HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XXI.

 

 

Divers projets de républiques en Italie ; établissement de la république cisalpine. — Première idée de la route du Simplon. — Révolution de Gênes ; le sénat arme les portefaix et les charbonniers. — Lettre de Bonaparte au doge. — Le sénat lui envoie des députés. — Convention portant abdication de l'oligarchie, et établissement d'un gouvernement populaire. — Bonaparte protège le roi de Sardaigne contre les révolutionnaires. — Echange des ratifications des préliminaires de Leoben. — Ouverture des négociations pour la paix. — Instructions du Directoire.

 

En constituant la république cispadane, Bonaparte avait laissé tout en suspens au sujet des Lombards ; il semblait flotter alors entre leur émancipation définitive et le système du Directoire qui avait toujours différé de prendre envers eux des engagements, dans la crainte de mettre par-là des entraves à la paix. Bonaparte, prévoyant le cas où il faudrait, pour l'obtenir, rendre la Lombardie à l'Autriche, avait même fait entendre aux patriotes de ce pays qu'il leur resterait toujours la république cispadane pour refuge. C'était une triste perspective pour des hommes qu'on avait excités les premiers en Italie à secouer le joug, tout en se réservant d'y soumettre de nouveau leur pays.

Depuis la prise de Mantoue, jusqu'à l'ouverture de la campagne, Bonaparte n'était point allé à Milan, parce que, disait-il, les habitants de toute la Lombardie y attendaient son arrivée, espérant qu'il leur permettrait la réunion de leurs assemblées primaires.

Par sa proclamation, avant de marcher sur la Piave, il avait dit à l'armée : Les républiques lombarde et cispadane vous doivent leur liberté. Il avait mandé au Directoire en lui envoyant la constitution de la république cispadane : Les Lombards sont très-impatients ; ils voudraient qu'on déclarât leur liberté et qu'on leur permît également de faire une constitution. Ils soudoient dans ce moment 1.500 Polonais et 2.000 légionnaires. L'un et l'autre de ces corps commencent à s'organiser assez bien.

En même temps il avait écrit à l'administration centrale à Milan : Vous demandez des assurances pour votre indépendance à venir ; mais ces assurances ne sont-elles pas dans les victoires que l'armée d'Italie remporte chaque jour ? Chacune de nos victoires est une ligne de votre charte constitutionnelle. Les faits tiennent lieu d'une déclaration, par elle-même puérile. Vous ne doutez pas de l'intérêt et du désir bien prononcé qu'a le gouvernement de vous constituer libres et indépendants.

Cependant, au moment où il accordait une suspension d'armes à l'archiduc Charles, Bonaparte, entretenant le Directoire de conditions de paix, pensait que la restitution de la Lombardie à l'empereur serait bien compensée par la limite du Rhin et l'existence de la république cispadane.

Le 26 germinal, dans les premières conférences avec M. de Gallo, il offrit encore la restitution du Milanais, et dans les trois projets qui furent envoyés à Paris et à Vienne, le sort de ce pays était abandonné au hasard qui ferait prévaloir un de ces projets sur les deux autres.

Les Lombards étaient en proie aux plus vives alarmes ; elles se propageaient de Milan chez les autres peuples de l'Italie. L'ex-ambassadeur de France près de la Porte-Ottomane, Verninac, qui revenait de Constantinople, frappé des bruits fâcheux qui circulaient, crut devoir en écrire à Bonaparte, et plaida avec autant de justice que de chaleur pour la liberté des Lombards, au maintien de laquelle, suivant lui, étaient attachés l'intérêt, l'honneur de la France et la gloire personnelle du général en chef[1].

Mais les préliminaires de Leoben venaient d'être signés ; l'Autriche avait cédé la Lombardie, et son indépendance se trouvait confirmée. La république lombarde devint donc dès ce moment le point central auquel allait se réunir tout ce que la France conservait de conquêtes en Italie. La république cispadane était anéantie par la cession projetée à la république de Venise, des provinces de Bologne, de Ferrare et de la Romagne, en échange de celles de la terre ferme, dont il avait été disposé par les préliminaires. Dans le premier moment, Bonaparte ajoutait donc à la république lombarde le Bergamasque et le Crémasque qui lui étaient déjà adjoints par leur insurrection, la partie du Mantouan qui était sur la rive droite de l'Oglio et du Pô qui s'y trouvait également incorporée, et le duché de Modène et de Reggio.

Il reçut à Palma-Nova des nouvelles de la république cispadane ; les élections y avaient été très-mauvaises. Les prêtres les avaient influencées. Des cardinaux et des évêques étaient venus exprès de Rome pour diriger les choix du peuple, voyant bien que leur salut ne dépendait plus que de leur influence dans le corps législatif. Il en concluait que la république cispadane, comme la Lombardie, avait besoin d'un gouvernement provisoire pour trois ou quatre ans, pendant lesquels on chercherait à diminuer l'influence des prêtres ; sans quoi on n'aurait rien fait en donnant la liberté à ces pays. Conformément aux ordres du Directoire et aux traités, Bonaparte se proposait donc de réunir sous un même gouvernement provisoire la Lombardie et la Cispadane, et de prendre ensuite les mesures qui se concilieraient avec leurs mœurs, pour y diminuer l'influence des prêtres, et éclairer l'opinion[2].

Ici trouve naturellement sa place la lettre suivante que le général en chef écrivit à l'évêque de Côme[3].

J'ai reçu, monsieur l'évêque, la lettre que vous vous êtes donné la peine de m'écrire, avec les deux imprimés. J'ai vu avec déplaisir la devise qu'un zèle mal entendu de patriotisme a fait mettre au-dessus d'un de vos imprimés. Les ministres de la religion ne doivent, comme vous l'observez fort bien, jamais s'émanciper dans les affaires civiles ; ils doivent porter la teinte de leur caractère, qui, selon l'esprit de l'Evangile, doit être pacifique, tolérant et conciliant. Vous pouvez être persuadé que, si les prêtres professent ces principes, la république française ne souffrira pas qu'il soit porté aucun trouble au culte de la religion, et à la paix de ses ministres. Jetez de l'eau et jamais de l'huile sur les passions des hommes ; dissipez les préjugés et combattez avec ardeur les faux prêtres, qui ont dégradé la religion en en faisant l'instrument de l'ambition des puissants et des rois. La morale de l'Évangile est celle de l'égalité, et dès-lors elle est la plus favorable au gouvernement républicain que va désormais avoir votre patrie.

Arrivé à Milan, Bonaparte ne fut pas plus satisfait des choix qui avaient été faits en Lombardie, influencés aussi par les prêtres. Cependant il renonça à l'idée d'un gouvernement provisoire, résolut de fondre en une seule république la Cispadane et la Lombardie, de lui donner une constitution, et de faire lui-même, pour la première fois, tous les choix.

Il rappela à Milan tous ceux que la crainte des suites de la guerre en avait éloignés. Il engagea l'administration à faire cesser les haines et à concilier tous les esprits. Je refroidis, écrivit-il au Directoire[4], les têtes chaudes et je réchauffe les froides. J'espère que le bienfait inestimable de la liberté donnera à ce peuple une énergie nouvelle, et le mettra dans le cas d'aider puissamment la république française dans les guerres futures que nous pourrions avoir.

Il nomma quatre comités composés d'hommes recommandables par leur savoir et leurs mœurs. L'un fut chargé de rédiger une constitution ; on comptait parmi ses membres le père Grégoire Fontana, homme prodigieux par l'étendue et la profondeur de ses connaissances. Les trois autres comités étaient occupés à la confection des lois organiques qui devaient accompagner la constitution. D'après l'activité que le général en chef imprimait à leurs travaux, auxquels il assistait quelquefois en personne, il comptait que dans vingt jours la nouvelle république italienne serait complètement organisée et pourrait marcher toute seule[5].

La chute du gouvernement vénitien parut changer encore un moment les combinaisons de Bonaparte sur les républiques d'Italie, et le faire hésiter dans sa résolution hautement annoncée de rayer de la carte l'État vénitien lui-même. Si Venise acceptait le gouvernement représentatif, la république cispadane préférait de se réunir à cette ville plutôt qu'à la Lombardie. Alors il y aurait deux nouvelles républiques, la vénitienne et la lombarde[6].

Mais d'autres événements amenèrent bientôt d'autres calculs. La chute de l'oligarchie vénitienne allait porter un coup mortel à celle de Gênes, déjà fortement ébranlée par l'influence des principes de la démocratie. C'était l'opinion du ministre Faypoult et celle de Bonaparte. Seulement, il ne mettait pas hors de doute qu'il ne fallût laisser Gênes indépendante. Il voulait y réunir les fiefs impériaux, et donner à la république lombarde le golfe de la Spezzia. Ce projet devait s'exécuter naturellement lorsque le gouvernement aristocratique serait dissous, et le corps de l'État en fusion. Alors la France serait toujours assurée d'avoir avec elle Gênes ou le golfe de la Spezzia[7].

Gênes demande à grands cris la démocratie, écrivit Bonaparte au Directoire ; le sénat m'envoie des députés pour sonder là-dessus mes intentions. Il est très-possible qu'avant dix à douze jours l'aristocratie de Gênes subisse le même sort que celle de Venise.

Il y aurait alors en Italie trois républiques démocratiques, qui, pour le moment, ne pourraient être que difficilement réunies, vu les coupures qu'y produisent les États intermédiaires de Parme et de l'empereur, et vu d'ailleurs l'enfance dans laquelle sont encore les Italiens ; mais la liberté de la presse et les événements futurs ne manqueront pas de réunir ces trois républiques en une seule.

1° La république cisalpine comprenant la Lombardie, le Bergamasque, le Crémasque, le Modénois, Massa-Carrara, la Grafignagne, le golfe de la Spezzia, formant une population de 18 à 1.900.000 habitants.

2° La république cispadane comprenant le Bolonais, le Ferrarais, la Romagne, Venise, Rovigo, et une partie du Trévisan et les îles de l'Archipel, formant une population de 16 à 1,800.000 habitants.

3° La république ligurienne, comprenant les fiefs impériaux, Gênes, et les États de Gênes, hormis le golfe de la Spezzia.

Les États du duc de Parme, ceux du roi de Sardaigne, ne tarderont pas à s'insurger ; je fais cependant ce qui est possible pour soutenir ces deux princes.

