HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XVII.

 

 

Batailles de Rivoli et de la Favorite. — Reddition de Mantoue. — Complot royaliste de Brothier. — Plaintes de Bonaparte contre les dilapidations. — Situation de la Corse. — Rapports de Bonaparte avec les ligues grises. — Armements de la cour de Rome. — Bonaparte marche contre elle. — Traité de Tolentino. — Bonaparte poursuit les débris de l'armée d'Alvinzi. — Combats d'Avio, de Carpenedolo, de Calliano, du Lawis. — Alvinzi rejeté sur la Drave. L'archiduc Charles le remplace. — Préparatifs de l'Autriche pour une nouvelle campagne. — Renfort des armées du Rhin envoyées à Bonaparte. — Besoins de l'armée. — Négociations et traité avec le roi de Sardaigne. — Ouverture pacifique rejetée par l'Autriche.

 

Alvinzi avait une nouvelle armée sur la Brenta et dans le Tyrol. Tout annonçait à Bonaparte qu'il allait être attaqué. Dans les états de l'Autriche, les chemins étaient couverts de troupes et de recrues ; quant à lui, il en était toujours à attendre les renforts qui lui étaient annoncés. Pour réfuter un état plein de doubles emplois et de fautes que lui avait envoyé le Directoire, il fit le résumé des troupes qu'il avait eues à l'armée d'Italie, des pertes qu'elle avait faites, et de ce qui lui restait.

Il était entré en campagne avec un corps d'armée,

Infanterie

24.000

hommes.

Une division du col de Tende et de Fenestrelle et les garnisons des Alpes maritimes

6.000

30.000

 

L'armée des Alpes lui avait fourni

8.500

38.500

 

Renforts venus du général Châteauneuf-Randon

2.600

33me, 6me, 40me, 58me demi-brigades venant de la Vendée, la 14me venant de Paris

10.000

51.100

 

A déduire :

Tués sur le champ de bataille

4.000

Morts aux hôpitaux

2.000

Blessés hors de service

1.000

7.000

Dont en cavaliers, pionniers, artilleurs

1.000

Restait infanterie

6.000

L'armée n'était donc plus composée que de

45.100

 

 

Ce notait donc que 12.600 hommes de renforts qui étaient arrivés, au lieu de 57.000 que le Directoire prétendait avoir envoyés ; et dans une campagne où il y avait en tant de batailles et où les mêmes hommes avaient détruit l'armée sarde et l'armée de Beaulieu fortes de 70.000 hommes, cette dernière armée renforcée de 20.000 hommes du Rhin commandés par Wurmser, l''armée de Wurmser renforcée de 36.000 hommes commandés par Alvinzi. On était à la veille d avoir affaire aux débris de toutes ces armées renforcés par 4.000 volontaires de Vienne[1], 3.000 hommes du Rhin, 3.000 recrues déjà arrivées, sans compter celles qui venaient de toutes parts.

Bonaparte écrivait donc au Directoire[2] : Il a fallu du bonheur et du bien joué pour vaincre Alvinzi. Vous m'annoncez 10.000 hommes de l'Océan et 10.000 du Rhin, mais rien de cela n'arrive. S'ils n'arrivent pas actuellement, vous sacrifiez l'armée la plus dévouée à la constitution, et qui, quels que soient les mouvements que se donnent les ennemis de la patrie, sera attachée au Gouvernement et à la liberté avec le même zèle et la même intrépidité qu'elle a mis à conserver l'Italie à la République.

Je le dis avec une vraie satisfaction : il n'est point d'armée qui désire davantage la conservation de la constitution sacrée, seul refuge de la liberté et du peuple français. L'on hait ici, et l'on est prêt à combattre les nouveaux révolutionnaires, quel que soit leur but. Plus de révolution, c'est l'espoir le plus cher du soldat ; il ne demande pas la paix qu'il désire intérieurement, parce qu'il sait que c'est le seul moyen de ne la pas obtenir, et que ceux qui ne la désirent pas l'appellent bien haut pour qu'elle n'arrive pas. Le soldat se prépare à de nouvelles batailles, et s'il jette quelquefois un coup-d'œil sur l'esprit qui anime plu sieurs villes dans l'intérieur, son regret est de voir les déserteurs accueillis, protégés, et les lois sans force dans un moment où il s'agit de décider du sort du peuple français.

Enfin l'ennemi retire ses troupes du Rhin pour les envoyer en Italie ; faites de même ; secourez-nous : il n'y aura jamais que la disproportion trop marquée des ennemis qui pourra nous vaincre. Nous ne vous demandons que des hommes, nous nous procurerons le reste avec d'autant plus de facilité que nous serons plus nombreux.

Telle était la position de l'armée française. La division Vaubois, la plus nombreuse, confiée à Joubert, général plein de talent et d'énergie, tenait les postes importants de la Corona et de Rivoli ; celle de Masséna, placée en seconde ligne à Vérone, se liait par sa gauche avec la précédente, et par sa droite, à Augereau, qui surveillait Legnago et le bas Adige. Les avant-postes poussaient des partis sur Montebello et Vicence pour observer les mouvements de l'ennemi. Le général Rey, récemment arrivé, commandait une petite réserve vers Dezenzano, éclairant la rive occidentale du lac Garda jusqu'à Salo. La division Serrurier bloquait Mantoue ; enfin, la brigade Victor, placée à Goito, servait, en cas de besoin, de soutien aux troupes de siége et à l'armée d'observation. Un camp retranché, établi à Castel-Nuovo, offrait à la gauche et au centre un refuge avantageux, dans le cas où l'ennemi aurait débouché par la vallée de l'Adige avec des forces supérieures.

L'armée autrichienne se mit en mouvement le 18 nivôse (7 janvier 1797). Le centre partit de Bassano, traversa les gorges de la Brenta pour se réunir à la droite vers Roveredo, et descendre ensuite au nombre de 40.000 hommes la vallée de l'Adige ; Alvinzi y commandait. La gauche, aux ordres de Provera, forte de 20.000 hommes, partie de Padoue, s'avança sur la Fratta, attaqua à Bevilaqua l'avant-garde d'Augereau, commandée par l'adjudant-général Duphot ; il se retira à San-Zeno et le lendemain à Legnago, après une résistance qui lui causa quelque perte, mais qui donna le temps à Augereau de faire ses dispositions pour recevoir les Autrichiens sur l'Adige.

