HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR LES NORMANDS

TOME SECOND

 

CONCLUSION.

 

 

III. — Les Écossais.

 

En l'année 1174, Guillaume, roi d'Écosse, fit une invasion au nord de l'Angleterre ; mais il fut vaincu et pris par les barons anglo-normands, et sa défaite fut regardée comme un effet miraculeux du pèlerinage du roi Henri II au tombeau de Thomas Beket[1]. Ceux qui le firent prisonnier l'enfermèrent dans le château de Richemont, aujourd'hui Richmond, dans l'Yorkshire, bâti, au temps de la conquête, par le Bas-Breton Alain Fergan. Cette circonstance fut regardée comme l'accomplissement d'une prophétie de Merlin, conçue en ces termes : On lui mettra aux dents un mors forgé sur les rives du golfe armoricain[2]. Et ce qu'il y a de plus bizarre, c'est que la même prophétie, peu de mois auparavant, avait été appliquée à Henri II, serré de près par les Bretons auxiliaires dé ses fils[3]. Le roi d'Écosse, transporté de Richmond à Falaise, né sortit de prison qu'en renouvelant le serment d'hommage-lige, que ses prédécesseurs avaient prêté aux rois normands, et avaient rompu ensuite[4]. Cet acte de soumission forcée donna peu d'influence au roi d'Angleterre sur les affaires-de l'Écosse, tint qu'il n'y élit pas dans ce pays de divisions intestines, c'est-à-dire durant les cent vingt ans qui s'écoulèrent jusqu'à la mort d'Alexandre, troisième roi du nom.

Jamais la royauté, chez les Écossais, n'avait été purement élective : car tout leur ordre social se fondait sur l'état de famille ; mais aussi jamais l'hérédité royale n'avait en de règles fixes, et le frère était souvent préféré au petit-fils, et même au fils du mort. Alexandre III ne laissa ni fils ni frère, mais des cousins en grand nombre, la plupart d'origine normande ou française, du côté paternel et portant des noms français, tels que Jean Bailleul, Robert de Brus, Jean Comine, Jean d'Eaucy et Nicolas de Solles[5]. Il y avait neuf prétendants, qui tous, à différents titres, se disaient héritiers du royaume ; ne pouvant s'accorder entre eux, et sentant le besoin de terminer pacifiquement la dispute, ils la soumirent à Édouard Ier, roi d'Angleterre, comme à leur seigneur suzerain[6]. roi Édouard se déclara pour celui qui avait le meilleur titre, selon le droit héréditaire par primogéniture : c'était Jean Bailleul ou Baliol, comme orthographiaient les Écossais. Il fut couronné ; mais le roi d'Angleterre, se prévalant de la déférence que les Écossais venaient de lui témoigner, voulut rendre-effective à leur égard sa suzeraineté jusque-là purement honorifique.

Le roi d'Écosse, afin de gagner un appui contre les intrigues dé ses compétiteurs, se prêta d'abord complaisamment aux vues du roi d'Angleterre ; il donna à dés Anglais la plupart des offices et des dignités du royaume, et se rendit à la cour de son suzerain pour lui faire honneur et recevoir ses ordres. Encouragé par cette condescendance du roi, son protégé, Édouard alla jusqu'a lui demander, pour gage de sa feauté et de son allégeance, les forteresses de Berwich, Édimbourg et Roxburgh, les meilleures de toute l'Écosse[7]. Mais il s'éleva contre cette prétention une opposition nationale tellement forte, que Jean Baliol fut contraint d'y céder, et de refuser l'entrée de ses forteresses aux gens du roi d'Angleterre. Alors Édouard le somma de comparaître à Westminster, pour y répondre de son refus ; mais, au lieu de se rendre à la sommation, Baliol renonça solennellement à son hommage et à sa foi comme vassal. A cette nouvelle, le roi d'Angleterre s'écria dans son français normand : Ah ! le fol félon telle folie fait ! s'il ne veint à nous, nous veindrons à ly[8].

Édouard Ier partit en effet pour l'Écosse avec toute sa chevalerie d'Angleterre et d'Aquitaine, des archers de race anglaise, tellement habiles qu'ils perdaient rarement une de leurs douze flèches, et disaient, en plaisantant, qu'ils avaient douze Écossais dans leurs trousses ; enfin, des Gallois armés à la légère, qui étaient plus souvent en querelle avec les Anglais qu'avec l'ennemi, pillaient des premiers lorsqu'il y avait quelque chose à prendre, mais le plus souvent restaient neutres durant l'action. Malgré le courage et l'énergie patriotique des Écossais, la guerre fut Malheureuse pour eux. Leur roi ne la soutenait point de bonne grâce, et se montrait toujours prêt à faire amende honorable au roi Édouard, pour la résistance qu'il avait entreprise, disait-il, par mauvais et faux conseil[9]. De plus, il n'y avait alors en Écosse ni villes bien fortifiées, ni châteaux forts à la manière de ceux que les Normands avaient bâtis en Angleterre. Les habitations seigneuriales n'étaient point des donjons entourés d'une triple muraille, mais de petites tours carrées, avec un simple fossé, ou situées sur le bord de quelque ravin. Le roi Édouard pénétra donc facilement dans les plaines d'Écosse, s'empara de toutes les villes, où il mit garnison, et fit transporter à Londres la fameuse pierre sur laquelle on couronnait les rois du pays[10]. Ceux des Écossais qui ne voulurent point se soumettre à la domination étrangère se réfugièrent dans les montagnes du nord et de l'ouest et dans les forêts qui les avoisinent.

C'est de là que sortit le fameux patriote William Walleys ou Wallace, qui pendant sept ans fit la guerre aux Anglais, d'abord en partisan et ensuite à la tète d'une armée. Les conquérants le qualifiaient de voleur de grands chemins, de meurtrier et d'incendiaire[11] ; et quand ils l'eurent pris, ils le pendirent à Londres et placèrent sa tête au bout d'une pique sur le sommet de la Tour. Les habitants de la partie soumise de l'Écosse éprouvaient, dans toute leur étendue, lés maux qui suivent une conquête ; ils avaient des gouverneurs étrangers, des sheriffs et des baillis étrangers. Ces Anglais, dit un poète contemporain, étaient tous avides et débauchés, hautains et méprisants ; ils insultaient nos femmes et nos filles ; de bons chevaliers, dignes et honorés, étaient mis à mort par la corde : Ah ! la liberté est une noble chose ![12].....