Les républiques cisalpine et cispadane se réuniront difficilement, de sorte que si l'empereur s'arrange à laisser la marche Trévisane et la Polésine de Rovigo, il sera possible de donner Venise à la république cispadane.

Si, au contraire, l'empereur ne voulait pas, on réunirait ces deux républiques en une, parce qu'alors il est bien prouvé que la république cispadane ne serait pas assez forte pour maintenir la ville de Venise, comme ville de province.

En attendant, je laisse subsister la Cispadane organisée séparément, puisque sa réunion avec la Lombardie mécontenterait beaucoup de monde, et pourrait être regardée par l'empereur comme une violation des préliminaires, et que d'ailleurs la capitale à Bologne nous permettra d'avoir une grande influence sur toutes les affaires de Rome.

Vous trouverez donc ci-joint l'ordre que je donne aujourd'hui pour la réunion de la Romagne à la république cispadane. Je profiterai de cette circonstance pour leur faire renommer un autre directoire, celui qu'ils ont nommé étant assez mal composé.

Quand ensuite la paix définitive avec l'empereur sera faite, je prendrai des mesures pour réunir ces deux républiques ; mais, en attendant, il faut que je profite des moments de repos, pour organiser parfaitement l'une et l'autre, afin que si l'on ne s'arrange pas avec l'empereur, nous puissions être surs que nos derrières soient tranquilles ; et que si les affaires de Rome viennent à se brouiller par la mort du pape, l'on puisse partir de là pour faire toutes les opérations qui deviendraient nécessaires[8].

 

Dans la première conférence pour les négociations de la paix définitive, il fut convenu de donner Venise à l'empereur ; cependant, s'il persistait à s'en tenir aux préliminaires, l'intention de Bonaparte était de réunir en une seule république, toutes ses conquêtes en Italie[9].

Toutes les têtes étaient en fermentation ; les projets d'organisation lui arrivaient de toutes parts.

La cour de Vienne ayant refusé son approbation aux articles consentis par M. de Gallo le 5 prairial, et les négociations paraissant devoir traîner en longueur, Bonaparte se décida à constituer définitivement une république en Lombardie ; elle comprenait toute la rive gauche du Pô, depuis le Mincio jusqu'au Tésin. Sa constitution fut calquée sur celle de la France ; Bonaparte, s'étant réservé les premiers choix, nomma membres du directoire exécutif, les citoyens Serbelloni Moscati, Paradisi et Alessandri. Serbelloni était à Paris, pour les affaires de son pays. Bonaparte écrivit au Directoire français de le faire partir pour Milan, et motiva son choix sur la réputation dont il jouissait, l'ascendant que lui donnait sa fortune, et parce qu'il était tellement compromis avec les Autrichiens, que c'était une des personnes de l'opinion de laquelle on devait être le plus sûr[10].

On n'était pas d'accord sur le nom qu'on donnerait à la nouvelle république, Bonaparte l'avait d'avance nommée cisalpine. Serbelloni demanda qu'on l'appelât transalpine ; le Directoire français fut de cet avis. On se fondait sur ce que les dénominations de cisalpine ou cispadane tiraient leur origine de la position de Rome à l'égard des différents territoires auxquels elles s'appliquaient ; sur ce qu'elles n'avaient plus de rapport avec l'état actuel des choses[11]. Bonaparte lui conserva le nom de cisalpine, qui flattait l'espoir des Italiens de ne former un jour qu'une seule nation.

La proclamation suivante du général en chef annonça, le 11 messidor (29 juin), aux Lombards et aux peuples qui leur étaient réunis, leur nouvelle existence :

La république cisalpine était depuis longtemps sous la domination de la maison d'Autriche : la république française a succédé à celle-ci par droit de conquête ; elle y renonce dès ce jour, et la république cisalpine est libre et indépendante. Reconnue par la France et par l'empereur, elle le sera bientôt par toute l'Europe.

Le Directoire de la république française, non content d'avoir employé son influence et les victoires des armées républicaines pour assurer l'existence politique de la république cisalpine, ne borne pas là ses soins. Convaincu que si la liberté est le premier des biens, une révolution entraîne à sa suite le plus terrible des fléaux, il donne au peuple cisalpin sa propre constitution, le résultat des connaissances de la nation la plus éclairée.

Du régime militaire, le peuple cisalpin doit donc passer à un régime constitutionnel.

Afin que ce passage puisse s'effectuer sans secousse, sans anarchie, le Directoire exécutif a cru devoir, pour cette seule fois, faire nommer les membres du gouvernement et du corps législatif, de manière que le peuple ne nommera qu'après un an aux places vacantes, conformément à la constitution.

Depuis longtemps il n'existait plus de républiques en Italie. Le feu sacré de la liberté y était étouffé, et la plus belle partie de l'Europe était sous le joug des étrangers.

C'est à la république cisalpine à montrer au monde, par sa sagesse, par son énergie et par la bonne organisation de ses armées, que l'Italie moderne n'a pas dégénéré et qu'elle est encore digne de la liberté.

 

L'inauguration solennelle de la république à Milan eut lieu le 21 messidor (9 juillet) dans le lazaret, enceinte vaste et magnifique hors la porte Orientale, qui s'appela le champ de la fédération. Dès le matin les députés de toutes les communes, des gardes nationales, des corps au service de la république, et un peuple immense s'y réunirent au son des cloches, au bruit du canon, des acclamations et des transports de joie. Au milieu du champ s'élevait l'autel de la patrie. Sur les côtés étaient des inscriptions analogues à la fête ; au-dessus brûlait un feu, symbole du patriotisme ; au pied, des urnes funéraires avec d'autres inscriptions à la mémoire des guerriers français et cisalpins, morts pour la défense de la république. Les directeurs arrivèrent en grand cortège, annoncés par des salves redoublées d'artillerie, et furent accueillis par de bruyants applaudissements. L'archevêque célébra la messe, et bénit les drapeaux tricolores. La cérémonie se termina par un concert mélodieux. La superbe Milan, dit un Italien, paraissait électrisée jusque dans sa base. Une ère nouvelle commençait pour elle et pour l'Italie. Passer de la vie morte des Autrichiens à la vie animée des Français, c'était véritablement une résurrection. Bonaparte assistait à la fète sur une estrade séparée ; le vainqueur de l'Autriche, le fondateur de la république réunissait sur lui tous les regards. L'Italie, voyant renaître ses beaux jours, saluait avec amour et respect son libérateur.

Dès ce moment les mœurs italiennes changèrent. La soutane, qui était l'habit à la mode pour les jeunes gens, fut remplacée par l'uniforme ; au lieu de passer leur vie aux pieds des femmes, les jeunes Italiens fréquentèrent les manèges, les salles d'armes, les champs d'exercice ; les enfants ne jouaient plus à la chapelle : ils avaient des régiments de fer-blanc et imitaient dans leurs jeux les événements de la guerre. Dans les comédies, dans les farces des rues, on avait toujours représenté un Italien bien lâche, quoique spirituel, et une espèce de gros capitan quelquefois français et le plus souvent allemand, bien fort, bien brave, bien brutal, finissant par administrer quelques coups de bâton à l'Italien, aux grands applaudissements des spectateurs. Le peuple ne souffrit plus de pareilles allusions. Les auteurs mirent sur la scène, à la satisfaction du public, des Italiens braves, faisant fuir les étrangers pour soutenir leur honneur et leurs droits. L'esprit national s'était formé. L'Italie avait ses chansons à la fois patriotiques et guerrières ; les femmes repoussaient avec mépris les hommages des hommes qui, pour leur plaire, affectaient des mœurs efféminées[12].

Bonaparte donna toute son attention à la formation de la garde nationale dans la Cisalpine. Il dit dans une proclamation : Le soldat fonde les républiques, le soldat les conserve. Sans armée, sans esprit guerrier, il n'y a ni indépendance politique, ni liberté civile. Un grand peuple armé est invincible. Que tout citoyen s'exerce donc aux armes, pour défendre la liberté, le premier vœu, comme le premier besoin de tous les peuples.

Avant que la république cisalpine eût été solennellement proclamée, et tandis qu'il travaillait à son organisation, Bonaparte conçut l'idée de cette belle communication entre la France et l'Italie qu'il lui était réservé d'établir plus tard. Il chargea Comeyras de se rendre à Sion pour chercher à ouvrir une négociation avec le Valais, afin de conclure un traité au nom de la France et de la république cisalpine, qui accordât le passage du lac de Genève au lac Majeur, en suivant la vallée du Rhône. Il envoya un excellent ingénieur des ponts et chaussées pour savoir ce que cette route coûterait à établir. Bonaparte la traçait ainsi : de Versoix à Bouveret par le lac, quinze lieues ; de Bouveret à Sion, dix lieues ; de Sion à Brigg huit lieues ; de Brigg à Dossola, huit lieues ; de Dossola au lac Majeur, huit lieues ; du lac Majeur à Milan, douze lieues ; ce qui faisait 61 lieues de Versoix à Milan, ou 160 de Milan à Paris : sur ces 61 lieues, les quinze du lac et les vingt de Dossola à Milan, c'est-à-dire 35 étaient en grande route. Il restait donc 25 lieues à faire que ferait exécuter la république cisalpine.

Bonaparte chargea le même ingénieur d'aller jusqu'au fort de l'Écluse et de voir aux moyens de faire sauter le rocher sous lequel le Rhône disparaissait, afin par là de rendre possible l'exploitation des bois du Valais et de la Savoie, bois immenses, qui, à ce qu'il pensait, pouvaient seuls relever la marine française. On lui assurait qu'il ne fallait pas plus de deux ou trois cent mille francs pour cette opération[13].

La proposition faite d'un passage sur le territoire suisse par le Simplon fut soumise à la diète. Les cantons en conçurent des inquiétudes. Le Directoire, craignant qu'elle ne fût pas favorablement accueillie, pensa qu'on ne devait pas s'exposer à un refus. Il voulait éviter autant que possible toute contestation qui pourrait occasionner du refroidissement entre les deux peuples. Il avait toujours été dans ses intentions de donner aux anciens amis de la France des preuves de modération. Ce respect pour les plus faibles États était la meilleure réponse qu'il pût faire aux insinuations calomnieuses répandues en Europe sur les projets ambitieux que l'on prêtait au gouvernement français. Il aurait peut-être été facile de trouver des motifs suffisants pour employer contre le Valais la force des armes ; on avait des reproches à faire à cette république, mais elle était faible, et la magnanimité française avait couvert ses torts. D'ailleurs on ne pouvait pas faire la guerre aux Valaisans sans provoquer leurs alliés qui étaient les plus anciens amis de la France, et le Directoire voulait éviter le malheur et le scandale du combat de deux peuples libres. D'après ces considérations, il décida que la demande du passage par le Valais serait abandonnée[14].

