HISTOIRE DES GAULOIS

Première partie

CHAPITRE IV.

 

 

L’IRRUPTION en Italie de cette bande de Gaulois transalpins dont nous avons raconté dans le chapitre précédent l’alliance avec les Cisalpins et bientôt la destruction complète, se rattachait à de nouveaux mouvements de peuples dont la Gaule transalpine était encore le théâtre. Celle des trois grandes confédérations kimriques d’outre Rhin qui avoisinait de plus près ce pays, la confédération des Belgs ou Belges, dans la première moitié du quatrième siècle[1], avait franchi le Rhin tout à coup et envahi la Gaule septentrionale, jusqu’à la chaîne des Vosges à l’est, et, au midi, jusqu’au cours de la Marne et de la Seine. La résistance des Galls et des Kimris, enfants de la première conquête, ne permit pas aux nouveaux venus de dépasser ces barrières. Deux de leurs tribus seulement, les Arécomikes et les Tectosages, parvinrent à se faire jour, et après avoir traversé le territoire gaulois dans toute sa longueur, s’emparèrent d’une partie du pays situé entre le Rhône et les Pyrénées orientales. Les Arécomikes subjuguèrent l’Ibéro-Ligurie entre les Cévennes et la mer ; les Tectosages s’établirent entre ces montagnes et la Garonne, et adoptèrent pour leur chef-lieu Tolosa, ville d’origine, selon toute apparence, ibérienne, qui avait passé autrefois des mains des Aquitains dans les mains des Galls pour tomber ensuite et rester dans celles des Kimris. Séparées l’une de l’autre par la seule chaîne des Cévennes, les tribus arécolnike et tectosage formèrent une nation unique qui continua de porter le nom de Belg, que ses voisins, les Galls et Ibères, prononçaient Bolg, Volg et Volk[2].

Nous ne savons rien des guerres que les Belges, avant de rester possesseurs paisibles du pays qu’ils avaient envahi, soutinrent contre les populations antérieures. L’histoire nous montre seulement les Tectosages, vers l’année 281, faisant partir de Tolosa une émigration considérable, sur les motifs de laquelle les écrivains ne sont pas d’accord. Les uns l’attribuent à l’excès de population [Justin, 24, 4] qui de bonne heure se serait fait sentir parmi les Volkes serrés étroitement de tout côté par les anciennes peuplades galliques, aquitaniques et liguriennes ; d’autres lui assignent pour cause des révoltes et des guerres intestines. Il s’éleva chez les Tectosages, disent -ils, de violentes dissensions, par suite desquelles un grand nombre d’hommes furent chassés et contraints d’aller chercher fortune au dehors [Strabon, 4. – Polybe, 2.]. Les émigrants, quel que fût le motif de leur départ, sortirent de la Gaule par la forêt Hercynie et entrèrent dans la vallée du Danube ; c’était la route qu’avaient suivie, 321 ans auparavant, les Galls compagnons de Sigovèse [ch. 1]. Dans ce laps de temps, ces anciens émigrés de la Gaule s’étaient prodigieusement accrus ; maîtres des meilleures vallées des Alpes, ils formaient de grands corps de nations qui s’étendaient jusqu’aux montagnes de l’Épire, de la Macédoine et de la Thrace. Bien que placés sur la frontière des peuples grecs, ils n’étaient entrés en relation avec eux que fort tard, et voici à quelle occasion.

L’an 340 avant notre ère, Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine, ayant fait une expédition, vers les bouches du Danube, contre les tribus scythiques ou teutoniques qui ravageaient la frontière de Thrace, quelques Galls se rendirent dans son camp, attirés soit par la curiosité du spectacle, soit par le désir de voir ce roi déjà fameux. Alexandre les reçut avec affabilité, les fit asseoir à sa table, au milieu de sa cour, et prit plaisir à les éblouir de cette magnificence dont il aimait à s’environner, jusque sur les champs de bataille. Tout en buvant, il causait avec eux par interprète : Quelle est la chose que vous craignez le plus au monde ? leur demanda-t-il, faisant allusion à la célébrité de son nom et au motif qu’il supposait à leur visite. Nous ne craignons, répliquèrent ceux-ci, rien que la chute du ciel. — Cependant, ajoutèrent-ils, nous estimons l’amitié d’un homme tel que toi [Strabon, 7]. Alexandre dissimula prudemment la mortification que cette réponse dut lui faire éprouver, et se tournant vers ses courtisans non moins surpris que lui, il se contenta de dire : Voilà un peuple bien fier ! [Arrien, Alex., 1, 6] Toutefois, avant de quitter ses hôtes, il conclut avec eux un traité d’amitié et d’alliance.

Mais Alexandre mourut à la fleur de l’âge, au fort de ses conquêtes, à mille lieues de sa patrie, et le vaste empire qu’il avait créé fut dissous. Tandis que ses généraux prenaient les armes pour se disputer son héritage, les républiques asservies par lui ou par son père s’armaient aussi pour reconquérir leur indépendance. Tout présageait à la Grèce une longue suite de bouleversements ; tout semblait convier à cette riche proie de sauvages voisins avides de pillage et de combats. Dès les premiers symptômes de guerre civile, les Galls s’adressèrent aux républiques du Péloponnèse et de la Hellade, offrant d’être leurs auxiliaires contre le roi de Macédoine ; mais une telle proposition fut repoussée avec hauteur[3]. Rebutés par les républiques, ils s’adressèrent au roi de Macédoine, qui se montra moins dédaigneux ; il en prit à son service, et en fit passer aux rois d’Asie, ses amis, des bandes nombreuses[4].

Plus les affaires de la Grèce s’embrouillèrent, plus s’accrut l’importance des Gaulois soldés ; ils furent d’un grand secours aux rois dans leurs interminables querelles ; mais souvent aussi ils leur firent payer cher les services du champ de bataille. On raconte à ce sujet qu’Antigone, un des successeurs d’Alexandre, ayant engagé dans ses troupes une bande de Galls du Danube, à raison d’une pièce d’or par tête, ceux-ci amenèrent avec eux leurs femmes et leurs enfants, et, qu’à la fin de la campagne, ils réclamèrent la solde pour leur famille comme peur eux. Une pièce d’or a été promise par tête de Gaulois, disaient-ils, ne sont-ce pas là des Gaulois ? [Polyæn, Strat., 4, 6] Cette interprétation commode, qui faisait monter la somme stipulée à cent talents au lieu de trente[5], ne pouvait être du goût d’Antigone ; la dispute s’échauffa, et les Galls menacèrent de tuer les otages qu’ils avaient entre les mains. Il fallut au roi grec toute l’habileté qui caractérisait sa nation pour sauver ses otages et son argent, et se délivrer lui-même de ces auxiliaires dangereux.

Introduits au sein de cette Grèce déchirée par tant de factions, les Galls sentirent bientôt sa faiblesse et leur force ; ils se lassèrent de combattre à la solde d’un peuple qu’ils pouvaient dépouiller. Un chef de bande, nommé Cambaules[6], entra pour son propre compte dans la Thrace, dont il ravagea la frontière ; et quoiqu’il n’y restât que très peu de temps, il en rapporta assez de butin pour exciter la cupidité de toute sa nation [Pausanias, 10]. Les émigrés Tectosages, arrivés sur ces entrefaites, décidèrent l’impulsion générale ; de concert avec les peuples galliques, ils organisèrent une expédition dont la conduite fut confiée à un chef qui parait avoir été de race kymrique. Le nom de cet homme nous est inconnu ; l’histoire nous apprend seulement qu’il tirait son origine de la tribu des Praus ou hommes terribles[7] ; et comme l’autre chef, non moins fameux, qui prit et brûla Rome, elle ne le désigne habituellement que par son titre de Brenn ou roi de guerre. Ses talents comme général, son intrépidité, ses saillies spirituelles et railleuses, son éloquence même, lui valurent une grande renommée dans l’antiquité, et les éloges d’écrivains qui certes n’avaient aucun motif de partialité, ni pour l’homme, ni pour la nation.