Ce sentiment, énergique dans le cœur des Écossais, les rallia bientôt autour d'un nouveau chef, Robert de Brus ou Bruce, l'un des anciens compétiteurs de Jean Baliol. Bruce fut sacré roi dans l'abbaye de Scone, quand il n'y avait presque pas une ville, depuis la Tweed jusqu'aux Orcades, qui ne fût au pouvoir des Anglais. Sans armée et sans trésor, il prit pour quartier, comme Wallace, les forêts et les montagnes, et y fut poursuivi par ses ennemis avec de la cavalerie et de l'infanterie, et des chiens dressés à suivre l'homme comme le gibier à la piste[13]. Il n'y avait dans son royaume, dit un vieil historien[14], personne qui osât l'héberger, ni en châteaux, ni en forteresses. Traqué comme une bête fauve, il alla de colline en colline et de lac en lac, vivant de chasse et de pèche, jusqu'à la pointe du promontoire de Cantyre, et de là dans la petite île de Rachin ou Rath-Erin, voisine de la côte d'Irlande.

Là il planta son drapeau royal aussi fièrement que s'il eût été à Édimbourg, envoya des messagers en Irlande, et obtint quelques secours des Irlandais indigènes, à cause de l'ancienne fraternité des deux nations, et de leur haine commune contre les Anglo-Normands. Il envoya ensuite dans les îles Hébrides et sur toute la côte de l'ouest pour solliciter l'appui des chefs galliques de ces contrées, peu soucieux, dans leur sauvage indépendance, de ce qui advenait de la population des plaines d'Écosse, qu'ils appelaient saxonne, comme celle de l'Angleterre, et qu'ils n'aimaient guère davantage. Tous les clans, à l'exception d'un seul, lui promirent leur foi et leur secours. Les chefs et les barons des basses-terres, de race anglaise, normande ou écossaise, firent entre eux des pactes d'alliance et de fraternité d'armes, à la vie et à la mort,  pour le roi Robert et le pays, contre tout homme, Français, Anglais ou Écossais[15]. Probablement, par le premier de ces noms, ils voulaient désigner le roi et tous les seigneurs d'Angleterre, qui ne parlaient alors entre eux d'autre langue que la langue française[16] : car les Français proprement dits étaient alors les meilleurs amis des patriotes de l'Écosse.

Robert Bruce donna rendez-vous à ses partisans du côté de Stirling, vers le lieu où commence à s'élever la chaîne des montagnes de l'ouest ; et c'est près de là que fut livrée la bataille décisive de Bannock-Burn, ou du ruisseau de Bannock. Les Écossais y furent vainqueurs ; leurs ennemis, affaiblis par cette grande défaite, se virent successivement chassés de toutes les villes fortes, et obligés de repasser la Tweed en désordre, poursuivis, à leur tour, par toute la population des plaints du sud, et surtout par celle des frontières ou du Border, population alors très-redoutable pour une armée en déroute.

Les frontières de l'Angleterre et de l'Écosse ne furent jamais bien fixées du côté de l'ouest, où le pays est montagneux et entrecoupé dans tous les sens par une foule de vallées et de petites rivières. tes-habitants d'une assez grande étendue de terre dans ces contrées n'étaient, à proprement parler, ni Écossais ni Anglais, et le seul nom de nation qu'ils connussent était celui de Borderers, c'est-à-dire gens de la frontière. C'était une agrégation de toutes les races d'hommes qui s'étaient rencontrées dans. la Grande-Bretagne : dès Bretons chassés par les Anglo-Saxons, des Saxons chassés ou déshérités par les Normands, des Anglo-Normands ou des Écossais bannis pour des félonies ou d'autres délits. Cette population était divisée par grandes familles, à l'instar des clans celtiques ; mais les noms de clans ou de familles étaient, pour la plupart, anglais ou français. La langue de tous les habitants était le dialecte anglo-danois du sud de l'Écosse et du nord de l'Angleterre. Les chefs et les vassaux vivaient assez familièrement ensemble, l'un dans sa maison forte, entourée de palissades grossières et ayant pour fossé le lit de quelque torrent ; les autres dans des huttes bâties à l'entour. Tous faisaient le métier de maraudeurs, ne se nourrissant que de bœufs et de moutons enlevés aux habitants des plaines voisines faisaient leurs courses à cheval, armés d'une longue lance, et portant pour armure défensive une casaque piquée et matelassée, sur laquelle étaient cousues et disposées le plus régulièrement possible des plaques de fer ou de cuivre[17].

Bien que partagés administrativement en deux nations distinctes et, suivant le territoire qu'ils occupaient, sujets de l'Écosse ou de l'Angleterre, ils n'en regardaient pas moins les rois de ces deux pays comme des étrangers, et se trouvaient tour à tour Écossais, lorsqu'il s'agissait de fourrager en Angleterre, et Anglais lorsqu'il y avait une descente à faire en Écosse. Ils ne se battaient guère entre eux que pour des motifs d'inimitié privée. Quant à leur brigandage, ils l'exerçaient sans-pitié, mais sans cruauté, comme une profession qui a ses règles et son point d'honneur. Les plus riches d'entre eux prenaient des armoiries, dont les Normands avaient introduit la mode en Angleterre et en Écosse. Ces armes, que conservent encore plusieurs familles du pays, font presque toutes allusion au genre de vie des anciens Borderers. En général, le champ de l'écusson est un ciel portant une lune et des étoiles, pour signifier que le meilleur temps. dés Borderers était la nuit ; les devises, en anglais ou en latin, sont également significatives, c'est : Gardez-vous bien. — Ne dormez pas, car je veille. — Avant que je manque, vous manquerez[18].

L'Écosse délivrée donna le nom dé sauveur à Robert Bruce, Normand d'origine, et dont les aïeux, au temps de la conquête de l'Angleterre, avaient envahi, sur le territoire écossais, le bourg et la vallée d'Annam. Les anciens rois d'Écosse leur avaient confirmé, par des chartes, la possession de ce lieu, où les ruines de leur château se voient encore. L'Écosse est la partie de l'Europe où le mélange des races qui s'y sont rencontrées s'est opéré le plus aisément, et a laissé le moins de traces dans la situation respective des différentes classes d'habitants. Jamais il n'y eut de vilains ou de paysans serfs dans ce pays, comme en Angleterre et en France, et les antiquaires ont observé que les anciens actes de l'Écosse n'offrent aucun exemple d'une vente de l'homme avec la terre ; qu'aucun ne présente cette formule, si ordinaire ailleurs : Avec les bâtiments et tout là cheptel, manants, bestiaux, charrues, etc.[19] De temps immémorial, les bourgeois des principales villes siégeaient dans le grand conseil des rois d'Écosse à côté des gens de guerre de haut rang, qui s'intitulaient, à la manière normande, chevaliers, barons, comtes et marquis, ou conservaient les vieux titres anglo-danois de thanes et de lairds. Quand il s'agissait de défendre le pays, les diverses corporations des gens de métier marchaient sous leurs propres bannières, et conduites par leur burgmaster. Elles avaient sur le champ de bataille leur honneur à soutenir et leur part de gloire à remporter. De vieilles romances populaires, qu'on chantait encore il n'y a pas longtemps dans les provinces écossaises du sud, célèbrent la bravoure des cordonniers de Selkirk, à la fameuse bataille de Flodden, livrée et perdue, en 1513, par le roi d'Écosse Jacques IV[20].

