HISTOIRE DES GAULOIS

Deuxième partie

CHAPITRE VI.

 

 

LA DÉFAITE d’Arioviste et l’expulsion des Germains [57 av. J.-C.] firent éclater d’un bout de la Gaule à l’autre de vives démonstrations de joie et d’enthousiasme pour César. Mais lorsqu’on vit qu’il ne ramenait point avec lui en Italie ses légions victorieuses ; que loin de là , il les organisait sur le territoire affranchi, comme sur sa propre conquête[1] ; qu’il gardait les otages remis entre ses mains à l’ouverture de la guerre ; qu’il levait des contributions et ramassait de toutes parts des vivres, un morne abattement succéda tout à coup à l’élan de la reconnaissance publique : on craignit de n’avoir fait que changer de tyran [César, B. G., 2, 1].

Les Édues eux-mêmes, au profit de qui principalement la guerre paraissait avoir été entreprise, ne manquaient pas de sujets de plainte. A la vérité ils étaient délivrés d’un tribut et de déprédations ruineuses ; leurs enfants, otages d’Arioviste, leur étaient rendus ; une partie des nations qui les avaient abandonnés aux jours de leurs revers, pour passer sous le patronage des Séquanes, s’empressait de retourner à eux, et la protection de César leur avait même gagné quelques nouveaux clients [Ibid., 6, 12] : en un mot, ils avaient recouvré à peu près leur ancienne puissance, mais ils avaient perdu leur liberté. Des agents de l’armée romaine, établis à Bibracte, dirigeaient leurs magistrats, surveillaient leurs assemblées [Ibid., 7, 5 & passim], nulle mesure de quelque importance ne pouvait être prise sans l’assentiment du lieutenant de César ; et le gouvernement éduen siégeait en réalité, dans le prétoire de Labienus. Une parole imprudente du proconsul contribuait fortement à répandre l’inquiétude. Il avait parlé, disait-on, de donner un roi aux Édues ; et Dumnorix, qui avait révélé ce propos, s’était vanté en plein conseil que, comme frère de Divitiac, le choix des Romains tomberait sur lui [César, B. G., 5, 6]. Il est probable que César avait formé de tels desseins à l’égard de Divitiac dont lame honnête et désintéressée refusa de s’y prêter ; et que, sur ce refus, Dumnorix fondait ses espérances. Mais son indiscrétion et sa jactance offensèrent César, qui, forcé de désavouer le propos et le projet, en garda un vif ressentiment contre le brouillon ambitieux qui l’avait compromis [Ibid.].

Ces événements frappaient surtout les Séquanes; leur puissance étant totalement déchue, leur clientèle se dispersa. La partie qui avait appartenu aux Édues, avant les guerres d’Arioviste, retourna, par crainte, sous le patronage de cette cité ; l’autre préféra se réunir aux Rèmes, peuple belge déjà florissant, dont le territoire aboutissait à la Marne [César, B. G., 6, 12]. La formation de ce nouvel état prépondérant inspira aux Édues de la crainte et de la jalousie. Prétextant de leur respect pour la liberté des nations gauloises, les Romains n’opposèrent aucun obstacle au choix des anciens clients Séquanais [Ibid.] ; peut-être même y poussèrent-ils en secret ; car d’un côté leur politique voulait que la prépondérance ries Édues ne restât pas sans contrepoids ; et de l’autre ils étaient charmés de s’attacher par quelque bon office un peuple belge qui pouvait leur ouvrir l’entrée de la Belgique, comme ceux-ci leur avaient ouvert l’entrée de la Gaule centrale. La cité éduenne se sentit vivement blessée ; elle croyait avoir assez bien mérité de Rome, pour prétendre à ses faveurs sans partage.

Ces intrigues, cet accroissement subit des Rèmes, joints à la proximité des quartiers de Labienus, alarmèrent aussi les peuples belges ; ils convoquèrent une assemblée générale où toutes les cités de la confédération furent sommées d’envoyer des députés ; toutes le firent, à l’exception de la cité rémoise[2]. Les Rèmes s’épuisèrent même en efforts pour entraîner dans leur défection les Suessions, leurs frères, qui vivaient sous les mêmes lois, sous le même gouvernement, sous les mêmes magistrats, et pour les détacher comme eux du reste des nations belgiques : mais les Suessions n’hésitèrent pas à rompre plutôt le lien sacré de leur alliance; tant la conduite des Romains causait d’inquiétude, tant celle des Rèmes inspirait d’indignation [César, B. G., 2, 3] ! Les Bellovakes, qui tenaient le premier rang par leur influence et leur nombre et qui pouvaient mettre cent mille hommes sur pied, en promirent soixante mille d’élite, si la guerre s’allumait, et demandèrent que le commandement suprême leur appartînt [Ibid., 2, 4] ; mais il fut déféré d’un accord presque unanime aux Suessions à cause de leur chef Galba, qui jouissait d’un haut renom de sagesse et d’équité[3]. Les douze villes de ce peuple s’engagèrent à fournir cinquante mille hommes ; les Nerves, réputés les plus sauvages des Belges, en offrirent autant ; les Atrébates quinze mille ; les Ambiens dix mille ; les Morins vingt-cinq mille ; les Ménapes neuf mille ; les Calètes dix mille ; les Vélocasses et les Véromandues le même nombre ; les Aduatikes dix-neuf mille ; les Éburons, joints aux Condruses, Cérèses, Pémanes, peuples compris sous la dénomination collective de Germains cisrhénans, devaient en envoyer quarante mille : total deux cent quatre-vingt-dix mille hommes [César, B. G., 2, 4].

César, inquiet de ces nouvelles, leva et organisa dans la haute Italie, deux légions qu’il fit passer en Gaule sous les ordres d’un de ses lieutenants : ce qui porta les forces romaines à soixante-dix ou quatre-vingt mille hommes environ, y compris les troupes auxiliaires de la Narbonnaise, la cavalerie et l’infanterie légère numides, les archers crétois et les frondeurs des îles Baléares. Lui-même se rendit à son armée dès que les fourrages commencèrent à devenir abondants ; et, après avoir pourvu aux subsistances, il se mit en marche et arriva sur la frontière de la Belgique. Les Rèmes à son approche lui députèrent les deux personnages les plus éminents de leur cité, Iccius et Antebroge, avec ce message : qu’ils se mettaient eux et tous leurs biens à sa discrétion ; qu’ils étaient prêts à lui livrer des otages, à prendre ses ordres, à le recevoir dans leur places, à l’aider de vivres et de tout ce qui serait en leur pouvoir. Et pour faire valoir encore plus leur dévouement les Rèmes ajoutaient : que non contents de repousser les sollicitations des ennemis de Rome, ils avaient travaillé à en détacher les Suessions leurs alliés et leurs frères. Quoique unis à ce peuple par les liens les plus intimes, par la communauté de lois et de gouvernement, jamais, disaient-ils, nous n’avons pu le détourner de prendre les armes, tant est violente l’animosité des Belges contre le peuple romain ! [César, B. G., 2, 3]

César interrogea avec détail les députés rémois sur ces nations, sur leur population, sur leurs contingents armés ; ceux-ci que les alliances politiques et les relations de famille avaient mis à même de connaître ce qui s’était passé dans l’assemblée et combien de troupes chaque peuple, s’était engagé à fournir, en donnèrent le dénombrement. César, les ayant encouragés par des paroles bienveillantes, exigea que leur sénat se rendît près de lui, et que les enfants des familles les plus distinguées lui fussent amenés en otages ; tout s’exécuta ponctuellement.

Cependant les Édues montraient fort peu d’empressement à seconder le proconsul dans cette guerre ; il en fit des reproches à Divitiac, qui ne le quittait point, et qui, toujours sous le charme de son enthousiasme pour César et pour les Romains les aidait de ses conseils et de son influence et aplanissait les voies à leurs armes. Il aiguillonna le zèle de ce fidèle ami ; lui recommanda fortement de se mettre à la tête de l’armée éduenne, et d’entrer, sans perdre un moment, sur le territoire des Bellovakes [César, B. G., 2, 5]. Le druide éduen alla exposer à sa cité les volontés du proconsul, et les magistrats rassemblèrent une armée en toute hâte. Cependant César continuait sa marche. Bientôt il apprit par ses éclaireurs que les Belges, avec toutes leurs forces réunies, s’avançaient vers lui et n’étaient plus qu’à peu de distance. Il se hâta de passer la rivière d’Aisne située sur les confins de la cité rémoise, et de fortifier son camp sur l’autre bord. Cette position avait l’avantage de couvrir le pays d’oie les Romains tiraient leurs subsistances ; de plus, la rivière protégeait un des côtés du camp. Comme elle avait un pont dans cet endroit, César y établit un poste retranché où il laissa Q. Titurius Sabinus avec six cohortes : le camp fut muni d’un fossé de dix-huit pieds de profondeur et d’une palissade de douze pieds de haut [Ibid.].

A huit milles au nord du camp romain était une ville de Rèmes appelée Bibrax, ou plus correctement Bibracte ; les Belges, irrités contre ces traîtres, attaquèrent vivement la place qui eut peine à se défendre tout le jour. Suivant leur tactique, ils l’investirent d’abord entièrement, faisant pleuvoir sur les remparts une grêle de traits et de pierres jusqu’à ce qu’ils en eussent éloigné les assiégés ; alors ils formèrent la tortue pour garantir leurs têtes, s’approchèrent des portes et se mirent en devoir de démolir la muraille ; chaque fois que les assiégés reparaissaient sur les remparts, les traits et les pierres recommençaient à pleuvoir et les mêmes manœuvres se renouvelaient. Là nuit fit cesser l’attaque. Iccius, qui commandait dans Bibrax, trouva le moyen d’informer César de sa situation désespérée : Je suis hors d’état de tenir, lui mandait-il, si demain je ne reçois pas du secours [César, B. G., 2, 6], je suis contraint de rendre la ville. César, dès le milieu de la nuit, fit partir sa cavalerie légère composée de Numides, ses archers crétois, et ses frondeurs baléares, leur donnant pour guides les envoyés d’Iccius ; le blocus était si mal gardé qu’ils pénétrèrent sans obstacle dans la place. Ce renfort ranima la confiance des assiégés et jeta le découragement parmi les assiégeons qui restèrent encore quelques jours autour de Bibrax, à dévaster la campagne, à brûler les villages et toutes les habitations qu’ils purent atteindre ; après quoi ils s’avancèrent jusqu’à dix milles des retranchements romains. César, par l’inspection des feux et de la fumée, estima que leur camp pouvait occuper huit milles d’étendue [César, B. G., 2, 6-7].

