CONSIDÉRATIONS SUR L’HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE III

 

 

JAMAIS époque ne parut plus favorable aux progrès de la connaissance intime des divers éléments de notre histoire que les années qui suivirent 1750. Montesquieu venait de révéler avec génie ce qu’il y a d’enseignements pour les peuples dans l’étude historique de leurs institutions nationales ; de grands travaux d’érudition, entrepris sous le patronage du gouvernement, ralliaient ensemble et complétaient les travaux individuels des savants du XVIIe siècle ; le Recueil des historiens de la France et des Gaules et celui des Ordonnances des rois, commencés, l’un en 1738, l’autre en 1723, se poursuivaient collatéralement. Des recherches exécutées à la fois sur différents points de la France et qui devaient s’étendre de plus en plus, rassemblaient dans un dépôt unique, le cabinet des chartes, tous les monuments de législation royale, seigneuriale ou municipale épars dans les archives publiques ou privées du royaume. L’on n’avait pas encore vu un tel nombre de documents originaux publiés, ou mis, par leur réunion, à la portée des hommes studieux. Le temps paraissait donc venu pour qu’un regard plus pénétrant fût jeté sur les origines et les révolutions de la société française, pour que nos diverses traditions, rendues précises par la science, fussent rapprochées, conciliées et fixées, d’une manière invariable, dans une théorie qui serait la vérité même. Tout cela semblait infaillible, et pourtant il n’en arriva rien.

Au contraire, il se fit, dans la manière d’envisager le fond et la suite de notre histoire, une déviation qui la jeta tout d’un coup aussi loin que possible de la seule route capable de conduire au vrai. Cette déviation, du reste, fut nécessaire : elle tenait à des causes supérieures au mouvement de la science elle-même, à un mouvement universel de l’opinion qui devait agir sur tout et laisser partout son empreinte. Déjà se préparait dans les idées l’immense changement qui éclata dans les institutions en 1789.

L’instinct d’une rénovation sociale, d’un avenir inconnu qui s’avançait et auquel rien, dans le passé, ne pouvait répondre, lançait fortement les esprits hors de toutes les voies historiques. On sentait d’une manière vague, mais puissante, que l’histoire du pays, celle des droits ou des privilèges des différents corps de l’état, des différentes classes de la nation, ne pouvait fournir à l’opinion que des forces isolées ou divergentes, et que, pour fondre ces classes si longtemps ennemies ou rivales dans une société nouvelle, il fallait un tout autre élément que la tradition domestique. Au-delà de tout ce que nous pouvions ressaisir par la tradition, au-delà du christianisme et de l’empire romain, on alla chercher dans les républiques anciennes un idéal de société, d’institutions et de vertu sociale conforme à ce que la raison et l’enthousiasme pouvaient concevoir de meilleur, de plus simple et de plus élevé. C’était la démocratie de Sparte et de Rome, abstraction faite de la noblesse et de l’esclavage qu’on laissait de côté, ne prenant du vieux monde que ce qui répondait aux passions et aux lumières du monde nouveau. En effet, l’idée du peuple, dans le sens politique de ce mot, l’idée de l’unité nationale, d’une société libre et homogène, ne pouvait être clairement conçue, frapper tous les yeux et devenir le but de tous les efforts que par une similitude plus ou moins forcée entre les conditions de l’état social moderne et le principe des états libres de l’antiquité ; l’histoire de France ne la donnait pas. Il fallait que cette histoire fût dédaignée ou faussée, pour que l’opinion publique prît son élan vers des réformes dont le but final était marqué dans les secrets de la Providence.

Au XVIe siècle, la renaissance des études classiques avait amené, par toute l’Europe, une invasion subite, mais passagère, des idées et des maximes politiques de l’antiquité. Ce mouvement, poussé à l’extrême en France durant les guerres civiles qu’amena la réformation, et interrompu ensuite par le repos des partis religieux et la forte administration de Richelieu et de Louis XIV, fut repris, à la fin du XVIIe siècle, sous des formes d’abord voilées par la fiction et la poésie. Fénelon, cette âme ardente pour le bien général, cet esprit qui devina tant de choses que l’avenir devait réaliser et qui, le premier, initia la nation à ses nouvelles destinées, offrit aux imaginations rêveuses le monde antique, l’Égypte et la Grèce, comme les modèles de la perfection et des vertus sociales. Au charme de ces illusions poétiques succéda, pour continuer, avec plus de sérieux, le même pouvoir sur les esprits, une version de l’histoire de l’antiquité sobrement embellie par la plume naïve de Rollin. Chrétien comme Fénelon, Rollin jeta sur les rudes et austères vertus des républiques païennes, un reflet de la morale de l’évangile ; il fit aimer des caractères qui, peints avec des couleurs complètement vraies, n’eussent excité que la surprise ou une froide admiration. Le prodigieux succès de son histoire ancienne, et de ce qu’il publia de l’histoire romaine, fraya le chemin à ceux qui vinrent après lui, avec plus de conscience de ce qu’ils faisaient, poursuivre la même œuvre, d’une manière bien autrement directe, par la logique et par l’éloquence. Le premier de ces avocats de la société antique contre le monde moderne, l’abbé de Mably, trouva des auditeurs préparés, et quelques âmes déjà ouvertes à l’enthousiasme des grandes vertus et du dévouement civiques. Il fixa par la démonstration et le raisonnement, il érigea en principes sociaux, les choses que la poésie et le simple récit avaient fait aimer et admirer. Il prêcha la liberté, l’égalité sociale et l’abnégation patriotique ; il présenta le bonheur de tous comme fondé sur l’absence du luxe, l’austérité des mœurs et le gouvernement du peuple par lui-même ; il fit entrer dans le langage usuel les mots de patrie, de citoyen, de volonté générale, de souveraineté du peuple, toutes ces formules républicaines qui éclatèrent avec tant de chaleur et d’empire dans les écrits de Jean-Jacques Rousseau.

Mably, logicien froid, mais intrépide, non content d’attirer les esprits hors de l’histoire nationale, résolut de la transformer elle-même, de lui imposer son langage, et de la faire servir de preuve à ses maximes de gouvernement. Telle fut la tentative qui donna naissance à l’ouvrage intitulé Observations sur l’histoire de France, ouvrage dont la première partie parut en 1765, et la seconde vingt-trois ans après. L’auteur de cette nouvelle théorie historique différa surtout de ses devanciers, en se plaçant en dehors de toutes les opinions traditionnelles, et en appelant les faits sur le terrain de ses propres idées et de sa croyance individuelle. Ne prenant de chaque tradition de classe ou de parti que ce qui lui convenait, il n’en rejeta aucune, et les employa toutes, mutilées et tronquées à sa guise. Son système, formé capricieusement de lambeaux de tous les autres, n’eut rien de neuf que sa phraséologie empruntée à la politique des anciens. Aussi n’entreprendrai-je pas d’en donner le sommaire complet ; ce serait tomber dans une foule de redites, dont rien ne compenserait l’ennui.

J’ai pu résumer les systèmes de Boulainvilliers et de Dubos, ils sont tout d’une pièce, et dans cette unité il y a quelque chose d’imposant. Chacun d’eux, en outre, est sorti des entrailles de l’histoire de France ; mais il n’en est pas de même pour celui de Mably, fruit d’une inspiration étrangère à notre histoire, composé d’emprunts disparates faits aux théories précédentes, et de capitulations peu franches et rarement habiles avec la science contemporaine.

Le propre de ce système, son caractère essentiel est, je le répète, de mêler et de confondre des traditions jusque là distinctes, de rendre commune au tiers-état la démocratie des anciens Francs, et d’abandonner, pour ce même tiers-état, son vieil héritage de liberté, le régime municipal romain.

L’abbé de Mably admet, avec Boulainvilliers, une république germaine transplantée en Gaule pour y devenir le type idéal et primitif de la constitution française, et, avec Dubos, la ruine de toute institution civile par l’envahissement de la noblesse. Il part du même point que François Hotman, d’une nationalité gallo franque, pour arriver à sa conclusion politique, le rétablissement des états généraux.