L'opposition nationale, ou la réaction naturelle de l'esprit de liberté contre le pouvoir, suivit en Écosse le cours qu'elle doit suivre dans tout pays où la nation n'est pas divisée en deux races d'hommes séparées l'une de l'autre par un état d'hostilité héréditaire ; elle fut constamment et presque uniquement dirigée contre les rois. Dans les guerres civiles, il n'y avait que deux partis : celui du gouvernement et celui de la généralité des gouvernés, et non point, comme ailleurs, trois partis : la royauté, la noblesse et le peuple. Jamais la classe militaire et opulente ne s'unit aux rois contre le peuple, et rarement le peuple eut besoin de favoriser le pouvoir royal en haine de celui des grands. Dans les temps de trouble, la lutte avait lieu entre le roi et ses courtisans d'une part, et de l'autre tous les ordres de la nation ligués ensemble. Il est vrai que les barons et les nobles d'Écosse, actifs et turbulents, figuraient toujours en tête dans les commotions politiques, et que, suivant l'expression.de l'un d'entre eux, ils attachaient le grelot[21] ; mais les actes de violence qu'ils se permirent souvent contre les favoris des rois, et contre les rois eux-mêmes, ne furent presque jamais impopulaires.

Vers le milieu du seizième siècle, un nouveau lien vint resserrer cette espèce d'alliance politique entre la noblesse et la bourgeoisie d'Écosse ; elles embrassèrent ensemble, et. pour ainsi dire d'un seul élan, les opinions de réforme religieuse les plus extrêmes, celles des calvinistes. Toute la population du sud et de l'est, qui parlait la même langue et avait le même genre d'idées et de civilisation, concourut à cette révolution. Il n'y eut que les clans des montagnes et quelques seigneurs dans les plaines du nord qui tinrent à la religion catholique, les uns par esprit d'hostilité naturelle contre les gens des basses-terres, les autres par conviction, individuelle plutôt que par esprit de corps. Les évêques mêmes n'opposèrent pas aux partisans de la réforme une très-grande résistance : la seule opposition redoutable que ceux-ci eurent à éprouver vint de la cour, alarmée de bonne heure par la crainte que les changements religieux n'en amenassent de politiques ; mais le parti des novateurs l'emporta dans cette lutte. Ils s'emparèrent du roi Jacques VI, encore enfant, et le firent élever dans les nouvelles doctrines.

Sa mère, l'infortunée Marie Stuart, se perdit par ignorance du caractère national des Écossais. Ce fut à la suite d'une bataille livrée aux réformés presbytériens qu'elle passa en Angleterre, où elle périt sur un échafaud. Après sa mort, et pendant que son fils régnait en Écosse et professait, selon le nouvel esprit de la nation, la croyance presbytérienne dans toute sa rigidité, la lignée des rois d'Angleterre de la famille de Tudor vint à s'éteindre dans la personne d'Élisabeth, petite-fille de Henri VII, Jacques, descendant de Henri VII par les femmes, se trouvait ainsi le plus proche héritier des Tudor. Il vint à Londres, où il fut reconnu sans difficulté, et prit le titre de roi de la Grande-Bretagne, réunissant sous leur ancien nom ses deux royaumes d'Angleterre et d'Écosse. C'est de lui que date l'écusson britannique, aux trois lions passants de Normandie, au lion rampant d'Écosse et à la harpe d'Irlande, et que date aussi le pavillon britannique, où la croix blanche de saint André s'entrelace avec la croix rouge de saint Georges.

Le roi Jacques, premier de ce nom pour l'Angleterre, trouva l'état des esprits, relativement aux réformes religieuses, bien différent, dans son nouveau royaume, de ce qu'il était en Écosse. Il n'y avait point parmi les Anglais d'opinion généralement établie en matière de croyance. Ils différaient sur ce point selon qu'ils appartenaient à la classe supérieure ou bien aux classes inférieures de la nation, chez qui l'ancienne hostilité des deux races semblait reparaître sous de nouvelles formes. Quoique le temps et le mélange du sang eussent déjà beaucoup affaibli cette inimitié primitive, il restait au fond des cœurs un sentiment confus de haine et de défiance mutuelles. L'aristocratie tenait fortement pour la réforme mitigée, introduite cinquante ans auparavant par Henri VIII, réforme qui, substituant simplement le roi au pape, comme chef de l'Église anglicane, conservait à l'épiscopat son ancienne importance. La bourgeoisie, au contraire, tendait à la réforme complète établie par les Écossais, dont le culte sans évêques était indépendant de toute autorité civile. Les partisans de ces opinions formaient une secte persécutée par le gouvernement, mais dont la persécution augmentait l'enthousiasme. Ils étaient d'un rigorisme-excessif jusque dans les moindres choses, ce qui leur faisait donner le nom de précis, purs ou puritains. Le sobriquet de têtes-rondes sous lequel on les désignait par dérision, leur vint de ce qu'ils portaient les cheveux courts et sans aucune frisure, usage contraire à la mode que suivaient alors les gentilshommes et les gens du monde.

Les presbytériens d'Angleterre s'étaient flattés de voir régner leur croyance sous un roi presbytérien ; mais le triomphe de cette opinion religieuse étant lié à celui de l'intérêt populaire sur l'intérêt aristocratique, le roi, quel qu'il fût, ne pouvait nullement y contribuer. L'Église épiscopale fut donc maintenue sous Jacques Ier, comme sous Élisabeth, par des mesures de rigueur contre les adversaires de cette Église ; bien plus, à force de se pénétrer des dangers politiques du puritanisme en Angleterre, le roi forma le projet de le détruire même en Écosse, où il était devenu religion de l'État, et il entra pour ce projet en lutte ouverte, non plus seulement avec les classes moyennes et inférieures, mais avec la nation tout entière. C'était une entreprise difficile, dans laquelle il obtint peu de succès, et qu'il légua avec la couronne à son fils, Charles Ier.