César resta plusieurs jours retranché derrière ses palissades, hésitant à livrer bataille, à cause du nombre des Belges et de la haute opinion qu’il avait de leur bravoure [Ibid., 2, 8]. Mais après l’épreuve de quelques combats de cavalerie, il crut pouvoir tenter une affaire décisive et marqua un champ de bataille en avant de son camp. Le lieu était favorable aux manoeuvres de la tactique romaine. De la plaine où le camp était situé, le terrain s’élevait doucement et s’étendait autant qu’il fallait pour le développement des légions ; il s’abaissait aux deux flancs, et se relevait au centre par une éminence qui redescendait en pente douce vers la plaine opposée. D’un côté à l’autre de la colline, César fit tirer un retranchement de quatre cents pas ; aux deux extrémités il éleva des forts et y plaça les machines de guerre, afin de garantir ses flancs pendant la bataille; cela fait, il laissa dans le camp, pour servir de réserve, les deux légions de nouvelle levée et rangea les six autres en avant. Les troupes belges sortirent aussi de leurs quartiers erse formèrent en ligne dans la plaine [César, B. G., 2, 8].

Un marais peu étendu séparait les deux armées, et chacune d’elles attendait que l’autre passât la première pour l’attaquer avec avantage durant cette manœuvre ; quelques escarmouches de cavalerie s’engagèrent pendant ce temps-là dans l’intervalle ; mais les Belges ne se décidant point à traverser, César regagne ses retranchements. Les Belges aussi changèrent de plan ; ils marchèrent droit à la rivière, en tournant le camp romain par un de ses flancs, et commencèrent à la passer à gué, dans le but de s’emparer du pont, de le couper, et de séparer par là les légions du pays d’où elles tiraient toutes leurs ressources. César, averti de ce mouvement par Titurius Sabinus qui gardait la rive gauche de l’Aisne, partit aussitôt avec toute sa cavalerie, les vélites numides, les Baléares et les archers crétois, franchit le pont et courut s’opposer au passage de la rivière. Plusieurs bataillons de Belges étaient déjà arrivés sur l’autre bord, la cavalerie gallo-romaine les enveloppe et les taille en pièces. Ceux qui étaient occupés à traverser sont assaillis par les archers et les frondeurs ; ce combat dans le lit même du fleuve fut long et opiniâtre ; plusieurs fois les Gaulois furent repoussés, et plusieurs fois ils revinrent à la charge par-dessus les corps de leurs compagnons. Contraints enfin de battre en retraite, ils regagnèrent leur camp, tout découragés. Ils commençaient à manquer de vivres ; et, dans ce même instant, la nouvelle leur arriva que l’armée éduenne, conduite par Divitiac, ravageait la frontière des Bellovakes. Ils tinrent donc conseil sur le parti qu’ils devaient prendre, et les Bellovakes ayant protesté que rien ne pouvait les empêcher d’aller défendre leurs foyers, on décida que chaque nation retournerait dans son pays, en s’engageant toutefois à marcher au secours de la première que les Romains viendraient attaquer chez elle. Il valait mieux, disait-on, attendre la guerre sur son propre territoire, où du moins les vivres ne manqueraient pas [César, B. G., 2, 10].

En conséquence, dès la seconde veille de la nuit, ils sortirent du camp avec bruit et désordre, ne gardant aucun rang, n’obéissant à aucun chef; chacun ne songeant qu’à prendre les devants pour arriver plus tôt et plus sûrement chez soi : ce départ avait toutes les apparences d’une fuite. César en fut averti par ses védettes ; craignant une embuscade, parce qu’il ignorait encore la cause de cette retraite précipitée, et qu’il ne connaissait pas bien les lieux [Dion, 39], il retint ses troupes dans les retranchements. Au point du jour, il lança en avant toute sa cavalerie ; qu’il fit soutenir par trois légions. Les Belges, atteints et poursuivis pendant plusieurs milles, perdirent beaucoup de monde. Leur arrière-garde fit bonne contenance et soutint vaillamment le choc de l’ennemi ; mais les autres que ne pressait pas de même la nécessité de se défendre, qui d’ailleurs n’avaient aucun chef pour les contenir, eurent à peine entendu le cri des combattants qu’ils se débandèrent dans toutes les directions ; de sorte que les Romains, sans courir le moindre danger, continuèrent à tuer tant que dura le jour[4].

Le lendemain, avant que les Belges se fussent remis de leur effroi, César leva le camp et se dirigea vers le pays des Suessions à marche forcée ; il arriva devant la ville de Noviodunum[5]. Ayant appris qu’elle manquait de garnison, il essaya de l’emporter d’assaut ; il échoua dans cette tentative, à cause de la largeur du fossé et de la hauteur des murailles. Il fit donc fortifier son camp, préparer des claies, en un mot tout disposer pour un siège en règle. Pendant ce temps-là, ceux des habitants qui, après avoir pris part à la campagne des confédérés, avaient échappé à la déroute, entrèrent de nuit dans la ville. Dès que le jour parut les Romains firent avancer les mantelets, (c’était, comme on sait, des machines fabriquées en bois et en osier et recouvertes de peau, à l’abri desquelles les assiégeants faisait jouer le bélier ou travaillaient à miner la muraille[6]) ; ils élevèrent la terrasse et dressèrent les tours. La grandeur et la promptitude de ces ouvrages tout nouveaux pour les Belges, les surprirent tellement qu’ils députèrent vers César et lui offrirent de capituler. Le général romain leur accorda la vie sauve, à la prière des Règnes leurs frères ; mais il exigea qu’ils livrassent leurs armes et les principaux personnages de la nation, y compris les deux fils du roi Galba [César, B. G., 2, 12-13]. Après cela, il entra sur le territoire bellovake.

La principale place de cette nation se nommait Bratuspantium[7] ; une population immense s’y était réfugiée avec tous ses meubles. César y dirigea sa marche ; il n’en était plus qu’à cinq milles ; lorsqu’il vit approcher une troupe de vieillards tendant les mains, et criant qu’ils venaient se rendre, qu’ils ne voulaient pas porter les armes contre les Romains [César, B. G., 2, 13]. César, s’étant avancé plus près de la place pour établir son camp, aperçut la multitude des femmes et des enfants qui lui tendaient aussi les bras du haut des murailles ; et le suppliaient par leurs gestes de ne les point traiter en ennemis. Une autre intercession toute-puissante auprès du général romain vint alors à leur secours. L’Éduen Divitiac qui, après la dispersion de l’armée confédérée, avait licencié ses troupes et était de retour dans le camp de César, se porta garant de la soumission des Bellovakes : De tout temps, dit-il, les Édues et les Bellovakes ont été unis d’intérêts et d’amitié. Entraînés par des chefs qui leur répétaient que, sous l’alliance des Romains, les Édues étaient esclaves et réduits à souffrir toute sorte d’indignités et d’outrages, les Bellovakes se sont détachés de nous ; ils ont pris les armes contre vous. Maintenant, les auteurs de ces conseils perfides, voyant les calamités auxquelles leur pays est en proie, l’ont abandonné ; ils se sont sauvés dans l’île de Bretagne [Ibid., 2, 14]. Les Édues s’unissent aux Bellovakes pour implorer la douceur et la clémence de César ; que César les écoute ! ce sera porter au plus haut degré le crédit et la considération de la cité éduenne, dans toute la Belgique.

César sans doute n’aurait point traité suivant toute la rigueur de la guerre une population qui mettait bas les armes, des femmes et des vieillards suppliants ; son intérêt même eût repoussé une telle barbarie. Cependant il parut ne céder qu’aux prières de Divitiac [Ibid.] ; et comme l’intercession des Rèmes avait sauvé Noviodunum, il voulut que les Édues pussent se vanter aussi d’avoir préservé de sa ruine une des plus importantes villes de la Belgique. Il consentit donc à recevoir les assiégés à composition, leur fit livrer six cents otages et leurs armes, et passa de là sur le territoire des Ambiens, qui n’essayèrent pas de lui résister. Il se trouva alors sur la frontière de la nation Nervienne [César, B. G., 2, 14].

L’opinion générale en Gaule désignait cette nation comme la plus redoutable de toute la Belgique. Amoureux de l’indépendance sauvage des Germains, les Nerves regardaient en mépris les autres tribus de leur race adoucies par le commerce et les arts ; ils reniaient cette fraternité et le nom gaulois, s’attribuant avec orgueil une origine germanique [Tacite, Germ., 28]. Tout accès chez eux était interdit aux marchands étrangers ; ils rejetaient l’usage du vin et les autres délicatesses de la vie, comme des voluptés honteuses propres seulement à efféminer l’homme et à énerver soit courage. La soumission des Suessions, des Bellovakes, des Ambiens, les avait remplis de colère ; ils leur reprochaient d’avoir trahi lâchement la vertu de leurs ancêtres et la liberté de la Gaule; ils protestaient que, quant à eux, ils n’écouteraient jamais une proposition de paix et que jamais César ne verrait le visage d’un député nervien [César, B. G., 2, 15]. La nature de leur pays était d’ailleurs très favorable à une guerre défensive ; n’ayant point de cavalerie, et ne se souciant nullement d’en avoir, ils s’étaient étudiés à le rendre impraticable à la cavalerie ennemie. Ils entaillaient et courbaient de jeunes arbres, dont les branches, prenant une direction horizontale et s’entrelaçant avec des ronces et des épines, formaient une large haie impénétrable même à la vue [Ibid., 2, 17]. Ces espèces de murailles coupaient le pays en tout sens, empêchaient l’abord de la cavalerie et arrêtaient â chaque pas les troupes de pied. Depuis quelques jours les Nerves avaient pris, contre l’attaque des Romains, toutes les précautions d’usage. Après avoir déposé les femmes, et ceux que leur âge mettait hors d’état de combattre, dans un lieu sûr, dont l’approche était protégée par des marais, sous la conduite d’un chef nommé Boduognat[8], ils attendaient L’ennemi près la rive droite de la Sambre. Les Véromandues et les Atrébates s’étaient déjà réunis à eux ; les Aduatikes étaient en marche pour les joindre, mais ils n’en eurent pas le temps.

Il y avait déjà trois jours que César faisait route. à travers les embarras du pays, lorsqu’il apprit de quelques prisonniers que l’armée nervienne, campée au bard de la Sambre, n’était plus qu’à dix milles de lui. D’après ce rapport, il envoya devant les éclaireurs avec des centurions choisir et marquer un camp ; ceux-ci désignèrent une colline voisine de la Sambre, dont le sommet descendait par une pente réglée jusqu’au lit du fleuve. Un grand nombre de Gaulois, Galls et Belges, suivaient l’armée romaine, la plupart par curiosité, d’autres pour faire preuve de zèle, plusieurs pour lui nuire et l’espionner. Quelques-uns de ces derniers passèrent de nuit au camp nervien : ils informèrent Boduognat de l’approche de César et de l’ordre dans lequel marchaient les légions, séparées les unes des autres par un long intervalle, et suivies chacune de ses équipages ; lui conseillant d’attaquer la première au moment où elle arriverait sur l’emplacement de son camp. Tout embarrassée de ses bagages et éloignée du reste de l’armée, disaient-ils, cette légion n’opposera aucune résistance. Celle-ci détruite, on aura bon marché des autres [César, B. G., 2, 17]. Ce projet d’attaque était favorisé par la nature du terrain, et Boduognat ne négligea pas l’avis qu’on lui donnait.