Des régions de la haute Macédoine, comme d’un point central, partent quatre grandes chaînes de montagnes. La plus considérable, celle du mont Hémus, se dirige vers l’est, entoure la Thrace, borde le Pont-Euxin et envoie une branche de collines vers Byzance et vers l’Hellespont. Une seconde chaîne se détache du plateau de la haute Macédoine en même temps que l’Hémus, mais se prolonge vers le sud-est : c’est le Rhodope. Une troisième court de l’est vers l’ouest, celle des monts que les Galls avaient nommés Alban[8]. Enfin la quatrième, s’étendant au sud et au midi, donne naissance a toutes les montagnes de la Thessalie, de l’Épire, de la Grèce propre et de l’Archipel[9]. Conformément à cette disposition géographique, le Brenn dirigea sur trois points les forces de l’invasion. Son aile gauche, commandée par Cerethrius, ou plus correctement Kerthrwyz[10], entra dans la Thrace avec ordre de la saccager et de passer ensuite dans le nord de la Macédoine, soit par le Rhodope, soit en côtoyant la mer Égée. Son aile droite marcha vers la frontière de l’Épire pour envahir de ce côté la Macédoine méridionale et la Thessalie, tandis que lui-même, à la tête de l’armée du centre, pénétrait dans les hautes montagnes qui bornent la Macédoine au nord. Ces montagnes servaient de retraite à des peuplades sauvages d’origine thracique et illyrienne, continuellement en guerre avec les Galls. Il importait au succès de l’expédition et à la sauvegarde des tribus gauloises, durant l’absence d’une partie de ses guerriers, que ces peuplades ennemies fussent ou soumises ou détruites dès l’ouverture de la campagne : mais retranchées dans d’épaisses forêts, au milieu de rochers inaccessibles, elles surent résister plusieurs mois à tous les efforts du Brenn. Celui-ci n’épargna aucun moyen pour en triompher. On prétend qu’il empoisonna des bandes entières avec des vivres qu’il se laissait enlever dans des fuites simulées[11] ; enfin ces peuplades furent exterminées par le fer, le feu et le poison, ou contraintes de livrer au vainqueur, sous le nom de soldats auxiliaires, l’élite de leur jeunesse [Appien, de Bell. Illyr.]. Le Brenn songea alors à descendre le revers méridional de l’Hémus, pour aller rejoindre en Macédoine la division de Cerethrius et l’armée de droite ; mais, comme on le verra tout à l’heure, des événements contraires l’arrêtèrent dans sa marche et le firent changer, de résolution.

Tandis que le Brenn bataillait contre les montagnards de l’Hémus, l’aile droite arriva sans difficulté sur la frontière occidentale de la Macédoine [281 av. J.-C.] ; elle avait pour chef un guerrier probablement Tectosage, appelé Bolg ou Belg[12]. Avant de poser le pied sur le territoire de la Grèce, Belg s’avisa d’une formalité qu’il crut sans doute équivaloir à une déclaration de guerre ; il fit sommer le roi de Macédoine, alors Ptolémée, fils de Ptolémée, roi d’Égypte, de lui payer immédiatement une somme pour la rançon de ses états, s’il voulait conserver la paix[13]. Une telle sommation, si nouvelle pour les soldats de Philippe et d’Alexandre, surprit à juste titre les Macédoniens, mais elle jeta dans une colère terrible le roi Ptolémée, à qui, la violence de son caractère avait mérité le surnom de Foudre[14]. Si vous avez quelque chose à espérer de moi, dit-il avec emportement aux députés gaulois, annoncez à ceux qui vous envoient qu’ils déposent sur-le-champ leurs armes et me livrent leurs chefs ; et qu’alors je verrai quelle paix il me convient de vous accorder. [Justin, 24, 5] Les messagers, en entendant ces paroles, se mirent à rire. Tu verras bientôt, lui dirent-ils, si c’était dans notre intérêt ou dans le tien que nous te proposions la paix [Ibid.]. Belg passa la frontière, et s’avança à marches forcées dans l’intérieur du royaume ; il ne tarda pas à rencontrer l’armée macédonienne, que le Foudre lui-même commandait, monté sur un éléphant, à la manière des rois de l’Asie [Memnon, Hist. ap. Phot., 15].

De part et d’autre on fit ses dispositions pour la bataille. Ptolémée, suivant la tactique grecque, rangea sur les flancs son infanterie légère et sa cavalerie ; au centre, son infanterie pesante, armée de longues piques, se forma en phalange. Les Grecs appelaient de ce nom un bataillon carré de cinq cents hommes de front, sur seize de profondeur, tous tellement serrés les uns contre les autres que les piques du cinquième rang dépassaient de trois pieds la première ligne ; les rangs les plus intérieurs, ne pouvant se servir de leurs armes, appuyaient les premiers, soit pour augmenter la force de l’attaque, soit pour soutenir le choc des charges ennemies. La phalange était la gloire de l’armée macédonienne ; Philippe, Alexandre, et les successeurs de ce conquérant, lui avaient été redevables de leurs plus grands succès. Cependant ce corps si redoutable ne résista pas à l’audace impétueuse des Gaulois ; après un combat terrible, il fut enfoncé ; l’éléphant qui portait le roi tomba criblé de javelots ; lui-même, saisi vivant, fut mis en pièces, et sa tête promenée au bout d’une pique, à la vue des ailes macédoniennes qui tenaient encore[15]. Alors la déroute devint générale ; la plupart des chefs et des soldats périrent ou furent contraints de se rendre ; mais le sort des captifs fut plus horrible que celui des guerriers morts sur le champ de bataille ; Belg en fit égorger dans un sacrifice solennel les plus jeunes et les mieux faits ; les autres, garrottés à des arbres, servirent de but aux gais des Galls et aux matars des Kimris[16].

Cette défaite et les atrocités dont elle était suivie jetèrent la Macédoine dans la consternation. De toutes parts on se réfugia dans les villes. De l’enceinte de leurs murailles, dit un historien [Justin, 24, 5], les Macédoniens, levant les mains vers le ciel, invoquaient les noms de Philippe et d’Alexandre, dieux protecteurs de la patrie ; mais cette patrie, nul ne s’armait pour la sauver. Ce qui mettait le comble à la misère publique, c’était l’anarchie qui régnait dans l’armée : les soldats, après avoir élu roi Méléagre, frère de Ptolémée, le chassèrent pour mettre à sa place un certain Antipater qui fut surnommé l’Étésien, parce que son règne ne dépassa pas en durée la saison où soufflent les vents étésiens[17] ; les désordres des soldats, l’absence d’un chef militaire, et l’épouvante des citoyens, pendant plus de trois mois, livrèrent sans défense la Macédoine aux dévastations des Gaulois. Belg parcourut tranquillement le midi de ce royaume et le nord de la Thessalie [Pausanias, 10], entassant dans ses chariots un immense butin que personne ne venait lui disputer.

Un jeune Grec, nommé Sosthènes, de la classe du peuple [Justin, 24, 5], mais plein de patriotisme et d’énergie, entreprit enfin d’arrêter ou du moins de troubler le cours de ces ravages. Il rassembla quelques jeunes gens, comme lui plébéiens, et se mit à inquiéter par des sorties les divisions gauloises séparées du gros de l’armée, à enlever les traîneurs et les bagages, à intercepter les vivres. Peu à peu le nombre de ses compagnons s’accrut ; et il se hasarda à tenir la campagne. L’armée macédonienne accourut alors sous ses drapeaux, et, déposant son roi Antipater, vint offrir à Sosthènes la couronne et le commandement ; le jeune patriote dédaigna le titre de roi, et ne voulut accepter qu’un commandement temporaire [Justin, 24, 5]. Belg fut bientôt réduit à se tenir sur la défensive. Comme ses bagages étaient chargés de dépouilles et de richesses de tout genre, craignant d’aventurer ces fruits de sa campagne, il se soucia peu d’en venir à une bataille rangée ; harcelé par Sosthènes, mais éludant toujours une action décisive, il regagna les montagnes, non sans avoir perdu beaucoup de monde [Justin, 24, 6 – Pausanias, 10]. Tels étaient les événements qui arrêtèrent le Brenn et l’armée du centre au moment où, avant réduit les peuplades de l’Hémus, ils allaient fondre sur la Macédoine. Quant à l’aile gauche, que commandait Cerethrius, elle était toujours en Thrace ; trop occupée à combattre ou à piller, elle n’avait opéré aucun mouvement pour rejoindre le corps d’armée de Belg ; en un mot, tout semblait avoir conspiré pour faire avorter le plan de campagne qui devait livrer aux Gaulois la Grèce septentrionale. D’ailleurs l’hiver approchait ; le Brenn évacua les montagnes, et retourna dans les villages des Galls presser les préparatifs d’une seconde expédition pour le printemps suivant [280 av. J.-C.].