S’il n’érige pas, comme le publiciste du XVIe siècle, les Francs en libérateurs de la Gaule, le choix libre des lois personnelles a pour lui la même vertu que cette délivrance, celle de faire un seul et même peuple des conquérants et des vaincus. La tradition romaine se trouve ainsi éliminée sans aucun détriment, et même avec une apparence de profit pour les classes qui l’avaient conservée durant des siècles avec tant de fidélité, et maintenue si énergiquement par l’organe de leurs avocats et de leurs publicistes. Ce qui ressort de plus clair au milieu de cette confusion historique, c’est la prédilection de l’auteur pour la forme démocratique du gouvernement des Francs au-delà du Rhin, telle qu’on peut l’induire du livre de Tacite, et la découverte, sous Charlemagne, d’un gouvernement mixte de monarchie, d’aristocratie et de démocratie avec trois états, clergé, noblesse et peuple, prenant part à la formation des lois dans des assemblées constitutionnellement périodiques. Après avoir bâti cet idéal de gouvernement monarchique, Mably le montre avec regret incapable de durer, comme il avait montré, avec des regrets semblables, la république des Francs incapable de se soutenir après la conquête de la Gaule. Tous ses raisonnements là-dessus, fondés sur des considérations puisées dans la lecture des politiques de l’antiquité, sur les vices et les vertus des peuples, sur la passion de la gloire et celle des richesses, sur l’imprévoyance et la prévoyance de l’avenir, sont vides, creusement sonores, et parfaitement inapplicables aux temps et aux hommes.

L’abbé de Mably ne fait aucun effort pour éluder ou atténuer le fait de la conquête. Il en avoue toutes les violences, mais avec cette singulière apologie :

L’avarice des empereurs et l’insolence de leurs officiers avaient accoutumé les Gaulois aux injustices, aux affronts et à la patience. Ils ne sentaient point l’avilissement où la domination des Français  les jetait, comme l’aurait fait un peuple libre. Le titre de citoyens romains qu’ils portaient n’appartenait depuis longtemps qu’à des esclaves.

Parti de là, il entre en plein système, en établissant pour toute personne vivant sous la domination franque, la prétendue faculté de changer de loi, et dès lors la race gallo-romaine s’absorbe pour lui politiquement dans la société de ses vainqueurs.

Un Gaulois, dit-il, après avoir déclaré qu’il renonçait à la loi romaine pour vivre sous la loi salique ou ripuaire, de sujet devenait citoyen, avait place dans les assemblées du champ de mars, et entrait en part de la souveraineté et de l’administration de l’état...

Le point capital est atteint, mais une grave difficulté se présente. Comment expliquer la distinction légale qui subsiste jusqu’au Xe siècle entre les Francs et les Romains ? L’auteur ne s’en émeut guère ; ses réminiscences des rhéteurs anciens lui viennent en aide, et il ajoute avec une assurance imperturbable :

Malgré tant d’avantages attachés à la qualité de Français, il est vrai que la plupart des pères de famille gaulois ne s’incorporèrent pas à la nation française et continuèrent à être sujets. On ne concevrait pas cette indifférence à profiter de la faveur de leurs maîtres, si l’on ne faisait attention que la liberté que tout Gaulois avait de devenir Français lavait la honte ou le reproche de ne l’être pas. Le long despotisme des empereurs, en affaissant les esprits, les avait accoutumés à ne pas même désirer d’être libres.

Le Charlemagne de l’abbé de Mably est, de même que celui du comte de Boulainvilliers, le restaurateur des assemblées nationales, mais, en outre, il a des vertus que le publiciste gentilhomme ne s’était pas avisé de lui prêter, c’est un philosophe ami du peuple.

Quelque humilié que fût le peuple  depuis l’établissement des seigneuries et d’une noblesse héréditaire, il en connaissait les droits imprescriptibles, et avait pour lui cette compassion mêlée de respect avec laquelle les hommes ordinaires voient un prince fugitif et dépouillé de ses états. Il fut assez heureux pour que les grands consentissent à laisser entrer le peuple  dans le champ de mars, qui par là redevint véritablement l’assemblée de la nation... Il fut réglé que chaque comté députerait au champ de mars douze représentants choisis dans la classe des Rachimbourgs ou, à leur défaut, parmi les citoyens les plus notables de la cité, et que les avoués des églises, qui n’étaient alors que des hommes du peuple, les accompagneraient.

Ce portrait du premier empereur franc et cette interprétation de quelques articles de ses capitulaires sont de grandes extravagances, et pourtant j’ai à peine le courage de les qualifier ainsi. Il y eut de la puissance morale dans ces rêves d’une représentation universelle des habitants de la Gaule aux assemblées du champ de mai, et d’un roi s’inclinant, au VIIIe siècle, devant la souveraineté du peuple. Ils infusèrent au tiers-état cet orgueil politique, cette conviction de ses droits à une part du gouvernement, qui jusque-là n’avaient apparu que chez la noblesse. C’étaient de singulières illusions ; mais ces chimères historiques ont contribué à préparer l’ordre social qui règne de nos jours, et à nous faire devenir ce que nous sommes.

Une fois que l’abbé de Mably, prêtant ses idées à Carle le Grand, a érigé, par les lois de ce prince, le peuple en pouvoir politique, le peuple, ou, comme il le dit lui-même, ce qui fut depuis le tiers-état, devient le héros de son livre. Il suit la destinée de ce souverain déchu, rétabli, et déchu de nouveau, avec une affection qui s’inquiète peu des tortures qu’elle fait subir à l’histoire. Il signale d’abord comme un grand vice dans les institutions carolingiennes, la prétendue division de l’assemblée nationale en trois ordres distincts et indépendants l’un de l’autre ; puis, sous les successeurs de Charlemagne, il voit, ce sont ses propres expressions, les trois ordres cesser de s’entendre et le peuple n’être plus compté pour rien. En analysant le reste de l’ouvrage, on y trouve, pour thèses principales, les propositions suivantes :

Le peuple tomba dans un entier asservissement par la révolution qui rendit héréditaires les grands offices, et souveraines les justices des seigneurs. — L’affranchissement des communes et la ruine du gouvernement féodal lui rendirent quelque liberté dans les villes. Il profita de ces changements qui ne furent pas son ouvrage, mais il ne recouvra pas ses anciens droits politiques. — Une ombre de ces droits reparut au XIVe siècle dans les états généraux. Ces assemblées ne furent qu’une image imparfaite de celles que Charlemagne avait jadis instituées. — Les états généraux de 1355 et ceux de 1356 montrèrent quelque connaissance des droits de la nation ; mais l’incapacité et l’imprévoyance de ces deux assemblées rendirent infructueux les efforts qu’elles firent pour le rétablissement de la liberté.

Telle est, pour l’auteur des Observations sur l’histoire de France, la série des grands faits politiques ; toutes les autres considérations ne sont à ses yeux que secondaires. Pour employer le langage de l’école, ce sont là ses prémisses, et voici sa conclusion énoncée par lui-même, conclusion qui renferme tout l’esprit du livre et embrasse à la fois, pour la France, le passé et l’avenir :

En détruisant les états généraux pour y substituer une administration arbitraire, Charles le Sage a été l’auteur de tous les maux qui ont depuis affligé la monarchie. Il est aisé de démontrer que le rétablissement de ces états, non pas tels qu’ils ont été, mais tels qu’ils auraient dû être, est seul capable de nous donner les vertus qui nous sont étrangères et sans lesquelles un royaume attend, dans une éternelle langueur, le moment de sa destruction.