Au pied de la colline choisie par les Romains pour l’assiette de leur camp, coulait la Sambre, et au-delà, sur la rive droite, s’élevait une autre colline de même déclivité que la première, nue à la base, assez boisée à la cime pour que la vue ne pût y pénétrer. Les troupes nerviennes se tinrent cachées derrière ce rideau de bois; quelques postes de cavalerie atrébate et véromandoise se montrèrent seulement le long de la rivière, qui était profonde d’environ trois pieds [Ibid., 2, 18].

L’avant-garde romaine ne tarda pas à paraître mais l’ordre de marche n’était plus celui que les Belges avaient dépeint à Boduognat et sur lequel celui-ci comptait. Vu la proximité de l’ennemi, César avait réuni six légions sans équipages ; venaient ensuite les bagages de toute l’armée, escortés par deux légions qui formaient l’arrière-garde. La cavalerie légère, soutenue des frondeurs et des archers, précédait les légions et battait le pays. Cette avant-garde, ayant aperçu les postes de cavalerie qui gardaient la rive droite de la Sambre, passa la rivière et engagea le combat avec les cavaliers belges, qui tour à tour se repliaient dans le bois et revenaient à la charge, sans que les Romains osassent les poursuivre au-delà de l’espace découvert. Pendant ce temps, les six légions arrivèrent sur la colline, et s’étant partagé le travail commencèrent à retrancher le camp [César, B. G., 2, 19].

Dès que les Belges aperçurent la tête des équipages (c’était le signal dont ils étaient convenus pour attaquer), ils sortirent brusquement du bois, et dans le même ordre de bataille qu’ils y avaient formé, les Atrébates à la droite, les Véromandues au centre, et les Nerves à la gauche, ils se précipitèrent avec une incroyable rapidité vers la Sambre. La cavalerie romaine se trouvait sur leur passage, elle fut culbutée et repoussée de côté. En un moment, on les vit sortir du bois, traverser l’eau en combattant, gravir la montagne, et assaillir les travailleurs ; en un moment, la mêlée fut générale. Dans cette attaque inopinée et si chaude, les Romains n’eurent le temps ni de déployer les étendards, ni de prendre leurs casques, ni d’ôter l’enveloppe de leurs boucliers. Les légions, séparées par ces haies épaisses qui coupaient le terrain, ne se voyaient pas l’une l’autre ; elles ne pouvaient observer ni règles de tactique, ni unité dans leurs manœuvres [César, B. G., 2, 19-22].

Les Atrébates, qui formaient l’aile droite des Belges, attaquèrent la neuvième et la dixième légion. Quoique tout haletants de leur course, ils s’avancèrent avec vigueur et tout en se battant, jusqu’à la Crète du coteau. Arrêtés enfin et repoussés à coups de javelots, criblés de blessures, ils furent culbutés de l’autre côté de la Sambre; et beaucoup périrent en s’efforçant de traverser le fleuve. Les Romains l’ayant eux-mêmes franchi, les Atrébates firent volte-face, et rétablirent le combat. Au centre, la onzième et la huitième légion, favorisées égaiement par la pente du coteau, firent reculer les Véromandues ; mais ceux-ci, adossés à la rivière, disputèrent le terrain avec opiniâtreté. Les Nerves, qui tenaient l’aile gauche, se dirigèrent en phalange serrée sur l’aile droite romaine ; composée de la douzième et de la septième légion ; puis, par une évolution subite, ils tournèrent le flanc de l’ennemi, et les uns l’attaquèrent à revers, tandis que les autres gravissaient la cime du coteau pour s’emparer du camp[9].

En ce moment, la cavalerie romaine et l’infanterie légère, qui avaient été rompues du premier choc des Belges et qui pour lors revenaient au camp par un long détour, rencontrèrent face à face la division nervienne sur le sommet de la colline, pet s’enfuirent derechef dans une autre direction. Il en fut de même des valets de l’armée, qui ayant vu la retraite des Atrébates et les deux légions passer la Sambre, commençaient à descendre pour piller. Lorsqu’en tournant la tête ils aperçurent l’ennemi au-dessus d’eux, ils se sauvèrent précipitamment, criant que le camp était pris. On entendait en même temps les voix des conducteurs de bagages que la frayeur entraînait de côté et d’autre. Des cavaliers que la cité trévire, par peur, avait envoyés à César comme auxiliaires, voyant le camp rempli de troupes nerviennes, les légions pressées et presque enveloppées, les valets, la cavalerie, les frondeurs, les Numides dispersés et fuyant de toutes paris,. crurent la bataille désespérée, et reprirent aussitôt la route de leur pays, publiant avec joie que. les Romains étaient défaits, et leur camp, tout leur bagage au pouvoir des Belges [César, B. G., 2, 24].

Peu s’en fallut que la nouvelle ne fût vraie. Lorsque César passa de son aile gauche à sa droite, il la trouva dans le plus grand danger. Les enseignes de la douzième légion avaient été réunies dans un même endroit, et les soldats entassés à l’entour se gênaient l’un l’autre pour combattre. Tous les centurions de la quatrième cohorte étaient tués, le porte-enseigne mort, l’enseigne prise, presque tous les centurions des autres cohortes tués ou grièvement blessés. Le découragement et le désespoir régnaient parmi les soldats. Un grand nombre dans les derniers rangs désertaient leur poste pour se mettre à l’abri des traits. Cependant les troupes nerviennes continuaient d’arriver du bas de la montagne et de presser le centre, tandis qu’elles tournaient les flancs. Partout les Romains trouvaient l’ennemi en face ; des secours nulle part. César sentit que tout était perdu sans un effort de courage extraordinaire. Comme il n’avait pas de bouclier, il arrache le sien à un soldat du dernier rang, se fait jour au front de la bataille, appelle les centurions par leur nom, encourage les légionnaires, fait porter les enseignes en avant, ordonne d’ouvrir les files afin qu’on puisse se servir de l’épée, commande l’attaque et donne lui-même l’exemple[10]. Sa présence rendit l’espoir au soldat. Chacun cherchait à faire quelque grand effort sous les yeux de son général ; et l’impétuosité des Belges fut un peu ralentie. César, voyant que la septième légion, placée à côté de la douzième, était pressée non moins vivement qu’elle, fit passer aux centurions l’ordre de rapprocher peu à peu les deux légions, en les adossant l’une à l’autre. Cette manœuvre, qui les couvrait réciproquement, les délivra de l’inquiétude d’être cernées et prises à dos. La confiance revint, et le combat commença à se rétablir [César, B. G., 2, 26].

L’infériorité était grande encore du côté des Romains ; mais ils avaient gagné du temps, et pour eux c’était tout. Déjà du haut de la colline, ils apercevaient les deux légions d’arrière-garde, qui servaient d’escorte aux équipages, accourir au pas de course, attirées par le cri des combattants. Bien plus, le lieutenant T. Labienus, qui, à la tête de l’aile gauche romaine, avait repoussé les Atrébates au-delà de la Sambre, qui les avait battus une seconde fois et s’était emparé du camp des Belges, voyant du haut de la colline opposée ce qui se passait au camp romain, détacha la dixième légion pour aller au secours de César. Cette légion, ayant appris des valets et des cavaliers fugitifs dans quel péril se trouvaient l’aile droite et le proconsul, accourut en toute diligence[11].

L’arrivée de ces troupes fraîches changea complètement la situation des choses; les vaincus prirent l’offensive, et ce fut aux vainqueurs à se défendre. Les Romains regagnèrent toutes leurs forces avec un redoublement de courage ; en voyait les blessés, les moribonds même se soulever de terre, appuyés sur leurs boucliers, et combattre. De tous côtés à la fois, les troupes nerviennes furent assaillies. Les cavaliers romains, pour effacer là honte de leur fuite, se portaient avec fureur partout où ils pouvaient devancer les légions ; il n’était pas jusqu’aux valets qui ramassaient des armes et même se jetaient désarmés sur les points où ils remarquaient du désordre [César, B. G., 2, 27].

Mais les Belges ne reculèrent point ; ils ne mirent point bas les armes. Lorsqu’un soldat de leurs premiers rangs tombait, un autre prenait sa place et combattait sur son corps; les derniers qui restèrent debout lamaient encore leurs traits et renvoyaient aux Romains leurs propres javelots, du haut d’un monceau de cadavres. De tels hommes, écrivait César en traçant le tableau de cette journée, l’une des plus périlleuses de toute sa vie ; de tels hommes avaient pu entreprendre sans témérité de franchir un large fleuve, de gravir des bords escarpés, d’attaquer dans un lieu défavorable : la grandeur de leur courage aplanissait pour eux tant de difficultés[12].

La nation nervienne n’était pas vaincue, elle était anéantie. Les vieillards et les femmes qui avaient été déposés dans une retraite fortifiée, au milieu d’un marais, à la nouvelle de ce désastre, envoyèrent des députés vers César, déclarant qu’ils faisaient leur soumission. Pour émouvoir sa pitié, ils récapitulaient les pertes douloureuses dont sa victoire les avait frappés. De six cents sénateurs, disaient-ils, trois seulement nous restent ; et de soixante mille combattants, à peine en est-il échappé cinq cents[13]. César, voulant montrer sa douceur envers les vaincus suppliants, pourvut à la conservation de ces faibles débris d’un grand peuple, leur rendit leurs champs et leurs villes, et défendit à leurs voisins de les inquiéter en quoi que ce fût [César, B. G., 2, 28].

De tous les peuples de la confédération Belgique, les Aduatikes seuls avaient encore les armes à la main. Ce peuple tirait son origine de ces Kimris qui, après avoir ravagé la Gaule et l’Espagne, allèrent tomber, en Italie, sous l’épée de Marius. Ce n’était alors, comme on se le rappelle, qu’un détachement de six mille hommes laissé par l’armée kimro-teutone dans la forteresse d’Aduat, à la garde du butin commun[14]. Après la défaite de leurs frères, ces Kimris s’étaient maintenus en Gaule, d’abord contre la volonté, ensuite du consentement des Belges [V. p. 2, c. 3] ; ils y avaient fait des alliances et s’étaient accrus successivement de six mille à soixante mille âmes ; leur force militaire montait à dix-neuf mille guerriers.

Au moment où César pénétra sur le territoire nervien, les Aduatikes étaient en marche pour se réunir à l’armée confédérée de la Sambre. Ayant appris en route le mauvais succès de la bataille, ils revinrent précipitamment sur leurs pas, firent évacuer leurs villes et leurs bourgades, et se renfermèrent avec toutes leurs familles et toutes leurs richesses dans leur forteresse d’Aduat, où ils attendirent l’ennemi. Les récits qui précèdent ont déjà fait connaître au lecteur ce lieu renommé dans toute la Gaule.

La nature semblait avoir tout combiné à plaisir pour en faire une retraite de peuples sauvages. C’était un large emplacement plane entouré d’une circonférence de rochers élevés et roides, entièrement inaccessibles; il ne communiquait au dehors que par une ouverture grande de deux cents pieds et inclinée en pente douce. Un double rempart, fait de main d’homme, en défendait le passage ; l’un composé d’énormes quartiers de roc ; l’autre de pieux et de poutres aiguisées. Avec les seuls moyens militaires des Gaulois, une telle forteresse ne pouvait être réduite que par famine [César, B. G., 2, 29].