Bonaparte s'était rendu à Bologne avec 2.000 hommes, pour imposer à la cour de Rome et la ramener à un système, pacifique dont elle s'éloignait de plus en plus. Il avait aussi une négociation entamée avec le grand-duc de Toscane, relativement à la garnison de Livourne.

Il reçut, le 21, l'avis de l'attaque d'Alvinzi ; dirigea sur-le-champ Lannes avec 2.000 hommes par Ferrare à Rovigo, pour renforcer Augereau, partit lui-même pour Vérone, et y arriva le, 23, après avoir laissé, en passant, des instructions au corps de blocus de Mantoue.

Avant fait, près de Roveredo, sa jonction avec Davidowich, Alvinzi s'était porté, le 18, sur Alla, pour accabler la gauche des Français. Une autre colonne, aux ordres de Bayalitsch, débouchant de Bassano, menaçait Vérone.

Les Autrichiens firent leurs dispositions pour une attaque générale fixée au 23. Ce jour-là, dès le matin, ils se mirent en mouvement sur tous les points. Ils se présentèrent devant Vérone et attaquèrent l'avant-garde de Masséna, placée au village de Saint-Michel ; il sortit de la place, rangea sa division en bataille, marcha droit à l'ennemi, le mit en déroute, et lui fit 600 prisonniers ; les grenadiers de la 75e, ayant à leur tête le général Brune, qui eut son habit criblé de balles, enlevèrent trois pièces de canon.

Ce n'était pas l'attaque sérieuse, Alvinzi se l'était réservée. Il fit marcher son corps d'armée en six colonnes, et le 23 au matin, deux de ces colonnes arrivèrent, après une marche pénible, sur le mont Albaro, près de la Ferrara, en face de l'avant-garde de Joubert, et l'attaquèrent.

Le canon des retranchements les foudroya, ils furent repoussés et cherchèrent à tourner la montagne. La nuit suspendit le combat.

Joubert, apprenant que la division Lusignan marchait sur sa gauche par le revers de Montebaldo, ne crut pas pouvoir tenir contre des forces aussi supérieures. Le 24 au matin, il leva les ponts de l'Adige, évacua dans le plus grand silence la position de la Corona, se retira sur les hauteurs de Trambalora, en avant de Rivoli, sans être entamé, et en informa le général en chef ; mais ne s'y trouvant pas encore en sûreté, il allait en repartir pour se retirer par Campara sur Castel-Nuovo, et ses troupes étaient déjà en marche, lorsqu'il reçut du général en chef l'ordre de se concentrer dans la position de Rivoli, ce qu'il fit. Différents indices avaient dévoilé à Bonaparte le véritable projet des ennemis ; il ne douta plus qu'ils ne portassent leurs principales forces sur la ligne de Rivoli, pour l'emporter et arriver à Mantoue. Dans la nuit du 24 au 25, il dirigea vers le point menacé une grande partie de la division Masséna, et arriva lui-même à deux heures du matin à Rivoli.

Sans attendre ce renfort, il commanda à Joubert de reprendre la position importante de San-Marco ; il fit garnir d'artillerie le plateau de Rivoli, et ordonna toutes ses dispositions pour prendre l'offensive et marcher à l'ennemi. Le 25 à la pointe du jour, le général Vial attaqua l'avant-garde des Autrichiens, le combat fut opiniâtre, elle fut forcée à se replier sur San-Giovani et Gambarone. Pendant ce temps-là, Masséna s'approchait, et Alvinzi faisait exécuter des manœuvres préparatoires. Joubert était aux prises avec deux colonnes autrichiennes ; une troisième colonne attaqua sa gauche, elle plia ; la 14e demi-brigade faisait encore une résistance vigoureuse ; l'ennemi redoublait d'efforts pour enlever ses canons. Quatorzième, laisserez-vous prendre vos pièces ? s'écria un capitaine. Mais Bonaparte, laissant à Berthier le commandement du centre, accourut ; la 32e arriva, elle avait marché toute la nuit ; elle rallia les troupes qui avaient plié, chargea, culbuta tout ce qui se trouva devant elle, dégagea la 14e, et reprit les positions perdues.

Il y avait déjà trois heures qu'on se battait. Tandis que la 32e rétablissait les affaires à la gauche, la colonne autrichienne, qui avait longé l'Adige, commandée par Quasdanowich, marchait droit au plateau de Rivoli, par Osteria, et menaçait de tourner la droite et le centre des Français. Déjà l'escadron des dragons d'état-major et un bataillon avaient pris pied sur le plateau, et le reste était encore massé dans le défilé. Le montent était critique ; Bonaparte, presqu'entouré, conserva un sang-froid admirable, il ordonna au général Leclerc de se porter sur le plateau avec sa cavalerie pour charger l'ennemi ; au chef d'escadron Lasalle, avec 50 dragons, de prendre en flanc l'infanterie autrichienne qui attaquait le centre. Au même instant, Joubert fit descendre des hauteurs de San-Marco quelques bataillons qui plongeaient sur le plateau. En un instant la tête de la colonne ennemie fut assaillie de toutes parts. Joubert, ayant eu son cheval tué sous lui, s'élança à la tête de ses grenadiers un fusil à la main, et jeta l'épouvante parmi les Autrichiens, qu'une charge de Leclerc avait déjà ébranlés. Leur colonne fut culbutée dans le défilé encombré par l'artillerie et la cavalerie, et y laissa un bon nombre de morts et plusieurs canons. Quasdanowich remonta l'Adige et se retira sur Rivoli.

Pendant ce temps-là, Masséna, d'un autre côté, contenait les Autrichiens, et conservait les hauteurs de Trambalora. Joubert rallia ses troupes, et se retourna contre eux. Cette double attaque les frappa de terreur, et les mit en déroute, malgré les efforts d'Alvinzi.