Ce vœu du publiciste ne tarda guère à se réaliser ; le rétablissement des états généraux eut lieu en 1789, et il fut aussitôt suivi d’une immense révolution qui renouvela la société, balayant tout ce qu’il y avait d’ancien dans les institutions de la France, les états généraux comme le reste. C’était le but de la Providence, le grand dessein à l’accomplissement duquel travaillèrent, sans le connaître, les écrivains du XVIIIe siècle, par la philosophie et par le sophisme, par le faux et par le vrai, par l’histoire et par le roman. Il y a plus de roman que d’histoire dans le système de Mably, mais qu’importait à ses contemporains ? Ce qu’ils demandaient, ce qu’il leur fallait, c’était l’excitation révolutionnaire, non la vérité scientifique ; c’est ce qu’on doit se dire, en jugeant ce livre pour lui marquer exactement sa place. L’auteur n’avait aucune science des antiquités nationales ; les études de toute sa vie avaient roulé sur l’antiquité classique et sur la diplomatie moderne. Il fit tardivement et rapidement la revue des monuments de notre histoire ; mais l’idée systématique de son livre fut antérieure à toute recherche des documents originaux, et conçue d’après des ouvrages de seconde main. Il eut pourtant la prétention de donner ses idées pour la voix de l’histoire elle-même, et de présenter une longue série de textes qui rendissent témoignage pour lui.

Tel est l’objet des Remarques et preuves placées à la fin de chaque volume, et où se mêle, à des citations textuelles, la défense polémique des principales assertions de l’auteur. Il y a ainsi, dans l’ouvrage, deux parties distinctes : l’une, l’exposition dogmatique, raide, guindée et sentencieuse ; l’autre, la discussion accompagnée de preuves, plus simple, plus claire, mais dépourvue de suite, d’ordre et de profondeur. Cette seconde portion du livre semble appliquée à la première comme des étais mis contre un bâtiment qui, de lui-même, ne resterait pas debout. Là se trouve le titre le plus sérieux de l’abbé de Mably à la réputation d’interprète de notre histoire, et toutefois ses Remarques et preuves ne sont guère qu’un assemblage de négations ou d’affirmations téméraires, de doutes capricieux, d’attaques presque toujours gratuites contre des opinions antérieures, et d’allégations peu intelligentes des documents originaux.

L’abbé Dubos est, pour le nouveau publiciste du tiers-état, un adversaire perpétuel. C’est contre lui que se dirige le plus fort de sa polémique ; il le réfute d’après Montesquieu, puis il s’attaque à Montesquieu lui-même contre lequel il argumente, à tort et à travers, frappant tantôt sur quelque assertion vulnérable, tantôt sur des opinions beaucoup mieux fondées que les siennes. Quant à Boulainvilliers, il ne le reprend qu’une seule fois et sur un point unique, sa fameuse proposition : Tous les Francs furent gentilshommes et tous les Gaulois roturiers ; et en effet, ce seul point de dissidence levé, tout le fond du système de Boulainvilliers, pour ce qui regarde l’histoire des deux premières races, rentre dans le système de Mably.

Ce qu’il y a de plus aigre et de plus dédaigneux dans cette polémique s’adresse à la partie la plus vraie et la plus féconde du système de Dubos, la persistance du régime municipal romain. Mably nie la durée de ce régime avec une suffisance incroyable. Il impute à des chimères de vanité la tradition qui attribuait à plusieurs villes un droit immémorial de juridiction sur elles-mêmes. Il voit un signe de peu de science historique dans l’arrêt du parlement de Paris, favorable à l’antique liberté municipale de Reims. Il ne trouve rien de commun entre les sénats des cités gallo-romaines et l’échevinage des villes du XIIe siècle, rien dans les actes publics ou privés des deux premières races qui dénote l’existence d’une magistrature et d’une justice urbaines.

Prétendre, dit-il assez cavalièrement, que quelques villes ont pu conserver leur liberté pendant les troubles qui donnèrent naissance au gouvernement féodal, et reconnaître cependant un seigneur, c’est avancer la plus grande des absurdités... Soutenir que quelques villes, en se révoltant, ont pu secouer le joug de leur seigneur avant le règne de Louis le Gros, c’est faire des conjectures qui n’ont aucune vraisemblance et que tous les faits semblent démentir.

Du reste, Mably n’a pas toujours heurté aussi rudement la vérité historique ; il se trouve même en plusieurs points d’accord avec elle. Il a vu juste sur l’ancienne organisation des tribus franques, sur l’absence chez elles d’un corps de noblesse privilégiée, et sur le sens si controversé des mots terre salique, mots qui désignaient simplement l’héritage en biens-fonds, le domaine paternel chez les Francs saliens, et non une terre concédée pour un service public, non pas même un lot de terres conquises. Les nations germaines qui ne devinrent point conquérantes comme les Francs et restèrent établies au-delà du Rhin, excluaient de même les filles de tout partage de la succession immobilière. La loi des Thuringiens s’énonce là-dessus de manière à rendre parfaitement clairs les motifs d’une pareille exclusion ; voici les termes de cette loi :

Que l’héritage du mort passe au fils et non à la fille. Si le défunt n’a pas laissé de fils, que l’argent et les esclaves appartiennent à la fille, et la terre au plus proche parent dans la ligne de descendance paternelle. S’il n’y a pas de fille, la sœur du défunt aura l’argent et les esclaves, et la terre passera au plus proche parent du côté paternel. Que si le défunt n’a laissé ni fils, ni fille, ni sœur, et que sa mère seulement lui survive, la mère prendra ce qu’aurait dû avoir la fille ou la sœur, c’est-à-dire l’argent et les esclaves. S’il n’y a ni fils, ni fille, ni sœur, ni mère survivants, celui qui sera le plus proche dans la ligne paternelle prendra possession de tout l’héritage, tant de l’argent et des esclaves que de la terre. Quel que soit celui auquel la terre sera dévolue, c’est à lui que doivent appartenir le vêtement de guerre c’est-à-dire la cuirasse, la vengeance des proches, et la composition qui se paie pour l’homicide.

Le succès de l’ouvrage de Mably passa toute mesure ; pour lui, il n’y eut pas de partage de l’opinion comme pour les théories de Dubos et de Boulainvilliers, il trouva dans toutes les classes de la nation des admirateurs et des prosélytes. Adhérer au nouveau système, c’était faire preuve de philosophie, de patriotisme et de libéralité d’âme ; il exerçait sur les esprits les plus graves et les plus capables de le juger une sorte de fascination. En 1787, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres accepta la mission de décerner le prix d’un concours ouvert pour l’éloge de l’auteur des Observations sur l’histoire de France. Cette académie, gardienne de la méthode et de la vérité historiques, couronna un discours où, entre autres choses du même genre, se trouvait le passage suivant :

Deux idées neuves et brillantes ont frappé tous les esprits. La première est le tableau d’une république des Francs qui, quoi qu’on en ait dit, n’est nullement imaginaire. On y voit la liberté sortir avec eux des forêts de la Germanie, et venir arracher la Gaule à l’oppression et au joug des Romains. Clovis n’est que le général et le premier magistrat du peuple libérateur, et c’est sur une constitution libre et républicaine que Mably place, pour ainsi dire, le berceau de la monarchie... La seconde est la législation de Charlemagne. C’est à ce grand homme, qu’il regarde comme un phénomène en politique, que Mably s’est arrêté avec le plus de complaisance ; il nous montre, dans Charlemagne, le philosophe, le patriote, le législateur ; il nous fait voir ce monarque abjurant le pouvoir arbitraire toujours funeste aux princes. Charles reconnaît les droits imprescriptibles de l’homme qui étaient tombés dans l’oubli...

L’approbation expresse ou tacite que donnèrent à ces niaiseries emphatiques des hommes tels que MM. de Bréquigny, du Theil, Gaillard, Dacier, montre à quel point la véritable science était alors timide et indécise. Déjà bridée, pour ainsi dire, par la constitution despotique du gouvernement et par les habitudes d’esprit qui en résultaient, elle le fut dans un autre sens par l’entraînement universel vers les idées démocratiques. Le courant de l’opinion la dominait et la forçait, quoi qu’elle en eût, de souscrire aux raisonnements à priori sur les questions fondamentales. La science, du reste, bornée de plus en plus à des recherches partielles, se montrait singulièrement peu inventive en conclusions de quelque généralité ; elle ne parlait guère pour son propre compte, et se mettait au service de ceux qui cherchaient après coup, dans les faits, la preuve de leurs idées. En un mot, il y avait une sorte de divorce entre le travail de collection des documents originaux et la faculté d’en comprendre et d’en exprimer le sens intime.

