprendre leur vieille querelle ; le jour de la vider était enfin venu...

Le système de Boulainvilliers, non seulement accepté par des plébéiens défenseurs des droits populaires, mais soutenu par eux dogmatiquement, c’était là un singulier phénomène. En politique, cela voulait dire que ceux qui trouvaient bon de s’intituler fils des vaincus du Ve siècle étaient les vainqueurs de la veille, sûrs de leur cause pour le lendemain ; en histoire, c’était le terme extrême de la décomposition des anciens partis. Des deux grandes hypothèses historiques du XVIIIe siècle, l’une, celle de Dubos, la négation de tout exercice du droit de conquête par les Francs, venait d’être mise en œuvre par M. de Montlosier dans une théorie ultra aristocratique ; l’autre, celle de l’asservissement des Gaulois, passait de la noblesse à la roture. Ainsi, toutes les deux se trouvaient au service de passions politiques diamétralement contraires à celles que, dans l’origine, elles avaient servies ou flattées. Cet étrange revirement devait être, et fut en effet, leur dernier signe de vie. J’aborde une époque de travaux remarquables et de grands progrès en histoire. L’année 1820, qui vit finir l’espoir d’une transaction pacifique entre les deux partis que la révolution avait créés, qui remit tout aux chances plus ou moins prochaines, plus ou moins éloignées d’une crise sociale, eut, par compensation, cela d’heureux, qu’elle marque la date d’un beau mouvement de rénovation dans les sciences morales et politiques.

Ceux qui refusaient leur adhésion aux doctrines et aux projets du gouvernement (et la plupart des intelligences jeunes et fortes furent de ce nombre), exclus de la carrière des fonctions publiques, se renfermèrent, en attendant l’avenir, dans l’étude et les travaux solitaires. Ce temps d’arrêt, unique peut-être, où le repos n’était pas de l’oppression, où la délivrance apparaissait comme certaine, fut fécond pour les esprits contraints de se replier sur eux-mêmes, et de borner leur activité aux choses purement spéculatives. Il n’y eut pas, durant dix années, cette absorption de toutes les capacités, cette prodigieuse dépense d’hommes publics que font les gouvernements nationaux et populaires. En s’appliquant aux recherches studieuses, la jeunesse du parti rejeté loin des affaires y porta toute l’ardeur de ses espérances combattues, et le stoïcisme de son attachement aux principes qu’on voulait détruire. Ainsi, il y eut, pour les lettres, une classe d’hommes jeunes et dévoués, dont l’ambition n’avait de chances que par elles ; il y eut une passion de renouvellement littéraire associée par l’opinion aux honneurs et à la popularité de l’opposition politique. Le professorat s’éleva au rang de puissance sociale ; il y avait pour lui des ovations et des couronnes civiques, et, chose qui peut-être ne se reverra plus, il y avait des salons où le succès était pour la parole la plus grave, sur les questions les plus élevées de la philosophie morale, de l’histoire et de l’esthétique. L’histoire surtout eut une large part dans ce travail des esprits et dans ces encouragements du monde.

On avait soif d’apprendre, sur ce passé, dont l’ombre semblait encore menaçante, la vérité toute entière, et de là vinrent, spécialement pour les études historiques, dix années telles que la France n’en avait jamais vu de pareilles. à Dieu ne plaise que j’atténue en quelque chose la gloire de la grande école d’érudits, antérieure à la révolution ; quel que soit le progrès actuel, quel que puisse être le progrès à venir, cette gloire restera belle et intacte. Les œuvres des bénédictins de Saint-Maur et de Saint Vannes et celles des savants laïques qui les ont imités sont, comme l’a dit un écrivain de génie, l’intarissable fontaine où nous puisons tous. Ils ont recueilli et mis au jour tout un monde de faits enfouis dans la poussière des archives ; ils ont fondé la chronologie, la géographie, la critique de l’histoire de France ; mais en histoire, il y a deux tâches distinctes, deux ordres de travaux que l’ambition de l’esprit humain tente simultanément, mais qui, pour le succès, en dépit de notre volonté, vont toujours à la suite l’un de l’autre. La recherche et la discussion des faits, sans autre dessein que l’exactitude, n’est qu’une des faces de tout problème historique ; ce travail accompli, il s’agit d’interpréter et de peindre, de trouver la loi de succession qui enchaîne les faits l’un à l’autre, de donner aux événements leur signification, leur caractère, la vie enfin, qui ne doit jamais manquer au spectacle des choses humaines.