Le Brenn sentit qu’il était nécessaire de remonter la confiance de ses compatriotes un peu affaiblie par ce premier revers ; il se mit à voyager de tribu en tribu, animant les jeunes gens par ses discours, et appelant aux armes tout ce qu’il restait de guerriers. Il ne se borna pas au territoire gallique ; il alla solliciter les Boïes, habitants du fertile bassin situé entre le haut Danube et l’Oder, ainsi que les nations teutoniques qui occupaient déjà une partie des vastes régions, au nord des Kimris. Durant ce voyage, le Brenn traînait après lui des prisonniers macédoniens qu’il avait choisis petits et de peu d’apparence, et dont il avait fait raser la tête. Il les promenait dans les assemblées publiques, et faisant paraître à côté d’eux de jeunes guerriers galls et kimris de haute taille, parés de la chaîne d’or et de la longue chevelure : Voilà ce que nous sommes, disait-il, grands, forts et nombreux ; et voilà ce que sont nos ennemis ! [Polyæn, Strat., 7, 35] Alors avec ces images vives et poétiques qui formaient le caractère de l’éloquence gauloise, le Brenn peignait la faiblesse de la Grèce et sa richesse immense ; les trésors de ses rois ravageur du monde entier ; les trésors de ses temples et surtout de ce temple de Delphes, si renommé jusque chez les nations les plus étrangères à la Grèce, où les plus lointaines contrées envoyaient leur tribut d’offrande [Pausanias, 10]. Les efforts du Brenn furent couronnés d’un complet succès ; il eut bientôt mis sur pied deux cent quarante mille guerriers ; de ce nombre il détacha quinze mille fantassins et trois mille cavaliers qu’il laissa dans le pays à la défense des femmes, des enfants et des habitations ; il organisa le reste en toute hâte [Justin, 25, 1].

Le Brenn se choisit parmi les chefs un lieutenant ou collègue, dont le titre, en langue kymrique, était Kikhouïaour ou Akikhouïaour, mot que les Grecs orthographiaient Kikhorios et Akikhorios, et qu’ils prenaient pour un nom propre de personne[18]. L’armée réunie sous ses ordres se trouva composée : 1° de Galls ; 2° de Tectosages ; 3° de Boïes qui prenaient le nom de Tolisto-Boïes, c’est-à-dire, Boïes séparés[19] ; 4° d’un corps peu nombreux, levé chez les nations teutoniques, portant la dénomination de Teuto-Bold ou Teutobodes, les vaillants Teutons, et commandés par Lut-Her[20] ; 5° d’un corps d’Illyriens [Appien, de Bell. Illyr.]. Ces forces formaient en tout cent cinquante deux mille hommes d’infanterie et vingt mille quatre cents hommes de cavalerie, organisés de manière que leur nombre montait réellement à soixante et un mille deux cents. En effet chaque cavalier était suivi de deux domestiques ou écuyers montés et équipés, qui se tenaient derrière le corps d’armée ; lorsque la cavalerie engageait le combat. Le maître était-il démonté, ils lui donnaient sur-le-champ un cheval ; était-il tué, un d’eux montait son cheval et prenait son rang ; enfin, si le cheval et le cavalier étaient tués ensemble ou que le maître blessé fût emporté du champ de bataille par un des écuyers, l’autre occupait, dans l’escadron, la place que le cavalier laissait vacante. Ce mode de cavalerie s’appelait trimarkisia de deux mots qui, dans la langue des Galls, comme dans celle des Kimris, signifiaient trois chevaux[21]. Outre les guerriers sous les armes, une foule de vivandiers et de marchands forains de toute nation grossissait la suite du Brenn; deux mille chariots suivaient, destinés à transporter les vivres, les blessés et le butin [Diodore, 22].

Cette formidable armée se mit en marche ; mais au moment où elle touchait la frontière de Macédoine, la division éclata parmi ses chefs. Lut-Herr et ses Teutons se séparèrent du Brenn ; leur exemple fut suivi par Léonor, chef d’une des bandes gauloises, et les deux troupes formant environ vingt mille hommes prirent le chemin de la Thrace [Tite-Live, 38, 16]. Quant au Brenn, il avait renoncé à ses plans de l’année précédente, et méditait une irruption en masse ; il fondit sur la Macédoine, écrasa l’armée de Sosthènes dans une bataille où ce jeune patriote périt avec gloire [Diodore, 22], et força les débris des phalanges ennemies à se renfermer dans les places fortifiées ; tout le reste du pays lui appartint. Pendant six mois, ses soldats vécurent à discrétion dans les campagnes et les villes ouvertes de la Macédoine et de la haute Thessalie ; mais les places de guerre échappèrent aux calamités de l’invasion, parce que les Gaulois n’avaient, pour les sièges réguliers, ni goût, ni habileté. Vers la fin de l’automne, le Brenn rallia ses troupes et établit son camp dans la Thessalie, non loin du mont Olympe ; tout le butin fut accumulé en commun et l’on attendit, pour pénétrer vers les contrées plus méridionales, le retour de la belle saison. Tandis que ces événements se passaient en Thessalie et en Macédoine, la Thrace était non moins cruellement ravagée par les bandes de Lut-Herr et de Léonor, auxquelles s’étaient jointes, selon toute apparence, la division qui y avait été conduite par Cerethrius, l’année précédente ; les exploits et les conquêtes de cette autre armée, sur les deux rives de la Propontide, nous occuperont plus tard et fort en détail ; pour le moment nous nous bornerons à suivre la marche du Brenn à travers la Grèce centrale.

La Thessalie est un riant et fertile bassin environné de montagnes, sur les terrasses desquelles soixante-quinze villes s’élevaient alors comme sur les gradins d’un amphithéâtre[22] ; à l’occident, la longue chaîne du Pinde la sépare de l’Épire et de l’Étolie ; au midi, le mont Œta qui se confond d’un côté avec le Pinde, et qui de l’autre se prolonge jusqu’au golfe Maliaque, forme une barrière presque inaccessible entre elle et les provinces de la Hellade. Quelques sentiers cachés et difficiles à franchir pouvaient conduire d’un revers à l’autre de l’Œta des individus isolés ou même des corps de fantassins ; mais pour une armée traînant après elle des chevaux, des chariots et des bagages, le seul passage praticable était un long et étroit défilé, bordé à droite par les derniers escarpements de la montagne, et à gauche par des marais où séjournaient les eaux pluviales ayant de se perdre dans le golfe Maliaque. Ce défilé, nommé Thermopyles (portes des bains) à cause d’une source d’eaux thermales qui le traversait, était célèbre dans l’histoire des Hellènes ; c’était là que, deux siècles auparavant, trois cents Spartiates, chargés d’arrêter la marche d’une armée de Perses qui venait envahir la Grèce, avaient donné au monde l’exemple d’un dévouement sublime.

Une seconde invasion bien plus terrible que la première menaçait alors cette même Grèce, et déjà touchait à ces mêmes Thermopyles. Les hellènes ne s’aveuglèrent point sur le péril de leur situation. Ce n’était plus, dit un ancien historien [Pausanias, 10], une guerre de liberté, comme celle qu’ils avaient soutenue contre Darius et Xerxès ; c’était une guerre d’extermination. Livrer l’eau et la terre n’eût point désarmé leurs farouches ennemis. La Grèce le sentait ; elle n’avait que deux chances devant les yeux : vaincre ou être effacée dit monde. A de telles réflexions inspirées par le caractère d’une lutte où la barbarie était aux prises avec la civilisation, se joignait encore dans l’esprit des Hellènes certaines impressions relatives à la race d’hommes contre laquelle il leur fallait défendre leur vie. Les peuples de la Hellade, et surtout ceux du Péloponnèse, avaient à peine vu les Galls auxiliaires enrôlés, durant les troubles civils, dans les armées épirotes et macédoniennes. D’ailleurs ces barbares, comme ils les appelaient, armés et enrégimentés pour la plupart à la façon des Grecs, avaient perdu de leur extérieur effrayant, et différaient beaucoup de la foule indisciplinées et sauvage qui se précipitait maintenant vers les Thermopyles.

Ce que savaient, à cette époque, les plus savants hommes de la Grèce sur la nation gauloise se réduisait à quelques informations vagues, défigurées par d’absurdes contes. L’opinion la plus accréditée, parmi les érudits, plaçait le berceau de cette nation à l’extrémité de la terre, au-delà du vent du nord[23], sur un sol glacé, impuissant à produire des fleurs[24], des fruits ou des animaux utiles à l’homme[25], mais fécond en monstres et en plantes vénéneuses. Un de ces poisons passait pour être si violent, que l’homme ou l’animal atteint dans sa course par une flèche qui en aurait été infectée , tombait mort sur-le-champ , comme frappé de la foudre[26]. On se plaisait à raconter, touchant les Gaulois, des traits d’audace et de force qui semblaient surnaturels. On disait que, les premiers de tous les mortels après Hercule, ils avaient franchi les Alpes, pour aller brûler dans l’Italie une ville grecque appelée Rome[27]. Cette race indomptable, ajoutait-on, avait déclaré la guerre non seulement au genre humain, mais aux dieux et à la nature ; elle prenait les armes contre les tempêtes, la foudre et les tremblements de terre [Aristote, de Morib., 3, 10] ; durant le flux et le reflux de la mer, ou les inondations des fleuves, on la voyait s’élancer l’épée, à la main au-devant des vagues, pour les braver ou les combattre [Aristote, Eudomior, 3, 1]. Ces récits, propagés par la classe éclairée, couraient de bouche en bouche parmi le peuple, et répandaient un effroi général, du mont Olympe au promontoire du Ténare.