Par exemple, dans les grands recueils de monuments historiques, où l’éditeur, en présence des textes, aurait dû ressentir avec inspiration le besoin de prêter un sens à la suite chronologique des récits ou actes originaux qui se déroulaient sous sa plume, cet éditeur, quelque intelligent qu’il fût, s’abstenait presque de toute vue d’ensemble, de tout commentaire tant soit peu large, sur les mœurs, les institutions, la physionomie des époques importantes. Dom Bouquet et la plupart de ses successeurs dans le travail de la collection des historiens de la France et des Gaules, poussèrent jusqu’à l’excès cette réserve, ou pour mieux dire cette faiblesse. Leurs préfaces, du premier tome au dixième inclusivement, n’offrent que deux dissertations ex professo, l’une sur les mœurs des Gaulois, l’autre sur l’origine des Francs et quelques usages du gouvernement mérovingien, toutes les deux incomplètes et sans portée, soit dans la solution, soit dans la position des problèmes historiques. Ni la question de la conquête et de ses suites politiques, si vivement controversée alors, ni les lois des Francs et les autres documents législatifs de la première race, ni la révolution qui mit fin au règne de cette dynastie, ni la législation de Charlemagne qui donnait lieu à tant d’hypothèses et d’imaginations fantastiques, ni la dissolution de l’empire franc, ni les causes et le caractère du démembrement féodal, ne sont l’objet d’aucun examen, d’aucune explication, soit critique, soit dogmatique. Le tome XI, publié en 1767, présente des considérations, assez nombreuses il est vrai, mais partielles et détachées, sur la succession à la couronne, l’association au trône, le droit d’aînesse, le sacre, le domaine des rois, les cours plénières et d’autres institutions de la troisième race ; puis, l’absence de toute dissertation revient après ce volume, et se prolonge jusqu’à ceux qui, postérieurs à la révolution française, appartiennent au XIXe siècle et à dom Brial, le dernier des bénédictins, devenu membre de l’Institut.

On avait moins à demander, en fait de conclusions historiques, aux éditeurs du recueil des ordonnances des rois de la troisième race ; leur cercle était plus borné, mais, dans ce cercle même, ils auraient pu faire davantage pour l’interprétation des monuments qu’ils rassemblaient. Laurière et Secousse, dont les noms se succèdent en tête de ce recueil conduit par eux jusqu’au neuvième volume, n’ont traité, dans leurs préfaces, que des points isolés ou secondaires de l’ancienne législation française. Les amortissements, les francs fiefs, le droit d’aubaine, le droit de bâtardise, les guerres privées, les gages de bataille, l’arrière-ban, les monnaies, surtout le domaine de la couronne du XIIe au XVe siècle, sont les principaux thèmes de leurs dissertations qui offrent seulement, çà et là, quelques pages sur les états généraux et particuliers du royaume. Les réformes législatives de saint Louis avec leurs conséquences politiques, la transformation du droit coutumier sous l’influence du droit romain, cette marche graduelle vers l’unité sociale qui se poursuit de règne en règne, tantôt sur un point, tantôt sur l’autre ; rien de tout cela n’est signalé par les deux savants éditeurs auxquels, certes, la sagacité ne manquait pas. Des considérations de détail, qu’ils jettent comme au hasard, les occupent uniquement, et il faut aller jusqu’au tome XI pour trouver une question véritablement grande, celle des communes, traitée en 1769 par leur successeur, Bréquigny.

Je m’arrête sur ce nom déjà célèbre et qui doit grandir de nos jours, car c’est celui de l’homme aux travaux duquel se rattache une entreprise colossale, tentée par le siècle dernier, interrompue à son commencement, et que notre siècle veut reprendre, la collection générale des chartes, diplômes, titres et actes concernant l’histoire de France.

Feudrix de Bréquigny, d’une famille noble de Normandie, s’était montré, dès sa jeunesse, passionné pour la carrière de l’érudition. Après avoir, durant vingt ans, partagé ses études entre l’antiquité classique et le Moyen-Âge, il se livra tout entier à la recherche et à la publication des monuments de notre histoire. Plus de cent registres in-folio, conservés à la Bibliothèque royale, sont remplis des pièces qu’il a retrouvées et transcrites à la Tour de Londres et dans les autres dépôts de l’Angleterre. Cinq volumes de la collection des ordonnances, publiés de 1763 à 1790, sont de lui et, quand le gouvernement de Louis XV entreprit de donner un recueil universel des actes publics de la France, c’est lui qui fut chargé de cet immense travail, conjointement avec son ami La Porte du Theil. Leur association produisit trois volumes in-folio, l’un de chartes et diplômes de l’époque mérovingienne, et deux de lettres des papes. Ils les présentèrent au roi Louis XVI, en 1791, et, un an après, l’ouvrage était suspendu par ordre révolutionnaire, les exemplaires étaient jetés au rebut, et les matériaux enfouis dans les cartons de la Bibliothèque nationale. Bréquigny mourut en 1795 ; il a fallu quarante années pour que son héritage scientifique fût recueilli, pour que l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres reçût la mission de construire l’édifice dont il n’avait posé que les fondements.

À ses mérites comme investigateur et éditeur infatigable, Bréquigny joint celui d’avoir fait en histoire critique les deux morceaux qui ont le moins vieilli parmi tous les traités de la même date. Ce sont le Mémoire sur les Communes, et le Mémoire sur les Bourgeoisies, servant de préface, l’un au tome XI et l’autre au tome XII du recueil des ordonnances. Pour la première fois, le problème des libertés municipales au Moyen-Âge fut nettement posé et embrassé largement. La dissertation sur les communes, la plus importante des deux, établit des distinctions qui n’avaient pas encore été faites : celle de l’ancien municipe conservant des franchises immémoriales, et de la commune affranchie par l’insurrection et constituée par le serment ; celle de la ville de commune civilement et politiquement libre, et de la ville de bourgeoisie privilégiée quant aux droits civils, sans aucune liberté politique. Ainsi les divers éléments du sujet sont aperçus et démêlés avec une rare intelligence, mais cette fermeté de vue ne se soutient pas dans le cours de la discussion historique.

L’auteur s’y préoccupe trop de l’idée de la commune légale ; idée de jurisconsulte qui jette un jour douteux, sinon faux, sur les déductions de l’historien. Suivant la définition de Bréquigny, la ville de commune est celle qui, outre ses coutumes particulières, outre ses franchises, outre sa juridiction propre, jouissait de l’avantage d’avoir des citoyens unis en un corps par une confédération jurée, soutenue d’une concession expresse et authentique du souverain. S’il énonce que l’acte fondamental de la commune était la confédération des habitants unis ensemble par serment pour se défendre contre les vexations des seigneurs, il observe aussitôt que cette confédération n’était proprement qu’une révolte tant qu’elle n’était pas autorisée ; et il ajoute :

Le seigneur immédiat et principal devait contribuer à l’établissement de la commune, et lui donner en quelque sorte une première forme ; le roi devait l’autoriser par une concession spéciale. — La même autorité qui avait établi la commune pouvait seule la modifier, la supprimer ou la rétablir. — Les souverains qui accordaient les communes, n’épuisaient pas leur autorité à cet égard par une première concession ; ils demeuraient toujours les maîtres d’y faire les changements qu’ils croyaient convenables. Leur qualité de législateur attachait à leur personne le pouvoir inaliénable d’exercer leur autorité sur cette portion du droit public de leur royaume.