Le corps de Lusignan, depuis longtemps en marche pour tourner les Français et leur couper leur retraite, était en effet parvenu sur leurs derrières par la crête du mont Pipolo, n'attendant plus que le moment où il les forcerait à mettre bas les armes. Bonaparte envoya à sa rencontre la 18e et un bataillon de la 75e avec une batterie de 12 ; le général Rey déboucha au même instant d'Orssa derrière Lusignan. Son corps fut défait en moins d'un quart-d'heure et obligé de se rendre.

Sur tous les points un grand nombre de fuyards fut fait prisonnier ; 1.500 hommes, qui cherchaient à se sauver par Garda, rencontrèrent dans les défilés 50 hommes de la 18e commandés par le capitaine René ; sur sa sommation ils se rendirent prisonniers[3].

Le centre des Autrichiens se trouva donc abandonné à ses propres forces derrière le Tasso où il s'était retiré après sa déroute. Bonaparte laissa à Joubert le soin de poursuivre un ennemi qui ne lui parut plus dangereux, pour courir de sa personne au-devant de Provera qui avait passé l'Adige et marchait sur Mantoue. Il partit donc sur-le-champ avec les troupes de Masséna. Depuis 24 heures elles n'avaient pas eu un moment de repos. 5.000 prisonniers, qu'elles emmenaient, étaient pour elles le présage de nouvelles victoires.

Joubert fit ses dispositions pour attaquer les Autrichiens aux environs de Pazzone. Ils ne pouvaient se retirer que par les hauteurs presque inaccessibles de la Corona ; pour y prévenir l'ennemi, Joubert fit longer par le général Vial le revers du Montebaldo. De son côté Bonaparte avait, dès la veille, envoyé Murat avec la 12e légère. Ces divers mouvements furent exécutés avec une rare précision. Le 25 au soir les positions étaient occupées. Le 26 au matin, les Autrichiens furent attaqués au moment où ils commençaient leur retraite. Chassés, harcelés par Baraguay-d'Hilliers, ils voulurent dans le plus grand désordre gagner les défilés, et les trouvant occupés par les Français, ils furent obligés de mettre bas les armes, et de se rendre à discrétion au nombre de 5.000. Il en périt un certain nombre qui se précipitèrent des rochers. La cavalerie traversa l'Adige à la nage, il s'en noya beaucoup. 13.000 prisonniers et neuf pièces de canon furent les trophées des deux journées de Rivoli.

Le général Provera avait, le 24, passé l'Adige à Anghiari malgré le général Guy eux qui, n'ayant que 1.500 hommes, fut obligé de céder au nombre. Provera se dirigea avec 6 à 7.000 hommes et i 2 pièces de canon sur Cérea, laissant des troupes à Anghiari pour défendre son pont. Le 25 il marcha par Sanguinetto à Nogara où il s'arrêta. Augereau accourut avec les troupes de Duphot, de Point et de Walter, attaqua l'arrière-garde autrichienne restée au pont de l'Adige, la fit prisonnière dans un défilé au nombre de 1.500 à 2.000 hommes, et prit 14 pièces de canon.

C'est dans cette affaire qu'un commandant de Hulans cria à un escadron du 9e de dragons de se rendre. Le chef d'escadron Duvivier répondit : Si tu es brave, viens me prendre ! Les deux corps s'arrêtèrent, et les deux chefs donnèrent l'exemple d'un de ces combats que décrit avec tant d'agrément le Tasse. Le commandant des Hulans fut blessé de deux coups de sabre. Les deux troupes alors se chargèrent, et les Hulans furent faits prisonniers[4].

Après avoir brûlé le seul pont par lequel Provera pût opérer sa retraite, Augereau réunit toute sa division et le poursuivit.

Victor et Masséna s'approchaient de Villa-Franca. Dans la nuit du 25 au 26 Bonaparte, instruit des mouvements de Provera, fit toutes ses dispositions pour l'empêcher de pénétrer dans Mantoue, et sans prendre un moment de repos, se rendit à Roverbella.

Le 26 à midi, Provera arriva devant saint Georges. Miollis, qui occupait ce faubourg avec 1.500 hommes, le reçut à coups de canon, et lui ôta l'espoir de le forcer. Alors Provera tourna ses vues du côté de la citadelle, s'approcha de la Favorite, et trouva le moyen de s'entendre avec Wurmser.

Le 27 à 6 heures du matin, ce général, tandis que Provera attaquait, fit sortir une forte colonne pour s'emparer de la Favorite et de Saint-Antoine. Mais Bonaparte, qui avait tout prévu, y envoya un renfort. Wurmser fut rejeté dans la place laissant sur le champ de bataille des morts et des prisonniers. Alors tous les corps français en marche pour traquer Provera l'entourèrent de tous les côtés. Miollis fit une sortie de Saint-Georges sur son flanc gauche, tandis que Victor l'arrêtait en tête, que la 32e et la 73e l'abordaient au pas de charge du côté de Castelletto, et que Lannes débouchait sur ses derrières. La confusion et le désordre se répandirent dans les rangs ennemis ; infanterie, cavalerie, artillerie, tout était pêle-mêle ; la 57e se montrait terrible, elle prenait des canons et mettait à pied le régiment de hussards d'Erdoedi. Dans cette situation désespérée, Provera était perdu ; il demanda à capituler ; il compta sur la générosité française et ne se trompa pas. 6.000 prisonniers, parmi lesquels étaient les volontaires de Vienne, et 20 pièces de canon furent les fruits de cette mémorable journée. En quatre jours, écrivit Bonaparte au Directoire[5], l'armée de la République a donc gagné deux batailles rangées et six combats, fait près de 25.000 prisonniers parmi lesquels un lieutenant général, deux généraux, douze à quinze colonels, et pris vingt drapeaux, soixante pièces de canon, et tué ou blessé au moins 6.000 hommes. Les légions romaines faisaient, dit-on, 24 milles par jour, nos brigades en font 30 et se battent encore. En effet les 32e, 57e et 18e de ligne, commandées par Masséna, avaient en trois jours battu l'ennemi à Saint-Michel, à Rivoli, et à Roverbella[6]. C'est à cette bataille que Masséna reçut de Bonaparte et de l'armée le titre d'enfant chéri de la victoire que n'effaça jamais celui de duc de Rivoli qui lui fut conféré plus tard. Là où se trouvait Masséna, Bonaparte le comptait pour 6.000 hommes.