Les républiques helléniques, autrefois si florissantes, avaient été ruinées par la domination des rois de Macédoine depuis Philippe ; de récentes et malheureuses tentatives d’affranchissement leur avaient porté un dernier coup, dont elles n’avaient pu se relever encore. Leur faiblesse et la gravité des circonstances auraient dû les engager à se rapprocher, et ce fut précisément ce qui les désunit [Pausanias, 1]. Plusieurs d’entre elles, alléguant ces motifs mêmes, crurent pouvoir sans honte se refuser à la commune défense. Les nations du Péloponnèse se contentèrent de fortifier l’isthme de Corinthe par une muraille qui le coupait d’une mer à l’autre, et d’attendre derrière ce rempart l’issue des événements dont la Phocide, la Béotie et l’Attique, allaient être le théâtre [Ibid., 7]. Dans la Hellade, les Athéniens parvinrent à former une ligue offensive et défensive ; mais les confédérés agirent avec tant de lenteur que leurs contingents étaient à peine réunis aux Thermopyles, dans les premiers jours du printemps [279 av. J.-C.], quand le Brenn, s’approchant du Sperchius, menaçait déjà les défilés [Pausanias, 1]. Voici en quoi consistaient leurs forces : Béotiens, dix mille hommes d’infanterie, cinq cents chevaux ; Phocidiens[28], trois mille fantassins, cinq cents chevaux ; Locriens, sept cents hommes ; Mégariens, quatre cents fantassins quelques escadrons de cavalerie ; Étoliens, sept mille hommes de grosse infanterie, une centaine d’infanterie légère éprouvée, une nombreuse cavalerie ; Athéniens, mille fantassins, cinq cents cavaliers et trois cent cinq galères qui mouillaient dans le golfe Maliaque ; il s’y joignit mille Macédoniens et Syriens qui étaient arrivés de l’Orient. Callipus, général des Athéniens, fut chargé du commandement suprême de l’armée [Pausanias, 10].

Sitôt qu’il apprit la marche des Gaulois, Callipus détacha mille hommes d’infanterie légère et autant de cavaliers pour rompre les ponts du Sperchius et en disputer le passage. Ils arrivèrent à temps, et les communications étaient complètement coupées lorsque le Brenn parvint au bord du fleuve. En cet endroit, comme dans presque toute l’étendue de son cours, le Sperchius était rapide, profond, encaissé entre deux rives à pic. Le chef gaulois n’eut garde de tenter ce passage dangereux, ayant en face l’ennemi posté sur l’autre bord ; il feignit pourtant de l’entreprendre ; mais tandis qu’il amusait les Grecs par des préparatifs simulés, il descendit précipitamment le fleuve avec dix mille hommes des plus robustes et des meilleurs nageurs de son armée, cherchant un lieu guéable. Il choisit celui où, près de se perdre dans la mer, le Sperchius déverse à droite et à gauche sur ses rives et y forme de larges étangs peu profonds ; ses soldats, profitant de l’obscurité de la nuit, traversèrent, les uns à la nage, les autres de pied ferme, plusieurs sur leurs boucliers qui, longs et plats, pouvaient servir de radeaux. Au point du jour, les Hellènes apprirent cette nouvelle, et, craignant d’être enveloppés, se retirèrent vers les Thermopyles [Ibid.].

Le Brenn, maître des deux rives du Sperchius, ordonna aux habitants des villages environnants d’établir un pont sur le fleuve, et ceux-ci, impatients de se délivrer du séjour des Gaulois, exécutèrent les travaux avec la plus grande promptitude ; bientôt les Kimro-Galls arrivèrent aux portes d’Héraclée. Ils commirent de grands ravages tout autour de cette ville, et tuèrent ceux des habitants qui étaient restés aux champs ; mais la ville, ils ne l’assiégèrent pas. Le Brenn s’inquiétait peu de s’en rendre maître ; ce qui lui tenait le plus à coeur, c’était de chasser promptement l’armée ennemie des défilés, afin de pénétrer par-delà les Thermopyles, dans cette Grèce méridionale si populeuse et si opulente. Lorsqu’il eut connu, par les rapports des transfuges, le dénombrement des troupes grecques, plein de mépris pour elles, il se porta en avant d’Héraclée, et attaqua les défilés, dès le lendemain, au lever du soleil, sans avoir consulté, sur le succès futur de la bataille, remarque un écrivain ancien [Pausanias, 10], aucun prêtre de sa nation, ni, à défaut de ceux-ci, aucun devin grec.

Au moment où les Gaulois commencèrent à pénétrer dans les Thermopyles, les Hellènes marchèrent à leur rencontre, en bon ordre, et dans un grand silence. Au premier signal de l’engagement, leur grosse infanterie s’avança au pas de course, de manière pourtant à ne pas rompre sa phalange, tandis que l’infanterie légère, gardant aussi ses rangs, faisait pleuvoir une grêle de traits sur l’ennemi, et lui tuait beaucoup de monde, à coups de frondes et de flèches. De part et d’autre la cavalerie fut inutile, non seulement à cause du peu de largeur du défilé, mais encore parce que les roches naturellement polies étaient devenues très glissantes par l’effet des pluies du printemps. L’armure défensive des Gaulois était presque nulle, car ils n’avaient pour se couvrir qu’un mauvais bouclier ; et à ce désavantage se joignait une infériorité marquée dans le maniement des armes offensives et dans la tactique du combat. Ils se précipitaient eu masse, avec une impétuosité qui rappelait aux Hellènes la rage aveugle des bêtes féroces [Pausanias, 10]. Mais pourfendus à coups de hache, ou tout percés de coups d’épée, ils ne lâchaient point prise et ne quittaient point cet air terrible qui épouvantait leurs ennemis [Ibid.] ; ils ne faiblissaient point tant qu’il leur restait un souffle de vie. On les voyait arracher de leur blessure le dard qui les atteignait, pour le lancer de nouveau, ou pour en frapper quelque Grec qui se trouvait à leur portée.

Cependant les galères d’Athènes, mouillées au large, en vue du défilé, s’approchèrent de la côte, non sans peine et sans danger, à cause de la vase dont cette partie du golfe était encombrée, et les Gaulois furent battus en flanc par une grêle de traits et de pierres qui partaient sans interruption des vaisseaux. La position n’était plus tenable, car le peu de largeur du passage les empêchait de déployer leurs forces coutre l’ennemi qu’ils avaient en front, et celui qu’ils avaient sur les flancs, sans rien souffrir d’eux, les accablait à coup sûr ; ils prirent le parti de la retraite. Mais cette retraite s’opéra sans ordre et avec trop de précipitation ; un grand nombre furent écrasés sous les pieds de leurs compagnons ; un plus grand nombre périrent abîmés dans la vase profonde des marais ; en tout, leur perte fut considérable. Les Hellènes n’eurent à pleurer, dit-on, que quarante des leurs. La gloire de la journée resta aux Athéniens, et parmi eux, au jeune Cydias qui faisait alors ses premières armes et resta sur le champ de bataille. En mémoire de son courage et de la victoire de l’armée hellène, le bouclier du jeune héros fut suspendu aux murailles du temple de Jupiter Libérateur, à Athènes, avec une inscription dont voici le sens :

Ce bouclier consacré à Jupiter est celui d’un vaillant mortel, de Cydias ; il pleure encore son jeune maître. Pour la première fois, il chargeait son bras gauche, quand le redoutable Mars écrasa les Gaulois [Pausanias, 10].

Après le combat, les Grecs donnèrent la sépulture à leurs morts ; mais les Kimro-Galls n’envoyèrent aucun héraut redemander les leurs, s’inquiétant peu qu’ils fussent enterrés ou qu’ils servissent de pâture aux bêtes fauves et aux vautours. Cette indifférence pour un devoir sacré aux yeux des Hellènes, augmenta l’effroi que leur inspirait le nom gaulois ; toutefois, ils n’en furent que plus vigilants et plus déterminés à repousser de leurs foyers des hommes qui semblaient ignorer ou braver les plus communs sentiments de la nature humaine [Ibid.].