On a vu qu'en s'occupant d'organiser la république cisalpine, Bonaparte avait annoncé que la chute de l'aristocratie vénitienne allait porter un coup mortel à celle de Gênes déjà fortement ébranlée par les principes de la démocratie. C'était un fait évident, et non, comme on l'en a accusé, une conspiration de sa part contre l'aristocratie génoise. C'était une conséquence naturelle de la présence des Français en Italie, de la cause pour laquelle on les avait forcés de prendre les armes, de leurs principes qu'ils y répandaient. Au bruit de leur révolution et de leurs victoires, les sujets des rois s'agitaient pour la liberté ; comment ceux des oligarques n'auraient-ils pas essayé de briser leur joug ? Que les Français, leur gouvernement, ses agents diplomatiques, le général en chef de l'armée fissent des vœux pour les démocrates et favorisassent leurs efforts, on n'en peut douter, ils ne s'en cachaient pas, c'était le résultat d'une sympathie naturelle, et l'intérêt de la France. Car le Directoire et Bonaparte ne se dissimulaient pas que l'influence de l'Autriche en Italie ne serait jamais détruite tant qu'on y laisserait subsister d'anciens gouvernements qui inclinaient toujours pour cette puissance.

A Gênes, la classe moyenne appelait un changement, et ce vœu trouvait des appuis jusque dans le sénat. Il se manifestait sur plusieurs points de la république, il était fortifié à Savone par d'anciennes rivalités. Dans la capitale, à la tête des novateurs étaient Morando, Vitalini et Philippe Doria. C'était chez Morando que se réunissaient les démocrates et qu'ils préparaient leurs plans. Le gouvernement voulut sévir, il fit trop ou trop peu, et augmenta l'irritation des esprits. Il avait résolu d envoyer des députés à Bonaparte pour sonder ses intentions, c'était en effet la voie la plus sûre et la plus courte ; mais il changea d'avis, et ces députés furent simplement autorisés à conférer et traiter avec Faypoult qui, quoique ministre du Directoire, n était là qu'un personnage secondaire. MM. Durazzo et Cattaneo vinrent le trouver le 2 prairial. Quel fut son étonnement lorsqu'il vit ces graves personnages, dans la circonstance critique où se trouvait l'État, ne parler que des journaux de Milan, et l'engager à prier Bonaparte de défendre aux journalistes les personnalités qu'ils se permettaient sur des individus de Gênes. Faypoult leur fit observer que le gouvernement s'amusait à des bagatelles, et que les prières de quarante heures et autres momeries avec lesquelles il croyait résister au torrent de lumières qui venait ébranler sa puissance, n'étaient propres qu'à changer sa culbute en une catastrophe qu'il serait sage d'éviter ; que le moyen consistait à voir où les choses devaient arriver malgré le sénat, et à ce qu'il y tendit lui-même par des mesures qui lui concilieraient l'estime de ses compatriotes, et lui mériteraient le pardon de ses fautes[15]. Pour être un peu dur, ce conseil n'en était pas moins sage. Mais les sénateurs génois, se croyant sans doute de droit divin souverains légitimes, n'en firent aucun cas. En rendant compte de cette conversation à Bonaparte, Faypoult lui écrivit[16] : Communiquez-moi votre opinion en peu de lignes, je connais votre économie géométrique du temps.

Mais la dépêche était à peine partie que la catastrophe prédite arriva. Il y eut beaucoup de mouvement toute la nuit. Le 3, à 10 heures du matin, une grande partie du peuple en insurrection s'était emparée des principales portes de Gênes, du côté de la mer et de Saint-Pierre-d'Arena. A onze heures les patriotes députèrent deux de leurs chefs à Faypoult ; c'étaient un moine dominicain et un prêtre nommé Cuneo. Ils étaient très-échauffés et voulaient qu'il les accompagnât sur-le-champ au palais du sénat pour appuyer leurs demandes. Ils lui dirent que le gouvernement avait armé un très-grand nombre de portefaix qui lui étaient dévoués. Faypoult leur répondit qu'il allait écrire au sénat pour lui exposer leurs demandes, et qu'il les aiderait en tout ce qui ne serait contraire ni à ses devoirs, ni au caractère dont il était revêtu ; ils se retirèrent.

Un instant après arriva chez lui le sénateur Luc Durazzo pour l'inviter à l'accompagner au palais, l'assurant que le gouvernement était sans force pour arrêter l'effusion du sang prêt à couler, les partis étant en présence, qu'une multitude de charbonniers et de portefaix avait forcé le magasin d'armes et s'en était emparée pour défendre le palais ; qu'il était le seul homme qui pût empêcher le commencement des malheurs de Gênes. Faypoult se rendit au palais. Sur l'invitation du gouvernement, il alla, accompagné d'un certain nombre de patriciens, au lieu du rassemblement des patriotes pour les engager à nommer quatre députés qui viendraient au palais, et qui, réunis à autant de membres du gouvernement, délibéreraient sur les mesures à prendre. Les députés furent nommés, mais ils ne se trouvèrent pas présents. Faypoult retourna au palais où en sa présence le sénat rendit un décret annonçant l'intention de faire quelques changements à la constitution. Faypoult sortit pour le porter au peuple ; les charbonniers et les portefaix qui inondaient les cours s'opposèrent a son passage. Il entendit alors des coups de fusil tirés sur des Français, il en vit arrêter et maltraiter ; il les fit relâcher et les conduisit dans la salle du doge. Là, exposant au gouvernement avec toute la dignité et la force qui convenaient au ministre de la nation française, qu'il n'avait pas dû s'attendre à être insulté dans le palais, où il s'était rendu sur l'invitation du gouvernement pour l'aider à maintenir la tranquillité du pays, il requit le doge et les sénateurs de le faire accompagner chez lui par une escorte suffisante, et par deux sénateurs et six patriciens ; ce qui fut exécuté.

Pendant ce temps-là les charbonniers avaient repoussé les patriotes jusqu'aux portes de la ville dont ils étaient encore maîtres, et tué ou maltraité tout ce qu'ils avaient trouvé de Français. Les charbonniers les confondaient dans leur rage avec les patriotes génois, parce que ceux-ci s'étaient permis de prendre la cocarde tricolore. Ils avaient osé bien plus encore, et délivré des galériens et des prisonniers, pour s'en faire des auxiliaires, ce qui avait engagé une foule de citoyens à se retirer de leur parti.

On se battit jusqu'à la nuit ; le 4 dès le matin on recommença la canonnade et la fusillade ; à 8 heures les charbonniers furent maîtres de toutes les portes ; après beaucoup de sang répandu de part et d'autre, le parti du sénat demeura vainqueur.

Plusieurs maisons françaises avaient été pillées ; le commissaire de la marine Menard, étranger au mouvement, avait été traîné par les cheveux et mené au fort de la Lanterne ; d'autres Français a avaient été jetés dans des cachots infects ; la maison du consul Lachéze avait été assaillie de coups de fusil ; et Faypoult s'était à peine trouvé en sûreté dans la sienne, avec une garde de 200 hommes que le sénat lui avait donnée.

Le doge écrivit au général en chef pour lui faire connaître ces événements.

En lui en rendant compte, Faypoult, prétendant examiner sans prévention l'état des choses, pensait que le gouvernement avait fait tout ce que, dans son état de faiblesse, il pouvait pour éviter ces malheurs, mais qu'il n'était plus maître de ceux qui le défendaient ; que si leur fureur venait à renaître, il serait impossible d'empêcher le meurtre et le pillage de cent familles de négociants français ; que si, par hasard, on avait fait marcher des troupes, il fallait les contremander ; que les populations très-nombreuses de la Polcevera et de Bisagno, déjà ébranlées, viendraient à Gênes et que les maux seraient à leur comble ; que tout le peuple voulait encore ce qu'il appelait son prince, c'est-à-dire les nobles, et se laissait entièrement diriger par les prêtres, que les événements prouvaient qu'on n'était pas encore mûr pour une révolution ; que les patriotes s'étaient conduits sans concert et sans prévoyance, et avaient nui pour jamais à leur parti[17].

Sous la première impression de ce rapport, Bonaparte écrivit au Directoire[18] : Il parait que le parti qui se disait patriote s'est extrêmement mal conduit, et qu'il a, par ses sottises et son imprudence, donné gain de cause aux aristocrates. Si les patriotes avaient voulu être quinze jours tranquilles, l'aristocratie était perdue et mourait d'elle-même. J'attends des renseignements ultérieurs pour prendre un parti.

Les violences ayant paru se calmer à Gênes, Faypoult demanda au sénat la mise en liberté des Français détenus, et une déclaration solennelle qu'ils avaient été étrangers aux troubles, et qu'il déplorait, les excès commis contre eux, à défaut de quoi il ne pouvait plus rester dans une ville où le sang de ses concitoyens avait coulé sous ses yeux. Fier de sa victoire, le sénat reprit sa roideur ordinaire, refusa toute satisfaction, surtout de mettre les Français en liberté, ne pensa plus aux mesures préparatoires de réforme qu'il avait décrétées, et répondit qu'il allait envoyer des députés à Paris et au général en chef pour arranger les affaires.

Une division de deux vaisseaux de ligne et de deux frégates sortis de Toulon, et qui étaient allés croiser vers la Corse et Livourne, parut, le 6, à la vue du port de Gênes et fut la cause ou le prétexte d une nouvelle fermentation. Sur la demande du sénat, Faypoult crut devoir écrire au contre-amiral Brueys de s'éloigner, et il disparut.

Une grande terreur parmi les Français et ceux des Génois qui passaient pour leurs partisans multipliait les émigrations. Des négociants et des nobles qui n'avaient pris aucun parti dans les mouvements, prévoyant que Bonaparte ferait marcher des troupes, sortaient de la ville pour ne pas être victimes de la fureur des charbonniers et des portefaix, ou d'un bombardement[19].