César vint camper vis-à-vis l’entrée d’Aduat ; et les assiégés le harcelèrent par de fréquentes sorties et par des combats de détail journaliers, souvent à leur avantage. Mais bientôt un cordon de forts et un mur en circonvallation de douze pieds de haut et de quinze milles de tour, les emprisonnèrent dans la place. Ils considéraient avec une muette curiosité ces ouvrages tout nouveaux pour eux, ces terrasses, ces mantelets, ces machines de formes variées ; mais quand ils virent construire dans le lointain la tour qui devait servit, à escalader leur muraille, ils commencèrent à railler les assiégeants. Ils leur demandaient, du haut du rempart, ce qu’ils voulaient faire de cette grande machine ; avec quels bras ils comptaient la remuer. Ce ne sont pas des nains tels que vous, disaient-ils, qui la pousseront jusqu’ici ! En effet, la petite taille des Romains était pour eux, comme pour tous les Gaulois, un objet de risée [Ibid., 2, 30 – Dion, 39]. Cependant sitôt qu’ils aperçurent cette masse se mettre en mouvement et s’avancer, frappés de ce spectacle, comme d’un prodige, ils envoyèrent à César des députés, chargés de lui adresser ces paroles : C’est avec l’assistance particulière des dieux, nous n’en doutons plus, que les Romains font la guerre : comment, sans leur aide, pourraient-ils ébranler ces énormes machines et les approcher si rapidement des murs, pour combattre de près ? Nous remettons donc entre vos mains nos personnes et nos biens. Si César, dont on nous a fait connaître la douceur, a résolu de nous laisser là vie, qu’il ne nous enlève pas nos armes ; c’est la seule faveur que nous implorions. Tous nos voisins sont des ennemis jaloux de notre bravoure ; désarmés, nous serions anéantis par eux. Nous aimons mieux, si nous sommes réduits à cette alternative, tout souffrir de la domination romaine, que d’être torturés et mis à mort par nos inférieurs et nos tributaires [César, B. G., 2, 31].

César leur répondit : que, plutôt par habitude que par égard, il leur conserverait le rang et la qualité de nation, pourvu qu’ils se rendissent avant que le bélier eût touché leurs murs ; mais qu’il n’y avait point de capitulation, à moins de livrer leurs armes. Qu’au reste, il ferait pour eux ce qu’il avait fait pour les Nerves, qu’il défendrait à leurs voisins de rien entreprendre contre un peuple mis par sa reddition sous la sauvegarde de Rome. Cette réponse ayant été portée dans la ville, les assiégés crièrent du haut de la muraille qu’ils acceptaient les conditions ; puis ils jetèrent dans la tranchée une si grande quantité d’armes, qu’elles égalaient presque la hauteur des fortifications [Ibid., 2, 32]. Les portes alors s’ouvrirent et, pendant le reste de la journée, tout présenta aux Romains l’aspect de la soumission la plus paisible.

Mais le danger veillait en silence et les environnait de toutes parts. Malgré l’immense quantité d’armes livrée par les Aduatikes, ils en avaient caché encore environ un tiers : tout en paraissant s’abandonner à la discrétion de son ennemi, ce peuple indompté ne cherchait qu’une occasion de s’en délivrer plus sûrement. Cette occasion, ils crurent l’avoir trouvée lorsque César, à l’approche de la nuit, évacua la place et fit rentrer ses troupes dans son camp. Ils saisirent alors les armes qu’ils avaient mises en réserve, ou ils se fabriquèrent à la hâte, dans l’espace de peu d’heures, des boucliers d’écorce et d’osier tressé, recouverts de peaux ; ils espéraient que les Romains, confiants en leur soumission, se relâcheraient de la vigilance habituelle ; que les postes seraient mal gardés, et les retranchements déserts ; en effet, à la troisième veille, sortant en masse de la place, ils assaillirent les lignes ennemies par l’endroit qui leur paraissait le plus accessible. Leur attente fut trompée ; ils trouvèrent leur ennemi éveillé et sur ses gardes. Les avant-postes donnèrent l’alarme par des signaux de feu, et les légions accoururent de tous les forts voisins l’action fut vive ; les Aduatikes firent tout ce qu’on pouvait attendre d’hommes intrépides qui n’avaient de salut que dans le succès ; mais ils combattaient dans un lieu trop désavantageux. Accablés par les traits lancés du haut du retranchement et des tours, quatre mille restèrent sur la place ; le reste fut repoussé dans la ville. Le lendemain César fit rompre les portes à coups de hache et entra sans résistance. Les habitants expièrent cruellement leur manque de foi envers le vainqueur ; tous furent vendus sous la lance, corps et biens. On sut des adjudicataires que cinquante-trois mille têtes avaient été mises à l’encan[15].

Tandis que ces événements se passaient dans le nord, la septième légion envoyée en expédition par César, après la défaite des Nerves, parcourait la côte de l’océan entre l’embouchure de la Seine et celle de la Loire. P. Crassus, qui la commandait, ne rencontrant ni armée sur pied, ni résistance dans les villes, écrivit à César que l’Armorique était soumise au peuple romain [César, B. G., 2, 34].

Cependant l’hiver commençait, et César voulait donner du repos à son armée ; il lui tardait d’ailleurs de se rendre lui-même en Italie afin d’y jouir de sa gloire et d’y surveiller ses intérêts. Il fixa donc à ses troupes des quartiers d’hiver. La cavalerie alla dans le nord chez les Belges-Trévires, comme pour les braver et démentir par sa présence les nouvelles défavorables que ces auxiliaires s’étaient trop hâtés. de répandre. Sept légions furent distribuées sur la rive droite de la Loire, chez les Carnutes, les Turons et les Andes, dans le but de surveiller l’Armorike, que César, avec raison, ne croyait pas encore soumise. Une autre (la douzième), commandée par le lieutenant Servius Galba, alla hiverner parmi les tribus Pennines, dans la contrée qu’habitaient les Nantuates, les Véragres et les Sédunes, entre la crête des Alpes et le Rhône. A mesure qu’elles arrivaient dans leurs quartiers, ces divisions contraignaient les habitants du pays et les nations voisines à leur livrer des otages et des vivres. Quant à César, il retourna promptement en Italie [Ibid., 2, 35].

La mission de Galba [56 av. J.-C.] dans les vallées supérieures des Alpes avait pour objet d’y frayer une route sûre au commerce, attendu que les marchands italiens ne les traversaient qu’avec beaucoup de risque et en payant des droits onéreux. Après quelques combats favorables et la prise de plusieurs forts, Galba ayant reçu des otages et conclu la paix, laissa deux cohortes en cantonnement chez les Nantuates, et lui-même avec le reste de sa légion se cantonna dans un bourg des Véragres, nommé Octodurus [Martigny, en Valais]. Ce bourg, situé au milieu d’un vallon peu ouvert et complètement environné de hautes montagnes, était traversé par une rivière qui le divisait en deux parties ; dans l’une, Galba logea sa troupe et se fortifia d’un rempart et d’un fossé à la manière romaine; il laissa l’autre aux Gaulois [César, B. G., 3, 1].

Plusieurs jours de l’hivernage s’étaient passés à faire venir des grains et des vivres, lorsque tout à coup les éclaireurs romains remarquèrent que la partie du bourg laissée aux Gaulois avait été évacuée pendant la nuit, et qu’une forte armée de Véragres et de Sédunes occupait les montagnes voisines du camp. Plusieurs motifs avaient poussé les Gaulois à recommencer brusquement la guerre ; d’abord ils savaient que la légion de Galba n’était plus au complet ; ensuite ils ne supportaient pas de se voir enlever leurs enfants à titre d’otages ; et ils étaient convaincus que les Romains, sous prétexte de rendre les communications plus faciles, voulaient s’emparer des hautes Alpes à perpétuité, et réunir ce pays à la Province dont il était limitrophe [Ibid., 3, 2]. A la nouvelle de ce danger inattendu, Galba se hâta de convoquer le conseil des officiers, et là les avis furent partagés ; quelques uns voulaient abandonner les bagages et faire une trouée pour gagner la frontière de la Province ; mais le plus grand nombre opina qu’il fallait réserver ce parti pour la dernière extrémité, tenter la chance des événements et défendre le camp [Ibid., 3, 3].

Le conseil était à peine fini, les postes à peine assignés, que les montagnards descendirent de tous côtés avec une pluie de pierres et de gais [César, B. G., 3, 4], et investirent les retranchements pour en faire l’escalade. Les Romains firent d’abord une vigoureuse résistance. Lancés du haut du rempart, tous leurs traits portaient coup ; mais comme les assaillants se relayaient l’un l’autre et opposaient toujours à l’ennemi des troupes fraîches, celui-ci se trouva enfin épuisé, les forces et même les traits commencèrent à lui manquer. Cependant le combat durait depuis six heures; et déjà les Gaulois pressaient l’assaut ; déjà ils coupaient les palissades et comblaient le fossé ; Galba, sentant bien qu’une sortie générale était sa dernière ressource et son unique moyen de salut, fait prévenir ses soldats qu’ils aient à suspendre un moment l’action pour reprendre baleine, puis à sortir du camp au pas de charge et à ne plus attendre leur sûreté que de leur épée [César, B. G., 3, 4-5]. Le signal est donné, et la sortie s’exécute à la fois par toutes les portes. Mais les assiégeants surpris et troublés n’ayant le temps ni de se reconnaître ni de se rallier, la fortune changea brusquement pour eux ; ils sont de toutes parts enveloppés et massacrés. Des trente mille hommes qui s’étaient réunis à l’attaque du camp, un tiers, dit-on, périt ; le reste fut poursuivi par le vainqueur jusque sur les montagnes. Après cette victoire, Galba rentra dans ses retranchements, où il passa la nuit ; mais dès le lendemain, il se mit en marche pour gagner la Province. Il brûla d’abord toutes les habitations d’Octodurus ; puis sans obstacle ni retard de la part des montagnards, il ramena sa légion chez les Nantuates, et de là chez les Allobroges, où il hiverna[16].