Sept jours s’étaient écoulés depuis la bataille des Thermopyles, lorsqu’un corps de Gaulois entreprit de gravir l’Œta au-dessus d’Héraclée, par un sentier étroit et escarpé, qui passait derrière les ruines de l’antique ville de Trachine. Non loin de cette ville, vers le haut de la montagne, était un temple de Minerve, où les peuples du pays avaient déposé d’assez riches offrandes ; les Gaulois en avaient été informés ; ils crurent que ce sentier dérobé les conduirait au sommet de l’Œta, et, chemin faisant, ils se proposaient de piller le temple. Mais les Grecs, chargés de garder les passages, tombèrent sur eux si à propos qu’ils les taillèrent en pièces et les culbutèrent de rochers en rochers. Cet échec et la défaite des Thermopyles ébranlèrent la confiance des chefs de l’armée, et préjugeant de l’avenir par le présent, ils commencèrent à désespérer du succès ; le Brenn seul ne perdit point courage. Son esprit, fertile en stratagèmes, lui suggéra le moyen de tenter, avec moins de désavantage, une seconde attaque sur les Thermopyles. Ce moyen consistait d’abord à enlever aux confédérés les guerriers étoliens qui en formaient la plus nombreuse et la meilleure infanterie pesante ; pour y parvenir, il médita une diversion terrible sur l’Etolie [Pausanias, 10].

D’après ses instructions, le chef gaulois Combutis partit accompagné d’un certain Orestorios, que la physionomie grecque de son nom pourrait faire regarder comme un transfuge, ou du moins comme un aventurier d’origine grecque établi parmi les Gaulois, et parvenu chez ce peuple à la dignité de commandant militaire. Tous les deux repassèrent le Sperchius à la tête de quarante mille fantassins et de huit cents chevaux, et se dirigeant à l’ouest vers les défilés du Pinde gui n’étaient point gardés, ils les franchirent ; puis ils tournèrent vers le midi, entre le pied occidental des montagnes et l’Achéloüs, et fondirent à l’improviste sur l’Étolie, qu’ils traitèrent avec la cruauté brutale de deux chefs de sauvages. Plusieurs villes, celle de Callion en particulier, furent le théâtre d’horreurs dont le souvenir effraya longtemps les peuples de ces contrées. Nous reproduirons ici le tableau de ces scènes affligeantes, telles que Pausanias les recueillit sans ses voyages, tableau touchant, mais empreint dans quelques détails de cette exagération qui s’attache ordinairement aux traditions populaires [Pausanias, 10]. Ce furent eux, dit-il (Combutis et Orestorios), qui saccagèrent la ville de Callion, et qui ensuite y autorisèrent des barbaries si horribles qu’il n’en existait, a que je sache, aucun exemple dans le monde… L’humanité est forcée de les désavouer, car elles rendraient croyable ce qu’on raconte des Cyclopes et des Lestrigons… Ils massacrèrent tout ce qui était du sexe masculin, sans épargner les vieillards, ni même les enfants, qu’ils arrachaient du sein de leurs mères pour les égorger. S’il y en avait qui parussent plus gras que les autres ou nourris d’un meilleur lait, les Gaulois buvaient leur sang et se rassasiaient de leur chair. Les femmes et les jeunes vierges qui avaient quelque pudeur se donnèrent elles-mêmes la mort ; les autres se virent livrées à tous les outrages, à toutes les indignités que peuvent imaginer des barbares aussi étrangers aux sentiments de l’amour qu’à ceux de la pitié. Celles donc qui pouvaient s’emparer d’une épée se la plongeaient dans le sein ; d’autres se laissaient mourir par le défaut de nourriture et de sommeil. Mais ces barbares impitoyables assouvissaient encore sur elles leur brutalité, lors même qu’elles rendaient l’âme, et, sur quelques-unes, lorsqu’elles étaient déjà mortes.

Ou a vu plus haut que les milices étoliennes, dès le commencement de la campagne, s’étaient rendues au camp des Thermopyles. Le pays était donc presque entièrement désarmé. Au premier bruit de l’invasion de Combutis, la ville de Patras, située en face de la côte étolienne sur l’autre bord du détroit où commence le golfe Corinthiaque, envoya l’élite de ses jeunes gens secourir l’Étolie ;

ce fut le seul peuple du Péloponnèse qui accomplit ce devoir d’humanité [Pausanias, 10 & 7] ; malheureusement il en fut mal récompensé par la fortune. Les Patréens étaient peu nombreux ; comptant sur la supériorité de leurs armes et sur leur adresse à les manier, ils osèrent pourtant attaquer de front les Gaulois. Dans ce combat si inégal, ils déployèrent une audace et une bravoure admirables ; mais ces qualités n’étaient pas moindres chez leurs adversaires, qui avaient pour eux la force du nombre ; les Patréens furent écrasés, et Patras ne se releva jamais de cette perte de toute sa jeunesse. Cependant les évènements de l’Étolie avaient produit au camp des Thermopyles l’effet que le Brenn en attendait ; les neuf ou dix mille Étoliens, altérés de vengeance, quittèrent sur-le-champ les confédérés pour retourner dans leur patrie. Alors Combutis battit en retraite, comme il en avait l’ordre, incendiant tout sur sa route ; mais la population accourut de toutes parts sur lui ; tout le monde s’arma jusqu’aux vieillards et aux femmes, celles-ci même montrèrent plus de résolution et de fureur que les hommes [Pausanias, 10]. Tandis que les troupes régulières poursuivaient l’armée ennemie, la population soulevée lui tombait sur ses flancs, et l’accablait sans interruption d’une grêle de pierres et de projectiles de tout genre. Les Gaulois s’arrêtaient-ils pour riposter, ces paysans, ces femmes se dispersaient dans les bois, dans les montagnes, dans les maisons des villages pour reparaître aussitôt que l’ennemi reprenait sa marche. La perte des Gaulois fut immense, et Combutis ramena à peine la moitié de ses troupes au camp d’Héraclée, mais le but était rempli [Ibid.].

Le Brenn, pendant ce temps, n’était pas resté oisif en Thessalie ; il accablait le pays de ravages et les habitants de mauvais traitements, principalement vers la lisière de l’Œta ; son but, en agissant ainsi, était de les contraindre à lui découvrir, pour se délivrer de sa présence, quelque chemin secret qui le conduisit de l’autre côté de leurs montagnes ; c’est à quoi ces malheureux consentirent enfin [Ibid.]. Ils promirent de guider une de ses divisions par un sentier assez praticable qui traversait le pays des Énianes. C’était précisément l’époque où les Étoliens venaient de quitter le camp des Hellènes ; une circonstance plus favorable ne pouvait se présenter au Brenn ; il résolut donc de tenter tout à la fois, dès le lendemain, les attaques simultanées des Thermopyles et du sentier des Énianes. Conduit par ses guides Héracléotes, lui-même, avant que la nuit fût dissipée, entra dans la montagne avec quarante mille guerriers d’élite. Le hasard voulut que ce jour-là le ciel fût couvert d’un brouillard si épais qu’on pouvait à peine apercevoir le soleil. Le passage du sentier était gardé par un corps de Phocidiens, mais l’obscurité les empêcha de découvrir les Gaulois avant que ceux-ci ne fussent déjà à portée du trait. L’engagement fut chaud et meurtrier ; les Grecs se conduisirent avec bravoure ; débusqués enfin de leur poste, ils arrivèrent à toutes jambes au camp des confédérés, criant qu’ils étaient tournés, que les barbares approchaient. Dans le même instant, le lieutenant du Brenn, informé de ce succès par un signal convenu, attaquait les Thermopyles. C’en était fait de l’armée grecque tout entière, si les Athéniens, approchant leurs navires en grande hâte, ne l’eussent recueillie ; encore y eut-il dans ces manœuvres beaucoup de fatigue et de péril, parce que les galères surchargées d’hommes, de chevaux et de bagages, faisaient eau, et ne pouvaient s’éloigner que très lentement, les rames s’embarrassant dans les eaux bourbeuses du golfe [Pausanias, 10].