Charles, amplifiant et systématisant en quelque sorte les vues de son père, résolut de rapprocher le culte anglican des formes du catholicisme, et d'imposer ce culte, ainsi réformé, aux deux royaumes d'Angleterre et d'Écosse. Par là, il mécontenta les épiscopaux et les classes aristocratiques d'Angleterre, tandis qu'il soulevait contre lui l'universalité de la nation écossaise. Nobles, prêtres et bourgeois, entrant en rébellion ouverte, s'assemblèrent spontanément à Édimbourg, et y signèrent, sous le nom de Covenant, un acte d'union nationale pour la défense de la religion presbytérienne. Le roi leva une armée et fit des préparatifs de guerre contre l'Écosse ; et de leur côté les Écossais formèrent des milices nationales auxquelles on donna des chapeaux portant cette devise : Pour la couronne du Christ et le Covenant[22]. Des gens de toute condition vinrent à l'envi se faire enrôler dans ces milices, et les ministres du culte prononcèrent dans les églises malédiction contre tout homme, tout cheval et toute lance qui serait avec le roi contre les défenseurs de la foi nationale[23]. La résistance des Écossais tut approuvée en Angleterre, où le mécontentement devenait général contre le roi Charles, à cause de ses innovations religieuses et de ses tentatives pour gouverner d'une manière absolue, sans le concours de l'assemblée qui, sous le nom de parlement, n'avait jamais cessé d'exister depuis la conquête.

Les bourgeois d'Angleterre, qui d'abord n'avaient comparu à cette assemblée que comme cités, en quelque sorte, devant le roi et les barons, pour recevoir des demandes d'argent et y répondre, étaient devenus, par l'effet d'une révolution graduelle, partie-intégrante du parlement. Réunis à un certain nombre de petits feudataires qu'on appelait chevaliers des comtés[24], ils formaient sous le nom de chambre des Communes une section du grand conseil national ; dans l'autre chambre, celle des Lords, siégeaient les gens titrés, comtes, marquis, barons, avec les évêques anglicans. Cette Chambre entra, comme l'autre, en opposition contre les projets de Charles Ier ; mais il y avait entre elles cette différence, que la première tendait seulement au maintien de la religion établie et des anciens privilèges du parlement, tandis que dans la seconde la majorité aspirait à l'établissement du presbytérianisme et à Une réduction de l'autorité royale.

Ce désir de réforme, assez modéré en ce qui touchait à l'ordre politique, avait pour soutien, au dehors de l'assemblée, quelque chose de plus violent que lui, le vieil instinct de haine populaire contre les familles nobles, propriétaires de la presque totalité du sol. Les classes inférieures sentaient le besoin vague d'un grand changement ; leur situation présente leur était à charge ; mais, n'apercevant pas clairement ce qui devait la rendre meilleure, elles s'attachaient, au hasard, à toutes les opinions extrêmes, et, en religion, à ce que le puritanisme avait de plus rigide et de plus sombre. C'est ainsi que le langage habituel de cette secte, qui cherchait tout dans.la Bible, devint celui du parti le plus exagéré en politique. Ce parti, s'établissant en idée dans la situation du peuple juif au milieu de ses ennemis, donnait à ceux qu'il haïssait les noms de Philistins et d'enfants de Bélial. Il empruntait aux psaumes et aux prophéties les menaces qu'il voulait proférer contre les lords et les évêques, se promettant, selon les paroles de l'Écriture, de saisir le glaive à deux tranchants et de garrotter les nobles du siècle avec des entraves de fer[25].

Charles Ier eut grande peine à rassembler des hommes et de l'argent pour faire la guerre aux Écossais. La ville de Londres lui refusa un prêt de trois cent mille livres, et les soldats disaient tout haut qu'ils n'iraient point risquer leur vie pour soutenir l'orgueil des évêques. Durant les retards occasionnés par ces difficultés, les Écossais, attaquant les premiers, firent une invasion en Angleterre et s'avancèrent jusqu'à la Tyne, précédés d'un manifeste où ils se disaient amis et frères du peuple anglais, et appelaient sur eux-mêmes la malédiction d'en haut, s'ils faisaient le moindre mal au pays et aux particuliers. Il n'y eut contre eux de résistance que de la part de l'armée royale, qu'ils battirent complètement près de Newcastle. Après cette victoire, les généraux de l'armée d'Écosse s'excusèrent, dans des proclamations adressées à la nation anglaise, de la violence des mesures qu'ils avaient été obligés de prendre pour la défense de leurs droits, souhaitant, disaient-ils, que leur succès pût aider cette nation à faire valoir les siens propres. Le parti de l'opposition en Angleterre, surtout la majorité de la bourgeoisie, répondit en votant des remercîments et des secours d'argent aux Écossais ; et plusieurs envoyés partirent de Londres pour aller conclure un traité d'alliance et d'amitié à Édimbourg entre les deux peuples.

Ce pacte fut signé en 1642 ; et, dans cette même année, le parlement d'Angleterre, et surtout la chambre des Communes, entra en lutte ouverte avec le pouvoir royal. Par degrés, l'opposition s'était concentrée dans cette chambre ; car la grande majorité de celle des Lords, sentant où la dispute allait en venir, s'était rapprochée du roi. La Chambre basse déclara qu'en elle seule était la représentation nationale avec tous les droits du parlement ; et pendant que les députés de la bourgeoisie et des petits propriétaires s'emparaient ainsi du pouvoir législatif, les classes moyennes s'armèrent spontanément et saisirent les munitions des arsenaux. De son côté, le roi, se préparant à la guerre, arbora sur le donjon de Nottingham son étendard aux trois lions de Normandie. Tous les vieux châteaux bâtis par les Normands ou leur postérité furent fermés, approvisionnés, garnis d'artillerie, et la guerre à mort commença entre les fils des seigneurs et ceux des vilains du moyen âge.

Dans cette lutte, les Écossais secondèrent puissamment le parlement d'Angleterre, qui abolit de prime abord l'épiscopat et établit la religion presbytérienne. Cette communauté de culte fut la base d'un nouveau traité ou covenant entre les deux peuples ; ils se rendirent solidaires l'un de l'autre pour la défense du christianisme sans évêques ; mais, quoique cette alliance fût conclue de bonne foi, elle n'avait ni le même sens, ni le même objet pour les deux nations. La guerre civile était pour les Écossais une querelle religieuse avec Charles Stuart, leur compatriote et leur roi national ; aussi devait-elle finir pour eux du moment que le roi reconnaitrait l'existence légale du culte presbytérien en Angleterre comme en Écosse. Chez les Anglais, au contraire, il y avait un instinct de révolution, dépassant de bien loin le simple désir de réformer l'église épiscopale. Cette différence dans l'esprit des deux peuples, résultat nécessaire de leur différente situation, et dont aucun d'eux n'avait la conscience bien claire, devait amener entre eux un complet désaccord aussitôt qu'elle se révélerait, et c'est ce qui ne tarda pas à arriver.