Le général en chef envoya les drapeaux à Paris par Bessières, commandant des guides, officier distingué par sa valeur, par l'honneur qu'il avait de commander une compagnie de braves qui avaient toujours vu fuir devant eux la cavalerie ennemie, et qui, par leur intrépidité, avaient rendu dans la campagne des services essentiels[7].

La victoire de Rivoli excita à Paris et dans toute la République le plus grand enthousiasme. Par sa lettre suivante à Bonaparte, le Directoire s'en rendit l'interprète.

Les succès dont vous nous rendez compte jettent sur l'armée d'Italie un nouvel éclat qui doit frapper l'Europe d'étonnement, et qui ne peut appartenir qu'à l'enthousiasme républicain. Vos détails ajoutent un nouveau prix à la victoire, en attestant qu'elle est due, non aux chances de la fortune, mais à la valeur des troupes, à leur confiance dans l'habileté de leurs chefs au talent avec lequel vous avez multiplié vos forces, et à l'ascendant du génie républicain. La nature des circonstances où la France se trouve appelait un grand événement, qui pût rendre plus frappante aux yeux des gouvernements étrangers la considération de sa puissance, et qui pût en même temps rallier tous les esprits au vœu d'une paix honorable, et assurer la marche du régime constitutionnel[8].

La victoire de Rivoli entraînait nécessairement la chute de Mantoue. On entendait beaucoup de bruit dans la place, et on en conjecturait que les assiégés, conformément aux instructions de l'empereur, brisaient les affûts et les trains d'artillerie ; mais ce qui n'était pas une conjecture, c'est qu'ils étaient depuis longtemps à la demi ration de pain, à la viande de cheval, sans vin ni eau-de-vie[9].

Le maréchal Wurmser écrivit à Bonaparte[10] :

Raison de guerre me détermine à vous offrir la place de Mantoue, sous la condition préliminaire de laisser sortir librement ma garnison avec toute l'artillerie et les munitions à l'armée impériale.

Bonaparte répondit qu'il ne pouvait accepter cette proposition, et que, par égard pour le maréchal, il lui permettrait de sortir avec 500 hommes à son choix, à condition qu'ils ne serviraient pas pendant trois mois contre la République, mais que tout le reste devait être prisonnier. Il laissa ses instructions à Serrurier, et partit pour Bologne[11].

Le colonel Wurmser vint, le 11, trouver ce général pour négocier. Le maréchal persistait à sauver toute sa garnison, afin qu'on ne crût pas .t Vienne qu'il n'avait capitulé que pour lui. Il promettait qu'elle ne servirait pas d'un an contre la France ; mais il désirait que cet article ne fût pas porté dans la capitulation. Serrurier s'en tint aux termes généraux que Bonaparte avait offerts la veille, et lui rendit compte des propositions du maréchal[12].

Le général en chef persista dans sa première décision, et déclara que, si le maréchal Wurmser n'y avait pas accédé avant le 15, il se rétractait et ne lui accorderait pas d'autre capitulation que d'être prisonnier de guerre avec sa garnison[13].

La capitulation fut signée le 14 (2 février). Le maréchal Wurmser eut la libre sortie de Mantoue avec son état-major, 200 hommes de cavalerie, 500 personnes à son choix et six pièces de canon. Le reste de la garnison se rendit prisonnier[14].

Les Français prirent possession de la citadelle le 15 ; le commandement en fut donné au général de brigade Miollis. D'après le rapport des commissaires des guerres, il n'y restait plus que 20.000 rations, et il n'y avait plus rien en magasin. La garnison avait mangé 5.000 chevaux. On la faisait monter à 15.000 hommes de toutes armes, et 6.000 aux hôpitaux. Elle sortit en trois colonnes les 16, 17 et 18. Le maréchal partit le 16, en chargeant Serrurier de dire bien des choses de sa part à Bonaparte[15].

Les Français retrouvèrent dans Mantoue l'équipage de siège qu'ils avaient abandonné avant la bataille de Castiglione, outre l'artillerie des remparts, toutes les pièces de campagne du corps d'armée de Wurmser, en tout plus de 500 bouches à feu, un équipage de 25 pontons et 60 drapeaux ou étendards.

Bonaparte écrivit au Directoire[16] :

Je me suis attaché à montrer la générosité française vis-à-vis de Wurmser, général âgé de soixante-dix ans, envers qui la fortune a été, cette campagne-ci, très-cruelle, mais qui n'a pas cessé de montrer des connaissances et un courage que l'histoire remarquera. Enveloppé de tous côtés après la bataille de Bassano, perdant d'un seul coup une partie du Tyrol et son armée, il ose espérer de pouvoir se réfugier dans Mantoue, dont il est éloigné de quatre à cinq journées, passe l'Adige, culbute une de nos avant-gardes à Cérea, traverse la Molinella et arrive dans Mantoue. Enfermé dans cette ville, il a fait deux ou trois sorties, toutes lui ont été malheureuses, et à toutes il était à la tête. Mais, outre les obstacles très-considérables que lui présentaient nos lignes de circonvallation, hérissées de pièces de campagne, qu'il était obligé de surmonter, il ne pouvait agir qu'avec des soldats découragés par tant de défaites, et affaiblis par les maladies pestilentielles de Mantoue. Ce grand nombre d'hommes qui s'attachent toujours à calomnier le malheur ne manqueront pas de chercher à persécuter Wurmser.

Le général en chef envoya Augereau porter à Paris les 60 drapeaux provenant de la garnison de Mantoue : Vous verrez, écrivit-il au Directoire[17], dans ce brave général, auquel la République doit des services aussi marquants, un citoyen extrêmement zélé pour le maintien du Gouvernement et de notre constitution. Je ne vous remettrai pas sous les yeux tout ce qu'il a fait dans cette campagne ; il n'est presque pas une affaire où lui et sa brave division n'aient contribué à la victoire. Je vous prie, dès que sa mission sera remplie et qu'il aura profité du moment où les opérations militaires sont moins actives, pour achever quelques affaires de famille, de le renvoyer à l'armée sans le moindre retard.