Rien de plus exact que ces propositions considérées du point de vue judiciaire, selon la pratique des parlements et du conseil ; mais, sous le rapport historique, elles sont étroites, incomplètes, bornées à une seule face de la question. En effet, le pouvoir législatif de la royauté, dans les temps où les villes s’affranchirent et se constituèrent en communes, était loin d’être universel comme il l’a été depuis. Au XIIe siècle, son action était nulle sur les deux tiers du sol moderne de la France, et très imparfaite sur le reste. Il suit de là qu’on fait un anachronisme et qu’on dénature le grand événement de la révolution communale, quand on le resserre dans les limites posées par la teneur des actes royaux. Bréquigny a mis en relief quelques traits de cet événement, mais il en a méconnu, selon moi, le sens et la portée. Il y eut, au XIIe et au XIIIe siècles (qu’on me passe l’expression) une immense personnalité municipale que les siècles suivants mitigèrent et amortirent de plus en plus.

C’est ce dont les aperçus de l’illustre érudit, quelque justes qu’ils soient d’ailleurs, ne donnent pas la moindre idée, car ils feraient croire que les conditions de l’existence communale ont été les mêmes dans tous les temps. Il est vrai qu’il admet la révolte populaire comme principe de l’affranchissement attribué avant lui à la politique de Louis le Gros, mais c’est la révolte fortuite, isolée, provenant de griefs locaux et individuels, non l’insurrection suscitée par des causes sociales qui agissent invinciblement, dès que le temps est venu, et propagent d’un lieu à l’autre l’impulsion une fois donnée. Enfin, il n’a point reconnu le double mouvement de cette révolution, le mouvement de réforme qui, parti de l’Italie, gagnant les villes du midi de la Gaule, et travaillant sur le vieux fonds romain de leurs institutions, les rendit plus libres, plus complètes, plus artistement développées, et le mouvement d’association pour la défense des intérêts civils qui, se produisant dans les villes du nord, d’une façon plus rude, plus simple, et en quelque sorte élémentaire, y créa des constitutions énergiques mais incomplètes, dont les éléments hétérogènes furent pris de tous côtés comme au hasard, et qu’on pourrait nommer des constitutions d’aventure.

Bréquigny a, le premier, mis la main au débrouillement des origines du tiers-état ; c’est une gloire que notre siècle, s’il est juste, doit attacher à son nom. Peut-être n’eut-il pas clairement la conscience de ce qu’il faisait ; personne, du moins, de ses contemporains ne vit, dans ce travail sur les communes et sur les bourgeoisies, un trait de lumière jeté sur une face inconnue de notre histoire, un point de départ pour des recherches à la fois neuves et fécondes. Le public n’y fit aucune attention ; emporté alors dans les voies du système de Mably, il n’attacha pas plus d’importance qu’auparavant à la question des communes, et l’opinion de routine, celle de leur affranchissement par Louis le Gros, continua de dominer ; son règne n’a fini que de nos jours. Pour la renverser, il a fallu que le temps vînt où l’on pourrait appliquer aux révolutions du passé le commentaire vivant de l’expérience contemporaine, où il serait possible de faire sentir, dans le récit du soulèvement d’une simple ville, quelque chose des émotions politiques, de l’enthousiasme et des douleurs de notre grande révolution nationale.

Il y a, pour l’histoire du tiers-état qui est, à proprement parler, l’histoire de la société nouvelle, deux grandes questions autour desquelles gravitent, pour ainsi dire, toutes les autres, celle de la durée du régime municipal romain après la conquête germanique, et celle de la fondation des communes. Bréquigny avait traité la seconde, une occasion s’offrit pour lui de toucher à la première ; elle trouvait sa place naturelle dans les prolégomènes du volume où il réunit tous les actes, soit inédits, soit déjà publiées, de l’époque mérovingienne. Mais, loin de la résoudre à l’aide de tant de documents rassemblés pour la première fois, Bréquigny ne se l’est pas même proposée.

Dans ce volume, premier tome d’une collection qui devait être gigantesque, son talent, comme éditeur de textes, se montre admirable. Sa discussion de l’authenticité de chaque diplôme est un modèle de sagacité et de sens critique ; mais, quand il discute sur les mœurs et sur les institutions du temps, quand il veut présenter l’esprit de ces actes dont la teneur a été si nettement établie par lui, ses vues sont courtes et embarrassées. Rien de ce qu’il y a de grand dans le spectacle du VIe et du VIIe siècle ne lui apparaît, ni l’antagonisme des races, ni celui des mœurs, ni celui des lois, ni celui des langues ; il n’est frappé ni de la vie barbare, ni de la vie romaine coexistant et se mêlant sur le même sol ; il se préoccupe de questions secondaires et de points légaux tels que la majorité des rois, le rôle de la puissance royale dans l’élection des évêques, le pouvoir des évêques sur les monastères, les immunités du clergé. Cette légalité dont on croyait alors devoir suivre le fil, à travers douze siècles, jusqu’à l’établissement de la monarchie, pèse sur lui, comme il en avait porté le poids dans ses considérations sur les communes. Au lieu d’être saisi par ce qu’il aperçoit de plus étranger à son temps, il s’inquiète surtout de relever les choses qui sont à la fois du présent et du passé ; et pourtant, au moment même où il écrivait ses prolégomènes, tout ce qui avait racine dans le passé, l’œuvre des douze siècles, s’écroulait déjà sous la main de l’assemblée constituante. Bréquigny avait entendu le bruit de cette révolution au milieu de ses chartes dont le dépôt, formé par tant de soins, allait être clos ou dispersé ; il y fait allusion, mais dans de singuliers termes qui prouvent qu’il ne se rendait pas un compte bien juste des grands faits sociaux de notre histoire ; le titre de roi des Français, donné à Louis XVI par la nouvelle constitution, lui semble un retour au style officiel de la première race.

Le penchant à conclure et à systématiser, la hardiesse d’inductions que Bréquigny n’avait pas, lui plaisait, à ce qu’il paraît, dans autrui ; il encouragea, de son approbation et de ses conseils, une nouvelle tentative faite dans le but de découvrir la véritable loi fondamentale de la monarchie française, tentative qui eut cela de singulier, entre toutes les autres, qu’elle fut l’œuvre d’une femme. Il y avait, en 1771, dans un château éloigné de Paris, une jeune personne éprise d’un goût invincible pour les anciens monuments de notre histoire, et qui, selon le témoignage d’un contemporain, s’occupait avec délices des formules de Marculphe, des capitulaires et des lois des peuples barbares. Blâmée d’abord et combattue par sa famille, qui ne voyait dans cette passion qu’un travers bizarre, mademoiselle de Lézardière, à force de persévérance, triompha de l’opposition de ses parents, et obtint d’eux les moyens de suivre son penchant pour l’étude et les travaux historiques. Elle y consacra ses plus belles années, dans une profonde retraite, ignorée du public, mais soutenue par le suffrage de quelques hommes de science et d’esprit, et par l’ambition, un peu téméraire, de combler une lacune laissée par Montesquieu dans le livre de l’Esprit des lois. Telle fut l’origine de l’ouvrage anonyme imprimé, en 1790, sous le titre de Théorie des lois politiques de la monarchie française, et publié, après la révolution, sous celui de Théorie des lois politiques de la France.

Dans cet ouvrage, dont le plan, à ce qu’on présume, fut suggéré par Bréquigny, tout semble subordonné à l’idée de faire un livre où les textes originaux parlent pour l’auteur, et qui soit, en quelque sorte, la voix des monuments eux-mêmes : intention louable, mais sujette à de grands mécomptes, et qui donna lieu ici au mode le plus étrange de composition littéraire. Chaque volume est divisé en trois sections qui doivent être lues, non pas successivement, mais collatéralement, et qui se répondent article par article. La première, appelée discours, expose, sous une forme dogmatique, l’esprit de chaque époque et les lois que l’auteur y a découvertes ou cru découvrir ; la seconde, appelée sommaire des preuves, rapporte ces lois réelles ou prétendues à leurs sources, c’est-à-dire aux documents législatifs et historiques ; la troisième contient, sous le nom de preuves, des fragments de textes latins accompagnés d’une version française. L’auteur et ses savants amis croyaient à la vertu d’un pareil cadre pour exclure toute hypothèse et n’admettre rien que de vrai ; mais c’était de leur part une illusion. Le pur témoignage des monuments historiques ne peut sortir que de ces monuments pris dans leur ensemble et dans leur intégrité ; dès qu’il y a choix et coupure, c’est l’homme qui parle, et des textes compilés disent, avant tout, ce que le compilateur a voulu dire. La vanité de ce grand appareil de sincérité historique se montre à nu dès l’épigraphe du livre, composée de mots pris çà et là dans le prologue de la loi salique : La nation des Francs, illustre... forte sous les armes... profonde en conseil... car cette nation est celle qui, brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains... Dans ce peu de lignes, élaguées avec intention, il y a tout un système en germe, ou en puissance, comme disent les mathématiciens.