A la bataille de Naseby, dans la province de Northampton, l'armée royale fut mise en déroute complète, et le roi lui-même, ayant la retraite coupée, se rendit volontairement aux Écossais, ses compatriotes, aimant mieux être leur prisonnier que celui des parlementaires. Les Écossais le remirent à leurs alliés, nullement dans le dessein de le perdre, mais afin que ceux-ci l'obligeassent à conclure un traité à l'avantage des deux peuples. Des débats d'une tout autre nature s'élevèrent alors dans l'armée anglaise : on n'y agitait pas la question historique de' l'origine du pouvoir royal et seigneurial, car le temps en avait effacé toutes les données ; mais les esprits ardents s'enthousiasmaient de l'idée de substituer à l'ancienne forme de gouvernement un ordre de choses fondé sur la justice et le droit absolu. Ils croyaient trouver la prédiction de cet ordre de choses dans la fameuse époque de mille ans, annoncée par l'Apocalypse, et suivant leurs formules favorites, ils l'appelaient le règne du Christ. C'est aussi d'un passage des livres saints que ces enthousiastes s'autorisaient pour demander le jugement de Charles Ier, disant que le sang versé dans la guerre civile devait retomber sur sa tète, afin que le peuple en fût absous[26].

Durant ces discussions, dont le fond était profondément sérieux, quoique la forme en fût bizarre, les partis entrés les derniers dans la lutte contre la royauté, c'est-à-dire les classes inférieures du peuple et les ultra-réformateurs en religion, gagnèrent du terrain, et rejetèrent hors de la révolution ceux qui l'avaient commencée, c'est-à-dire les propriétaires des comtés et lés riches bourgeois des villes, anglicans ou presbytériens. Sous le nom d'indépendants, s'éleva par degrés une nouvelle secte qui, reniant jusqu'à l'autorité des simples prêtres, investissait chaque fidèle de toutes les fonctions sacerdotales. Le progrès de cette secte alarma fortement les Écossais ; ils se plaignirent de ce qu'en outrepassant la réforme religieuse, telle qu'ils l'avaient établie de commun accord, les Anglais violaient l'acte solennel d'union conclu entre les deux peuples. Ce fut le commencement d'une mésintelligence qui s'accrut au dernier point lorsque le parti des Indépendants, s'étant saisi de la personne du roi, l'emprisonna et le fit comparaître en accusé devant une haute cour de justice.

Soixante-dix juges, choisis dans la chambre des Communes, l'armée parlementaire et la bourgeoisie de Londres, prononcèrent un arrêt de mort contre Charles Stuart et l'abolition de la royauté. Les uns agissaient par conviction intime de la culpabilité du roi ; d'autres voulaient de bonne foi l'établissement d'un ordre social entièrement neuf ; d'autres enfin, mus par la seule ambition, n'aspiraient qu'à usurper l'autorité souveraine. La mort de Charles Pr mit fin au règne des presbytériens en Angleterre, et à l'alliance des Anglais avec les Écossais. Ces derniers, jugeant de la situation sociale du peuple anglais d'après la leur, ne pouvaient concevoir ce qui venait de se passer ; ils se croyaient indignement trompés par leurs anciens amis ; et, joignant à ce dépit une secrète affection nationale pour les Stuarts, leurs compatriotes, ils se rapprochèrent de cette famille, aussitôt que les Anglais eurent rompu violemment avec elle. Pendant qu'à Londres on renversait toutes les effigies royales, et qu'on inscrivait sur leurs piédestaux : le dernier des rois a passé, Charles, fils de Charles Ier, fut proclamé roi dans la capitale de l'Écosse.

Cette proclamation n'était point, de la part des Écossais, un signe de renoncement aux réformes qu'ils avaient conquises et défendues les armes à la main. Lorsque les commissaires envoyés d'Écosse vinrent trouver, à Breda, Charles II, qui avait déjà pris de son propre mouvement le titre de roi de la Grande-Bretagne, ils lui signifièrent les conditions rigoureuses sous lesquelles le parlement d'Édimbourg consentait à ratifier ce titre : c'était l'adhésion du roi au premier covenant signé contre son père et l'abolition perpétuelle de l'épiscopat. Charles II ne fit d'abord que des réponses évasives, pour gagner du temps. et essayer un coup de main qui devait, selon son espérance, le faire devenir roi sans conditions. Ce fut Jacques Graham, comte de Montross, d'abord zélé covenantaire, et ensuite partisan dé Charles Ter, qui fut chargé de cette entreprise. Il débarqua au nord de l'Écosse avec une poignée d'aventuriers rassemblés sur le continent, et, s'adressant aux chefs des clans des montagnes et des îles, il leur proposa une guerre à la fois nationale et religieuse contre les presbytériens des basses-terres. Les montagnards qui, déjà une fois, en l'année 1645, s'étaient insurgés, sous la conduite de Montross, contre l'autorité des sectateurs du covenant, et avaient été complètement défaits, montrèrent peu d'ardeur pour une nouvelle attaque ; quelques bandes, mal organisées, descendirent seules dans là plaine, autour d'un drapeau sur lequel était peint le corps de Charles Ier décapité[27]. Elles furent mises en déroute ; Montross lui-même fut pris, jugé comme traître, condamné à mort, et exécuté à Édimbourg. Alors Charles II, désespérant de reconquérir la royauté absolue, se rabattit sur celle que lui offraient les commissaires écossais, signa le covenant, jura de l'observer inviolablement, et fit son entrée, comme roi, à Édimbourg, pendant que les membres du malheureux Montross, coupés en quartiers, étaient encore suspendus aux portes de la ville.

Tout en reconnaissant les droits de Charles II, les Écossais ne se proposaient point.de l'aider à reconquérir la royauté en Angleterre. Ils séparaient leurs affaires nationales de celles de leurs voisins, et ne songeaient à garantir au fils de Charles Ier que le seul titre de roi d'Écosse. Mais le parti qui, en Angleterre ; s'était emparé de la révolution, s'alarma de voir l'héritier de celui qu'il appelait le dernier des rois établi sur une portion de la Grande Bretagne. Craignant de sa part une tentative hostile, les Indépendants résolurent de le prévenir. Le général Fairfax, presbytérien rigide, fut chargé de commander l'armée qu'on leva pour envahir l'Écosse ; mais, refusant de servir contre une nation qui, disait-il, avait coopéré à la bonne œuvre pour laquelle il avait naguère tiré l'épée, il envoya sa démission à la chambre des Communes. Les soldats eux-mêmes mon traient de la répugnance à se battre contre des hommes qu'ils avaient si longtemps appelés nos frères d'Écosse.