Les cantonnements romains n’étaient guère plus tranquilles à l’occident qu’à l’orient de la Gaule. Soit qu’il y eût réellement disette de blé dans l’Armorike, soit que les habitants refusassent de le livrer, les sept légions distribuées entre la Loire et l’Océan manquaient de vivres. Des préfets et des tribuns militaires parcouraient le pays de tous tâtés et passaient de ville en ville, pressant les envois de provisions, et prodiguant tour à tour les exhortations et les menaces. Pour ces motifs , P. Crassus, qui commandait la septième légion sur le territoire andégave, avait délégué T. Terrasidius, chez les Unelles ; M. Trébius Gallus, chez les Curiosolites ; Q. Vélanius avec T. Silius, chez les Vénètes. Mais ces derniers, bien loin d’obéir aux injonctions des commissaires romains, crurent, en s’emparant d’eux, avoir trouvé un moyen infaillible de recouvrer leurs otages ; ils mettent donc aux fers Silius et Vélanius. Cet exemple est imité par les peuples voisins : de tout côté, on fait main basse sur les préfets et les tribuns des légions. Plusieurs cités armorikes s’envoient alors des députés ; elles s’engagent, par l’entremise de leurs magistrats, à n’agir que d’un commun accord et à courir la même fortune; elles sollicitent les autres états de se rallier à elles et de préférer à l’esclavage de Rome cette liberté qu’ils ont reçue de leurs ancêtres. Bientôt une ligue commune pour la délivrance du territoire embrassa toutes les nations maritimes ou voisines de la côte, depuis la Seine jusqu’à la Loire. Les confédérés envoyèrent des ambassadeurs dans l’île de Bretagne pour demander du secours, et obtinrent quelques troupes auxiliaires. Ils adressèrent aussi à Crassus un message conçu en ces termes : Si tu veux recouvrer tes compagnons, rends-nous nos otages.

Ces nouvelles parvinrent bientôt à César par les rapports de ses lieutenants ; sans délai il fit partir ses instructions, qu’il devait suivre de près. Il recommandait d’enlever tous les navires gaulois qui se trouvaient à portée ; de construire des galères sur la Loire, de faire une levée de rameurs dans la province, de rassembler sur les lieux des matelots et des pilotes. En outre, comme il connaissait le caractère des Gaulois fier, indépendant et aisément inflammable, craignant que l’insurrection ne gagnât toute l’Armorike et ne s’étendît même au-delà, il ordonnait à Crassus de se porter avec douze cohortes et une nombreuse cavalerie entre la Loire et la Garonne, pour contenir le pays, et d’entrer en Aquitaine, s’il en était besoin ; à Labienus de conduire la majeure partie de la cavalerie sur le territoire des Trévires, que leur désertion à la bataille de la Sambre avait rendus très suspects aux Romains, de visiter l’une après l’autre les cités voisines, en un mot de surveiller la Belgique ; à Q. Titurius Sabinus de marcher à la tête de trois légions contre les Curiosolites, les Unelles, et les Lexoves. Il confiait à D. Brutus le commandement de la flotte. Lui-même se réservait l’élite des troupes de terre et la guerre contre les Vénètes, qu’il regardait à bon droit comme l’âme du mouvement et la nation la plus redoutable de ces parages. A peine arrivé en Gaule, il prit avec son armée la route de leur territoire, ordonnant à la flotte de faire voile dans la même direction et de venir le rejoindre à la côte.

Sur la presqu’île sauvage qui bornait la Gaule à l’occident, un envahisseur étranger n’avait pas à combattre que les hommes, il lui fallait aussi lutter contre les éléments. Le territoire vénète était sillonné en tout sens de vastes et profonds marais produits par les inondations de la mer ; or, à l’approche de l’ennemi, toutes les routes étaient coupées, toutes les chaussées rompues, toutes les subsistances transportées de la campagne dans les villes fortifiées ; et la situation de ces villes en rendait le siège sinon impossible, au moins d’une difficulté extrême. La plupart étaient bâties sur des langues de terre ou des promontoires que le reflux recouvrait régulièrement deux fois dans les vingt-quatre heures ; elles formaient alors de véritables îles, inabordables aux piétons, et dangereuses aux navires parce que le reflux, en se retirant, les laissait engagés, dans les bas-fonds et les sables. Lorsqu’à force de peines et de patience, l’assiégeant parvenait à construire, sur ce fond mobile, une digue qui retînt les eaux et lui permît d’attaquer les murs de près, ce n’était rien encore ; il pouvait tout au plus rester maître die la place ; les habitants lui échappaient. Sitôt qu’ils commençaient à désespérer de la fortune, leur flotte s’approchait ; ils s’embarquaient avec tontes leurs richesses, et fuyaient dans une autre ville, que l’ennemi devait encore assiéger de la même manière [César, B. G., 3, 12]. Les Romains perdirent ainsi beaucoup de temps et de monde ; ils détruisirent plusieurs de ces forteresses, mais le peuple vénète subsistait toujours, non moins nombreux, non moins fort qu’auparavant. César, découragé par tant de fatigues superflues, se résigna enfin à suspendre les hostilités jusqu’à l’arrivée de sa flotte [Ibid., 3, 14].

Elle se fit longtemps attendre. Pendant presque tout l’été des tempêtes violentes l’empêchèrent de mettre à la voile ; ensuite elle ne s’aventurait qu’avec la plus grande circonspection sur ce vaste Océan presque sans ports et toujours battu par de hautes marées [Ibid., 3, 12], ayant à redouter à la fois son inexpérience de la mer et son ignorance des côtes. Enfin elle parut au large. Dès que les Vénètes l’aperçurent, ils sortirent environ deux cent vingt navires bien équipés et bien armés; et vinrent se mettre en ligne, devant la flotte romaine. Brutus, qui la commandait hésita et sur le parti qu’il devait prendre, et sur la manière dont il devait combattre [Ibid., 3, 14].

En effet les vaisseaux des Vénètes étaient bien mieux disposés que les siens pour manoeuvrer dans ces mers. la carène en était presque plate, ce qui leur permettait de braver les bas-fonds et le reflux ; leur proue et leur poupe; très élevées, se trouvaient également propres à résister aux vagues et aux tempêtes. Tous les bordages étaient renforcés en chêne, pour soutenir le choc et l’avarie du flot ; les bancs étaient construits avec des poutres d’un pied d’équarrissage, rattachées par des chevilles de fer de la grosseur du pouce. Au lieu de câbles c’étaient des chaînes de fer qui retenaient les ancres. Les voiles étaient de peau préparée et amincie, soit faute de lin, soit ignorance de l’art de tisser, soit plutôt que les Vénètes crussent trop difficile de gouverner avec toute autre voilure, des bâtiments si chargés et devant soutenir des vents si pesants, si violents et le choc d’une mer si orageuse. La seule supériorité des vaisseaux romains, était dans l’agilité de leurs rameurs : mais l’éperon qui faisait leur principale force dans le combat était de nul effet contre ces masses solides. Elles avaient de plus, par leur construction élevée, l’avantage d’être à l’abri des traits ; et la même raison rendait plus difficile de les saisir et de les arrêter par des crampons. Enfin quand elles étaient surprises par un vent violent, elles soutenaient sans peine la tourmente, s’arrêtaient sans crainte sur les laisses de la basse mer, et au moment du reflux ne redoutaient ni les brisants, ni les rochers, dangers que les navires romains n’osaient braver [César, B. G., 3, 13].

Cependant le signal du combat fut donné et les flottes se mêlèrent [56 av. J.-C.]. Une égale ardeur, un égal aiguillon de patriotisme ou de gloire animait les deux partis ; car les Gaulois pouvaient voir dans le lointain leurs femmes, leurs enfants, leurs pères qui leur tendaient les bras du haut des murailles de leur ville; et les Romains combattaient sous les yeux de César et des légions qui couvraient les dunes du rivage, d’où l’œil plongeait sur toute cette mer. Les Romains attaquèrent d’abord avec l’éperon ; mais ils ne tardèrent pas à y renoncer. Ils avaient établi sur leurs navires des tours du haut desquelles ils lançaient des projectiles de toute espèce ; mais ces tours pouvaient à peine atteindre la poupe des vaisseaux vénètes ; leurs traits étaient presque tous perdus ; tandis que ceux de l’ennemi frappaient sûrement et mortellement. Une seule invention leur fut d’un grand secours. Ils avaient fabriqué des faux bien affilées, fixées à des longues perches et assez semblables à celles qu’on employait dans les sièges[17] ; les soldats romains engageaient ces faux dans les cordages qui attachaient au mât les vergues des vaisseaux gaulois. Le navire ainsi saisi et accroché, ils forçaient de rames ; les cordages cédant au tranchant du fer, la vergue tombait ; alors le navire qui n’avait de défense que par sa voile et sa mâture, perdait d’un seul coup tout moyen de résistance et d’action ; et l’affaire se trouvait réduite à un combat de pied ferme, où le légionnaire prenait aisément le dessus[18].

A mesure qu’un vaisseau gaulois se trouvait ainsi dépouillé de ses agrès, il était entouré par deux ou trois galères ennemies, et les légionnaires romains se précipitaient à l’abordage. Un assez grand nombre ayant été pris par cette manœuvre, et les Armorikes ne voyant aucun moyen de s’en garantir, ils résolurent de rentrer au port. Mais la fortune même sembla prendre à tâche de compléter leur défaite. Déjà leurs vaisseaux avaient tourné la poupe, pour prendre le vent arrière, lorsque tout à coup il survint un calme plat qui les rendit immobiles ; les Romains purent alors les aborder successivement; presque tous furent enlevés, ou brûlés ou coulés bas[19] ; quelques-uns seulement, quand la nuit fut survenue, parvinrent à gagner la terre. Il y eut peu de prisonniers ; une partie des équipages se jeta dans la mer pour échapper à la servitude ou à l’épée de l’ennemi [Dion, 39]. Le combat avait duré depuis la quatrième heure[20] jusqu’au coucher du soleil[21].

Cette bataille termina la guerre des Vénètes et des états maritimes de l’ouest ; car toute la jeunesse, toute l’élite des épations armoricaines avait péri avec la flotte. Ceux qui survivaient, sans navires, sans moyens de défense, ne pouvant ni fuir, ni résister à un double siège, se rendirent à César. Mais ils ne trouvèrent dans ce Romain, dont les amis vantaient si haut la clémence, qu’un vainqueur barbare et sans pitié. Il fit expirer dans les suppliées tous les membres de leur sénat[22] ; et le reste de la population, vendu à l’enchère, alla, sous le fouet des trafiquants d’esclaves, garnir les marchés de la Province ou de l’Italie[23].

A l’instant même où le bruit de la défaite navale et de l’extermination du peuple vénère se répandait dans les cités armoricaines, celui d’une seconde défaite non moins désastreuse porta au comble la douleur des Gaulois. On apprit que l’armée opposée à Titurius Sabinus dans le nord de l’Armorike venait d’être complètement détruite ; et ce coup était d’autant plus accablant que la situation des choses avait fait concevoir jusque-là de grandes espérances.

A l’époque où Sabinus, à la tête de trois légions, entra sur le territoire des Unelles, les Aulerkes, les Éburovikes, et les Lexoves, suivant le traité d’alliance, s’armèrent avec empressement pour leur porter secours. Mais, au mépris du même traité, les sénats qui gouvernaient ces nations, gagnés par la peur ou par l’argent, défendirent à leurs peuples de prendre les armes, et déclarèrent leur intention bien arrêtée de rester en paix avec les Romains [César, B. G., 3, 17]. Cette conduite excita une vive indignation ; les Éburovikes, les Aulerkes, les Lexoves se soulevèrent contre leurs magistrats, et les mirent à mort [Ibid.] ; ayant ensuite mis leurs villes en état de défense, ils allèrent se joindre aux Unelles que commandait Viridovix. Ce chef avait déjà vu accourir autour de lui nombre de paysans du nord et du centre de la Gaule, qui désertaient les travaux de la campagne, pour venir combattre l’étranger loin de leurs foyers, et que celui-ci dans sa colère traitait de vagabonds, d’hommes perdus et de brigands [Ibid.]. Ce fut à l’aide de cette armée de Viridovix arrêta d’abord l’invasion de Sabinus.