On voit que Faypoult, qui avait désiré avec tant d'ardeur et annoncé avec tant d'assurance la chute de l'aristocratie, parut changer tout-à-fait d'opinion et de contenance lorsqu'elle eut triomphé. Alors, suivant lui, elle avait fait tout son possible pour prévenir les troubles ; mais elle n'en avait pas eu la puissance. Les patriotes avaient agi inconsidérément, nui à leur parti, et, pour ainsi dire, seuls compromis les Français ; il ne fallait pas qu'on envoyât de troupes sur Gênes ni que des vaisseaux français entrassent dans son port de crainte d irriter les défenseurs du sénat. Ainsi il n'y avait donc rien à faire que de tirer un voile sur le passé, et de tendre la main à l'oligarchie ; elle osait s'en flatter. Elle répondait aux patriciens modérés qui représentaient combien sa conduite était imprudente, que Bonaparte, occupé à négocier avec l''Autriche, ne pourrait pas faire marcher des troupes contre Gênes ; que même il désapprouvait les principes des patriotes, et qu'il y regarderait à deux fois avant de s'exposer au blâme du Directoire et du parti de Clichy qui dominait dans le corps législatif. Après l'exemple que venait de faire sur Venise le général en chef, sur Venise autrement redoutable que Gênes, supposer qu'il y laisserait impunis les avanies et les assassinats commis sur des Français, c'était étrangement méconnaître son caractère. Leur sang avait coulé ; à tort ou à raison, il fallait le venger ; il le fallait pour la sûreté de l'armée et le maintien de la puissance française en Italie. D'ailleurs à qui persuadera-t-on que les charbonniers et les portefaix se seraient armés et battus pour le maintien de l'oligarchie, si elle ne les y avait pas excités, si elle ne l'avait pas voulu ? Bonaparte envoya donc son aide-de-camp, La Valette, porter au doge la lettre suivante[20] :

J'ai reçu la lettre que votre sérénité s'est donné la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'eusse reçu des renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, dont votre sérénité m'a donné les premières nouvelles.

Je suis sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore la république de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures, la république française ne peut pas l'être aux assassinats, aux voies de fait de toutes espèces qui viennent de se commettre dans vos murs sur les Français.

La république de Gênes intéresse sous tant de rapports la république française et l'armée d'Italie, que je me trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les communications et assurer les nombreux magasins qu'elle contient.

Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait brûler la Modeste, aveuglée par un délire qui serait inconcevable, si l''ori ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas, après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter ceux qui portent la cocarde nationale.

Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre que je vous envoie par un de mes aides-de-camp, vous n'avez pas mis à la disposition de la France tous les Français qui sont dans vos prisons ; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent le peuple de Gênes contre eux ; si enfin vous ne désarmez cette populace qui sera la première à se tourner contre vous lorsqu'elle connaîtra les conséquence terribles qui en résulteront pour elle, et l'égarement ou vous lavez entraînée, le ministre de la république française sortira de Gênes, et l'aristocratie aura existé.

Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les Français, comme les États entiers de la république me répondront de leurs propriétés.

Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et de considération distinguée que j'ai pour la personne de votre sérénité.

 

Le général en chef écrivit à Faypoult[21] :

Vous trouverez ci-jointe, citoyen ministre, la lettre que j'écris au sénat. Je ne puis pas vous dissimuler que vous avez eu tort d'empêcher notre escadre d'entrer dans Gênes, et il y a dans votre conduite une faiblesse qui ne convient ni à l'intérêt de la République, ni à sa dignité. Les puissances d'Italie se joueront-elles donc toujours de notre sang ? Je vous requiers, si, vingt - quatre heures après que mon aide-de-camp aura lu la présente au doge, les conditions n'en sont point remplies dans tous les détails, de sortir sur-le-champ de Gênes et de vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de prévenir les Français établis à Gênes, qui auraient des craintes, de chercher à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie veut nous faire la guerre, il vaut mieux qu'elle la déclare actuellement que dans toute autre circonstance ; elle ne vivra pas dix jours.

Si le sénat a à cœur de maintenir l'amitié entre les deux républiques, après qu'il aura rempli les préliminaires ci - dessus, vous vous rendrez à Milan avec les députés du sénat pour aviser à prendre les moyens nécessaires d'établir pour toujours la tranquillité dans Gênes, et pourvoir aux réparations dues à la République pour les crimes commis envers les citoyens français.

 

La Valette fut admis, le 10 au soir, avec Faypoult, au sénat assemblé. Il y lut la lettre du général en chef, elle y fut écoutée avec recueillement ; on promit d'y répondre le jour même. Le lendemain, accompagné de deux sénateurs, Lavalette alla voir les prisonniers français ; il les trouva presque nus, la plupart meurtris de coups. Personne ne les avait visités, ils se croyaient perdus. Ils sortirent de prison l'après-midi, accompagnés d'un secrétaire de légation et de plusieurs officiers génois. Ils furent reconduits avec éclat jusqu'à la maison du ministre Faypoult au milieu d'une foule de peuple qui leur témoigna de l'intérêt.

Depuis quelques jours le désarmement s'effectuait. Pour chaque fusil qu'on rapportait, le gouvernement donnait 4o sols. Il était rentré environ 4.000 fusils ; il en avait été pris plus de 25.000 au palais. Le gouvernement fit de nouvelles proclamations.

Des demandes du général en chef, il yen en avait donc deux en partie exécutées. Restait celle de l'arrestation des hommes qui avaient excité le peuple contre les Français. Craignant qu'à la faveur du vague de ces termes, le sénat ne sauvât les vrais coupables et ne livrât que quelques misérables, Faypoult demanda l'arrestation de MM. Francisco Maria Spinola, Francisco Grimaldi, inquisiteurs d'État, et Nicolo Cataneo, patricien, prévenus d'avoir provoqué par tous les moyens les violences commises envers les Français. Cette demande excita de grands débats dans le sénat. Il y fut dit que les charbonniers ayant bien pu, en 1749, chasser de Gênes 70.000 Autrichiens, on pouvait bien braver les Français. On refusa l'arrestation. Faypoult demanda ses passeports. On lui répondit que les collègues chargés de les délivrer ne pourraient être convoqués que le lendemain.

Comme le départ du ministre aurait laissé à la merci du gouvernement les Français qui étaient à Gênes, Lavalette résolut d'y rester, espérant, quoique n'ayant point de caractère public avoué, que son titre d'aide-de-camp de Bonaparte en imposerait peut-être aux assassins.

Le 12, Faypoult ne put obtenir ses passeports que vers cinq heures du soir et encore après avoir envoyé plusieurs notes vigoureuses. Une députation du petit conseil se rendit chez lui pour lui communiquer un décret qui ordonnait la mise en liberté des Lombards qui avaient été arrêtés comme les Français, et qui chargeait le sénateur Cambiaso et les deux patriciens Carbonari et Serra de se rendre auprès du général en chef. Mais l'arrestation des trois personnages indiqués par Faypoult n'ayant point été prononcée, il persista dans sa résolution de partir. On lui demanda un délai de deux heures, il l'accorda ; la députation revint avec le décret d'arrestation. Faypoult renonça à son départ ; et les habitants de Gênes réunis autour de sa maison en exprimèrent hautement leur satisfaction[22].

Il est bien évident pour tout homme raisonnable, écrivit Lavalette à Bonaparte[23], que tous ces désordres ont été dirigés. Le doigt du gouvernement se trouve partout, au milieu des rassemblements, des provocations, des massacres, du pillage. Les charbonniers ont été payés pour tuer, ils le disent hautement. La tête de chaque victime a été payée comme dans un marché. Les uns ont racheté leur vie et leurs propriétés, parce qu'ils ont donné plus que le gouvernement ; d'autres ont tout perdu, parce qu'ils avaient été mis à trop haut prix. C'était une véritable proscription. Si les noms des Français n'ont pas été mis sur les tables au coin des rues, les ordres n'en ont pas moins été donnés de les assassiner ; et lorsque vous aurez tiré les habitants de la stupeur où ils sont, des milliers de dépositions attesteront l'infamie du gouvernement.

Quoique contraire au rapport que Faypoult avait fait au moment même de la victoire du sénat, celui de Lavalette paraissait plus probable. Du reste, le point de savoir si le sénat avait commandé, toléré, ou voulu, sans le pouvoir empêcher, le pillage et l'assassinat des Français, n'était plus, comme elle l'est encore aujourd'hui, qu'une question oiseuse.

Lavalette quitta Gênes ; Faypoult le suivit de près avec les députés du sénat pour aller trouver Bonaparte. Ils étaient autorisés à consentir une réforme dans le gouvernement. Le sénat annonça au peuple cette mission et son objet, et l'invita à en attendre avec calme le résultat. Le peuple s'était apaisé dès que le sénat l'eut voulu, et continua à rester tranquille. Le noble Étienne Rivarola partit en même temps pour Paris, afin de parer, autant qu'il le pourrait, au coup que l'aristocratie allait recevoir à Montebello.

Les députés gênois, quoique patriciens, étaient partisans d'un gouvernement populaire plus libéral, ce qui prouve que, dans la noblesse même, on sentait le besoin d'une révolution. D'ailleurs il ne manquait pas d'exemples dans l'histoire de Gênes que sa constitution eût été modifiée, tantôt en faveur du peuple, tantôt en faveur de l'aristocratie, selon le besoin du temps. Il ne fut donc pas difficile aux députés de s'entendre avec Bonaparte, qui, de son côté, voulait une démocratie, mais tempérée par des lois et gouvernée par des hommes modérés et sages. Les députés auraient désiré profiter de l'occasion pour arrondir la république de Gênes. Unissez-lui, lui écrivait J.-B. Serra, ces habitants de l'Apennin que le despotisme a rangés parmi les fiefs impériaux et que la nature a entourés de montagnes et de mers, afin qu'ils formassent une seule famille avec les autres Liguriens. Il ajoutait ensuite ces paroles que nous citons pour peindre les sentiments qu'inspirait le général en chef à des Italiens connus par leur amour de l'indépendance : Le nom de Bonaparte uni au mien dans un papier d'où dépend la destinée de ma patrie ! Cette idée si grande, si inattendue de ma part s'empare de toute mon âme et agrandit la sphère de ses facultés. Lorsqu'on est dans l'enthousiasme, la connaissance des rapports individuels se perd, et l'on parle aux grands hommes comme si l'on leur ressemblait. Excusez donc ma témérité, etc.[24]

Il fut conclu le 17 prairial (5 juin), entre les républiques de France et de Gênes, un traité portant : que le gouvernement génois remettrait à la nation le dépôt de la souveraineté qu'il en avait reçu ; qu'il reconnaîtrait que cette souveraineté réside dans le peuple ; que l'autorité législative serait confiée à deux chambres représentatives, l'une de 300 membres, l'autre de 500 ; que douze sénateurs, présidés par un doge électif, seraient investis du pouvoir exécutif ; que chaque commune, chaque district auraient leurs magistrats ; que les pouvoirs judiciaire, militaire et la division territoriale seraient ultérieurement réglés ; que les droits de la religion catholique seraient respectés dans leur intégrité ; que la dette publique serait garantie, la banque de Saint-Georges conservée, la franchise du port maintenue ; qu'il serait pourvu, autant que possible, à l'existence des nobles sans fortune ; que tout privilège était définitivement aboli ; qu'il serait créé un gouvernement provisoire de 24 membres présidé par le doge ; que ce gouvernement entrerait en fonction le 26 prairial (14 juin) ; que l'on conviendrait des indemnités à donner aux Français pour les dommages qu'ils avaient pu éprouver dans les journées des 3 et 4 prairial ; enfin, que la république française accordait une amnistie générale à tous ceux dont elle avait eu à se plaindre dans ces journées, et qu'elle garantissait l'intégrité du territoire de la république génoise.