Le successeur de Fairfax, Olivier Cromwell, homme d'une rare activité politique et militaire, surmonta ces hésitations par la persuasion ou la violence, marcha vers le nord, battit les Écossais et leur roi à Dunbar, et s'empara d'Édimbourg. Cromwell somma le peuple d'Écosse de renoncer à Charles II ; mais les Écossais refusèrent d'abandonner dans le péril celui qu'ils y avaient attiré, et souffrirent patiemment les vexations qu'exerçait partout l'armée anglaise. Charles II était loin de leur rendre dévouement pour dévouement ; au plus fort des malheurs de l'Écosse, se détachant des presbytériens, il s'entoura d'anciens partisans de l'épiscopat, des chefs de montagnards qui donnaient le nom de Saxons, Sassenachs, à leurs voisins de religion différente, et de jeunes nobles débauchés à qui il disait, dans ses orgies, que la religion des Têtes rondes n'était pas digne d'un gentilhomme. Avec le secours des aventuriers qu'il réunissait autour de lui, il tenta sur l'Angleterre une invasion par l'ouest, pendant que l'armée anglaise occupait l'est de l'Écosse. Il y avait encore dans les provinces de Cumberland et de Lancaster un assez grand nombre de familles catholiques qui, à son passage, prirent les armes pour lui. Il espérait soulever le pays de Galles, et faire tourner au profit de sa cause l'inimitié nationale des Cambriens contre les Anglais ; mais ses troupes furent complètement battues près de Worcester ; et lui-même, à travers beaucoup de périls, s'enfuit déguisé vers la côte de l'ouest, où il s'embarqua pour la France, laissant les Écossais sous le poids des malheurs que son couronnement, et surtout son invasion en Angleterre, avaient attirés sur eux.

Ces malheurs furent immenses : regardée avec défiance comme un lieu de descente et de campement pour les ennemis da la révolution, l'Écosse se vit traitée en province conquise. A la moindre apparente de révolte ou d'opposition, l'on emprisonnait ou l'on condamnait à mort les principaux habitants les trente membres écossais appelés à siéger dans le grand conseil de la république d'Angleterre, loin d'offrir à leurs concitoyens un secours et un appui, n'étaient guère que les instruments de la tyrannie étrangère. Olivier Cromwell gouverna despotiquement les Écossais jusqu'au moment où, sous. Le nom de Protecteur, il obtint sur toute la Grande-Bretagne une autorité sans bornes ; le général George Monck, qui le remplaça en Écosse, y tint une conduite non moins dure et non moins cruelle. Telle était la situation des choses, lorsque,' en l'année 1660, après la mort du Protecteur et la déposition de son fils Richard Cromwell, Monck, changeant subitement de parti, conspira contre la république pour le rétablissement de la royauté.

La joie causée par la restauration des Stuarts fut universelle en Écosse ; elle n'était pas, comme en Angleterre, simplement causée par l'espèce de découragement et de scepticisme politique où le mauvais succès de la révolution avait jeté les esprits, mais par un sentiment d'affection réelle pour un homme que les Écossais regardaient presque Comme le roi de leur choix. Le retour de Charles II n'était point lié dans leur pays au rétablissement d'un ancien ordre social, oppressif et impopulaire ; ce grand événement ne se présentait à leurs yeux que comme une restauration en quelque sorte personnelle. Ainsi, la nation écossaise espérait que les choses allaient revenir au point où elles étaient avant l'invasion de l'armée de Cromwell, et que le covenant, juré alors par Charles II, serait la règle de son gouvernement. Elle attribuait la première aversion du roi pour la rigidité de la discipline presbytérienne à des erreurs de jeunesse, dont l'âge et le malheur devaient l'avoir corrigé.

Mais le fils de Charles Ier portait en lui toute la haine de son aïeul et de son père contre le puritanisme, et d'ailleurs il ne sentait aucune reconnaissance pour le don que les Écossais lui avaient fait d'une royauté qui, selon son opinion, lui était due par héritage. Se croyant donc dégagé de toute obligation envers eux, il fit lacérer le covenant à Édimbourg, sur la place du marché, et des évêques, envoyés d'Angleterre, furent promenés en triomphe à travers les rues par les officiers royaux. Ils exigèrent de tous les ministres du culte le serment d'obéissance à leurs ordres, l'abjuration du covenant, et l'aveu de l'autorité absolue du roi en matière ecclésiastique. Ceux qui refusèrent de jurer furent déclarés séditieux et rebelles ; on les expulsa violemment des presbytères et des églises ; et l'on donna leurs cures et leurs bénéfices à des nouveaux venus, la plupart Anglais de naissance, ignorants et de mauvaises mœurs. Ceux-ci commencèrent à célébrer le service, et à faire les prédications d'usage ; mais personne ne venait les entendre, et les églises restaient désertes[28].

Tous les fidèles zélés pour leur croyance nationale se rendaient, chaque dimanche, dans les lieux déserts et les montagnes qui servaient de refuge aux ministres persécutés ; une loi sévère fut portée contre ces réunions paisibles, auxquelles les agents de l'autorité donnaient le nom de conventicules[29]. On cantonna des troupes dans les villages où le peuple ne fréquentait plus l'église, et beaucoup de personnes suspectes ou convaincues d'avoir assisté à quelque conventicule, furent emprisonnées, et même fouettées publiquement. Ces actes de sévérité eurent lieu principalement dans les provinces du sud-ouest, dont les habitants se montraient plus disposés à la résistance, soit à cause de la nature du pays, couvert de collines et de ravins, soit par un reste du caractère enthousiaste et opiniâtre de la race bretonne, dont ils étaient issus en grande partie. Ce fut dans ces provinces que les presbytériens commencèrent à se rendre en armes à leurs assemblées secrètes, et que des familles entières, quittant leurs maisons, s'en allèrent habiter les rochers et les marécages, pour y écouter librement les exhortations de leurs prêtres proscrits, et satisfaire au besoin de leur conscience.

La dureté toujours croissante des mesures prises contre les conventicules occasionna bientôt une insurrection déclarée, où figurèrent, comme chefs, beaucoup d'hommes riches et considérés du pays. Le mouvement ne s'étendit point cependant sur les provinces de l'est, parce que les forces du gouvernement, et la terreur qu'il inspirait, augmentaient à mesure qu'on approchait de la capitale. L'armée presbytérienne fut battue à Pentland-hills, par des troupes régulières, qui avaient ordre de tuer les prisonniers, et de poursuivre les fuyards avec d'énormes chiens de chasse[30]. Après la victoire, on exigea de chaque famille, dans les provinces d'Ayr et de Galloway, le serment de ne pas se rendre aux assemblées de religion, et de ne donner ni gîte, ni pain, ni refuge, à un ministre errant ou à un presbytérien réfractaire[31]. Sur le refus d'un grand nombre de personnes, on déclara tous les habitants en masse rebelles et ennemis du roi ; et l'on distribua des pardons en blanc pour tous les meurtres commis sur eux.