Celui-ci, jugeant prudent de ne point s’exposer à un combat, se tint renfermé dans un camp bien choisi et bien fortifié; Viridovix campait à deux milles de lui. Tous les jours le chef armoricain rangeait ses troupes et présentait la bataille, mais vainement, et déjà Sabinus, méprisé des Gaulois, était en butte aux sarcasmes des siens. L’opinion qu’il donna de sa peur fut telle que les Gaulois osèrent approcher jusqu’au pied des palissades en raillant et provoquant ses soldats. Son inaction et en quelque sorte le blocus de son camp durèrent plusieurs mois.

La timidité de Sabinus n’était rien moins que simulée ; pourtant, quand il la vit bien établie dans l’esprit de ses ennemis, il imagina d’en profiter. Il choisit parmi les Gaulois auxiliaires un homme rusé, propre à cette mission délicate [César, B. G., 3, 18]. Par présents et par promesses, il lui persuade de passer au quartier de Viridovix, et lui donne ses instructions. Le Gaulois consent. Admis comme transfuge, il exagère la terreur des Romains, César, dit-il, est lui-même pressé par les Vénètes ; et pas plus tard que la nuit suivante, Sabinus doit plier bagage et partir clandestinement pour lui porter secours. Les confédérés, à ce récit, s’écrient tout d’une voix qu’il ne faut pas perdre une si belle occasion, qu’il faut marcher sur le camp romain [Ibid.] ; aux motifs tirés du rapport du transfuge s’en joignait un autre non moins pressant, le manque de vivres qui commençait à se faire sentir dans l’armée gauloise. Ils ne laissent point sortir du conseil Viridovix et les autres chefs, que ceux-ci n’aient consenti à ordonner l’attaque. Joyeux alors, ils courent, comme à une victoire assurée, en poussant de grands cris, et chargés de fascines pour combler le fossé [Ibid.].

Le camp était situé sur une hauteur qui s’élevait par une pente douce d’environ mille pas; les Gaulois s’y portent à toute course, pour ne pas laisser aux légions le temps de s’armer et de se ranger ; ils, arrivent tout hors d’haleine, fatigués et embarrassés du fardeau qu’ils portaient. Les troupes romaines sortirent alois avec impétuosité ; l’avantage, du lieu et la lassitude de l’ennemi contribuèrent non moins que, leur courage à décider le succès. Les Gaulois purent à peine soutenir le premier choc, ils tournèrent le dos ; le soldat romain, qui avait toutes ses forces, les atteignit aisément et en tua un grand nombre. La cavalerie survint et acheva la défaite : peu échappèrent par la fuite. La confédération armoricaine battue sur mer, battue sur terre, courba la tête sous le joug et fit sa soumission à César[24].

Les douze cohortes de P. Crassus avaient plus que suffi pour prévenir tout mouvement le long de la côte, entre la Loire et la Garonne ; les Pictons et les Santons avaient livré, sans aucune résistance, tous leurs navires ô Brutus [César, B. G., 3, 11]. Tranquille de ce côté, Crassus résolut de tenter la conquête de l’Aquitaine; il rassembla des vivres, leva de la cavalerie dans la Province et chez les nations alliées, et se fit fournir, par les villes de Tolose, de Carcassonne, de Narbonne, des hommes connaissant bien le pays, qui pussent lui servir de guides; il entra alors sur les terres des Sotiates[25], les défit dans une première bataille, et mit le siège devant leur ville. Elle était forte par sa situation, et fut défendue avec bravoure ; habiles, comme tons les Aquitains, aux travaux des mines, les assiégés tantôt potassaient des galeries souterraines sous les tranchées de l’ennemi, tantôt l’inquiétaient par de vives sorties, et traînèrent ainsi le siège en longueur. Lorsqu’ils virent enfin que la constance des soldats romains rendait tous leurs efforts inutiles, ils députèrent vers Crassus, lui demandant de les recevoir à capitulation, et sur son ordre, ils livrèrent d’abord leurs armes. Mais, pendant les pourparlers, le roi des Sotiates, Adcantuan, indigné contre ses compatriotes, et refusant de souscrire aux Conditions imposées, par un acte de courage désespéré, sortit de la ville avec six cents de ces hommes dévoués, que les Aquitains appelaient Saldunes[26], et se jeta sur les avant-postes romains. Le cri qui s’éleva de ça côté, fit courir les légions aux armes. Le combat fut rude, et Adeantuan repoussé dans la ville. Crassus pourtant, en considération de sa bravoure, consentit à le comprendre ensuite dans la capitulation générale [César, B. G., 3, 20-22].

La soumission des Sotiates, regardés comme la plus redoutable des nations aquitaniques, alarma grandement les autres. Leurs voisins, les Vocates[27] et les Tarusates[28], voyant que la guerre allait passer chez eux, envoyèrent des émissaires sur tous les points de l’Aquitaine, firent des alliances, donnèrent et prirent des otages, et rassemblèrent des forces imposantes ; s’étant également adressés à leurs frères d’Espagne, ils reçurent des Cantabres[29] une armée auxiliaire assez considérable, et ce qui était plus encore pour eux, quelques-uns de ces chefs espagnols qui, longtemps compagnons d’armes de Sertorius, passaient pour des généraux consommés [César, B. G., 3, 23]. Par l’adjonction des auxiliaires cantabres, les troupes unies de l’Aquitaine s’élevèrent à cinquante mille hommes[30]. Dirigés par les chefs espagnols, elles se mirent à prendre des positions, à fortifier des camps:, à inquiéter l’ennemi pour les subsistances. Cette guerre de tactique n’était nullement du goret de Crassus, qui n’avait pas assez de troupes pour rester maître de la campagne ; il sentit qu’il serait contraint d’évacuer bientôt le pays, s’il ne se hâtait de gagner une bataille. Il assembla le conseil des légions, oit l’on fut unanimement d’avis qu’il fallait tout tenter pour amener une action décisive ; et les soldats reçurent l’ordre de se préparer pour le lendemain.

Au point du jour, l’armée romaine sortit, se rangea sur deux lignes et attendit, immobile, ce que ferait l’ennemi. La confiance ne manquait point aux Aquitains; ils en trouvaient d’assez grands motifs dans leur nombre et dans les souvenirs de leur ancienne gloire ; car ils se rappelaient avec orgueil qu’ils avaient détruit une armée romaine et fait fuir un proconsul romain, durant la guerre de Sertorius; mais les chefs les dissuadèrent de combattre : ils leur firent comprendre que la victoire était plus sûre, sans coup férir, en continuant à fermer les passages, à intercepter les convois. Si la famine, disaient-ils, force les Romains à la retraite, nous les attaquerons en pleine marche, sous la charge du bagage et déjà vaincus par le découragement. Les Aquitains, approuvant la sagesse de ce conseil, laissèrent les légions en bataille, et restèrent dans leurs retranchements. Mais Crassus, pressé d’en finir, à tout prix, donna le signal de l’attaque, et marcha vers le camp ennemi [César, B. G., 3, 24].

Les soldats romains se précipitèrent à l’assaut avec une incroyable ardeur ; les uns comblent le fossé, tandis que d’autres, par une grêle de traits, écartent l’ennemi du rempart et du parapet ; les auxiliaires gaulois qui inspiraient quelque défiance sont employés à fournir des traits et des pierres, et à porter des fascines; les assiégés se défendent vaillamment et leurs traits jonchent de cadavres romains le tour des palissades. Crassus ne faisait aucun progrès, lorsque des cavaliers viennent lui donner avis que les derrières du camp aquitain sont faiblement gardés et les abords faciles. Il envoie alors de ce côté quatre cohortes fraîches, leur recommandant de prendre un long détour pour cacher leur marche ; elles arrivent, forcent la porte, et se trouvent dans le camp avant que les assiégés, uniquement occupés du combat, aient pu les apercevoir et apprendre ce qui se passe. Avertis par les cris de leurs compagnons, les assiégeants redoublent d’efforts : ils pressent l’ennemi, qui, bientôt enveloppé de toutes parts et perdant courage, se précipite du haut des remparts et cherche son salut dans la fuite. La cavalerie romaine atteignit les fugitifs en rase campagne, et en laissa à peine échapper le quart[31].

Au bruit de cette victoire, une grande partie de l’Aquitaine se rendit à Crassus. Tous ces peuples, Tarbelles [p. II, c. 1], Bigerrions [Ibid.], Précians[32], Vocates, Tarusates , Elusates[33], Garites[34], Auskes [p. II, c. 1], Garumnes, Sibuzates[35], Cocosates[36], lui envoyèrent des otages ; quelques états éloignes se fiant sur la saison avancée furent les seuls qui s’en dispensèrent.

Cependant le mouvement imprimé par les cités armoricaines durait encore sur quelques points de la côte Belgique. Les Ambiens [V. p. II, c. 1] avaient mis bas les armes ; mais les Morins et les Ménages restaient assemblés et n’avaient point envoyé de députés aux Romains. Quoique l’hiver fût près de commencer, César marcha contre eux: Ces deux nations, voyant tant de cités puissantes qui avaient essayé de la guerre régulière vaincues et domptées, adoptèrent un tout autre système ; elles se retirèrent avec leurs provisions et leurs biens dans las bois et les marécages qui couvraient une partie de leur pays. Arrivé à l’entrée, de ces forêts, le proconsul commençait à établir et à retrancher son camp, lorsqu’il fut attaqué brusquement ; les légions saisirent leurs armes et parvinrent à repousser les assaillants; mais s’étant engagées dans des lieux embarrassés elles perdirent beaucoup de monde [César, B. G., 3, 28].

Les jours suivants César se mit à faire abattre la forêt, et afin que les travailleurs désarmés ne pussent pas être surpris, il ordonna d’amonceler à mesure tout le bois coupé pour en former un rempart sur les deux flancs. On poussa l’ouvrage avec activité et un immense abatis fart fait en quelques jours. Déjà César atteignait les troupeaux des Belges et la queue de leurs bagages, tandis qu’ils s’enfonçaient eux-mêmes dans l’épaisseur de la forêt, mais des pluies orageuses survinrent ; il se vit contraint de discontinuer l’ouvrage ; et bientôt il ne lui fut plus possible de tenir le soldat sous la tente. Ayant donc ravagé tout le pays et brûlé les habitations, il ramena son armée en quartier d’hiver sur les terres des Lexoves, des Aulerkes et des autres peuples qui s’étaient récemment soulevés ; puis il partit pour l’Italie[37].