La prise de Mantoue fournit au général en chef l'occasion de rappeler au Directoire les services signalés rendus par les officiers supérieurs de l'artillerie et du génie, et de demander le grade de général de brigade pour les officiers du génie Chasseloup, Samson et Maubert ; celui de général de division pour le général d'artillerie Lespinasse ; et que le général Dommartin fût envoyé à l'armée d'Italie[18].

La nouvelle de la prise du dernier boulevard de l'Italie, d'une forteresse qui passait pour imprenable et que les ennemis de la France et de Bonaparte regardaient comme devant être l'écueil où s'arrêterait sa gloire, répandit à Paris et dans toute la République un enthousiasme d'autant plus vif, qu'il compensait les revers éprouvés sur le Rhin par la reddition de Kehl et de la tête du pont d'Huningue. Le Directoire écrivit à Bonaparte, (24 pluviôse) Nous avons appris la prise de Mantoue comme un des événements les plus remarquables de cette guerre, et nous en félicitons la brave armée d'Italie et son célèbre général. Il reçut en cérémonie publique les drapeaux apportés par le général Augereau.

Depuis longtemps il avait été convenu entre le Directoire et le général en chef que les fortifications de Mantoue seraient détruites.

Alarmer sérieusement l'empereur sur le retour de sa domination dans la Lombardie, et le forcer peut-être à écouter des propositions de paix ; donner aux gouvernements provisoires établis dans le pays conquis une consistance qui ajouterait encore à ses craintes ; ôter à l'armée ennemie le but vers lequel elle devait diriger tous ses efforts, celui de réoccuper Mantoue et d'obliger l'armée française à se consumer de nouveau devant ses murs ; la difficulté d'approvisionner et d'armer au complet une place d'une telle capacité ; telles étaient les considérations que faisait valoir le Directoire pour ruiner Mantoue. Il ajoutait que si elles avaient été appliquées à Mayence lorsque cette place était au pouvoir des Français, la guerre sur le Rhin aurait pris une autre face[19].

Bonaparte se conduisit alors, comme il l'avait fait à l'égard de la citadelle de Milan, dont la démolition avait aussi été résolue, et que cependant il avait conservée. Il écrivit au Directoire[20] : Je fais travailler à l'armement et aux approvisionnements de Mantoue, en même temps qu'aux mines pour la détruire. Il s'y rendit un mois après sa reddition, descendit au palais ducal et y séjourna plusieurs jours. On avait trouvé dans cette ville un grand nombre de beaux tableaux ; ils furent envoyés au musée de Paris. Les belles fresques de la guerre des Titans, par le Titien, excitaient au palais du T... l'admiration des connaisseurs. La commission des artistes présenta divers projets pour les enlever et les faire transporter à Paris ; mais on les laissa dans la crainte de détruire ces chefs-d'œuvre. Bonaparte ordonna que les champs dont Auguste avait fait le patrimoine de Virgile et encore appelés champs Virgiliens, seraient exempts de toutes contributions, et que leurs colons seraient indemnisés des pertes causées par la guerre.

Il fit établir un arsenal de construction, et chargea le commandant du génie, Chasseloup, d'améliorer les fortifications. Les côtés faibles étaient ceux de la Pradella et de Piétoli. On y travailla dès cet instant sans relâche, pour les mettre en équilibre avec les autres.

Le Directoire crut devoir informer Bonaparte d'un complot qui venait d'être découvert à Paris.

Cet heureux événement, mandait-il[21], rendra les armées républicaines plus fières de leurs succès, et prouvera de nouveau à la France et à l'Europe que la même vigilance et la même sévérité répriment toutes les manœuvres de l'anarchie et du royalisme dans le sein de la République.

C'étaient un abbé Brothier, et un ancien officier de marine, obscur, Duverne de Presle, commissaires royaux, qui, pour gagner de l'argent, intriguaient à Paris, essayaient de corrompre les troupes, et faisaient croire à leurs commettants qu'ils renverseraient la République. La police leur tendit un piège, ils y donnèrent sottement. Ils furent jugés comme embaucheurs et condamnés seulement à quelques années de prison. Les partis profitaient de ces petits complots pour s'accuser, et le Directoire s'en servait pour les élever ou les abattre. Sous un gouvernement digne de présider aux grandes destinées qui semblaient alors se préparer pour la France, d'aussi misérables intrigues n'auraient point eu lieu, ou n'auraient fait aucune sensation ; dans la masse des grands événements de cette époque elles se perdent réellement aux yeux de l'histoire.

Le général en chef dénonçait au Directoire une autre espèce de conspirateurs.

Je vous fais passer, lui écrivait-il, le mémoire que m'envoie le citoyen Faypoult ; vous frémirez d'indignation lorsque vous y verrez avec quelle impudence ou vole la République. Je donne les ordres pour que l'on arrête le citoyen Legros, contrôleur de la trésorerie, et le commissaire des guerres Lequeue ; j'engage le citoyen Faypoult à faire arrêter à Gênes les citoyens Paillaud et Peragaldo. Vous ne souffrirez pas, sans doute, que les voleurs de l'armée d'Italie trouvent leur refuge à Paris. Pendant que je me battais et que j'étais éloigné de Milan, le citoyen Flachat s'en est allé, emportant cinq à six millions à l'armée, et nous a laissés dans le plus grand embarras. Si l'on ne trouve pas de moyens d'atteindre la friponnerie manifestement reconnue de ces gens-là, il faut renoncer au règne de l'ordre, à l'amélioration de nos finances et à maintenir une armée aussi considérable en Italie[22].

On porta des plaintes au Gouvernement sur ce que Bonaparte n'avait point envoyé de troupes en Corse, ni suffisamment pourvu à la tranquillité intérieure de l'île et à sa sûreté extérieure. Le ministre de la guerre lui demanda compte de sa situation militaire.