Bonaparte nomma le gouvernement provisoire de manière à satisfaire tous les partis, et écrivit au doge[25] :

Les députés que le petit conseil de la république de Gênes a bien voulu envoyer auprès de moi, ont été satisfaits des sentiments de bienveillance que la république française conserve pour la république de Gênes.

Bien loin de vouloir démembrer votre territoire, la république française aidera de toute son influence à l'accroissement et à la prospérité de la république de Gênes, désormais libre et gouvernée par les principes sacrés, fondements de la grandeur et du bonheur des peuples.

Votre sérénité trouvera ci-dessous la note des personnes que, conformément à la convention que nous avons faite, j'ai cru convenable de choisir comme les plus propres à former le gouvernement provisoire.

Je me servirai de tous les moyens et de toute la force que la république française a mis dans mes mains pour le faire respecter, et protéger la sûreté des personnes et des propriétés des différents citoyens de la république de Gênes.

J'ai pensé qu'il était utile de choisir des personnes de différents rangs, des citoyens connus des différentes villes des États de la république, qui, désormais, ne formera qu'une même famille, afin d'étouffer les haines et de réunir tous les citoyens.

Le vif intérêt que la république française prend au peuple de Gênes, est encore augmenté par la nécessité où je me trouve d'exiger que les derrières de l'armée et les principaux dépôts soient tranquilles et exempts de troubles.

Je prie votre sérénité de vouloir bien faire réunir ces citoyens, les faire installer comme gouvernement provisoire, le 14 du présent mois de juin, leur faire prêter serment d'obéissance par tous les corps militaires, et rétablir promptement la tranquillité dans la ville de Gênes. La république française et l'armée d'Italie, qui prennent tant d'intérêt à cette tranquillité, auront une reconnaissance particulière pour votre sérénité.

 

Le gouvernement provisoire fut installé le 14 juin (26 prairial) : ce fut dans toute la ville, comme on l'avait vu à Milan, à Bologne, etc., dans de semblables occasions, une allégresse délirante. Quelques particularités varièrent l'uniformité d'un mouvement commun à tous ces peuples qui s'agitaient au nom de la liberté. Les charbonniers et les portefaix qui s étaient soulevés pour la conservation de l'aristocratie, rendus du moins à un sentiment qui semblait plus naturel à leur profession, insultaient alors à la ruine de ce qu'ils avaient défendu vingt jours auparavant, et partageaient la joie des patriotes. Le fameux livre d'or, antique inventaire de la noblesse, fut livré aux flammes avec la chaise à porteur du doge, l'urne au scrutin du sénat et plusieurs emblèmes nobiliaires. La statue d'André Doria, élevée dans la cour du palais ducal, fut brisée. Enfin, écrivait Faypoult à Bonaparte, Gênes a fait plus de chemin en douze heures que les Milanais n'en feront en douze mois. Il trouvait cependant qu'à ce légitime enthousiasme il s'était mêlé une action irrégulière, c'était l'ouverture d'une prison faite de force par un attroupement qui croyait qu'elle renfermait encore quelques individus arrêtés les 3 et 4 prairial ; des malfaiteurs prisonniers profitèrent de l'occasion et s'évadèrent au nombre de 160. Il est vrai que quelques jours après, cent dix, s'excusant sur ce qu'ils s'étaient crus compris dans l'amnistie, vinrent d'eux-mêmes reprendre leurs fers. Tout le territoire suivait le mouvement de la capitale ; les arbres de la liberté se plantaient dans les vallées. Il ne fallait que garantir le peuple de son exaltation. C'est pour cela que Faypoult et le gouvernement provisoire ne voulurent pas permettre l'établissement de sociétés populaires[26].

Bonaparte aussi ne redoutait plus que l'exagération des démocrates. Par la lettre suivante il donna de sages conseils au gouvernement provisoire[27].

Vos premiers pas justifient la confiance dont la nation génoise vous a investis. Les gouvernen1ents provisoires placés dans des circonstances difficiles doivent exclusivement prendre conseil du salut public et de l'intérêt de la patrie. La république de Gênes n'existe que par le commerce, le commerce que par la confiance. Il n'y a pas de confiance sous un gouvernement faible ni dans un pays où il y a des factions. Un état est faible et déchiré par les factions, lorsque plusieurs centaines de citoyens s'organisent en assemblée exclusive, prennent part dans toutes les discussions, jouent la popularité, sont sans cesse armés par l'exagération, et n'ont pour but que de se distinguer.

Pendant votre gouvernement provisoire, une commission choisie doit former votre constitution et les lois organiques de votre république. Votre principal devoir est d'imposer silence aux passions ; d'empêcher que la commission législative puisse être influencée, et, par là, d'éviter qu'on vous donne une constitution et des lois de circonstance.

La sagesse et la modération sont de tous les pays et de tous les siècles, parce que l'une et l'autre sont fondées sur notre organisation physique ; mais elles sont absolument nécessaires aux petits états et aux villes de commerce.

Pendant tout le temps de votre gouvernement provisoire et jusqu'à ce que vous ayez des lois et une constitution stable, agissez-en comme dans un vaisseau battu par les flots, exigez que chaque citoyen soit à ses fonctions et que personne ne rivalise avec le gouvernement.

Comme vous ne savez pas ce que votre constitution permettra ou défendra, empêchez provisoirement toute espèce de coalition de citoyens.

Votre garde nationale est nombreuse et bien intentionnée.

Si, sous votre gouvernement, la république perd quelque chose de son commerce ou de son bonheur, la responsabilité en pèsera tout entière sur vous.

 

Bonaparte écrivit au gouvernement provisoire pour l'inviter à rétablir la statue d'André Doria que, dans son enthousiasme, le peuple avait brisée. Il est à regretter qu'on n'ait pas sa lettre pour voir les motifs qui la lui avaient dictée. Le gouvernement se trouva très-embarrassé. Il lui aurait été plus facile d'empêcher le peuple de renverser cette statue, que de lui faire comprendre pourquoi on la relevait. On ne l'entretenait que des cruautés de Doria, et il était bien plus disposé à honorer la mémoire de Fiesque. Il ne voyait dans Doria que le fondateur de l'oligarchie. Sa statue ne fut donc point rétablie. Du reste il en existait encore plusieurs dans les salles du palais qui avaient été fermées à temps, le 26 prairial, pour empêcher le peuple de les détruire.

Les fiefs impériaux se donnèrent d'eux-mêmes à la république et envoyèrent des députés au gouvernement ; ce fut un nouveau sujet de joie. Ils entrèrent dans l'union génoise sous le nom de Monts Liguriens.

A l'exemple de la république cisalpine, la république ligurienne célébra, le 14 juillet, la fête de la fédération. Elle fut marquée par un acte de générosité. Les esclaves barbaresques furent mis en liberté et embarqués bientôt après pour être reconduits dans leur pays.

Les mêmes causes qui avaient amené le renversement de l'aristocratie à Gênes, agissaient en Piémont contre le trône. Le voisinage de Milan, foyer de révolution d'où se propageaient ses principes, le contact des troupes françaises et lombardes, devenait chaque jour plus contagieux. La désertion gagnait les troupes sardes, l'arbre de la liberté avait été planté à Ceva, occupé par les Français. La cour de Turin, justement alarmée, invoquait, pour réprimer ces mouvements, le bras puissant du libérateur de l'Italie.

Quoique le traité d'alliance conclu entre le roi de Sardaigne et le Directoire n'eût pas été soumis à la ratification du corps législatif, Bonaparte ne le regardait pas moins comme obligatoire ; en conséquence il donna l'ordre aux chefs des différents corps français ou milanais de rendre les déserteurs piémontais, et de n'en plus recevoir à l''avenir ; aux commandants en Lombardie, de maintenir une sévère discipline dans leurs troupes sur les frontières du Piémont, et de s'opposer à tout ce qui pourrait en troubler la tranquillité ; au général Casabianca, de faire enlever à Ceva l'arbre de la liberté, et de maintenir le bon ordre dans les États du roi ; au commandant de Tortone, d'avoir pour ce prince les sentiments que la situation des choses devait lui assurer, et pour l'évêque de Tortone qui allait prendre possession de son évêché, tous les égards dus à son caractère ; au général Lahoz, d'éloigner de Milan et d'employer hors de cette ville trois réfugiés piémontais, en les engageant à ne rien faire contre la tranquillité du roi ; enfin, d'arrêter les nommés Viniatteri, Rosetti et Strovengo, chefs d'une conspiration qui avait eu pour objet d'assassiner le roi[28].

On ne trouve aucune autre trace de cette conspiration, sinon que Bonino, valet de chambre du marquis de Cravanzana, et un matelassier nommé Pasio, furent pendus comme coupables d'avoir médité une attaque, à main armée, contre la personne du roi, sur la route de la Vénerie, dans le but d'opérer une révolution. On leur supposait beaucoup de complices, il ne s'en trouva point. Le bruit se répandit même qu'un certain Santini, espion de la police, les avait mis en avant pour les trahir[29].