Or, comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer, toutes les tentatives faites, avant 1789, pour répondre à la première de ces tâches, ont été bonnes et grandes ; mais celles qui ont eu pour objet de répondre à la seconde, furent presque toutes mesquines et fausses. Le succès en ce genre était réservé à des temps postérieurs ; l’ordre logique des idées et la nature des travaux le voulaient ainsi, et, de plus, il y eut à cela des motifs irrésistibles, nés de circonstances extérieures, étrangères au développement de la science.

L’histoire donne des leçons, et, à son tour, elle en reçoit ; son maître est l’expérience, qui lui enseigne, d’époque en époque, à mieux voir et à mieux juger. Ce sont les événements, jusque-là inouïs, des cinquante dernières années, qui nous ont appris à comprendre les révolutions du Moyen-Âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniques, à tirer des écrits des bénédictins ce que ces savants hommes n’avaient point vu, ce qu’ils avaient vu d’une façon partielle et incomplète, sans en rien conclure, sans en mesurer la portée.

Il leur manquait l’intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales. Ils ont étudié curieusement les lois, les actes publics, les formules judiciaires, les contrats privés ; ils ont discuté, classé, analysé les textes, fait dans les actes le partage du vrai et du faux avec une étonnante sagacité ; mais le sens politique de tout cela, mais ce qu’il y a de vivant pour l’imagination, sous cette écriture morte, mais la vue de la société elle-même et de ses éléments divers, soit jeunes, soit vieux, soit barbares, soit civilisés, leur échappe, et de là viennent les vides et l’insuffisance de leurs travaux. Cette vue, nous l’avons acquise par nos propres expériences, nous la devons aux prodigieuses mutations du pouvoir et de la société qui se sont opérées sous nos yeux ; et, chose singulière, une nouvelle intelligence de l’histoire semble naître en nous, à point nommé, au moment où se complète la grande série des renversements politiques, par la chute de l’empire élevé sur les ruines de la république française, qui avait jeté à terre la monarchie de Louis XIV.

Ainsi s’est élevée au XIXe siècle une école historique nouvelle ; c’est le nom qui lui a été donné, quoiqu’à vrai dire il n’y ait pas école, car il n’y a pas un maître et des disciples, une doctrine et des adeptes ; mais une diversité d’esprits, de méthodes et de recherches, et, dans cette diversité, ce qui est remarquable, une grande analogie d’instincts, de tendances et de but. Pour tous, le but commun est de s’attaquer aux problèmes fondamentaux et de poser, d’une manière définitive, les bases de notre histoire nationale. Aussi, depuis cette renaissance des études historiques, la science de nos origines, des vieilles institutions et des vieilles mœurs a-t-elle atteint un degré de certitude et de fixité dont elle était loin jusque-là. C’est depuis ce temps que les systèmes ne roulent plus les uns sur les autres, que les opinions ne sont plus individuelles, que les questions ne sont plus traitées le même jour d’une façon contradictoire, que les solutions données par un écrivain de sens et de savoir sont acceptées par tous les autres, qu’il y a, sur les points essentiels, un consentement unanime, un travail progressif où chacun ajoute quelque chose à l’œuvre de ses devanciers. Dans le siècle dernier, aucune opinion n’était réellement assise ; autant de dissertations nouvelles, autant de nouvelles solutions ; aucune erreur n’était définitivement condamnée, aucune vérité définitivement reconnue. Où l’un ne voyait que du droit romain, l’autre n’apercevait que les mœurs et les lois germaniques ; où l’un trouvait la monarchie pure, l’autre admirait la pure liberté. Il y avait une perpétuelle préoccupation quant à de prétendues lois fondamentales et aux principes du droit public français. La question des bénéfices royaux sous la première race s’embrouillait par le dogme moderne de l’inaliénabilité du domaine ; la souveraineté absolue du roi jetait un nuage sur le problème de l’établissement des communes ; le fait légal, sans cesse présent, empêchait d’avoir une vue nette du fait réel.