Bonaparte lui répondit par un exposé fidèle de toutes les mesures qu'il avait prises pour chasser les Anglais de la Corse et y consolider la domination de la République ; tout cela avait été l'ouvrage des généraux Casalta et Gentili, de leurs compatriotes réfugiés, des habitants fidèles, de la gendarmerie de l'ile, d'une centaine de canonniers et de plusieurs officiers d'artillerie et du génie, que le général en chef y avait envoyés pour armer les forts ; cinq colonnes mobiles, composées de trois cents hommes, veillaient à la défense de la côte, et comprimaient les ennemis intérieurs. La garde des forts d'Ajaccio, Bonifacio et Bastia était confiée à des corps de gardes nationales d'une fidélité et d'un patriotisme reconnus. Le commissaire ordonnateur de l'armée avait passé des marchés et fait approvisionner les différentes places de l'île de tout ce qui leur était nécessaire, en même temps qu'il avait pourvu à la solde de tous ces différents corps. Depuis que l'île était rentrée sous la domination de la République, il n'y avait eu aucun assassinat ni attentat aux propriétés ; jamais pays n'avait été plus tranquille, jamais révolution ne s'était faite avec aussi peu de commotion.

Je n'ai pas fait passer de troupes en Corse, ajoutait Bonaparte[23] : nous avons l'habitude d'y tenir cinq mille hommes de garnison, et mes troupes m'étaient trop nécessaires en Italie pour pouvoir en distraire la moindre partie pour la Corse, dont la tranquillité d'ailleurs a été mieux assurée par les mesures de police intérieure que j'ai prises, et par l'argent que j'y ai fait passer, que par un corps de quatre mille hommes. Cependant lorsque les affaires de Rome seront terminées, et que les Anglais auront évacué Porto- Ferrajo, je ferai passer six cents hommes dans le fort de Bastia, et quatre cents dans celui d'Ajaccio.

Vous pouvez être sans aucune inquiétude sur la tranquillité intérieure et extérieure de l'île de Corse. Il n'y a, je crois, qu'un ennemi de la patrie qui pût exiger que l'on affaiblît les corps de l'armée d'Italie pour envoyer en Corse des troupes à peu près inutiles. Si le Directoire continue à me laisser le maître de faire ce qu'il conviendra, j'y enverrai des troupes dès que la situation de l'armée me le permettra, ou que les circonstances l'exigeront.

Jusqu'à présent les Suisses avaient paru être dans de bons rapports avec le général en chef de l'armée d'Italie, quoiqu'il regardât leurs gouvernements aristocratiques et notamment les chefs des ligues grises comme vendus à l'Autriche.

Bonaparte avait envoyé l'adjudant-général Leclerc dans la ville de Coire, capitale des Grisons, pour s'y aboucher avec le ministre français Comeyras ; parcourir ensuite tout le pays jusqu'au débouché de la Souabe ; envoyer des espions pour prendre des renseignements sur la position et les mouvements de l'ennemi de l'autre côté des montagnes ; rester le temps nécessaire dans le pays pour le connaître et observer l'esprit qui animait les habitants[24]. En même temps le général en chef avait écrit au chef des ligues grises qu'il leur adressait cet officier pour leur donner une marque de l'amitié de la république française, et du désir qu'il avait de leur être utile, comptant sur une parfaite réciprocité de leur part.

D'après des capitulations existant entre les ligues grises et l'archiduc de Milan, il devait leur fournir 3.000 quintaux de blé, moyennant quoi elles étaient tenues de livrer passage sur leur territoire aux troupes autrichiennes. Le Directoire consentit à ce que ces capitulations fussent exécutées. Le général en chef promit à Comeyras de faire fournir les blés aux Grisons, à condition qu'ils seraient payés en chevaux ; mais, par réflexion, il exigea l'entière exécution des capitulations. Si elles sont maintenues, disait-il[25], chaque partie doit remplir ses obligations, et si je donne du blé aux Grisons, il faut qu'ils me fournissent le passage. Ce fut l'objet d'une controverse entre lui et Comeyras. Celui-ci représentait que la politique conseillait de ne pas insister sur cette condition ; qu'il ne l'avait pas exigée lorsqu'il avait promis les blés, que l'imposer après coup, ce serait en quelque sorte retirer sa parole. La question du passage resta indécise, mais les blés furent fournis.

Cependant les Suisses faisaient la contrebande et favorisaient la désertion des prisonniers autrichiens par le lac Lugano. Le général en chef y fit mettre des barques canonnières pour arrêter ces abus. Les baillis dénoncèrent ce fait au Directoire comme une violation de leur territoire.

Bonaparte répondit qu'il avait eu le droit de mettre ces barques sur le lac, puisqu'une bonne partie du rivage appartenait à la France, par suite de ses conquêtes ; puisqu'il avait beaucoup à se plaindre des baillis ; que s'ils continuaient à se mal conduire, il ne leur accorderait plus de blé, et que s'ils se permettaient des voies de fait il ferait brûler les villages qui se seraient mal comportés. Les Suisses d'aujourd'hui, ajoutait-il[26], ne sont plus les hommes du 14e siècle : ils ne sont fiers que lorsqu'on les cajole trop ; ils sont humbles et bas lorsqu'on leur fait sentir qu'on n'a pas besoin d'eux : si nous ne les secourions pas du côté du Milanais, ils mourraient de faim ; nous avons donc le droit d'exiger qu'ils se conduisent avec égard.

Ce jugement sévère et vrai de Bonaparte sur les Suisses était le présage du sort qui les attendait. Dès qu'ils n'observaient pas une stricte et consciencieuse impartialité entre les puissances belligérantes, ils couraient à la perte de leur neutralité et de leur indépendance. Un état faible comme le leur ne pouvait se soutenir que par une grande loyauté.

La supériorité que l'armée d'Italie avait définitivement acquise par ses victoires, et les avantages de la saison, offraient des chances favorables aux opérations projetées sur Rome ; le Directoire avait laissé au général en chef le choix du moment où elles devraient être entamées, en lui recommandant seulement de considérer que, malgré la faiblesse du pape, cette entreprise exigeait des moyens de force respectables, afin d'en retirer tout le fruit qu'elle présentait, et de ne pas compromettre la sûreté du corps d'armée qui y serait employé[27]. Le cardinal Busca qui avait, depuis six mois, succédé au cardinal Zelada, dans la place de secrétaire d'Etat, s'était lié ouvertement avec l'Autriche. Rome et les États romains étaient inondés de pamphlets, de proclamations, et de manifestes virulents contre les Français. Le général Colli et des officiers autrichiens y étaient attendus de Vienne pour commander les troupes du pape, et attaquer Bologne et Ferrare. On cherchait tous les moyens de faire sortir de Rome le ministre français. Les conseillers du pape, les moins fous, étaient pour la défensive, et les ministres de Naples et de Toscane conseillaient en vain de reprendre les négociations de paix. Cacault l'offrait ; il remettait des notes, on ne lui répondait pas. Dans cet état de choses, fatigué d'une situation qui compromettait la dignité de la République, et désespérant de pouvoir rien tenter d'utile et d'honorable, il demandait à Bonaparte de l'appeler auprès de lui[28].