En transmettant au Directoire une convention militaire faite avec un officier de l'état-major du roi de Sardaigne, pour régler différents objets de police relatifs à ses troupes, Bonaparte lui manda qu'il ne la lui avait pas envoyée plus tôt, parce qu'il avait attaché fort peu d'importance à cette transaction purement militaire ; que les troupes sardes formant le contingent stipulé par le traité d'alliance étaient restées à Novare, et que tout était encore in statu quo. Il est cependant nécessaire, ajoutait-il[30], de ménager le roi de Sardaigne, afin que si jamais la négociation traînait en longueur, on puisse se servir de ses troupes pour donner une inquiétude de plus à l'empereur. Le roi est au reste fort peu de chose, et, dès l'instant que Gênes, la France et le Milanais seront gouvernés par les mêmes principes, il sera difficile que ce trône puisse continuer à subsister ; mais il s'écroulera sans nous et par le seul poids des événements et des choses. Les États du duc de Parme et du roi de Sardaigne ne tarderont pas à s'insurger ; je fais cependant ce qui est possible pour les soutenir.

De ce que Bonaparte prédisait des événements qu'il ne croyait pas pouvoir prévenir, on a voulu en conclure qu'il les favorisait. Des actes positifs déposent du contraire ; et s'il y avait un reproche à lui faire à l'égard du roi de Sardaigne, ce serait, comme on le verra bientôt, d'avoir, par respect pour les traités, laissé répandre le sang des patriotes pour le maintien d'une monarchie qu'il trouvait désespérée.

Cependant le comte de Balbo, ambassadeur de la cour de Turin, insistait auprès du Directoire pour que le traité d'alliance fut soumis à la ratification du corps législatif ; il se fondait notamment sur ce que Bonaparte demandait le contingent de troupes stipulé, et il mettait en usage toutes les ressources ostensibles et secrètes de la diplomatie. Mais le Directoire pensait que le corps législatif rejetterait le traité. La principale clause en faveur de la République étant l'offensive contre la maison d'Autriche, et cette offensive devant cesser au moment de la paix, convenait-il de rendre le traité public ? Une démarche de cette espèce pendant les négociations n'avait-elle pas des inconvénients ? Si l'on présentait le traité à la sanction, ne fallait-il pas y faire quelques changements que semblaient nécessiter les circonstances ? Enfin avait-on un besoin réel du contingent du roi de Sardaigne ? Telles étaient les questions que le Directoire faisait adresser à Bonaparte[31]. Il y avait déjà répondu par sa lettre du 30 floréal. Cependant le traité ne fut point soumis à la ratification.

En ratifiant les préliminaires de Leoben, le Directoire nomma le général en chef Bonaparte et le général Clarke ses plénipotentiaires pour négocier, conclure et signer le traité définitif avec l'Autriche. Comme ce n'était pas sans quelque répugnance qu''il s était prêté à la formation d'un congrès à Berne pour la conclusion de la paix, il accepta avec plaisir la proposition de l'empereur communiquée à Bonaparte par M. de Gallo, d'ouvrir de suite les négociations sans y appeler ses alliés. Il recommandait donc à ses plénipotentiaires de ne rien négliger pour conclure le plus promptement possible le traité, de le rendre absolument indépendant de toute autre puissance, notamment de l'Angleterre, et de n'y poser que les bases de la paix avec l'Empire dont on s'occuperait ultérieurement. Le véritable moyen d'arriver à une paix avantageuse était d'obtenir que les armées du Rhin occupassent le territoire de l'Empire jusqu'au Lech et à la Rednitz. L'empereur pouvait d'autant moins répugner à cet arrangement, qu'il entrerait lui-même promptement en possession de tout ou partie de l'indemnité consentie par les préliminaires. Les plénipotentiaires devaient proposer comme une condition capitale de la paix que les troupes françaises n'évacueraient les portions de l'Italie à occuper par l'empereur, qu'autant qu'il évacuerait tout le territoire jusqu'au Lech et à la Rednitz, ainsi que Mayence, Ehrenbreistein, et Manheim, pour les remettre à la France.

Le Directoire trouvait de l'inconvénient à indemniser l'empereur en Allemagne, parce que le roi de Prusse pourrait y élever aussi des prétentions.

Pour améliorer la frontière vers la Suisse, il regardait comme utile d'obtenir le Frikthal, pourvu que cela ne nuisît pas au succès et à la promptitude des négociations.

Le général en chef devait saisir le moment qu'il croirait le plus convenable pour notifier au gouvernement de Venise les arrangements pris avec l'empereur, et lui proposer de se réunir aux légations de Bologne, Ferrare, et de la Romagne, en adoptant la constitution cispadane.

Dans tous les cas il ne fallait pas que Venise appartînt à l'empereur qui par là deviendrait une puissance maritime, et pourrait porter des coups funestes au commerce du Levant.

L'organisation des républiques établies en Italie devait être poussée avec activité.

Le Directoire laissait, du reste, aux plénipotentiaires à juger quelles étaient les conditions les plus avantageuses que la république française pût obtenir, et quels étaient les moyens d'y arriver promptement, leur donnant à cet effet les pouvoirs les plus étendus.

Dans l'incertitude où était Bonaparte sur l'issue de la négociation des préliminaires, il avait par sa lettre du 27 germinal mandé au Directoire qu'il proposerait à l'ennemi un armistice de trois mois commun aux trois armées françaises, pendant lequel on aurait le temps de détacher de celles du Rhin 40.000 hommes pour renforcer celle d'Italie, ce qui forcerait l'empereur à faire de plus grands sacrifices.

D'après la réponse du Directoire, l'envoi de ces renforts aurait eu l'inconvénient d'une désertion incalculable pendant leur marche ; et on se serait trop affaibli sur le Rhin. Quelles que fussent les forces réunies des Autrichiens devant l'armée d'Italie, elle était en mesure d'opposer une résistance qui deviendrait bientôt une offensive menaçante par le mouvement de l'armée du Rhin-et-Moselle à laquelle le Directoire envoyait 5.000 hommes de celle de Sambre-et-Meuse. Du reste le Directoire ne doutait pas que l'empereur ne fut bien décidé à faire la paix[32].

Dans cette confiance, le Directoire voyait déjà les armées sur le point de revenir en France, et prévoyait la difficulté qu'il y aurait pour concilier l'empressement des militaires à rentrer dans leurs foyers, avec la tranquillité de l'intérieur et la nécessité de conserver les armées sur un pied respectable. Il demandait donc au général en chef de concourir à donner à la République une constitution militaire qui pût maintenir sa supériorité sur les autres peuples de l'Europe[33].

Bonaparte annonça à M. de Meerfeldt l'arrivée de la ratification des préliminaires par le Directoire, et l'invita à vouloir bien indiquer la ville où il désirait qu'il fut procédé à l'échange. Il prévint MM. de Meerfeldt et de Gallo que le Directoire l'avait muni ainsi que le général Clarke de ses pleins pouvoirs pour traiter de la paix définitive ; et les pria de le faire connaître à l'empereur afin que les plénipotentiaires qu'il voudrait envoyer pussent se réunir le plus tôt possible à Brescia, comme on en était convenu, ou dans toute autre ville qui paraîtrait plus convenable[34].

Le général en chef invita en outre M. de Meerfeldt à donner des ordres pour qu'à Trieste on se hâtât de payer le reste de la contribution, afin de le mettre dans le cas de faire évacuer cette ville, et de donner aussi dans le même but des ordres pour que l'administration de Klagenfurth fournît les chariots nécessaires au transport des effets militaires[35].

Les citoyens Sémonville et Maret arrêtés contre le droit des gens sur territoire neutre, longtemps détenus dans les cachots de l'Autriche, et échangés après une longue captivité contre la princesse fille de Louis XVI, avaient essuyé des pertes considérables, et demandaient à être indemnisés. Le Directoire, voulant bien renoncer à la réparation que la République aurait eu droit d'exiger pour l'insulte qui lui avait été faite dans la personne de ses envoyés, chargea les plénipotentiaires d'insister pour obtenir de l'empereur une indemnité de 4 à 500.000 francs[36].

Le Directoire convoitait l'île d'Elbe à cause de ses mines de fer, du débouché que leur exploitation pouvait procurer aux bois de la Corse, de la facilité de la fortifier et de la défendre, et de son voisinage de Livourne qui donnait la faculté de surveiller ce port. Il indiquait, pour désintéresser le roi de Naples, le grand duc de Toscane et le prince de Piombino, quelques-unes des îles appartenant aux Vénitiens, notamment Corfou. Le ministre des relations extérieures, pour intéresser davantage Bonaparte à la conquête de l'ile d'Elbe, lui mandait[37] : Je regarderais ces mines de fer comme le gage le plus sûr de la prospérité de l'île qui s'enorgueillit de vous avoir vu naître.

D'après des instructions additionnelles envoyées confidentiellement au général en chef par le ministre Delacroix, la garantie des emprunts hypothéqués par l'Autriche sur la Belgique et les autres pays qu'elle cédait, devait être transportée sur les pays qu'on lui donnerait en indemnité.

Il était convenable au maintien de la paix entre l'Autriche et la France qu'elles n'eussent plus de point de contact, et que par conséquent l'Autriche cédât non-seulement ses possessions sur la rive gauche du Rhin, mais encore ce qu'elle avait en Souabe et au moins le Brisgaw ; d'engager l'empereur à donner à la République une preuve de la sincérité de sa réconciliation, en procurant des établissements aux émigrés dans les contrées de ses États éloignées des frontières de la France et qui attendaient de nouveaux habitants.

Il était à désirer que le traité contînt les bases de la paix avec l'empire germanique ; que l'on pût même éviter un congrès pour cette paix, ou tout au moins en écarter les puissances qui y étaient étrangères. L'empereur ayant stipulé dans les préliminaires l'intégrité de l'Empire, cette disposition semblait écarter à jamais toute prétention à la limite du Rhin ; le Directoire ne mettait jamais en balance avec la paix, les avantages qui résulteraient de cette limite, ni les ressources immenses que ces pays offriraient pour la récompense et l'établissement des défenseurs de la patrie. Cependant le principe de l'intégrité était déjà modifié dans les préliminaires eux-mêmes par le consentement à la cession des évêchés de Liège et de Basic, à celles qui avaient déjà été faites par des traités, par le consentement du roi de Prusse à céder toutes ses possessions sur la rive gauche du Rhin, moyennant une indemnité, arrangement que réclamaient aussi le landgrave de Hesse-Cassel, les ducs de Wirtemberg et de Deux-Ponts, et le margrave de Bade. Ainsi on pouvait donc espérer d'amener l'Autriche à consentir à la limite du Rhin, en ajoutant pour prix de son consentement à la suppression des électorats ecclésiastiques, Salzbourg, Trente et Brixen aux vastes possessions que les préliminaires lui assuraient en Italie.