Le fond de ce système n’est pas difficile à pénétrer ; il consiste à voir, chez la nation des Francs, avec l’énergie guerrière, l’instinct politique et une prudence capables de lui donner, en Gaule, l’empire moral en même temps que la domination matérielle, à faire, de la lutte acharnée entre les Francs et les Romains, une guerre de principe où la liberté germanique et le despotisme impérial sont aux prises, et où la liberté triomphe. C’est là, en effet, le point de départ, la base première de la Théorie des lois politiques de la monarchie française. Dans le système de mademoiselle de Lézardière, la conquête devient, sinon en intention, du moins par le fait, une délivrance pour les Gaulois ; et cette nouvelle théorie, construite à grands frais d’érudition, de raisonnement et de preuves, nous ramène, par une voie toute savante et toute philosophique, à l’hypothèse puérile du vieux François Hotman. à un système de ce genre, il faut nécessairement, pour support, l’admission des Gallo-romains au partage de tous les droits de la nation franque. Mably faisait dériver cette admission de la prétendue faculté accordée aux Gaulois de renoncer à la loi romaine pour vivre sous la loi salique, et de s’incorporer ainsi à la société des vainqueurs. L’auteur de la Théorie des lois politiques, ne trouvant aucune preuve suffisante de cette liberté de naturalisation, l’abandonne ; mais, par une conjecture plus étrange encore, elle avance que les Gaulois, restés comme vaincus, inférieurs et dégradés quant aux droits civils, devinrent les égaux des Francs en droits politiques, et cela par un trait de haute prévoyance de ces habiles et sages conquérants. Cette thèse, purement logique, a, sur celle de Mably, l’avantage d’être plus tranchante et de n’admettre aucune exception. Selon mademoiselle de Lézardière, tous les Gallo-romains de condition libre siégent dans les assemblées législatives ; ils sont membres du souverain, au champ de mars comme au champ de mai, sous Clovis comme sous Charlemagne ; Charlemagne n’est plus le restaurateur des droits du peuple, car le peuple, depuis la conquête, n’a jamais cessé de jouir de ses droits dans toute leur plénitude ; le peuple, c’est l’armée ; l’armée, c’est la collection de tous les hommes libres vivant sous la monarchie franque, sans distinction de race, de langue et de loi.

Jamais les Francs, qui avaient joué de si singuliers rôles dans nos histoires systématiques, n’en avaient reçu un plus bizarre. D’une main, ils frappent sur les Gaulois, ils les dépouillent de leurs biens, ils les oppriment civilement ; de l’autre, ils les affranchissent et les élèvent jusqu’à eux-mêmes, au plus haut degré de la liberté politique, au partage de la souveraineté. Ils les font entrer dans une constitution à la fois libre et monarchique ; c’est le plus bel alignement d’institutions qu’on puisse voir, c’est quelque chose d’artistement conçu, de savamment balancé, de parfaitement homogène. Quand les textes manquent à l’auteur, ou refusent de lui fournir les preuves de cette constitution imaginaire, de prétendues coutumes germaniques, trouvées ou devinées par une induction plus ou moins arbitraire, sont les sources où elle va puiser. C’est par des règles émanées de ces coutumes qu’elle supplée au silence des documents originaux ou qu’elle les interprète à sa guise. Les règles primitives, comme elle les appelle, sont le fondement de son livre ; elle les voit toujours subsistantes, toujours immuables sous les deux races franques dont le gouvernement lui apparaît comme identique.

De Clovis à Charles le Chauve, elle n’aperçoit aucun changement social qui soit digne d’être noté ; il n’y a pas, selon elle, de révolution dans cet intervalle de trois siècles ; on y trouve seulement les oscillations inévitables d’une constitution mixte, où la souveraineté, le droit de paix et de guerre, la puissance législative et judiciaire, se partagent entre le prince et le peuple. Pour former cette constitution, les principes de la liberté germanique, énoncés d’après Tacite, s’en vont refluant jusqu’au-delà du règne de Charlemagne, et l’administration de Charlemagne reflue jusqu’au règne de Clovis : vue chimérique à l’égal des plus grandes chimères de Mably, et sous un rapport plus contraire à l’histoire ; car, du Ve au Xe siècle, Mably du moins voit des révolutions ; il les définit mal, il se trompe sur leurs causes, mais cette fabuleuse immobilité d’un droit public imaginaire ne se trouve pas parmi les vices de son système. Quoiqu’il ait en histoire le jugement faux, il observe les règles de la méthode historique, il déduit chronologiquement ; l’entier oubli de ces règles élémentaires ne pouvait naître que d’une étude exclusive des documents législatifs séparée de l’histoire elle-même, que d’un travail tout spéculatif, où la chronologie ne jouerait aucun rôle. Et cependant, on doit le reconnaître, ce travail, chez mademoiselle de Lézardière, est complet, ingénieux, souvent plein de sagacité.

Elle paraît douée d’une remarquable puissance d’analyse ; elle cherche et pose toutes les questions importantes, et ne les abandonne qu’après avoir épuisé, en grande partie, les textes qui s’y rapportent. Il ne lui arrive guère de se tromper grossièrement sur le sens et la portée des documents qu’elle met en œuvre, elle ne leur fait pas violence non plus d’une manière apparente ; elle les détourne peu à peu de leur signification réelle avec beaucoup de subtilité. En un mot, il n’y a pas ici comme dans les systèmes précédents, un triage arbitraire des éléments primitifs de notre histoire : ils sont tous reconnus, tous admis, et c’est par une suite de flexions graduelles et presque insensibles, qu’ils se dénaturent pour entrer et s’ordonner, au gré de l’auteur, dans le cadre de ses idées systématiques. Soit modestie, soit crainte de heurter l’opinion dominante, mademoiselle de Lézardière s’abstient de toute remarque sur l’ensemble du système de Mably. Sa polémique, dont elle est, du reste, assez sobre, est presque uniquement dirigée contre l’historiographe de France Moreau, écrivain personnellement nul, mais disciple de Dubos et exagérateur de son système. Il semble que l’entraînement du siècle vers la liberté politique conduisît à extirper une à une toutes les racines de ce système qui, à l’établissement de la monarchie, ne savait montrer que deux choses, la royauté absolue et la liberté municipale. On avait contre la première une aversion de plus en plus décidée ; la seconde paraissait mesquine et indigne du moindre regard, auprès de la souveraineté nationale que le tiers-état ambitionnait pour l’avenir, et dont il prétendait avoir au moins une part dans le passé. Son exigence, toute puissante alors, devenait une loi pour l’histoire, et l’histoire y obéissait ; elle rejetait, pour la France, toute tradition rattachant, d’une manière quelconque, les origines de la société moderne à la société des derniers temps de l’empire romain. Marchant comme Mably dans cette voie, mais d’une allure plus ferme et plus scientifique, l’auteur de la Théorie des lois politiques de la monarchie française nie, avec de longs développements, que rien de romain ait subsisté en Gaule sous la domination des conquérants germains, ni la procédure criminelle, ni les magistratures, ni l’impôt, ni le gouvernement municipal. Les justices urbaines et les justices de canton sont pour elle une seule et même chose ; elle attribue aux comtes de l’époque mérovingienne toute l’administration des villes, et fait ainsi abstraction de tout vestige de l’organisation gallo-romaine des municipes et des châteaux. Elle ne veut, pour la Gaule franque, qui, selon elle, est la France primitive, aucune institution dérivant de l’empire romain.