Ces atrocités furent enfin couronnées par une mesure qui les effaçait toutes. On autorisa les clans des montagnes du nord à descendre dans la plaine et à y commettre tous les ravages auxquels les exciterait leur vieil instinct de haine nationale contre les habitants. Durant plusieurs mois, huit mille montagnards parcoururent dans tous les sens la province d'Ayr et les provinces voisines, pillant et tuant en liberté. Un corps de dragons fut envoyé d'Édimbourg pour les assister et les protéger dans leur expédition. Quand on jugea qu'elle avait produit son effet, un ordre, scellé du grand sceau, les renvoya à leurs montagnes, et les dragons restèrent seuls pour assurer l'entière soumission du pays[32]. Mais le mal qu'on venait de faire aux. presbytériens avait accru leur fanatisme en les réduisant au désespoir : quelques-uns des plus exaspérés ayant surpris en voyage l'évêque Sharp, que Charles II avait nommé primat d'Écosse, le tirèrent hors de sa voiture, et le tuèrent entre les bras de sa fille.

Ce crime d'un petit nombre d'hommes fut vengé sur tout le pays par un redoublement de vexations et une foule d'exécutions à mort. Il s'ensuivit lin second soulèvement plus général et d'un caractère plus redoutable que le premier. L'armée presbytérienne, commandée cette fois par d'anciens militaires, dont plusieurs étaient d'origine noble, avait quelques corps de cavalerie, formés par les propriétaires et les riches fermiers ; mais l'artillerie et les munitions lui manquaient. Chaque corps avait un drapeau bleu, couleur favorite des covenantaires. De nombreuses troupes de femmes et d'enfants, suivant l'armée jusque sur le champ de bataille, excitaient par leurs cris les hommes à bien combattre. Quelquefois, après avoir marché et s'être battus tout un jour, sans boire ni manger, ils se rangeaient en cercle autour de leurs ministres, et écoutaient, dans le plus grand recueillement, un sermon de plusieurs heures avant de songer à se procurer des vivres et à prendre un peu de repos.

Telle était l'armée qui, à quelques milles de Glascow, mit en fuite le régiment des gardes, la meilleure cavalerie.de toute l'Écosse, s'empara de la ville et força un corps de dix mille hommes à se replier sur Édimbourg. L'alarme qu'elle inspira au gouvernement fut telle qu'on envoya de Londres, en toute hâte, des forces considérables, commandées par le comte de Monmouth, fils naturel de Charles II, homme d'un naturel doux et disposé à la modération, mais auquel on adjoignit deux lieutenants d'un caractère bien différent : c'étaient le général Thomas Dalzel, et Graham de Claverhouse, qui, rendant inutiles toutes les dispositions conciliantes de Monmouth, l'obligèrent à livrer bataille aux insurgés près de la petite ville de Hamilton, au sud de Glascow. La Clyde, dont le courant est très-rapide en cet endroit, y était traversée par un pont de pierre long et étroit, qu'on appelait le pont de Bothwell, et que les presbytériens avaient occupé d'avance. Ils furent chassés de cette position par l'artillerie qui tirait du bord de la rivière, et par une charge de cavalerie exécutée sur le pont. Leur déroute fut complète, et l'armée anglaise entra dans Édimbourg, portant au bout de ses piques des tètes et des mains coupées, et menant, liés deux à deux sur des charrettes, les chefs de l'armée presbytérienne et les ministres qu'on avait faits prisonniers. Ils subirent, avec une grande fermeté, la torture et ensuite le supplice de la corde, rendant témoignage jusqu'à la mort, comme ils le disaient eux-mêmes, pour leur symbole de foi nationale[33]. Le parti presbytérien ne put se relever de la défaite du pont de Bothwell, et la masse des Écossais, renonçant au covenant, pour la défense duquel tant de sang avait été répandu, se soumit à une sorte d'épiscopat mitigé, et reconnut l'autorité dû roi en matière ecclésiastique. Mais le regret d'avoir perdu une cause qui était nationale depuis un siècle et demi, et le souvenir de la bataille qui avait détruit toute espérance de la voir jamais triompher, se conservèrent longtemps en Écosse. De vieilles romances, qu'on chantait encore dans les villages à la fin du siècle dernier, parlent du pont de Bothwell et des braves qui y moururent, avec des expressions touchantes de sympathie et d'enthousiasme[34]. Aujourd'hui même les paysans se découvrent la tète en passant près des pierres noircies qui marquent çà et là, sur les collines et dans les marais, la sépulture de quelqu'un des puritains du dix-septième siècle.

A mesure que s'affaiblirent l'enthousiasme et l'énergie des presbytériens d'Écosse, le gouvernement se montra moins ombrageux et moins cruel à leur égard. Jacques, duc d'York, qui, du vivant de son frère Charles II, avait assisté, par passe-temps, à la torture des ministres réfractaires, n'exerça contre eux aucune sévérité après qu'il fut devenu roi, et ses tentatives pour substituer le catholicisme au protestantisme anglican furent loin d'exciter en Écosse autant de haine qu'en Angleterre. Les presbytériens lui pardonnaient son amour pour le papisme, en faveur de l'inimitié qu'il montrait contre lès épiscopaux, leurs derniers persécuteurs. Lorsqu'une conspiration, en grande partie conduite par les évêques et les nobles d'Angleterre,

oils eut appelé Guillaume d'Orange et expulsé Jacques II, le peuple écossais montra peu d'enthousiasme polir cette révolution, qu'on appelait glorieuse de l'autre côté de la Tweed ; il hésita même à s'y joindre, et son adhésion fut plutôt l'œuvre des membres du gouvernement rassemblés à Édimbourg qu'un acte véritable d'assentiment national. Cependant les auteurs de la révolution de 1688 firent à l'Écosse, en matière religieuse, des concessions qu'ils n'avaient point faites à l'Angleterre, où furent maintenues dans toute leur rigueur les lois intolérantes des Stuarts. Mais, en revanche, le petit nombre d'enthousiastes obstinés qui, sous le nom de Caméroniens, essayèrent de ranimer, au commencement du dix-huitième siècle, le vieux foyer, à demi éteint, du puritanisme, furent violemment persécutés, et rendirent témoignage par le fouet et par le pilori sur la place publique d'Édimbourg. Après eux, cette croyance austère et passionnée, qui avait réuni en une même secte toute la population des basses-terres d'Écosse, se concentra par degrés dans quelques familles isolées qui se distinguaient des autres par une plus grande exactitude à observer les pratiques de leur culte, une probité plus rigide, ou une plus grande affectation de probité, et l'habitude d'employer à tout propos les paroles de l'Écriture.