On peut juger de la valeur et du degré d’originalité des travaux historiques modernes, par la nature des questions résolues d’une manière neuve ou posée pour la première fois, depuis vingt ans. Le nombre de ces questions est énorme ; je ferai un recensement sommaire de celles qui méritent d’être signalées comme capitales :

Le problème, si difficile et si important, de nos origines nationales, les races primitives, leur filiation, leurs diversités de caractère et d’instincts sociaux ont été l’objet de recherches plus approfondies, de distinctions plus sûres, plus variées, plus délicates. Sur les populations de l’ancienne Gaule et de la Germanie, on a donné autre chose que des redites des écrivains de l’antiquité. On a examiné, peuple à peuple, tribu à tribu, les conquérants du Ve siècle, et trouvé, dans des différences de caractère, dans des inégalités de culture morale, la cause des variétés que présente la constitution de leurs établissements sur le territoire romain. On a distingué dans le royaume des Francs plusieurs zones politiques, et des nuances de mœurs et de populations sous les noms de Neustrie et d’Austrasie. On a marqué, d’une manière plus ou moins précise, le point d’origine de la nation française, mélange de diverses nationalités préexistantes, et séparé ainsi l’histoire de France proprement dite de l’histoire de la Gaule franque.

Le fait de la conquête a été étudié dans ses conséquences politiques et civiles ; la société gallo-romaine et la société des conquérants germains ont été analysées chacune à part. L’état des personnes dans les deux races, la classification des conditions sociales, les institutions politiques, les institutions locales ont été envisagées d’une manière plus nette, plus exacte, plus conforme au vrai sens des textes originaux. On a cherché à se faire une juste idée des effets de l’invasion des barbares sur l’état moral de la Gaule ; on a fait ressortir le côté politique de l’action et de l’influence du clergé gallo-romain.

La perpétuité du droit romain après la chute de l’empire, et la conservation plus ou moins entière du régime municipal ont été reconnues et établies sur des preuves incontestables. On a étudié les variations de l’état franc dans son organisation intérieure et dans ses rapports avec les peuples voisins. On a fixé le caractère, si mal déterminé jusque-là, de la royauté et des assemblées nationales sous les deux premières races ; on a rattaché à des transformations de la société, à des mouvements nationaux, à de grandes nécessités politiques, les causes des révolutions successives qui renversèrent les deux dynasties franques.

Une grande place, mais sans exagération soit romanesque, soit philosophique, a été donnée à Charlemagne, comme administrateur et législateur. On a analysé et décrit son gouvernement sous toutes ses faces. On a suivi la marche et recherché les causes du démembrement de son empire ; on l’a expliqué par la grande loi de la séparation des états formés en dépit des convenances naturelles et des répugnances nationales.

Le régime féodal a été considéré d’une manière calme et impartiale, comme une révolution nécessaire. On a étudié, d’époque en époque, le vasselage, la hiérarchie des terres et des services, toute l’organisation, tous les éléments de la société féodale, dans leur variété et leur complexité. On a remarqué, dans le fractionnement du territoire sous la féodalité, des divisions correspondantes aux divisions naturelles et physiques, et d’autres provenant de variétés morales parmi la population mélangée, à différents degrés, de barbares et de Gallo-Romains.

Des recherches spéciales ont fait éclater sous un nouveau jour le fait d’une nationalité méridionale, opposée, jusqu’au XIIIe siècle, à la nationalité française, et distincte de celle-ci, par la langue, l’esprit, les mœurs, l’état social, toute la civilisation.

La grande question du mouvement communal, celle que sa popularité croissante pourrait faire nommer, entre toutes, la question du siècle, a été mise pour la première fois à son véritable rang. On a reconnu l’étendue et la puissance de ce mouvement révolutionnaire ; on a recherché, par l’analyse, les divers principes, les éléments multiples de la formation des communes ; on a suivi leur destinée dans ses progrès, ses fluctuations, sa décadence ; on a accordé une large part à l’impulsion populaire dans l’affranchissement ou, pour mieux dire, la renaissance des villes municipales.