L’idée même de cet empire lui est tellement odieuse, qu’elle la poursuit jusque dans la personne de Charlemagne, à qui elle ne reconnaît d’autre titre que celui de roi des Francs, et, chose encore plus singulière, elle lui prête, à cet égard, ses propres sentiments, une forte répugnance pour le titre d’empereur et l’autorité impériale.

J’aurais voulu être moins sévère en jugeant ce livre, car sa destinée eut quelque chose de triste. Fruit de vingt-cinq années de travail, il fut, durant ce temps, l’objet d’une attente flatteuse de la part d’hommes éminents dans la science et dans la société ; M. de Malesherbes en suivait les progrès avec une sollicitude mêlée d’admiration ; tout semblait promettre à l’auteur un grand succès et de la gloire ; mais la publication fut trop tardive, et les événements n’attendirent pas. La Théorie des lois politiques de la monarchie française s’imprimait en 1791, et elle était sur le point de paraître, lorsque la monarchie fut détruite. Séquestré, par prudence, durant la terreur et les troubles de la révolution, l’ouvrage promis depuis tant d’années ne vit le jour qu’en 1801, au milieu d’un monde nouveau, bien loin de l’époque et des hommes pour lesquels il avait été composé. S’il eût paru dans son temps, peut-être aurait-il partagé l’opinion et fait secte à côté du système de Mably ; peut-être, comme plus complet, plus profond, et en apparence plus près des sources, aurait-il gagné le suffrage des esprits les plus sérieux. Au fond, malgré les différences qui séparent ces deux théories, leur élément intime est le même ; c’est le divorce avec la tradition romaine ; il était dans le livre de Mably, il est dans celui de mademoiselle de Lézardière, plus fortement marqué, surtout motivé plus savamment. Telle était l’ornière où le courant de l’opinion publique avait fait entrer de force l’histoire de France, ornière qui se creusait de plus en plus. On s’attachait à un fantôme de constitution germanique ; on répudiait tout contact avec les véritables racines de notre civilisation moderne ; et cela, au moment même où l’inspiration d’une grande assemblée, investie par le vœu national d’une mission pareille à celle des anciens législateurs, allait reproduire dans le droit civil de la France, dans son système de divisions territoriales, dans son administration tout entière, la puissante unité du gouvernement romain. L’heure marquée arriva pour cette révolution, terme actuel, sinon définitif, du grand mouvement de renaissance sociale qui commence au XIIe siècle.

Après cent soixante-quinze ans d’interruption, les états généraux furent convoqués pour le 5 mai 1789. L’opinion de la majorité nationale demandait, pour le tiers-état, une représentation double, et cette question, traitée en sens divers, du point de vue de l’histoire et de celui du droit, donna lieu à de grandes controverses. Elle fut tranchée par un homme dont les idées fortes et neuves eurent plus d’une fois le privilège de fixer les esprits et de devenir la loi de tous parmi les incertitudes sans nombre d’un renouvellement complet de la société. Qu’est-ce que le tiers-état ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? à être quelque chose : tels furent les termes énergiquement concis dans lesquels l’abbé Sieyès formula ce premier problème de la révolution française. Son célèbre pamphlet, théorique avant tout suivant les habitudes d’esprit de l’auteur, fut le développement de cette proposition hardie : le tiers-état est une nation par lui-même, et une nation complète. Les faits actuels, les rapports nouveaux qu’il s’agissait de reconnaître et de sanctionner par des lois constitutives, furent la base des démonstrations du publiciste logicien ; il n’y eut que peu de mots pour l’histoire, mais ces mots furent décisifs ; les voici :

Que si les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté dont ils se montreraient indignes, de retenir le peuple dans l’oppression, il osera demander à quel titre. Si l’on répond : à titre de conquête, il faut en convenir, ce sera vouloir remonter un peu haut. Mais le tiers-état ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés ; il se reportera à l’année qui a précédé la conquête, et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à des droits de conquête ? La nation, épurée alors, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. En vérité, si l’on tient à distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle qu’on tire des Gaulois et des Romains vaut au moins autant que celle qui viendrait des Sicambres, des Welches et autres sauvages sortis des bois et des marais de l’ancienne Germanie ? Oui, dira-t-on ; mais la conquête a dérangé tous les rapports, et la noblesse a passé du côté des conquérants. Eh bien ! il faut la faire repasser de l’autre côté ; le tiers redeviendra noble en devenant conquérant à son tour.

Les Welches sont ici de trop, et le sens donné à ce nom accuse l’inexpérience de Sieyès en philologie historique ; mais la dédaigneuse fierté de ses paroles peut servir à mesurer l’immensité du changement qui avait eu lieu, depuis soixante ans, dans la condition et dans l’esprit du tiers-état. Soixante ans auparavant, le système de Boulainvillers soulevait d’indignation les classes roturières ; il effrayait comme une menace, contre laquelle on n’était pas bien sûr de prévaloir, et qu’on repoussait, en s’abritant d’un contre système qui niait la conquête. La théorie qui, en 1730, causait tant de rumeur, est acceptée avec un sang-froid ironique par l’écrivain de 1789, et, de cette acceptation, il fait sortir un défi de guerre et des menaces bien autrement significatives que toutes celles qu’on eût jamais faites, au nom de la descendance franque, à la postérité présumée des vaincus du VIe siècle.

En dépit des précédents historiques, la double représentation du tiers fut décrétée et les états généraux s’assemblèrent ; ils furent comme un pont jeté pour le passage du vieil ordre de choses à un ordre nouveau ; ce passage se fit, et aussitôt le pont s’écroula. à la place des trois états de la monarchie française, il y eut une assemblée nationale où dominait l’élite du troisième ordre préparé à la vie politique par le travail intellectuel de tout un siècle. Ces représentants d’un grand peuple qui, selon l’expression vive et nette d’un historien, n’était pas à sa place et voulait s’y mettre, n’eurent besoin que de trois mois pour bouleverser de fond en comble l’ancienne société et aplanir le terrain où devait se fonder le régime nouveau. Après la fameuse nuit du 4 août 1789, qui vit tomber tous les privilèges, l’assemblée nationale, changeant de rôle, cessa de détruire et devint constituante. Alors commença pour elle, avec d’admirables succès, le travail de la création politique, par la puissance de la raison, de la parole et de la liberté. Ce travail, dans ses diverses branches, fut une synthèse où tout partait de la raison pure, du droit absolu et de la justice éternelle ; car, selon la conviction du siècle, les droits naturels et imprescriptibles de l’homme étaient le principe et la fin, le point de départ et le but de toute société légitime. L’assemblée constituante ne manqua pas à cette foi qui faisait sa force et d’où lui venait l’inspiration créatrice ; elle demanda tout à la raison, rien à l’histoire, et toutefois, dans son œuvre, purement philosophique en apparence, il y eut quelque chose d’historique. En établissant l’unité du droit, l’égalité devant la loi, la hiérarchie régulière des fonctions publiques, l’uniformité de l’administration, la délégation sociale du gouvernement, elle ne fit que restaurer sur notre sol, en accommodant aux conditions de la vie moderne, le vieux type d’ordre civil légué par l’empire romain ; et ce fut la partie la plus solide de ses travaux, celle qui, reprise et complétée, dix ans plus tard, par la législation du consulat, est demeurée inébranlable au milieu des secousses et des changements politiques. Toutes les tentatives faites, durant l’intervalle, pour se rattacher au monde des républiques anciennes, à ce monde idéal de Mably et de Jean-jacques Rousseau, ont avorté et disparu, ne laissant après elles que des souvenirs tristes et une répugnance nationale qui va jusqu’à l’aversion.