Malgré le mal que les Stuarts avaient fait à l'Écosse depuis qu'ils occupaient le trône d'Angleterre, les Écossais conservèrent pour cette famille une sorte de sympathie, indépendante, dans l'esprit d'un grand nombre d'entre eux, de toute opinion politique ou religieuse. Une aversion instinctive contre la nouvelle dynastie se faisait sentir à la fois, quoique à un moindre degré, aux montagnards et aux gens des basses-terres. Les premiers y mettaient toute l'ardeur de leur ancienne haine contre les habitants de l'Angleterre ; et parmi les autres, la différence de position sociale, de relations avec le gouvernement existant, de croyance religieuse ou de caractères personnels, produisait différentes nuances de zèle pour la cause des héritiers de Jacques II. L'insurrection jacobite de 1715 et celle de 1745, au débarquement du fils du Prétendant, commencèrent toutes deux dans les montagnes ; la seconde trouva dans.les villes du sud et de l'est assez de partisans pour faire croire que la race celtique et la race teutonique de l'Écosse, jusque-là ennemies l'une de l'autre, allaient devenir une seule nation. Après la victoire du gouvernement anglais, son premier soin fut de détruire l'organisation immémoriale des clans galliques : Il fit périr sur l'échafaud plusieurs chefs de ces clans, éloigna les autres du pays pour y suspendre l'exercice de leur autorité patriarcale, construisit des routes militaires à travers les rochers et les marais, et enrôla un grand nombre de montagnards parmi les troupes régulières qui servaient sur le continent. Par une sorte de condescendance pour l'opiniâtreté avec laquelle les Galls tenaient à leurs anciens usages, et pour tirer parti de leur vanité patriotique, on les laissa joindre, d'une manière bizarre, à l'uniforme des soldats anglais une partie de leur costume national, et marcher au son des cornemuses, leur instrument favori.

Depuis que les Écossais ont perdu leur enthousiasme religieux et politique, ils ont tourné vers la culture des lettres les facultés d'imagination qui semblent chez eux une dernière trace de leur origine celtique, soit comme Galls, soit comme Bretons. L'Écosse est peut-être le seul pays de l'Europe où le savoir soit vraiment populaire, et ail les hommes de toutes les classes aiment à apprendre pour apprendre, sans motif d'intérêt, sans désir de changer d'état. Depuis la réunion définitive de ce pays à l'Angleterre, son ancien dialecte anglo-danois a cessé d'être cultivé, et l'anglais lui a succédé comme langue littéraire. Mais, malgré le désavantage qu'éprouve tout écrivain qui doit employer dans ses ouvrages un autre idiome que celui de sa conversation habituelle, le nombre des auteurs distingués en tout genre, depuis le milieu du siècle dernier, a été bien plus considérable en Écosse qu'en Angleterre, eu égard à la population des deux pays. C'est surtout dans la composition historique et le talent de raconter que les Écossais excellent ; et l'on serait tenté de regarder encore cette aptitude particulière comme un des signes caractéristiques de leur descendance originelle : car les Irlandais et les Gallois sont les deux peuples qui ont le plus longuement et le plus agréablement rédigé leurs anciennes annales.

La civilisation, qui fait de rapides progrès parmi toutes les branches de la population écossaise, se répand aujourd'hui hors des villes des basses-terres, où elle a pris naissance, et pénètre dans les montagnes. Mais peut-être, pour l'y propager, a-t-on pris, dans ces dernières années, des moyens trop violents et plus capables de conduire à la destruction qu'à l'amélioration de la race gallique. Transformant leur suprématie patriarcale en droit seigneurial de propriété sur toute la terre occupée par leurs clans, les héritiers des anciens chefs, la loi anglaise à la main, viennent d'expulser de leurs habitations des centaines de familles à qui cette loi était absolument étrangère. A la place des clans dépossédés, ils ont établi d'immenses troupeaux et quelques hommes venus d'ailleurs, éclairés, industrieux, capables d'exécuter les meilleurs plans de culture. On vante beaucoup les grands travaux agricoles entrepris de cette manière dans les provinces de Ross et de Sutherland ; mais si un pareil exemple est suivi, la plus ancienne race des habitants de l'île de Bretagne, après s'être conservée pendant tant de siècles et au milieu de tant d'ennemis, disparaîtra, sans laisser d'autre trace qu'un vice de prononciation anglaise aux lieux où son langage aura été parlé.

 

 

 



[1] Voyez plus haut, livre X.

[2] Matth. Paris., t. I, p. 130.

[3] Voyez plus haut, livre X.

[4] Matth Paris, t. I, p. 131.

[5] Annales waverleienses, apud Rer. anglic. Script., t. II, p. 243, ed. Gale.

[6] Annales waverleienses, apud Rer. anglic. Script., t. II, p. 243, ed. Gale.

[7] Henrici Knygton, de Event. Angl., lib. III, cap. II, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2478, ed. Selden.

[8] Johan. de Fordun, Scotichron., p. 969, ed. Hearne.

[9] Texte officiel, Henrici Knygton, de Event. Angl., lib. III, apud Hist. anglic. Script., t. II, col. 2481, ed. Selden.

[10] Voyez plus haut, livre VIII.

[11] Robert Brune's Chron., vol. II, p. 329, ea. Hearne. — Thomas de Walsingham, Ypodygma Neustriæ ; apud Camden, Anglica, Hibernica, etc., p. 486.

[12] The Bruce, or The History of Robert I, by David Barbour, p. 12.

[13] Hardyng's Chronicle, chap. CLXVIII, au mot Edward the first.

[14] Froissart.

[15] Walter Scott's Poetical works ; Lord of the Isles, notes du chant II, p. 324, Paris, Galignani.

[16] Wyntown, cité par Ellis, Metrical romances.

[17] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border, vol. I, p. 42 et 43.

[18] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border, vol. I. p. 43.

[19] Spelman., Gloss., verbo accola. — Voyez Pinkerton's, History of Scotland, vol. I, p. 252 et suivantes.

[20] Voyez les Pièces justificatives, Conclusion, n° 9.

[21] I'll bel the cat. Mot d'Archibald Douglas, comte d'Angus, sous le règne de Jacques III.

[22] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border, vol. I, p. 220.

[23] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border, vol. I, p. 220 et suivantes.

[24] En langue anglo-normande, Chivaler de Countee ; en anglais moderne Knight et the Sbire.

[25] Psaume CXLIX.

[26] Mémoires de mistriss Hutchinson, t. II, p. 192, collection de M. Guizot.

[27] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border, vol. I, p. 230 et suivantes.

[28] Burnet's, History of his own time, vol. I, p. 220 et suivantes, Londres, 1725.

[29] Contenticles.

[30] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border.

[31] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border.

[32] Burnet's History of his own time, vol. II, p. 738 et suivantes.

[33] Burnet's History of his own time, vol. II, p. 830.

[34] Walter Scott, Minstrelsy of the scotish Border, vol. I, p. 256. — Voyez les Pièces justificatives, Conclusion, n° 10.