Le Brenn ne voyait plus un seul ennemi devant lui dans toute la Phocide. Il s’avança à la tête de soixante-cinq mille hommes jusqu’à la ville d’Élatia, sur les bords du fleuve Céphisse, tandis que son lieutenant, rentré dans le camp d’Héraclée, faisait des préparatifs pour le suivre avec une partie de ses forces. Une petite journée de marche séparait Élatia de la ville et du temple de Delphes ; la route en était facile quoiqu’elle traversât une des branches du Parnasse, et entretenue avec soin, à cause du concours immense de Grecs et d’étrangers qui, de toutes les parties de l’Europe et de l’Asie, venaient chaque année consulter l’oracle d’Apollon delphien. Le chef gaulois se dirigea de ce côté immédiatement, afin de mettre à profit l’éloignement des troupes confédérées et la stupeur que sa victoire inattendue avait jetée dans le pays. L’idée que des étrangers, des barbares allaient profaner et dépouiller le lieu le plus révéré de toute la Grèce épouvantait et affligeait les Hellènes ; un tel événement, à leurs yeux, n’était pas une des moindres calamités de cette guerre funeste. Plusieurs fois, ils tentèrent de détourner le Brenn de ce qu’ils appelaient un acte sacrilège, en s’efforçant de lui inspirer quelques craintes superstitieuses ; mais le Brenn répondait en raillant que les dieux riches devaient faire des largesses aux hommes. Les immortels, disait-il encore, n’ont pas besoin que vous leur amassiez des biens, quand leur occupation journalière est de les répartir parmi les humains [Justin, 24, 6]. Dès la seconde moitié de la journée, les Gaulois aperçurent la ville et le temple, dont les avenues ornées d’une multitude de statues, de vases, de chars tout brillants d’or, réverbéraient au loin l’éclat du soleil.

La ville de Delphes, bâtie sur le penchant d’un des pics du Parnasse, au milieu d’une vaste excavation naturelle, et environnée de précipices dans presque toute sa circonférence, n’était protégée ni par des murailles, ni par des ouvrages fortifiés ; sa situation paraissait suffire à sa sauvegarde. L’espèce d’amphithéâtre sur lequel elle posait possédait, dit-on, la propriété de répercuter le moindre son grossis par cet écho et multipliés par les nombreuses cavernes dont les environs du Parnasse étaient remplis, le roulement du tonnerre, ou le bruit de la trompette, ou le cri de la voix humaine, retentissaient et se prolongeaient longtemps avec une intensité prodigieuse [Ibid.]. Ce phénomène, que le vulgaire ne pouvait s’expliquer, joint à l’aspect sauvage du lieu, le pénétrait d’une mystérieuse frayeur, et, suivant l’expression d’un ancien, concourait à faire sentir plus puissamment la présence de la Divinité [Ibid.].

Au-dessus de la ville, vers le nord, paraissait le temple d’Apollon, magnifiquement construit et orné d’un frontispice en marbre blanc de Paros. L’intérieur de l’édifice communiquait par des soupiraux à un gouffre souterrain, d’où s’exhalaient des moffettes qui jetaient quiconque les respirait dans un état d’extase et de délire[29] ; c’était près d’une de ces bouches, d’autres disent même au-dessus, que la grande prêtresse d’Apollon, assise sur le siège à trois pieds, dictait les réponses de son dieu, au milieu des plus effroyables convulsions. Rien n’était plus révéré et réputé plus infaillible que les paroles prophétiques descendues du trépied ; les colonies grecques en avaient porté la célébrité dans toutes les parties du monde connu , et jusque chez les nations les plus sauvages. Aussi voyait-on en Grèce, comme hors de la Grèce, les peuples, les rois, les simples citoyens faire assaut de générosité envers Apollon Delphien, dont le trésor devint tellement considérable qu’il passa en proverbe pour signifier une immense fortune[30]. Il est vrai que, soixante-treize ans avant l’arrivée des Gaulois, le temple avait été dépouillé par les Phocidiens de ses objets les plus précieux[31] ; mais, depuis lors, de nouveaux dons avaient afflué à Delphes; et le dieu avait déjà recouvré une partie de son ancienne opulence, quand les Gaulois vinrent dresser leurs tentes au pied du Parnasse.

Du plus loin que le Brenn aperçut les milliers de monuments votifs qui garnissaient les alentours du temple, il se fit amener quelques pâtres que ses soldats avaient pris, et leur demanda en particulier si ces objets étaient d’or massif et sans alliage. Les captifs le détrompèrent. Ce n’est, lui répondirent-ils, que de l’airain légèrement couvert d’or à la superficie [Polyæn., Stratag., 7, 35]. Mais le Gaulois les menaça des plus grands supplices s’ils dévoilaient un tel secret à qui que ce fût dans son armée ; il voulut même qu’ils affirmassent publiquement le contraire ; et, convoquant sous sa tente ses principaux chefs, il interrogea à haute voix les prisonniers, qui déclarèrent, suivant ses instructions, que les monuments dont la colline était couverte ne contenaient que de l’or, de l’or pur et massif [Polyæn., Strat., l. c.]. Cette bonne nouvelle se répandit aussitôt parmi les soldats, et tous en conçurent un redoublement de courage.

Le Brenn avait fait halte au pied de la montagne ; il y délibéra avec les chefs de son conseil s’il fallait laisser aux soldats la nuit pour se reposer des fatigues de la marche, ou entreprendre immédiatement l’escalade de Delphes. La forte situation de la place, qui n’était accessible que par un rocher étroit, et qu’il était si aisé de défendre avec une poignée d’hommes, l’intimidait ; il demandait la nuit pour reconnaître les lieux, pour disposer ses mesures, pour rafraîchir ses troupes [Justin, 24, 7]. Mais les autres chefs émirent un avis contraire ; deux surtouts, le Gall Eman[32] et Thessalorus, qui était vraisemblablement comme Orestorius un aventurier d’origine grecque, insistèrent pour que l’assaut fût tenté à l’instant même. Point de délai, dirent-ils, profitons du trouble de l’ennemi : demain, les Delphiens auront eu le temps de se rassurer, sans doute aussi de recevoir des secours et de fermer les passages que la surprise et la confusion nous laissent actuellement ouverts [Ibid.]. Les soldats mirent fin à ces hésitations en se débandant pour courir la campagne et piller.

Depuis quelque temps, ils souffraient de la disette de subsistances; car eux-mêmes avaient épuisé le pays au nord de l’Œta, et le long séjour de l’armée grecque avait eu le même résultat dans les campagnes situées au midi. Se trouvant tout à coup dans un pays abondamment pourvu de vin et de vivres de toute espèce, parce que l’immense concours de monde qui visitait annuellement le temple de Delphes mettait les habitants de la ville et des bourgs environnants dans la nécessité de faire de grandes provisions, les Gaulois ne songèrent plus qu’à se dédommager des privations passées, avec autant de joie et de confiance que s’ils avaient déjà vaincu [Ibid.]. On prétend qu’à ce sujet l’oracle d’Apollon avait donné un avis plein de sagesse ; dès la première rumeur de l’approche de l’ennemi, il défendit aux gens de la campagne d’enlever et de cacher leurs magasins de vivres ; les Delphiens, à qui cette défense parut d’abord bizarre et incompréhensible, sentirent plus tard combien elle leur avait été salutaire [Justin, l. c.]. On dit aussi que les habitants ayant consulté le Dieu sur le sort que l’avenir leur réservait, il leur répondit par ce vers :

J’y saurai bien pourvoir avec les vierges blanches. [Pausanias, 10]

Cette promesse leur rendit la confiance et ils firent avec activité leurs préparatifs. Durant cette nuit, Delphes reçut de tous côtés, par les sentiers des montagnes, de nombreux renforts des peuples voisins ; il s’y réunit successivement douze cents Étoliens bien armés, quatre cents hoplites d’Amphysse, un détachement de Phocidiens, ce qui, avec les citoyens de Delphes, forma un corps de quatre mille hommes. On apprit en même temps que la vaillante armée étolienne, après avoir chassé Combutis, s’était reportée sur le chemin d’Élatia, et, grossie de bandes phocidiennes et béotiennes, travaillait à empêcher la jonction de l’armée gauloise d’Héraclée avec la division qui assiégeait Delphes [Pausanias, 10].

Pendant cette même nuit, le camp des Gaulois fut le théâtre de la plus grossière débauche, et lorsque le jour parut, la plupart d’entre eux étaient encore ivres [Justin, 24, 8] ; cependant il fallait livrer l’assaut sans plus de délai, car le Brenn sentait déjà tout ce que lui coûtait le retard de quelques heures. Il rangea donc ses troupes en bataille, leur énumérant de nouveau tous les trésors qu’ils avaient sous les yeux, et ceux qui, les attendaient dans le temple [Ibid., 7], puis il donna le signal de l’escalade. L’attaque fut vive et soutenue par les Grecs avec fermeté. Du haut de la pente étroite et raide que les assaillants avaient à gravir pour approcher la ville, les assiégés faisaient pleuvoir une multitude de traits et de pierres dont aucun ne tombait à faux. Les Gaulois jonchèrent plusieurs fois la montée de leurs morts ; mais chaque fois ils revinrent à la charge avec audace, et forcèrent enfin le passage. Les assiégés, contraints de battre en retraite, se retirèrent dans les premières rues de la ville, laissant libre l’avenue qui conduisait au temple ; le flot des Gaulois s’y précipita ; bientôt toute cette multitude fut occupée à dépouiller les oratoires qui avoisinaient l’édifice, et enfin le temple lui-même[33].