Les Ménapes étaient à peine délivrés de la présence des troupes romaines, qu’un nouvel ennemi leur tomba subitement sur les bras. Plus violemment que jamais, les guerres acharnées que les tribus germaniques se livraient entre elles bouleversaient le territoire d’Outre-rhin. La puissante ligue des Suèves faisait alors tout trembler et tout plier sous ses armes ; elle réduisait ses voisins à lui payer tribut ou à se retirer devant elle. Les Usipètes et les Tencthères, après une longue résistance, cédèrent enfin à ce torrent; chassés de leurs terres, et, poussés pendant trois ans de canton en canton dans les forêts de la Germanie, ils arrivèrent près de l’embouchure du Rhin, au nombre de quatre cent trente mille têtes. Les Ménapes, comme on l’a vu, habitaient la rive gauloise du fleuve vers son cours inférieur ; ils possédaient aussi sur l’autre rive des cultures et quelques villages. A l’approche de la horde émigrante, ils abandonnèrent avec effroi leurs habitations situées au nord du Rhin, et tous leurs guerriers accoururent en masse défendre la rive méridionale. Les Germains mirent tout en oeuvre pour effectuer le passage; vainement, car ils manquaient de bateaux, et les gués étaient bien gardés. Ils feignirent donc de retourner sur leurs pas ; mais après trois jours de marche, ils reparurent subitement. Cependant les Ménapes, accoutumés de la part des Germains à ces attaques brusquement entreprises et aussitôt abandonnées, croyant la horde déjà bien loin, avaient repassé le Blini, et étaient rentrés paisiblement dans leurs demeures. Assaillis à l’improviste, tous furent massacrés, et leurs barques servirent aux Germains pour gagner l’autre bord, qui n’était plus défendu ; avant que les Belges eussent pu s’armer et se réunir, l’ennemi était maître du pays.

Cet événement, dont les suites pouvaient être importantes dans l’état de mécontentement où la majorité des cités gauloises se trouvait à l’égard des Romains, causa une sensation profonde et générale. Du Rhin aux Pyrénées, on se demandait avec inquiétude ce qu’il fallait faire : rejetterait-on les Germains au-delà du fleuve ? laisserait-on cette tâche à César ; ou même se servirait-on de cette horde désespérée pour l’opposer aux Romains, et allumer par elle une guerre qui pourrait devenir nationale ? Dans les cités du centre et de l’ouest, on arrêtait les voyageurs, on questionnait les marchands qui arrivaient du nord ; des paroles d’indépendance, des bruits hostiles aux Romains circulaient de bouche en bouche ; des conciliabules se formaient entre les villes. Plusieurs nations envoyèrent même des députés aux Usipètes et aux Tencthères, pour les inviter à s’avancer dans l’intérieur de la Gaule, les assurant que tout ce qu’ils demanderaient leur serait accordé [César, B. G., 4, 6] ; et déjà, d’après les conseils de ces cités, les Germains commençaient à ravager le territoire des Trévires que leur conduite ambiguë rendait non moins suspects au parti national, qu’ils pou. vient l’être au parti romain [Ibid.].

César, instruit de toutes ces choses par ses lieutenants, sentit que sa présence en Gaule était indispensable ; s’arrachant donc à cette foule de courtisans de tout rang qui, dans l’intervalle de ses campagnes, accouraient à Lucques ou à Pise l’aduler et conspirer avec lui l’asservissement prochain de Rome, malgré l’hiver encore rigoureux, il repassa les Alpes. A son arrivée, il convoqua les principaux chefs des cités gauloises, et en politique habile, feignant d’ignorer tout ce qu’il savait [Ibid.], il les encouragea, les flatta et finit par ordonner la levée d’une nombreuse cavalerie, Les troupes réunies, il se mit en marche pour le Rhin.

Lorsqu’il n’en fut plus qu’à peu de journées, il vit venir à lui des députés des Tencthères et des Usipètes, chargés de lui déclarer, au nom de ces peuples : qu’ils ne s’armeraient pas les premiers contre les Romains, mais qu’attaqués, ils ne refuseraient pas la guerre ; que c’était une vieille coutume qu’ils tenaient de leurs ancêtres, de se mesurer avec quiconque les provoquait, et de ne jamais recourir à la prière. Ils ajoutèrent qu’ils n’avaient quitté leur pays que malgré eux et par violence ; qu’ils pouvaient être des amis utiles à qui voudrait vivre en bonne intelligence avec eux ; qu’ils seraient des ennemis redoutables à qui viendrait les attaquer sans sujet. Tout ce qu’ils demandaient c’était qu’on leur laissât des terres qu’ils avaient conquises par leur bravoure, ou qu’on leur en assignât d’autres. Nous ne le cédons qu’aux seuls Suèves, à qui les dieux mêmes ne résisteraient pas, s’écriaient leurs ambassadeurs avec fierté ; quant à tout autre ennemi, il n’en est pas sur la terre qui ne doive trembler devant nos armes [César, B. G., 4, 7].

La réponse de César fut celle d’un maître, qui ouvre ou ferme à sa volonté l’entrée de ses domaines. Je ne puis, dit-il aux Germains, faire avec vos nations aucun traité tant qu’elles seront sur le sol gaulois. Il n’est pas juste que ceux qui n’ont pas su défendre leur bien s’emparent du bien d’autrui ; d’ailleurs il n’y a ici aucun terrain vacant, surtout pour y transplanter une telle multitude. Il ajouta : qu’ils pouvaient se retirer vers le territoire des Ubes ; dont les envoyés se plaignaient, en ce moment, des violences des Suèves, et lui demandaient assistance ; qu’il se chargeait d’obtenir le consentement de la nation ubienne [Ibid., 4, 8].

Les députés parurent écouter sans trop de répugnance la proposition du général romain [55 av. J.-C.] ; ils lui demandèrent seulement de suspendre sa marche pendant trois jours, afin qu’ils pussent consulter leurs compatriotes et lui rapporter la réponse. César s’y refusa : sachant qu’une partie de leur cavalerie avait été envoyée depuis quelques jours au midi de la Meuse pour chercher des vivres, et faire du butin sur les terres des Ambivarites[38], il en inférait qu’ils attendaient le retour de cette troupe, et ne voulaient que gagner du temps. Il continua sa marche, et n’était plus qu’à douze milles du camp germain, quand les députés revinrent avec la réponse de leurs nations ; ils le conjurèrent de ne point se porter plus avant ; et ne l’obtenant pas, ils insistèrent pour que du moins la cavalerie qui formait l’avant-garde romaine s’abstînt de commencer les hostilités ce jour-là : les Usipètes et les Tencthères, disaient-ils, allaient députer vers les Ubes ; et, dans le cas où ce peuple consentirait à les recevoir sous la foi du serment ; ils s’engageaient à accepter ce que César lui-même proposait. Le proconsul répondit qu’il devait s’avancer ce jour-là encore quatre milles pour trouver de l’eau, et qu’il ne dépasserait pas ce terme; il leur dit aussi de revenir en plus grand nombre le lendemain afin de s’expliquer plus en détail sur ce qu’il convenait de faire. Ce fut donc une véritable trêve qu’il conclut avec eux [César, B. G., 4, 9, 11].

La cavalerie romaine était composée de cinq mille hommes ; dans le cours de la journée, elle rencontra un corps de huit cents cavaliers germains : les deux troupes engagèrent le combat. Les Romains prétendirent flue les premiers coups n’étaient pas partis de leurs rangs, que l’ennemi était seul coupable de la violation de l’armistice ; et leurs historiens, en conséquence, s’étudient à représenter les cavaliers germains comme des jeunes gens téméraires, insubordonnés, qui se seraient portés à cet acte de perfidie, malgré les conseils de leurs vieillards et l’ordre de leurs chefs. Mais en supposant à ces jeunes gens la témérité, la plus insensée, quelle apparence y à-t-il que huit cents hommes fussent venus de gaieté de cœur se risquer contre cinq mille, et cela pour rompre des négociations qui, sincères ou feintes, étaient d’un si haut intérêt pour leurs compatriotes et que ceux-ci avaient eu tant de peine à nouer ? Quel que fût au reste l’agresseur, le combat s’engagea vivement. D’abord les Germains, suivant leur coutume, sautèrent à terre, et, l’épée au poing, se mirent à éventrer les chevaux et à tuer les cavaliers ; ils jetèrent beaucoup de désordre dans les rangs ennemis, mais ils auraient succombé inévitablement sous le nombre, si les auxiliaires gaulois n’eussent, fait brusquement volte-face, se sauvant à toute bride vers le camp. Ceux qui étaient déjà aux prises ou qui voulurent faire bonne contenance dans la retraite, eurent beaucoup à souffrir ; un grand nombre furent blessés, soixante-quatorze périrent, et parmi ces derniers un Aquitain d’antique et illustre famille, dont l’aïeul avait été roi, et avait reçu du sénat romain le titre d’ami ; lui s’était fait Romain ; il avait pris un patron romain, avec le nom de Pilon, et commandait, sous César, un corps d’auxiliaires aquitains. Pison, voyant son frère enveloppé par titi gros de Germains, lui porta secours et le dégagea ; mais ayant eu son cheval tué sous lui, il fut renversé et percé de coups. Son frère, qui était déjà hors de la mêlée, l’ayant aperçu de loin, revint à son tour au milieu des ennemis et se fit tuer [César, B. G., 4, 12].

A l’aspect de sa cavalerie en pleine déroute, César fut transporté d’une violente colère. Dans le fond de son âme, il accusait de tour ce qui arrivait la mauvaise volonté ou, selon son expression, l’inconstance des Gaulois. Il voyait bien qu’au dehors, l’intérêt des peuples belges se portait sur ses ennemis [César, B. G., 4, 13] ; et au milieu même de son camp, il entendait ses auxiliaires exalter la bravoure des Germains pour décourager ses soldais. Il sentit qu’il ne devait leur laisser le temps ni d’affaiblir la confiance des légions, ni de prendre pour eux-mêmes un parti décisif ; mais dissimulant soigneusement ses appréhensions secrètes, il parut concentrer tout sou ressentiment sur les Germains. Ces perfides, disait-il, n’étaient venus implorer la paix que pour le. trahir et le surprendre. Leur joie pourtant ne serait pas longue, car il y aurait une vraie démence à différer encore, à patienter bénévolement, jusqu’à ce que leur cavalerie fût de retour. Ayant convoqué ses lieutenants et son questeur, il décida, de concert avec eux, qu’il fallait saisir la première occasion de livrer bataille.

César en épiait une et, suivant ses propres paroles, une très favorable [Ibid.] ; car c’était le lendemain matin que les négociateurs des Tencthères et des Usipètes devaient se rendre auprès de lui. Ils arrivèrent effectivement en grand nombre, tous recommandables par leur âge et par leurs hautes dignités, demandant à s’expliquer sur le combat de la veille, et protestant qu’ils n’avaient point à se reprocher la violation de la foi jurée[39]. César, sans vouloir les entendre, donna l’ordre de les mettre aux fers ; puis il fit sortir toutes ses troupes, plaça la cavalerie gauloise en surveillance à l’arrière-garde [César, B. G., 4, 13], rangea les légions sur trois colonnes; et par une marche précipitée de huit milles, il arriva en vue de l’ennemi.