Le caractère nouveau, le rôle vraiment libéral de la royauté sous la troisième race, point de vue conforme à la tradition des classes bourgeoises, mais rejeté par la théorie philosophique, a passé définitivement dans la science. Les efforts du pouvoir royal pour se faire une place en dehors de la féodalité, les travaux politiques de Louis le Gros, les travaux législatifs de Philippe Auguste et de saint Louis ont reçu leur appréciation dernière, selon la justice et le bon sens. On a donné toute son importance à la grande lutte des légistes contre l’aristocratie féodale ; on a recherché les origines et signalé fortement l’apparition du tiers-état. Son histoire manquait, elle était faussée, en sens contraire, par ses amis et par ses ennemis ; on a suivi son développement graduel à travers les progrès et à travers la décadence des communes proprement dites.

La renaissance du droit civil, la transformation des coutumes, le progrès, lent mais continu, vers l’unité de législation, l’unité de territoire, l’unité administrative, l’unité d’esprit national, tout cela a été reconnu et décrit sans prévention d’aucun genre. On a établi, avec une grande abondance d’aperçus, les rapports intimes qui existent entre l’histoire politique de la France et l’histoire de l’église aux différentes époques du moyen-âge. Il y a une lacune pour ce qui regarde les états généraux, ébauche informe et prématurée du système représentatif qui ne devait s’établir chez nous qu’avec l’unité de la nation et l’égalité des droits. L’attention de la nouvelle école historique ne s’est point dirigée de ce côté, comme vers la question des communes.

En revanche, elle s’est portée, avec un remarquable succès, sur une époque toute récente, la révolution de 1789. La question de ce grand mouvement et de ses phases diverses a été posée nettement ; une loi était trouvée dans ce désordre, la loi des révolutions combattues, loi dont l’inévitable fatalité a quelque chose de triste et d’effrayant, mais qu’il est impossible de ne pas reconnaître dans la réalité et dans l’histoire.

Tels sont les problèmes historiques dont la réunion forme ce qu’on pourrait nommer le fond commun des études actuelles. Quand bien même on n’admettrait pas, comme définitives, toutes les solutions qu’ils ont reçues, il faudrait avouer qu’ils indiquent, en histoire, un mouvement et une liberté d’esprit supérieurs à ce qui s’était vu jusqu’à nous. Dans cette masse de recherches et d’aperçus, il y a des choses qui appartiennent aux esprits les plus divers et aux méthodes les plus dissemblables ; c’est la propriété du siècle, je la laisserai indivise. Tous ceux qui, avec plus ou moins de bonheur, ont mis la main à ce travail des vingt dernières années sont assez connus du public ; citer les noms serait inutile et il ne m’appartient pas d’assigner les rangs. Je ne parlerai que d’une seule œuvre, celle de M. Guizot, parce qu’elle est la plus vaste qui ait encore été exécutée sur les origines, le fond et la suite de l’histoire de France ; six volumes d’histoire critique ; trois cours professés avec un immense éclat composent cette œuvre dont l’ensemble est vraiment imposant. Les Essais sur l’histoire de France, l’Histoire de la civilisation européenne et l’Histoire de la civilisation française sont trois parties d’un même tout, trois phases successives du même travail continué durant dix années. Chaque fois que l’auteur a repris son sujet, les révolutions de la société en Gaule depuis la chute de l’empire romain, il a montré plus de profondeur dans l’analyse, plus de hauteur et de fermeté dans les vues. Tout en poursuivant le cours de ses découvertes personnelles, il a eu constamment l’œil ouvert sur les opinions scientifiques qui se produisaient à côté de lui, et, les contrôlant, les modifiant, leur donnant plus de précision ou d’étendue, il les a réunies aux siennes dans un admirable éclectisme. Ses travaux sont devenus ainsi le fondement le plus solide, le plus fidèle miroir de la science historique moderne dans ce qu’elle a de certain et d’invariable. Il a ouvert, comme historien de nos vieilles institutions, l’ère de la science proprement dite ; avant lui, Montesquieu seul excepté, il n’y avait eu que des systèmes.