Un courrier du cardinal Busca adressé à monsignor Albani, chargé d'affaires de Rome à Vienne, fut intercepté près de la Mezzola, le 21 nivôse (10 janvier) ; dans les lettres dont il était porteur, toute la politique du Vatican était dévoilée. Elle ne tendait à rien moins qu'à allumer en Europe une guerre de religion, une véritable croisade contre la France. Le ministre du pape écrivait : que les Français voulaient la paix, la sollicitaient même avec instance ; mais qu'il en éloignait la conclusion, parce que le pape était décidé à se confier entièrement à la fortune de la maison d'Autriche ; que les conditions de l'armistice de Bologne n'étaient, ni ne seraient exécutées, malgré les plus vives réclamations de la part du ministre français, Cacault ; que de nouvelles troupes se levaient avec activité dans les États du Saint-Siège ; que le Saint-Père acceptait le général Colli qu'offrait l'empereur pour commander son armée ; qu'il était nécessaire que ce général amenât avec lui un bon nombre d'officiers autrichiens, surtout des officiers du génie et de l'artillerie ; que des ordres étaient donnés pour leur réception à Ancône ; qu'il voyait avec peine que Colli serait obligé de s'aboucher avec Alvinzi, des manœuvres duquel il était peu content ; qu'il serait bon qu'il allât passer la revue des troupes du pape en Romagne, avant de se rendre à Rome, etc.

Bonaparte, qui jusqu'alors avait paru vouloir user de ménagements envers la cour de Rome, perdit enfin patience ; il était maître de Mantoue : rien n'arrêtait plus sa vengeance. Il écrivit au Directoire[29] :

Vous trouverez ci-joint des lettres interceptées qui sont extrêmement intéressantes, en ce que vous y verrez l'opiniâtre mauvaise foi de la cour de Rome, et le refus que paraît faire le cabinet de Vienne d'accepter l'alliance de Rome ; ce qui ne peut provenir que du désir qu'il peut avoir de ne pas mettre d'entraves à la paix générale. J'ai fait imprimer ces lettres dans les gazettes de Bologne et de Milan, afin de convaincre toute l'Italie de l'imbécile radotage de ces vieux cardinaux. Je fais demain passer le Pô, près de Ferrare, à 5.000 hommes qui marcheront droit sur Rome.

Berruyer écrivait de Bologne, au général en chef : Dois-je attaquer les troupes du pape qui sont à Imola, ou ne le dois-je pas ? Elles ont l'insolence de pousser-leurs patrouilles de cavalerie jusqu'à moitié chemin de Bologne ; elles disent ouvertement à qui veut l'entendre qu'elles attendent 6.000 hommes de troupes autrichiennes pour nous attaquer et venir à Bologne ; elles doivent être commandées par le général Colli, qui était, il y a peu de jours, à Faenza, et qui en est parti pour se rendre à Rome où il ne doit pas rester longtemps. Mon avis serait de le prévenir. Il existe à Faenza 4.000 hommes d'infanterie et 2.000 de cavalerie ; il faut, brave général, enlever les 2.000 chevaux pour remonter mes dragons, chasseurs, hussards ; chargez-moi de faire cette remonte. Je crois n'avoir besoin que de 3.000 hommes pour balayer toute la Romagne[30].

Bonaparte expédia un courrier à Cacault, et lui écrivit[31] :

Vous aurez la complaisance, citoyen ministre, de partir de Rome six heures après la réception de cette lettre, et vous viendrez à Bologne. On vous a abreuvé d'humiliations à Rome, et on a mis tout en usage pour vous en faire sortir ; aujourd'hui résistez à toutes les instances, partez.

Je serai charmé de vous voir et de vous assurer de mes sentiments d'estime et de considération.

Le général en chef écrivit à Carnot (9 pluviôse) :

Colli, celui qui commandait l'armée autrichienne en Piémont, est débarqué à Ancône avec quelques officiers et sous-officiers autrichiens ; il a déjà passé en revue l'armée papale. Quand vous aurez reçu cette lettre, une de nos divisions aura attaqué cette armée. J'ai écrit au citoyen Cacault pour qu'il eût sur-le-champ à évacuer Rome : on n'a pas d'idée des mauvais traitements que cette prêtraille lui a fait essuyer.

Cacault écrivit au secrétaire-d'État Busca :

Je suis rappelé par ordre de mon gouvernement, qui m'oblige à partir ce soir pour Florence ; j'ai l'honneur d'en prévenir votre excellence en lui rappelant les expressions de mon respect.

Busca soutint la gageure jusqu'à la fin, et répondit :

Le cardinal Busca était loin de s'attendre à la nouvelle que le très-respectable M. Cacault vient de lui communiquer. Son départ subit pour Florence ne lui permet rien autre chose que de l'assurer de sa profonde estime.

Le cardinal Mattei qui, après la petite correction que lui avait infligée Bonaparte, avait obtenu la permission de retourner à Rome, loin de tenir rancune, avait conservé des relations avec le général en chef, qui lui écrivit : Les étrangers qui influencent la cour de Rome ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays ; les paroles de paix que je vous avais chargé de porter au Saint-Père ont été étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n'est rien, mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient ; nous touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin du prix que j'attachais à la paix et du désir que j'avais de vous épargner les horreurs de la guerre. Les lettres que je vous fais passer et dont j'ai les originaux entre les mains, vous convaincront de la perfidie, de l'aveuglement et de l'étourderie de ceux qui dirigent actuellement la cour de Rome. Quelque chose qui puisse arriver, je vous prie, monsieur le cardinal, d'assurer sa sainteté qu'elle peut rester à Rome sans aucune espèce d'inquiétude. Premier ministre de la religion, il trouvera, à ce titre, protection pour lui et pour l'église. Assurez également tous les habitants de Rome qu'ils trouveront dans l'armée française des amis qui ne se féliciteront de la victoire, qu'autant qu'elle pourra améliorer le sort du peuple, et affranchir l'Italie de la domination des étrangers ; mon soin particulier sera de ne point souffrir qu'on apporte aucun changement à la religion de nos pères. Je vous prie, monsieur le cardinal, d'être assuré que, dans mon particulier, je me ferai un devoir de vous donner, dans toutes les circonstances, des marques de l'estime et de l'attachement avec lesquels je suis, etc.