Enfin on indiquait les lignes de frontières que l'on aurait à demander dans ces diverses hypothèses.

Le château de Montebello, à quelques lieues de Milan, fut désigné pour l'échange des ratifications. Bonaparte y établit son quartier général (30 floréal). Le concours des ministres d'Autriche, de toutes les puissances de l'Italie, de plusieurs princes d'Allemagne, des étrangers de distinction, hommes et femmes qui y étaient attirés pour leurs affaires, ou qui venaient faire leur cour à Bonaparte et à son épouse, donnèrent à ce lieu l'aspect d'une véritable cour. L'échange des ratifications y eut lieu le 5 prairial (24 mai) entre le général en chef et M. de Gallo. Il y eut quelques observations sur les formes et des chicanes sur l'étiquette. M. de Gallo aurait désiré que le traité eût été écrit sur du parchemin et que le sceau du Directoire eût été plus volumineux. Bonaparte trouva qu'on avait raison sur le premier point, les transactions de cette espèce devant laisser des souvenirs de longue durée. M. de Gallo fit même à cet égard une protestation qui fut recule purement et simplement et sans qu'on daignât lui en accuser réception. Les empereurs d'Allemagne, en traitant avec les rois de France, ne leur donnaient point l'alternative ; ce fut pour l'empereur une affaire d'une grande importance, il y en mettait autant qu'à la limite du Rhin. Son plénipotentiaire allégua que le roi de Prusse agirait comme la France, et que l'empereur serait dégradé de son rang et déshonoré. En référant de cette question au Directoire, Bonaparte lui écrivait[38] :

Peut-être serait-ce une sottise de notre part d'insister sur une pure formalité qui nous maintiendrait en Europe au rang où nous étions, contre des avantages réels. J'aimerais beaucoup mieux que l'on continuât à agir dans toutes les transactions comme a agi le roi de France, et ensuite, d'ici à deux ou trois ans, lorsque la circonstance se présentera de passer une transaction nécessaire à l'empereur, déclarer, au nom du corps législatif, que les peuples sont indépendants et égaux en droits ; que la France reconnaît pour ses égaux tous les souverains qu'elle a conquis, et qu'elle n'en reconnaît point de supérieur. Cette manière de faire tomber une étiquette qui s'écroule d'elle-même par sa vétusté, me paraît plus digne de nous et surtout plus conforme à nos intérêts dans le moment actuel ; car s'il est prouvé que l'empereur veut plutôt persister dans cette étiquette que de nous empêcher d'avoir deux ou trois villages, ce serait un mauvais calcul que de s'y refuser.

 

Bonaparte avait raison. On prétend que M. de Gallo, dans les premiers moments d'ivresse que lui causa la condescendance du général en chef sur cette question d'étiquette, renonça au congrès de Berne, et consentit à une négociation séparée pour la paix[39]. Il est possible que ce procédé rendit le négociateur de l'Autriche plus facile sur ce point ; mais, comme on l'a vu par la lettre de Bonaparte au Directoire, du 11 floréal, M. de Gallo avait déjà dit, en rapportant de Vienne la ratification des préliminaires, que l'empereur désirait traiter sa paix particulière le plus tôt possible en Italie.

Le jour même de l'échange des ratifications, il fut convenu entre les plénipotentiaires que les négociations pour la paix définitive entre S. M. l'empereur et roi et la république française seraient ouvertes le lendemain, 6 prairial (15 mai), entre le marquis de Gallo et les citoyens Bonaparte et Clarke :

Que ce traité de paix définitif serait conclu et ratifié avant l'ouverture des négociations pour la paix de l'Empire ; qu'il serait tenu secret, et ne serait soumis à la ratification du corps législatif de France qu'au moment dont les deux puissances contractantes conviendraient ;

Que les négociations pour la paix définitive entre l'empire germanique et la république française auraient lieu à Rastadt, et commenceraient le premier juillet (3 messidor) ;

Qu'aucune puissance étrangère ne serait admise à ces négociations ; mais que l'empereur offrirait, par un des articles du traité définitif entre lui et la république française, sa médiation pour la paix à conclure entre elle et les alliés de Sa Majesté ; que cette médiation serait acceptée dans le même article pour la république française ;

Que si, dans 15 jours, le plénipotentiaire de l'empereur préférait, au lieu de la condition stipulée dans les articles précédents, que les puissances alliées fussent appelées au congrès de Rastadt, S. M. l'empereur et roi et le Directoire de la république française se chargeraient, chacun de son côté, d'y inviter leurs alliés respectifs, et qu'il serait donné des passeports de part et d'autre pour les plénipotentiaires des alliés invités.

 

En transmettant ces articles au Directoire, Bonaparte lui répétait en d'autres termes ce qu'il avait déjà écrit sur M. de Gallo ; que c'était à la fois le favori de l'impératrice, de l'empereur et de Thugut, dont il était le vieil ami ; qu'il paraissait jouir d'un grand crédit à Vienne[40].

A la première conférence, qui n'eut lieu que le 7, les plénipotentiaires convinrent d'écrire respectivement à leur gouvernement pour présenter les projets suivants :

1° La ligne du Rhin à la France ; 2° Salzbourg, Passau à l'empereur ; 3° au roi de Prusse, l'équivalent en Allemagne du duché de Clèves, et en cas qu'il ne voulut pas de cet arrangement, la restitution de ce duché ; 4° le maintien du corps germanique, aux changements ci-dessus près ; 5° la garantie réciproque desdits articles.

Pour l'Italie : 1° Venise à l'empereur ; 20 Mantoue, Brescia jusqu'à l'Adige, à la nouvelle république.

L empereur paraissait désirer des indemnités pour le duc de Modène. Bonaparte trouvait que cela n était pas facile à arranger, à moins qu'on ne donnât au duc l''île de Zante et qu'il s'en contentât.

Aucun de ces articles n'était convenu ; c'était seulement ce qui avait, de part et d'autre, paru le plus raisonnable.

Bonaparte croyait que c'était moins à accorder la limite du Rhin qu'on avait répugnance, qu'à faire un changement qui accroîtrait la puissance de la Prusse, ou qui culbuterait entièrement le corps germanique.

Laissons parler Bonaparte lui-même sur les divers objets dont il entretint le Directoire après cette première conférence.

Dans quinze jours, écrivit-il[41], la négociation prendra véritablement une tournure sérieuse : car jusqu'à cette heure le cabinet de Vienne a été conduit par un seul homme, qui paraît être fort peu habile, pas du tout prévoyant, et divaguant sur tout ; il est même sans système, flottant au milieu des intrigues de toute l'Europe, et n'ayant, en dernière analyse, qu'une idée que je crois de bonne foi, c'est de ne plus renouveler la guerre.

Nous avons besoin : 1° Des articles secrets faits avec le roi de Prusse ; 20 de connaître si vous adoptez le système posé pour la limite du Rhin ; c'est-à-dire le faire garantir par l'empereur, en lui accordant Salzbourg et Passau ; garantir le corps germanique ; offrir au roi de Prusse une compensation à ce qu'il a sur la rive gauche du Rhin, et même, s'il veut s'en servir de prétexte pour se fâcher, le lui restituer. Culbuter le corps germanique, ce serait perdre l'avantage de la Belgique et de la limite du Rhin : car ce serait mettre dix ou douze millions d'habitants dans la main de deux puissances dont nous nous soucions également. Si le corps germanique n'existait pas, il faudrait le créer tout exprès pour nos convenances.

Approuvez-vous notre système pour l'Italie ? Venise qui va en décadence depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut difficilement survivre aux coups que nous venons de lui porter : population inepte, lâche, et nullement faite pour la liberté, sans terre, sans eau ; il paraît naturel qu'elle soit laissée à ceux à qui nous donnons le continent.

Nous prendrons les vaisseaux, nous dépouillerons l'arsenal, nous enlèverons tous les canons, nous détruirons la banque, et nous garderons Corfou et Ancône ; le premier sera stipulé dans le traité, le second, que nous avons, devient tous les jours plus redoutable, et nous le conserverons jusqu'à ce que les nouvelles affaires de Rome nous le donnent sans retour.

On dira que l'empereur va devenir puissance maritime ; mais il lui faudra bien des années, il dépensera beaucoup d'argent, ne sera jamais que du troisième ordre, et il aura effectivement diminué sa puissance.

Si l'on persiste, à Vienne, à s'en tenir aux préliminaires, alors nous réunirons tout à une seule république ; en cas de guerre, nous filerons derrière le Pô, par les États de Modène et de Ferrare ; nous nous porterons à Venise, et nous attaquerons le Frioul et la Carinthie, sans nous embarrasser ni de Mantoue, ni de l'Adige, ni de la Brenta.

Il me faudrait tous les décrets de la Convention relatifs aux pays réunis. Je désirerais encore que vous m'envoyassiez en poste quelqu'un qui connût jusqu'aux villages et aux moindres circonstances des nouvelles frontières que nous accepterions, si l'on en adoptait d'autres que celles du Rhin.

 

Le résultat de la première conférence s'écartait donc des instructions du Directoire en un point essentiel, Venise. L'empereur la convoitait, et le Directoire la lui refusait, par suite de cette vieille objection, reçue dans la diplomatie, et au-devant de laquelle allait Bonaparte, que par la possession de cette ville, l'Autriche deviendrait une puissance maritime. Toujours préoccupé des souvenirs de l'ancienne prospérité de cette république, on ne voulait pas voir que ses beaux jours étaient passés depuis les voies nouvelles. ouvertes au commerce ; qu'ils ne pouvaient plus revenir ; qu'elle avait toujours été en déclinant, et qu'enfin la nature avait refusé à l'Autriche, grande puissance continentale, et à ses peuples, les conditions et les qualités nécessaires pour jamais devenir une puissance maritime. Sans prétendre approuver le mépris avec lequel Bonaparte traitait et l'État et le peuple vénitiens, il est vrai de dire cependant qu'il en avait mesuré la décadence, et qu'avec son coup d'œil habituellement si élevé, il jugeait bien qu'il n'y avait plus dans ce pays-là, pour celui qui le posséderait, de véritables éléments de puissance.