Qu’on regarde les écrits de ceux qui, depuis la renaissance des lettres, ont voulu donner une vue complète de l’histoire sociale de la France et qu’on passe de l’un à l’autre, de François Hotman à Boulainvilliers, de Boulainvilliers à Mably, de Mably à Montlosier, on ne trouvera au fond nul progrès. L’abondance des documents imprimés fut, pour les deux derniers, presque égale à ce qu’elle est pour nous, elle ne leur a servi de rien ; toujours des méprises, des variantes sur les mêmes données fausses, des suppositions bâties à côté des faits. Mais, quand on arrive à M. Guizot, à ses théories si fortes devant le contrôle des textes originaux et si largement compréhensives, le progrès éclate de toutes parts. L’auteur des Essais sur l’Histoire de France  et de l’Histoire de la civilisation française s’élève à une vue d’ensemble qui est la pure abstraction des faits réels, qui a le double privilège de frapper comme un trait de lumière la commune intelligence, et de rester inattaquable aux yeux de l’érudition exacte et minutieuse. Doué d’un merveilleux talent d’analyse, il marche, comme en se jouant, à travers les époques obscures, où les disparates abondent, où les éléments de la société se combattent l’un l’autre, ou se distinguent à peine. Il excelle à décrire le désordonné, le fugitif, l’incomplet, dans l’état social, à faire sentir et comprendre ce qui ne peut être formulé, ce qui manque de couleur propre et de caractère bien précis. Il a au plus haut degré l’impartialité critique, la faculté de tenir une balance équitable entre toutes les notions, traditionnelles ou acquises, dont la multiplicité compose le tableau réel, la vraie théorie de notre histoire nationale.

Les efforts de l’école historique moderne ont eu pour principal objet d’établir, sur des données positives, la nature, l’origine et le caractère des grandes institutions civiles et politiques du moyen-âge. Y a-t-il une conclusion supérieure qui se déduise plus particulièrement de la masse des problèmes posés ou résolus ? Y a-t-il un système qui soit, en quelque sorte, la voix de la science actuelle, qui, n’appartenant à personne d’une manière exclusive, soit le résultat des travaux de tous ? Je crois qu’il y en a un, et que, s’il n’est pas encore tout à fait dégagé de ses enveloppes, parfaitement distinct, parfaitement sensible à toutes les intelligences, on peut le définir et le nommer. Considérée en elle-même, la science historique de nos jours n’a pour aucun point de doctrine, pour aucune tradition séparée des autres, ni prédilection, ni répugnance ; elle comprend tout, elle est curieuse de tout, elle admet tout dans la mesure de son importance véritable. Mais, si l’on rapproche ses aperçus les plus généraux des dernières théories produites par la science du XVIIIe siècle, du système de Mably et de celui de mademoiselle de Lezardière, elle apparaîtra, dans son ensemble, comme une réhabilitation de l’élément romain de notre histoire. La tradition romaine, cette vieille tradition des classes bourgeoises, eut, dans sa destinée, des phases bien diverses. Conservée isolément jusqu’à la fin du XVIIe siècle, elle se transforma, dans le livre de Dubos, en un système absolu et exclusif ; elle absorba, en quelque façon, toute l’histoire de France.

Depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’à la révolution de 1789, par une sorte de réaction contre Dubos, elle fut de plus en plus délaissée, méconnue, et, pour ainsi dire, bannie de notre histoire. Elle y rentra par l’opuscule de Thouret, qui réunit, côte à côte, comme deux moitiés de la vérité, les systèmes contradictoires de Dubos et de Mably. Depuis Thouret jusqu’à ce jour, le mouvement de réaction a continué, non point en faveur de Dubos, mais en faveur de la vérité, révélée et compromise à la fois par sa thèse extravagante. L’élément romain que la théorie philosophique repoussait, en s’attachant aux souvenirs, fort embellis par elle, de la liberté barbare, s’est relevé du mépris, grâce à trois choses, le sens commun, l’expérience et l’étude. Le travail intime et caché de l’histoire a été de lui rendre son importance, et de lui assigner invariablement la place qu’il a droit d’occuper.