Rien ne saurait exprimer l’étonnement et l’effroi des Germains, lorsqu’au lieu de leurs députés, dont ils attendaient le retour, ils virent s’avancer rapidement les enseignes romaines. Aucun plan n’avait été arrêté, aucune disposition n’était prise pour la défense. Incertains s’ils devaient sortir du camp pour combattre, ou s’y retrancher, ou faire retraite, ils hésitaient, se croisaient, s’embarrassaient mutuellement. Cependant le péril devenait d’instant en instant plus menaçant, et d’instant en instant les chances de salut diminuaient. Au bruit confus qui s’élevait du camp, au désordre des postes extérieurs, les soldats romains devinèrent aisément à quelle épouvante leur ennemi était en proie ; et cette idée augmenta leur ardeur. Le combat commença les Germains ayant enfin saisi leurs armes, et s’étant rangés parmi les chariots et les bagages, cherchèrent à soutenir le choc ; quant aux femmes et aux enfants, ils se précipitèrent par les derrières du camp, et se mirent à fuir dans la direction du Rhin : César les aperçut, et envoya sa cavalerie charger cette multitude sans défense [César, B. G., 4, 14].

Cependant les guerriers germains, opposés aux légions, entendant les clameurs qui s’élevaient de l’autre extrémité du camp, tournèrent la tête ; ils virent leurs femmes et leurs enfants sabrés par la cavalerie romaine ; et ce spectacle leur enleva le peu de force qui leur restait [Ibid., 4, 15]. Jetant leurs enseignes, abandonnant leurs chefs, ils coururent en désordre de ce côté ; leur fuite dura jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la rive du Rhin, au confluent de ce fleuve et de la Meuse. Arrêtée là par une double barrière et ne sachant où se réfugier, la horde fugitive périt toute entière ; une partie tomba sous l’épée et le javelot ; plusieurs essayèrent de traverser les fleuves à la nage, mais en vain : la fatigue, l’effroi, la rapidité du courant les firent submerger. Les Romains, sans perte d’un seul homme, avec très peu de blessés, rentrèrent dans leur camp, ayant ainsi terminé en quelques heures une guerre qui leur avait causé d’abord tant d’inquiétude[40].

Aucune bataille n’avait coûté moins de sang à César, mais aucune ne lui rapporta moins de gloire. Les circonstances qui l’avaient précédée, les circonstances qui l’accompagnèrent présentaient un côté peu honorable pour sa loyauté. Cet homme, vengeur si scrupuleux du droit des gens, lorsqu’il intéressait lui et les siens ; qui avait fait torturer tout un sénat, vendu à l’encan toute une nation, parce qu’en retenant quelques agent et espions romains, cette nation avait cru pouvoir recouvrer des otages qu’on lui avait enlevés contre toute justice : ce même homme dressait un guet-apens à des ambassadeurs, et accordait des trêves pour les violer; ce Romain dont la clémence faisait tant de bruit parmi les siens, traitait des troupeaux de femmes et d’enfants fugitifs, avec plus de rigueur qu’on ne traite des soldats vaincus dans une guerre sans quartier. Ces accusations couraient de bouche en bouche dans la Gaule, et se mêlaient aux regrets d’une occasion échappée et d’une espérance déçue. En Italie, et jusque dans le sénat de Rome, des âmes honnêtes, en petit nombre, il est vrai, ressentirent une indignation non moins vive et osèrent l’exprimer. Lorsque, après la lecture des dépêches de César, les sénateurs votèrent que des actions de grâces seraient adressées aux dieux, en reconnaissance de cette victoire : Des actions de grâces ! s’écria Caton ; votez plutôt des expiations ! Suppliez les dieux de ne pas faire peser sur nos armées le crime d’un général coupable. Livrez, livrez César aux Germains afin que l’étranger sache que Rome ne commande point le parjure, et qu’elle en repousse le fruit avec horreur ! [Plutarque, César]

Pour disculper César, ses amis romains prétextaient la situation critique Où lui et son armée s’étaient trouvés, et les nombreux exemples qui militaient en sa faveur. Mais, en deçà des Alpes, ses partisans se taisaient. Le prestige qui avait ouvert à la république la conquête de ce pays s’effaçait chaque jour davantage ; la haine gagnait, et quand Rome crut avoir dompté tous ses ennemis, en soumettant le nord et l’ouest de la Gaule, elle s’aperçut qu’il lui en restait de plus acharnés, ses anciens amis.

César compléta sa victoire en passant le Rhin avec son armée et jetant l’épouvante parmi les nations germaniques voisines du fleuve[41]. Mais comme l’été inclinait vers sa fin et qu’il était trop tard pour commencer une campagne en Germanie où les hivers étaient`rigoureux et précoces, il rentra aussitôt en Gaule [César, B. G., 4, 20]. S’étant rappelé pourtant qu’il avait une vengeance à tirer des habitants de l’île de Bretagne, qui avaient fourni des secours â ses ennemis, notamment aux Vénètes, l’année précédente [Ibid.], il résolut de faire, avant l’hiver, un débarquement sur leurs côtes. Ses lieutenants eurent ordre de mettre en état la flotte construite dans la guerre contre les Armorikes, et de ramasser le plus qu’ils pourraient de vaisseaux de transport gaulois : lui-même se rendit avec toutes ses troupes sur la pointe de la côte des Morins, où il savait que lé détroit de Bretagne était le moins large et le moins dangereux. A son entrée sur le territoire des Morins, ce peuple fier et jusque-là intraitable parut enfin s’humilier devant la puissance de Rome ; il envoya des députés au proconsul, donnant pour excuse de sa conduite passée son état sauvage et son ignorance des coutumes romaines [César, B. G., 4, 22]. Celui-ci trouva que ces avances survenaient très à propos, car il n’eût point voulu laisser d’ennemis derrière lui; il agréa donc la soumission des Morins et exigea d’eux bon nombre d’otages. Avant de suivre César et ses légions dans les parages de la Bretagne, nous devons donner quelques détails sur la topographie de cette île, ses productions, et son histoire antérieure; cette courte exposition ouvrira le chapitre suivant.

 

 

 



[1] César, bell. Gall., I. — Epit., Tite-Live, c. IV. — Plutarque, in César, p. 717. — Dion Cassius, XXXVIII. — Florus, III, c. 10. — Orose, VI, c. 7.

[2] César, bell. Gall., II, c. 3. — Dion, XXXIX, p. 93. — Plutarque, in César, p. 717.

[3] César, Bell. Gall., II, c. 4. — Suétone, dans la vie de l’empereur Galba (n. 3), prétend que ce nom signifiait, en langue gauloise, un homme très gras. — Dion Cassius donne au chef suprême des Belges le nom d’Adra (XXXIX, p. 93).

[4] César, Bell. Gall., II, c. 11. — Dion, XXXIX, p. 93.

[5] Aujourd’hui Noyon.

[6] Veget., de re milit., IV, c. 15. — Salluste, Jugurtha, 76. — Tite-Live, passim.

[7] Aujourd’hui Gratepenche ou Bratepense à deux lieues de Breteuil. D’Anville, Notice de la Gaule, et Géogr. anc. t. X, p. 84.

[8] Buddig-nat, fils de la victoire.

[9] César, Bell. Gall., II, c. 23. — Dion, XXXIX, p. 94.

[10] César, Bell. Gall., II, c. 25. — Florus, III, c. 10. — Plutarque, in César, p. 718. — Appien, Bell. Gall., p. 754.

[11] César, Bell. Gall., II, c. 26. — Plutarque, l. c. — Appien, ibid.

[12] César, Bell. Gall., II, c. 27. — Tite-Live, Epitom. CIV. — Plutarque, in César, p. 718. — Florus, III, c. 10. — Appien, Bell. Gall., p. 754. — Paul Orose, VI, c. 7.

[13] César, Bell. Gall., II, c. 28. — Tite-Live dit que, de quatre cents sénateurs, il en resta trois, et de soixante mille guerriers, trois cents (Epitom. c. IV). — Plutarque ne compte non plus que quatre cents sénateurs (César, p. 718).

[14] César, Bell. Gall., II, c. 29. — Dion, XXXIX, p. 94.

[15] César, Bell. Gall., II, c. 33. — Dion, XXXIX, p. 94.

[16] César, Bell. Gall., III, c. 6. — Dion, XXXIX, p. 94-95. — Paul Orose, VI, c. 7.

[17] Veget., IV, c. 14 ; V, c. 15. — Tite-Live, XXXVIII, c. 49.

[18] César, Bell. Gall., III, c. 14. — Strabon, IV, p. 195. — Dion, XXXIX, p. 110. — Orose, VI, c. 8.

[19] Dion, XXXIX, p. 110. — Orose, VI, c. 8.

[20] Dix heures du matin.

[21] César, Bell. Gall., III, c. 15. — Florus, III, c. 10.

[22] César, Bell. Gall., III, c. 16. — Paul Orose, VI, c. 8.

[23] César, Bell. Gall., III, c. 16. — Paul Orose, VI, c. 8. — Dion, XXXIX, p. 111.

[24] César, Bell. Gall., III, c. 19. — Dion, XXXIX, p. 113. — Frontin, Stratagèmes, III, c. 17, § 7.

[25] Peuple de Lectoure.

[26] César, Bell. Gall., III, c. 22. — Athénée, d’après Nicolas de Damas, leur donne le nom de Silodunes (VI, c. 17). En basque Zaldi ou Saldi signifie cheval ; Salduna, un cavalier, un chevalier ; Voyez ci-dessus, part. II, c. 1, où il faut lire Saldunac au lieu de Saldunœ.

[27] Vocates appelés ensuite Bazates ou Vazates ; les habitants du Bazadois.

[28] Les habitants de Tursan ; dont la capitale était Aturres, Aires, en Gascogne.

[29] Aujourd’hui les Biscayens.

[30] César, Bell. Gall., III, c. 26. — Paul Orose, VI, c, 8.

[31] César, Bell. Gall., III, c. 25-26. — Dion, XXXIX, p. 112. — Florus, III, c. 10. — Paul Orose, VI, c. 8.

[32] Peuple inconnu.

[33] Peuple du pays d’Euse ou Eause.

[34] Peuple du comté de Gaure.

[35] Peuple de Sobusse entre Dax et Bayonne.

[36] Peuple de Marensim, à huit lieues de Dax.

[37] César, Bell. Gall., III, c. 29. — Florus, III, c. 10.

[38] Tribu inconnue.

[39] César, Bell. Gall., IV, 13. — Dion, XXXIX, p. 113.

[40] César, Bell. Gall., IV, c. 15. — Epitom., Tite-Live, c. V. — Plutarque, in César, p. 718. – Appien, Bell. Gall. — Dion Cassius, XXXIX, p. 112-113. — Paul Orose, IV, c. 9.

[41] César, Bell. Gall., IV, c. 16-19. — Tite-Live, Epit., c. V. — Plutarque, l. c. — Dion Cassius, XXXIX, p. 113. — Florus, III, c. 10. — Paul Orose, IV, c. 9.