On était alors en automne, et durant le combat il s’était formé un de ces orages soudains si fréquents dans les hautes chaînes de la Hellade ; il éclata tout à coup, versant sur la montagne des torrents de pluie et de grêle. Les prêtres et les devins attachés au temple d’Apollon se saisirent d’un incident propre à frapper l’esprit superstitieux des Grecs. L’oeil hagard, la chevelure hérissée, l’esprit comme aliéné [Justin, 24, 8], ils se répandirent dans la ville et dans les rangs de l’armée, criant que le Dieu était arrivé. Il est ici, disaient ils, nous l’avons vu s’élancer à travers la voûte du temple, qui s’est fendue sous ses pieds : deux vierges armées, Minerve et Diane, l’accompagnent. Nous avons entendu le sifflement de leurs arcs et le cliquetis de leur lances. Accourez, ô Grecs, sur les pas de vos dieux, si vous voulez partager leur victoire ! [Ibid.] Ce spectacle, ces discours prononcés au bruit de la foudre, à la lueur des éclairs, remplissent les Hellènes d’un enthousiasme surnaturel, ils se reforment en bataille et se précipitent, l’épée haute, vers l’ennemi. Les mêmes circonstances agissaient non moins énergiquement, mais en sens contraire, sur les bandes victorieuses ; les Gaulois crurent reconnaître le pouvoir d’une divinité, mais d’une divinité irritée [Ibid.]. La foudre, à plusieurs reprises, avait frappé leurs bataillons, et ses détonations, répétées par les échos, produisaient autour d’eux un tel retentissement qu’ils n’entendaient plus la voix de leurs chefs [Pausanias, 10]. Ceux qui pénétrèrent dans l’intérieur du temple avaient senti le pavé trembler sous leurs pas[34] ; ils avaient été saisis par une vapeur épaisse et méphitique qui les consumait et les faisait tomber dans un délire violent [Pausanias, l. c.]. Les historiens rapportent qu’au milieu de ce désordre on vit apparaître trois guerriers d’un aspect sinistre, d’une stature plus qu’humaine, couverts de vieilles armures, et qui frappèrent les Gaulois de leurs lances. Les Delphiens reconnurent, dit-on, les ombres de trois héros, Hypérochus et Laodocus, dont les tombeaux étaient voisins du temple, et Pyrrhus, fils d’Achille [Pausanias, 10 & 1]. Quant aux Gaulois, une terreur panique les entraîna en désordre jusqu’à leur camp, où ils ne parvinrent qu’à grand’peine, accablés par les traits des Grecs et par la chute d’énormes rocs qui roulaient sur eux du haut du Parnasse[35]. Dans les rangs des assiégés, la perte ne laissa pas non plus que d’être considérable.

A cette désastreuse journée succéda, pour les Kimro-Galls, une nuit non moins terrible ; le froid était très vif, et la neige tombait en abondance ; outre cela, des fragments de roc arrivaient sans interruption dans le camp situé trop près de la montagne, écrasaient les soldats non par un ou deux à la fois, mais par masses de trente et quarante, lorsqu’ils se rassemblaient ou pour faire la garde, ou pour prendre du repos [Pausanias, 10]. Le soleil ne fut pas plus tôt levé que les Grecs, qui se trouvaient dans la ville, firent une vigoureuse sortie, tandis que ceux de la campagne attaquaient l’ennemi par derrière. En même temps, les Phocidiens, descendus à travers les neiges par des sentiers qui n’étaient connus que d’eux, le prirent en flanc, et l’assaillirent de flèches et de pierres sans courir eux-mêmes le moindre danger. Cernés de toutes parts, découragés, et d’ailleurs fortement incommodés par le froid qui leur avait enlevé beaucoup de monde durant la nuit, les Gaulois commençaient à plier ; ils furent soutenus quelque temps par l’intrépidité des guerriers d’élite qui combattaient auprès du Brenn et lui servaient de garde. La force, la haute taille, le courage de cette garde frappèrent d’étonnement les Hellènes [Pausanias, 10] ; à la fin, le Brenn ayant été blessé dangereusement, ces vaillants hommes ne songèrent plus qu’à lui faire un rempart de leur corps et à l’emporter. Les chefs alors donnèrent le signal de la retraite, et, pour ne pas laisser leurs blessés entre les mains de l’ennemi, ils firent égorger tous ceux qui n’étaient pas en état de suivre ; l’armée s’arrêta où la nuit la surprit [Ibid.].

La première veille de cette seconde nuit était à peine commencée, lorsque des soldats, qui faisaient la garde, s’imaginèrent entendre le mouvement d’une marche nocturne et le pas lointain des chevaux. L’obscurité déjà profonde ne leur permettant pas de reconnaître leur méprise, ils jetèrent l’alarme, et crièrent qu’ils étaient surpris, que l’ennemi arrivait. La faim, les dangers et les événements extraordinaires qui s’étaient succédé depuis deux jours avaient ébranlé fortement toutes les imaginations. A ce cri, l’ennemi arrive ! les Gaulois, réveillés en sursaut, saisirent leurs armes, et croyant le camp déjà envahi, ils se jetaient les uns contre les autres, et s’entretuaient. Leur trouble était si grand qu’à chaque mot qui frappait leurs oreilles, ils s’imaginaient entendre parler le grec, comme s’ils eussent oublié leur propre langue. D’ailleurs l’obscurité ne leur permettait ni de se reconnaître, ni de distinguer la forme de leurs boucliers [Pausanias, 10]. Le jour finit fin à cette mêlée affreuse ; mais, pendant la nuit, les pâtres phocidiens qui étaient restés dans la campagne à la garde des troupeaux coururent informer les Hellènes du désordre qui se faisait remarquer dans le camp gaulois. Ceux-ci attribuèrent un événement aussi inattendu à l’intervention du dieu Pan [Ibid.], de qui provenaient, dans la croyance religieuse des Grecs, les terreurs sans fondement réel ; pleins d’ardeur et de confiance, ils se portèrent sur l’arrière-garde ennemie. Les Gaulois avaient déjà repris leur marche, mais avec langueur, comme des hommes découragés, épuisés par les maladies, la faim et les fatigues. Sur leur passage, la population faisait disparaître le bétail et les vivres, de sorte qu’ils ne pouvaient se procurer quelque subsistance qu’après des peines infinies et à la pointe de l’épée. Les historiens évaluent à dix mille le nombre de ceux qui succombèrent à ces souffrances ; le froid et le combat de la nuit en avaient enlevé tout autant, et six mille avaient péri à l’assaut de Delphes [Pausanias, 10] ; il ne restait donc plus au Brenn que trente-neuf mille hommes lorsqu’il rejoignit le gros de son armée dans les plaines que traverse le Céphisse, le quatrième jour depuis son départ des Thermopyles.

On a vu plus haut qu’après la déroute des Hellènes dans ce défilé fameux, le lieutenant du Brenn était rentré au camp d’Héraclée ; il y avait cantonné une partie de ses forces pour le garantir d’une surprise durant son absence, et il s’était remis en route sur les traces de son général ; mais un seul jour avait bien changé la face des choses. L’armée étolienne était arrivée dans la Phocide, et les troupes grecques qui s’étaient réfugiées sur les galères athéniennes dans le golfe Maliaque venaient de débarquer en Béotie. La prudence ne permettait donc point au chef gaulois de s’engager dans les défilés du Parnasse avec tant d’ennemis derrière lui ; et force lui fut d’attendre, sur la défensive, le retour de la division de Delphes ; il se trouva à temps pour en couvrir la retraite [Pausanias, 10].

Les blessures du Brenn n’étaient pas désespérées [Ibid.] ; cependant, soit crainte du ressentiment de ses compatriotes, soit douleur causée par le mauvais succès de l’entreprise, aussitôt qu’il vit sa division hors de danger, il résolut de quitter la vie. Ayant convoqué autour de lui les principaux chefs de l’armée, il remit son titre et son autorité entre les mains de son lieutenant, et s’adressant à ses compagnons : Débarrassez-vous, leur dit-il, de tous vos blessés sans exception, et brûlez vos chariots ; c’est le seul moyen de salut qui vous reste [Diodore de Sicile, 22]. Il demanda alors du vin, en but jusqu’à l’ivresse, et s’enfonça un poignard dans la poitrine[36]. Ses derniers avis furent suivis pour ce qui regardait les blessés, car le nouveau Brenn fit égorger dix mille hommes qui ne pouvaient soutenir la marche [Diodore de Sicile, 22] ; mais il conserva la plus grande partie des bagages.