Le point extrême de cette réaction anti-germanique qui, chose inévitable, eut son moment de fougue et d’excès, se trouve dans l’ouvrage de M. Raynouard, intitulé Histoire du droit municipal en France. Né dans le pays qui fut, de ce côté des Alpes, la première province romaine, le célèbre académicien semble avoir porté, dans ses recherches, une sorte de patriotisme méridional, qui se plaisait à rattacher la Provence, et par elle la Gaule entière, à tous les souvenirs des temps romains. Personne ne tint moins de compte que lui de la conquête barbare et de ses conséquences, des institutions, des mœurs, de la langue, et du droit germaniques ; personne ne conserva aussi purement, dans ce siècle, l’esprit, les sympathies, les préjugés des écrivains du vieux tiers-état. Il incline visiblement, quoique avec une certaine mesure, vers le système suranné de Dubos ; la conquête franque est à ses yeux une révolution administrative, non un bouleversement social.

Il voit après, tout ce qu’il voyait avant, surtout le régime municipal qu’il fait déborder hors des villes, transformant les tribunaux d’origine barbare en débris conservés des institutions romaines. Il reste tellement enfoncé dans sa conviction de la perpétuité du municipe gallo-romain, qu’il n’aperçoit, en aucune façon, le mouvement de la révolution communale du XIIe siècle. Il n’a aucun sentiment des différences qui apparaissent dans la destinée des villes au Moyen-Âge, selon les diverses régions du territoire ; le nom de France lui suffit pour qu’il induise et affirme les mêmes choses sur le nord et le midi de la Gaule. Du reste, son livre présente une véritable surabondance de preuves pour ce qui regarde la durée et la continuité de l’organisation municipale, et, quoique faible de critique, il en a dit assez là-dessus pour éteindre toute controverse. Ce livre, venu à temps, a rendu de grands services, et ses exagérations ou ses méprises sont aujourd’hui sans danger. Je ne sais par quelle opération de l’intelligence publique et du bon sens universel, chaque vérité mêlée d’erreur se dégage promptement de l’alliage qui l’entoure, et va grossir la somme des vérités déjà établies ; ainsi se forme la science, et la passion elle-même, ce qu’il y a de moins logique en nous, y contribue.

En résumé, le nouveau caractère, le cachet d’originalité que la théorie de l’histoire de France a reçu des études contemporaines, consiste, pour elle, à être une comme l’est maintenant la nation, à ne plus contenir deux systèmes se niant l’un l’autre et répondant à deux traditions de nature et d’origine opposées, la tradition romaine et la tradition germanique. La plus large part a été donnée à la tradition romaine, elle lui appartient désormais, et un retour en sens contraire est impossible.

Chacun des travaux considérables qui se sont faits depuis le commencement du siècle a été un pas dans cette voie ; on s’y presse aujourd’hui, et l’on y entre par tous les points, surtout par l’étude historique du droit, qui rallie, à travers l’espace de quatorze siècles, notre code civil aux codes impériaux. Il semble que cette révolution scientifique soit une conséquence et un reflet de la révolution sociale accomplie il y a cinquante ans, car elle est faite à son image ; elle met fin aux systèmes inconciliables, comme celle-ci a détruit, pour jamais, la séparation des ordres. On ne verra plus notre histoire tourner dans un cercle sans repos, être tantôt germaine et aristocratique, tantôt romaine et monarchique, selon le courant de l’opinion, selon que l’écrivain sera noble ou roturier.

Son point de départ, son principe, sa fin dernière, sont fixés dorénavant ; elle est l’histoire de tous, écrite pour tous ; elle embrasse, elle associe toutes les traditions que le pays a conservées ; mais elle place en avant de toutes, celles du plus grand nombre, celles de la masse nationale, la filiation gallo-romaine par le sang, par les lois, par la langue, par les idées.