Quant à l'île d'Elbe dont le Directoire désirait avoir la possession, même aux dépens de Corfou, Bonaparte répondit[42] :

Je crois qu'il faut que nous gardions l'île de Corfou, nous trouverons à avoir l'île d'Elbe, lors de l'héritage du pape, qui est moribond. Le roi de Naples m'a même déjà fait faire des propositions d'arrangement : sa majesté ne voudrait avoir rien moins que la marche d'Ancône, mais il faut bien se garder de donner un aussi bel accroissement à un prince aussi mal intentionné et si évidemment notre ennemi le plus acharné.

Presque toutes les grandes maisons d'Allemagne désiraient qu'il fût pris des arrangements convenables à la République sur ses frontières vers le Rhin ; la cession de la rive gauche n'éprouvait donc point d'obstacles sérieux de leur part, pourvu qu'elles en fussent dédommagées sur l'autre rive par des sécularisations équivalentes. Quant à la Prusse, elle paraissait un peu confuse du rôle qu'elle avait joué en réclamant l'intégrité de l'empire germanique, tandis qu'elle était liée avec la République par une convention secrète, qui supposait la cession de toute la rive gauche, moyennant un dédommagement pour elle et un pour le stathouder, également pris sur la rive droite du Rhin. Le ministre des relations extérieures invitait donc les plénipotentiaires français, en leur faisant cette communication, à en tirer toutes les inductions qui pourraient être utiles à leur pays[43].

Le Directoire envoya à Bonaparte (13 prairial) extrait d'un mémoire présenté par le général Hoche, sur la ligne que devait suivre la frontière de la République en deçà du Rhin, dans le cas où elle ne s'étendrait pas jusqu'à ce fleuve. Le tracé de ces limites était judicieux et conforme aux indications fournies par la nature du terrain. On y reconnaissait un général accoutumé à réfléchir sur l'art militaire, et sur les sources de prospérité que les conquêtes pouvaient ouvrir à sa patrie. Mais ce travail devenait désormais inutile, la limite du Rhin ayant été consentie dès l'ouverture des négociations[44].

Le ministre Delacroix appelait l'attention des plénipotentiaires sur ce qui, dans un traité avec le margrave de Bade, concernait la navigation du Rhin ; rien n'était plus à souhaiter, disait-il, que la destruction des péages nombreux qui entravaient cette navigation, et qu'à cet égard une juridiction, qui serait aussi utile aux Allemands qu'aux Français, fût attribuée à la République.

Le Directoire voyait avec satisfaction la tournure que prenaient les négociations, il en augurait une heureuse issue. Il attachait beaucoup moins d'importance que l'empereur à la dispute d'étiquette qu'avait élevée M. de Gallo ; tout ce qu'il demandait, c'était que la République fût traitée comme l'étaient les rois de France en pareil cas.

Il désirait donner au stathouder le Hanovre pour l'indemnité qui lui avait été promise par une convention secrète avec la Prusse, et chasser ainsi de l'Allemagne le roi d'Angleterre.

Il regardait comme dangereux de donner au duc de Modène l'île de Zante pour indemnité, et pensait que l'empereur avait les moyens de l'indemniser en Souabe, ou par la cession de quelque principauté ecclésiastique en Allemagne.

Quant aux arrangements relatifs à l'Italie, le Directoire n'était plus éloigné de céder Venise à l'empereur, sous la réserve de la petite ville de Chioggia, en faveur de la république transalpine, afin de lui procurer un débouché pour l'exportation de ses denrées. Il désirait conserver les îles vénitiennes, surtout Corfou et Céphalonie.

Il insistait vivement pour que l'Angleterre fût totalement écartée du traité, sauf à stipuler que la France acceptait la médiation de l'Autriche pour la paix entre la République et la Grande-Bretagne.

Instruit depuis assez longtemps que le prince de la Paix avait le désir de devenir grand-maître de Malte, le Directoire ne doutait pas qu'il ne fit les démarches les plus actives pour y parvenir. Mais il pensait que la République, n'ayant eu qu'à se louer des procédés de l'ordre pendant la guerre, le corps législatif ne verrait pas de bon œil une expédition de troupes françaises contre cette île ; qu'il était donc plus convenable qu'elle fut faite par l'Espagne, puisque le ministre qui gouvernait ce royaume devait en profiter.

Il semblait que le gouvernement autrichien se fût fait le geôlier de la coalition. Il avait retenu dans ses cachots Maret et Sémonville ; il y retenait encore depuis 1792 le général Lafayette et ses amis Latour-Maubourg, Alexandre Lameth et Bureaux de Puzy. Malgré les plaintes unanimes des amis de la liberté en Europe, et les sollicitations des États-Unis, le cabinet de Vienne n'avait pas lâché sa proie. Les plénipotentiaires français demandèrent par une note spéciale la liberté de ces détenus[45].

Les Polonais inquiétaient extrêmement l'empereur : beaucoup d'officiers accouraient en effet du fond de la Pologne, et les soldats de cette nation, au service de l'Autriche, voyaient leur uniforme polonais avec un plaisir qui ébranlait leur fidélité. L'empereur, en même temps qu'il prouverait son désir de contribuer à la tranquillité intérieure de la République en licenciant le corps d'émigrés français, s'attendait à ce que par réciprocité, si elle ne licenciait pas entièrement les Polonais, elle apporterait du moins des modifications à leur recrutement[46].

En considérant les inconvénients graves qui résulteraient de la rentrée des émigrés sur le territoire de la République, et les tentatives qu'ils feraient indubitablement pour y rentrer tous, s'ils perdaient leurs ressources au-dehors, le Directoire pensait que le licenciement du corps de Condé serait dangereux. Loin de le provoquer il désirait donc, au contraire, que l'empereur fit aux émigrés un sort favorable, pour les attacher au sol étranger, pourvu que ce fût à une certaine distance des frontières de la France. Le Directoire ne se dissimulait pas que c'était un objet délicat à traiter, car il fallait éviter de paraître sacrifier les principes d'une juste proscription et de la haine nationale contre ces Français perfides, et il fallait inculquer en même temps dans l'esprit du plénipotentiaire impérial l'idée que c'était à la force intérieure du gouvernement qu'ils devaient la cessation des poursuites de la France contre eux. La générosité inhérente au caractère de la nation offrait d'ailleurs une raison plausible de cette conduite, et permettait d'intéresser la délicatesse de l'empereur en faveur de cette classe d'hommes onéreux à tous les empires.

S'il en était autrement, l'Autriche insisterait plus fortement sur la dissolution des corps polonais, et l'inquiétude qu'ils jetaient en Allemagne prouvait l'importance de leur conservation. Le Directoire invitait donc ses plénipotentiaires à éluder toutes les propositions qui leur seraient faites sur ce dernier article et à ramener le premier au but qu'il leur indiquait.

Comme ils avaient décliné sans aucune réserve la demande qu'avait faite l'empereur d'être réintégré dans la possession des biens allodiaux qui lui appartenaient dans les départements réunis à la République, le Directoire approuva leur conduite.

Quant aux biens particuliers appartenant à l'archiduchesse Christine et à son neveu l'archiduc Charles dans ces départements, s'il n'était pas possible de faire renoncer l'empereur à leur restitution, le Directoire autorisait ses plénipotentiaires à la consentir, à condition cependant qu'ils seraient vendus dans l'espace de trois ans.

L'Autriche demandait que la France se chargeât des dettes hypothéquées sur la Belgique depuis le commencement de la guerre, notamment d'un prêt fait par l'Angleterre. Le Directoire voulait qu'elles fussent transportées sur les pays cédés en indemnité à l'Autriche, puisqu'ils lui arriveraient libres de dettes de cette espèce. Cependant, s'il n'était pas possible d'obtenir absolument cette réversion, il demandait que l'acquittement des dettes hypothéquées à la fois sur la Belgique et les autres États héréditaires, fut au moins proportionnellement partagé. Pour ne pas apporter de difficultés à la paix avec l'Angleterre, le Directoire consentait à opérer la libération de l'Autriche envers cette puissance[47].

 

FIN DU SECOND TOME

 

 

 



[1] Lettre du 1er floréal.

[2] Lettre au Directoire, 12 floréal.

[3] Lettre du 17 floréal.

[4] Lettre du 19 floréal.

[5] Lettre du 19 floréal.

[6] Lettre de Bonaparte au Directoire, 24 floréal.

[7] Lettre de Bonaparte à Faypoult, 26 floréal.

[8] Lettre du 30 floréal.

[9] Lettre au Directoire, 7 prairial.

[10] Lettre du 25 floréal.

[11] Lettre du Directoire à Bonaparte, 7 prairial.

[12] Montholon, IV, page 196.

[13] Lettre de Bonaparte au Directoire, 25 floréal.

[14] Lettre de Ch. Delacroix à Bonaparte, du 25 messidor.

[15] Lettre de Faypoult à Bonaparte, 2 prairial.

[16] Lettre de Faypoult à Bonaparte, 2 prairial.

[17] Lettres de Faypoult à Bonaparte, des 3 et 4 prairial.

[18] Lettre du 6 prairial.

[19] Lettres de Faypoult à Bonaparte, des 7, 8, 9 prairial.

[20] Lettre du 8 prairial.

[21] Lettre du 8 prairial.

[22] Lettres de Lavalette et de Faypoult, des 11 et 12 prairial.

[23] Lettre de Lavalette du 12 prairial.

[24] Lettre de Serra à Bonaparte, prairial.

[25] Lettre du 19 prairial.

[26] Lettres de Faypoult à Bonaparte, des 26 et 29 prairial.

[27] Lettre du 28 prairial.

[28] Lettre de Bonaparte à Berthier, 20 floréal.

[29] Botta, tom. II, page 519.

[30] Lettres du 30 floréal.

[31] Lettre de Ch. Delacroix du 7 prairial

[32] Lettre à Bonaparte, du 17 floréal.

[33] Lettre du 23 floréal.

[34] Lettre du 25 floréal.

[35] Lettre du 25 floréal.

[36] Lettre à Bonaparte, du 22 floréal.

[37] Lettre du 30 floréal.

[38] Lettre du 7 prairial.

[39] Montholon, tome IV, page 245.

[40] Lettre du 7 prairial.

[41] Lettre du 7 prairial.

[42] Lettre à Ch. Delacroix, du 7 prairial.

[43] Lettre du 7 prairial.

[44] Lettre du 13 prairial.

[45] Lettre de Bonaparte au Directoire du 13 prairial.

[46] Lettre de Bonaparte au Directoire du 13 prairial.

[47] Lettre du Directoire, 23 prairial.