Comme il approchait des Thermopyles, les Grecs, sortant d’une embuscade, se jetèrent sur son arrière-garde, qu’ils taillèrent en pièces. Ce fut dans ce pitoyable état que les Gaulois gagnèrent le camp d’Héraclée. Ils s’y reposèrent quelques jours avant de reprendre leur route vers le nord. Tous les ponts du Sperchius avaient été rompus, et la rive gauche du fleuve occupée par les Thessaliens accourus en masse ; néanmoins l’armée gauloise effectua le passage [Pausanias, 10]. Ce fut au milieu d’une population tout entière armée et altérée de vengeance qu’elle traversa d’une extrémité à l’autre la Thessalie et la Macédoine, exposée à des périls, à des souffrances, à des privations toujours croissantes, combattant sans relâche le jour, et la nuit n’ayant d’autre abri qu’un ciel froid et pluvieux [Justin, 24, 8]. Elle atteignit enfin la frontière septentrionale de la Macédoine. Là se fit la distribution du butin ; puis les Kimro-Galls se séparèrent immédiatement en plusieurs bandes, les uns retournant dans leurs pays, les autres cherchant ailleurs de nouveaux aliments à leur turbulente activité.

Ceux qui se résignèrent au repos choisirent un canton à leur convenance au pied septentrional du mont Scardus ou Scordus sur la frontière même de la Grèce ; ils y firent venir leurs femmes et leurs enfants, et s’y établirent sous le commandement d’un chef de race kimrique, nommé Bathanat, c’est-à-dire fils de sanglier[37] ; cette colonie fut la souche des Gallo-Scordiskes. Les Tectosages échappés au désastre de la retraite se divisèrent en deux bandes ; l’une retourna en Gaule, emportant dans le bourg de Tolosa le butin qui lui revenait du pillage de la Grèce ; mais chemin faisant, plusieurs d’entre eux s’arrêtèrent dans la forêt Hercynie et s’y fixèrent[38] ; la seconde bande, réunie aux Tolistoboïes et à une horde de Galls, prit le chemin de la Thrace sous la conduite de Comontor [Polybe, 4]. C’est à cette dernière que nous nous attacherons de préférence ; ses courses et ses exploits merveilleux en Thrace et dans la moitié de l’Asie feront la matière du chapitre suivant.

 

 

 



[1] Pour fixer, même d’une manière approximative et vague, l’époque de l’arrivée des Belges en deçà du Rhin, nous n’avons absolument aucune autre donnée que l’époque de leur établissement dans la partie de la Gaule que nous appelons aujourd’hui le Languedoc ; établissement qui paraît avoir été postérieur de très peu de temps à l’arrivée de la horde. Or, tous les récits mythologiques ou historiques, et tous les périples, y compris celui de Scyllax écrit vers l’an 350 avant J.-C., ne font mention que de Ligures et d’Ibéro-Ligures sur la côte du bas Languedoc où s’établirent plus tard les Volkes ou Belges. Ce n’est que vers l’année 281 que ce peuple est nommé pour la première fois ; en 218, lors du passage d’Annibal, il en est de nouveau question. C’est donc entre 350 et 281 qu’il faut fixer l’établissement des Belges dans le Languedoc ; ce qui placerait leur arrivée en deçà du Rhin dans la première moitié du quatrième siècle. Il est remarquable que cette époque coïncide avec celle d’une longue paix entre les Cisalpins et Rome, et de tentatives d’émigration de la Gaule transalpine en Italie.

[2] Les Belges, dans les anciennes traditions irlandaises, sont désignés par le nom de Fir-Bholg (Ancient Irish hist. passim ). Ausone (de clar. urb. — Narbo.) témoigne que le nom primitif des Tectosages était Bolg. ... Tectosagos primævo nomine Bolgas.

Cicéron leur donne celui de Belgœ . Belgarum Allobrogumque testimoniis credere non timeris ? (Pro Man. Fonteïo. Dom Bouquet, Recueil des hist., etc., p. 656.) - Les manuscrits de César portent indifféremment Volgœ et Volcœ. — Enfin saint Jérôme nous apprend que l’idiome des Tectosages était le même que celui de Trèves, ville capitale de la Belgique. V. ci-dessous les chap. VI et X.

[3] Pausanias, Mess. Hanov, 1613. p. 269.

[4] Polyæn., Stratag., 4, 8. — Plutarque, Paral., p. 309. — Stob., Serm., 10.

[5] Un talent pouvait équivaloir à 5.500 fr.

[6] Cambaules, Camb, force ; baol, destruction.

[7] Strabon, 4. — Braw, en langue galloise, signifie terreur ; bras, en gaëlic, terrible.

[8] Ils étaient appelés par les Grecs Albani et aussi Albii (Strabon).

[9] Maltebrun, Géographie de l’Europe, vol. VI, p. 223.

[10] Certh, célèbre, remarquable ; Certhrwyz, gloire. Owen’s Welsh diction.

[11] Polyæn., Stratag., 7, 42. — Athen., 10, 12.

[12] Βόλτιος, Pausanias — Belgius, Justin.

[13] Offerentes pacem, si emere velit. Justin, 24, 5.

[14] Κεραινός ; Geraunus chez les historiens latins.

[15] Memnon, Hist. ap. Phot., 15. — Justin, 24, 5. — Pausanias, 10. — Polybe, 9. — Diodore Sicile, 22.

[16] Diodore de Sicile, excerp. Vales., p. 316.

[17] Cette saison est de quarante-cinq jours.

[18] Cyçwiawr et, avec l’addition de l’a augmentatif, Acyçwiawr, collègue, co-partageant. Owen’s Welsh. diction. — Diodore de Sicile écrit Κιχώριος, Pausanias, Áxιχώριος.

[19] Toli, séparer ; Deol, exiler. Owen’s Welsh. diction.

[20] Lut, glorieux ; her, guerrier. Lutarius. Tite-Live, 28, 41. – Memnon, ap. Phot., 20.

[21] Tri, trois ; marc, pluriel marcan, cheval. Owen’s Welsh. diction. Armstrong’s gael. dict. - Τριμαρxισία. Pausanias, 10. — Cet écrivain ajoute que les Gaulois appelaient les chevaux, marcan.

[22] Strabon — Maltebrun, Géographie de l’Europe, vol. VI, p. 224 et suiv.

[23] Heraclid. Pontic. ap. — Plutarque, in Camil.

[24] Antholog. II, s. 43, epigr. 14.

[25] Aristote, de Generat. animal, II, 25.

[26] Aristote, de Mirabil. auscultat., p. 1157,Paris, F° 1619.

[27] Heraclid. Pontic. ap. — Plutarque, in Camil.

[28] A l’exemple de M. Maltebrun , nous avons adopté le mot de Phocidiens, pour désigner les habitants de la Phocide, à la place de celui de Phocéens plus usité, et plus conforme en effet au génie de la langue grecque. Nous avons cru ce changement nécessaire afin d’éviter toute confusion entre les habitants de la Phocide et ceux de Phocée , ville grecque de l’Asie mineure, et métropole de Marseille.

[29] Justin. 24, 6.- Diodore de Sicile, 16. — Pausanias, 10, 5. — Plutarque, de Orac. def.

[30] Χρήματα Áφήτορος. Áφήτωρ, l’archer, un des surnoms d’Apollon.

[31] Diodore de Sicile (16) estime à dix mille talents, cinquante-cinq millions de notre monnaie, les matières d’or et d’argent que les Phocidiens firent fondre après le pillage du temple ; il s’y trouvait en outre des sommes considérables en argent monnayé.

[32] Aimhean, agréable, beau.

[33] Valère Maxime, 1, 1. — Tite-Live, 28, 47; 40, 58. — Diodore de Sicile, 5. — Justin, 32, 3. — Athenæ, bell. Illyric. — Scholiast. Callimach. hymn. in Del. v. 173.

[34] Pausanias, loc. cit. — Justin, 24, 8.

[35] Pausanias, 10, ut sup. et 1. —Justin, 24, 8.

[36] Diodore de Sicile, 22. — Justin, 24, 8. — Pausanias, 10.

[37] Βαθανάτος, Athen., 5, 5. — Baedhan, cochon mâle ; nat, gnat, fils. Baedhan fut aussi le nom d’un guerrier fameux du temps du roi Arthur. Cf. Owen’s Welsh. diction.

[38] Strabon, 4. — Justin, 32, 3. — César, 6, 24.