Depuis 1791, les constitutions ont passé vite et changé souvent ; elles changeront sans doute encore, elles sont le vêtement de la société ; mais, sous cet extérieur qui varie, quelque chose d’immuable se perpétuera, l’unité sociale, l’indivisibilité du territoire, l’égalité civile et la centralisation administrative.

Les noms des grands orateurs de l’assemblée constituante sont aujourd’hui célèbres et leur biographie est populaire ; mais il y eut au-dessous d’eux, dans cette assemblée, une foule d’hommes d’une merveilleuse activité d’esprit, dont les motions devinrent des lois, et qui, pour récompense, n’ont guère obtenu qu’une renommée collective. Au premier rang de ces génies pratiques, il faut placer Thouret, député du tiers-état de Rouen, membre du comité de constitution, élu quatre fois président de l’assemblée nationale, et, après 1791, nommé président du tribunal de cassation qu’il avait proposé d’établir. Cet homme, à qui revient une grande part dans les travaux les plus glorieux de l’assemblée constituante, éprouva, quand il eut fini sa tâche de législateur, le besoin de renouer la chaîne des souvenirs que la révolution semblait rompre, et de rattacher le nouvel œuvre social aux origines même de notre histoire. Pour satisfaire ce besoin d’un esprit éminemment logique, Thouret ne s’adressa ni aux textes originaux, ni aux œuvres des bénédictins, il était trop pressé de conclure, et ce fut dans les systèmes faits avant lui qu’il chercha les données et les matériaux du sien. Par un éclectisme tout nouveau, il adopta à la fois deux de ces systèmes et il les réunit ensemble, dans le même livre, sans s’inquiéter de les concilier. Son Abrégé des révolutions de l’ancien gouvernement français se compose d’un précis pur et simple de l’ouvrage de Dubos et d’un précis raisonné de l’ouvrage de Mably.

Ce fut pour Dubos, en plein discrédit depuis quarante ans, un commencement de réhabilitation, et, dans cette confiance rendue à un écrivain dédaigné, il est permis de voir autre chose qu’un caprice littéraire. On peut croire que Thouret, législateur de 1791, fut amené, par la vue même du renouvellement social auquel il avait coopéré, à un retour d’intérêt pour les derniers temps de l’ancienne société civile et d’estime pour le mécanisme uniforme et grandiose de l’administration gallo-romaine. Reprenant pour son compte le système tout romain que l’opinion avait délaissé, il le remit de pair avec la théorie en faveur, le système tout germain de Mably, et c’est dans ce grossier symptôme d’une nouvelle tendance historique que consiste l’originalité de son livre qui, du reste, est d’une monstrueuse incohérence. Après avoir décrit l’administration de la Gaule au Ve siècle et exposé, selon les idées de Dubos, que le gouvernement et tout le système administratif restèrent, sous la première race des rois francs et en partie sous la seconde, ce qu’ils étaient sous l’empire romain, Thouret, d’après Mably, fait venir de Germanie la démocratie pure, qui s’altère, sous les premiers Mérovingiens, par la coalition des rois, des évêques et des leudes contre le peuple, se transforme en despotisme sous les maires du palais, puis renaît en partie sous Charlemagne, pour disparaître sans retour sous ses successeurs. Quant au fond du système, entre l’auteur des Observations sur l’Histoire de France et son abréviateur, il n’y a pas une seule variante ; mais, dans ses conclusions politiques, Thouret dépasse de beaucoup l’écrivain qu’il abrége, et, pour cela, il n’a pas besoin d’une grande hardiesse, il lui suffit de
s’accommoder à l’esprit de son temps et aux événements accomplis. à l’époque où il s’avisa de devenir historien, il avait vu 1792 et l’abolition de la royauté ; il acceptait, comme légitime, cette phase extrême de la révolution ; elle lui semblait motivée et amenée de loin par toute la série des faits antérieurs, et, pour lui, notre histoire, du VIe siècle à la fin du XVIIIe, n’était, en dernière analyse, que le passage de la république des Francs à la république française. C’est pour l’instruction d’un fils alors très jeune qu’il composa son livre, qui fut publié avec un grand succès en 1801, et dont la vogue, affaiblie sous l’empire, parut se ranimer dans les premières années de la restauration. En voici quelques fragments :

Aujourd’hui que la révolution la plus pure dans ses principes et la plus complète dans ses effets a fait justice de toutes les usurpations et de toutes les tyrannies, un jour nouveau luit sur notre histoire. Il faut donc, mon enfant, l’approfondir mieux et t’attacher à y voir, sans déguisement, 1° l’injustice des origines de tant d’autorités et de privilèges aristocratiques que la révolution a anéantis, 2° l’excès des maux qu’ils avaient accumulés sur la nation. C’est par là que tu pourras juger sainement de la nécessité de la révolution, de son importance pour la prospérité nationale, et par conséquent de l’obligation où nous sommes tous de concourir de tous nos efforts à sa réussite.

La révolution a aboli la royauté. Nous avons vu que la royauté avait envahi la souveraineté nationale ; cette usurpation fut faite par les premiers successeurs de Clovis qui changèrent leur qualité de premiers fonctionnaires de la république en celle de monarques souverains. Mais le pouvoir monarchique, n’ayant jamais été délégué aux Mérovingiens par le peuple, fut une véritable tyrannie ; car la tyrannie est proprement l’usurpation de la souveraineté nationale. Le peuple a eu le droit incontestable d’abolir cette royauté dont l’origine ne peut être justifiée.

Tu as vu, mon enfant, ce que firent les rois des deux premières races... Ils furent les premiers instruments de l’oppression du peuple. Hugues Capet et sa race eurent aussi les mêmes torts envers la nation, tant parce qu’ils perpétuèrent, à leur profit, l’usurpation de la souveraineté nationale, que parce qu’ils ne s’occupèrent jamais sincèrement du soulagement du peuple...

Louis XVI n’avait pas d’autre droit au trône que celui dont il avait hérité de Hugues Capet, et celui-ci n’avait aucun droit. Si Charles, duc de Lorraine, avait été le plus fort, il aurait fait condamner Hugues Capet comme un sujet rebelle et factieux ; si le peuple français avait été en état de défendre ses droits, il aurait puni Hugues Capet comme un tyran. Le temps qui s’est écoulé jusqu’à Louis XVI n’avait pas pu changer en droit légitime l’usurpation qui avait mis le sceptre dans la famille des Capet...

Le moment marqué pour le réveil de la raison et du courage du peuple français n’est arrivé que de nos jours. La nation venge, par une révolution à jamais mémorable, les maux qu’elle a soufferts pendant douze siècles et les crimes commis contre elle pendant une si longue oppression. Elle donne un grand exemple à l’univers.

Il semble que rien ne puisse accroître l’étrange effet de ces pages empreintes, à la fois, de la douceur du sentiment paternel et de l’âpreté d’une conviction absolue qui transporte sa logique dans l’histoire ; et pourtant, les circonstances où elles furent écrites ajoutent à leur bizarrerie quelque chose de sombre. L’auteur alors était proscrit, emprisonné au Luxembourg, d’où il ne sortit que pour aller à l’échafaud, avec Despréménil et Chapelier, ses collègues à l’assemblée constituante, et Malesherbes, le défenseur de Louis XVI. Il avait vu la puissance révolutionnaire, s’égarant et se dépravant par la longueur de la lutte, tomber, de classe en classe, jusqu’à la plus nombreuse, la moins éclairée et la plus violente dans ses passions politiques ; il avait vu trois générations d’hommes de parti régner et périr l’une après l’autre ; lui-même était arrêté comme ennemi de la cause du peuple, et sa foi dans l’œuvre de 1789 et dans l’avenir de la liberté n’était pas diminuée. On ne peut se défendre d’une émotion triste et pieuse quand on lit, en se recueillant et en faisant abstraction de l’absurdité des vues historiques, ce testament de mort de l’un des pères de la révolution française, ce témoignage d’adhésion inébranlable donné par lui à la révolution, au pied de l’échafaud, et sur le point d’y monter parce qu’elle le veut.