En portant son attention sur tous les obstacles qui s'opposaient à l'affermissement de la constitution française, le Directoire avait cru s'apercevoir que le culte romain était celui dont les ennemis de la liberté pouvaient faire longtemps encore le plus dangereux usage.

Vous êtes trop habitué à réfléchir, écrivait-il au général en chef[32], pour n'avoir pas senti tout aussi bien que nous que la religion romaine sera toujours l'ennemie irréconciliable de la République, d'abord par son essence, et en second lieu parce que ses sectateurs et ses ministres ne lui pardonneront jamais les coups qu'elle a portés aux préjugés et aux habitudes des premiers, et à la fortune et au crédit des autres. Il est sans doute des moyens à employer dans l'intérieur, pour anéantir insensiblement son influence, soit par des voies législatives, soit par des institutions qui effaceraient les anciennes impressions, en leur substituant des impressions nouvelles, plus analogues à l'ordre des choses actuel, plus conformes à la raison et à la saine morale.

C'est au Gouvernement à tâcher de découvrir ces moyens ; mais il est un point non moins essentiel peut-être pour parvenir à ce but désiré ; c'est de détruire, s'il est possible, le centre d'unité romaine, et c'est à vous qui avez su réunir jusqu'ici les qualités les plus distinguées du général à celles d'un politique éclairé, à réaliser ce vœu, si vous le jugez praticable.

Le Directoire vous invite donc à faire tout ce qui vous paraîtra possible, sans compromettre en rien le salut de votre armée, sans vous priver des ressources en tout genre que vous pourriez en retirer pour son entretien et pour le service de la République, et sans rallumer le flambeau du fanatisme en Italie au lieu de l'éteindre, pour détruire le gouvernement papal ; de manière que, soit que mettant Rome sous une autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en y établissant une forme de gouvernement intérieur, qui rendrait méprisable et odieux le gouvernement des prêtres, le pape et le sacré collège ne pussent concevoir l'espoir de jamais siéger dans Rome, et fussent obligés d'aller chercher un asile dans quelque lieu que ce fût, où, du moins, ils n'auraient plus de puissance temporelle.

Ce n'est point, au surplus, un ordre que donne le Directoire, c'est un vœu qu'il forme. Il est trop éloigné du lieu de la scène pour juger du véritable état des choses ; il s'en rapporte sur cela au zèle et à la prudence qui vous ont constamment dirigé dans une carrière aussi glorieuse pour vous que pour la République que vous servez. Quel que soit le parti que vous croyiez devoir prendre dans cette circonstance, et quelle qu'en soit l'issue, le Directoire n'y verra jamais de votre part que le désir de servir avantageusement votre pays, et de ne pas compromettre légèrement ses intérêts.

 

Telle était la politique du Directoire. Voici quelle était celle de Bonaparte avant que la dépêche du Gouvernement ne lui fût parvenue.

Ne pourrait-on pas, si nous allons jusqu'à Rome, réunir le Modenois, le Ferrarois et la Romagne, et en faire une république qui serait assez puissante ?

Ne pourrait-on pas donner Rome à l'Espagne, à condition qu'elle garantirait l'indépendance de la nouvelle république ? Alors nous pourrions restituer à l'empereur le Milanais, le Mantouan, et lui donner le duché de Parme, en cas que nous fussions obligés d'en passer par là, afin d'accélérer la paix dont nous avons besoin. L'empereur n'y perdrait rien, l'Espagne y gagnerait beaucoup, et nous y gagnerions plus encore ; nous aurions un allié naturel en Italie, qui deviendrait puissant, et avec lequel nous correspondrions par Massa-Carrara et l'Adriatique[33].

 

Donner Rome à l'Espagne, détrôner le chef de l'église pour céder sa capitale à la puissance la plus dévouée au pape, c'était une idée assez singulière. Quoi qu'il en soit, la destruction de la puissance temporelle du pape étant désirée par le Directoire et son général, rien ne semblait plus capable d'empêcher ce grand événement.

En apprenant la reddition de Mantoue, le Directoire s'en félicita d'autant plus, qu'elle, permettait au général, en chef d'augmenter ses forces dans la Romagne. Sa marche sur Rome et son entrée dans cette ville immense exigeaient des précautions que motivait l'effervescence soudaine d'un peuple sans énergie -mais facile à s'exalter ; ce n'était donc pas trop qu'un corps de dix à douze mille hommes. Quant au pape, puisqu'il s'était confié au sort des armes, la perte dé sa puissance territoriale paraissait devoir être un effet de l'aveuglement de son conseil ; et quant à la proposition de Bonaparte, le Directoire la trouvait digne d'être discutée[34].

Que faire du pape ? Telle était alors dans Paris la question à l'ordre du jour.

Moi, répondit quelqu'un, je voudrais qu'il vînt à Paris ; qu'on lui donnât une belle chapelle, un hôtel commode, un bon médecin, un excellent cuisinier ; qu'il eût la plus grande liberté de se promener pour que les dévotes de Paris vissent ce que c'est qu'un pape, et que ces nouveaux convertis, dont le zèle et la foi datent de la fondation de la République, pussent être admis à lui baiser les pieds[35].

L'auteur de cette plaisanterie ne se doutait pas que ce même pape serait deux ans après prisonnier, qu'il mourrait à Valence, et que neuf ans plus tard son successeur Pie VII viendrait en effet à Paris, non pas seulement pour se faire voir, mais pour couronner empereur le général qui marchait alors contre Rome.

Par un manifeste dans lequel il récapitulait tous ses griefs envers le pape, le général en chef déclara que l'armistice conclu le 5 messidor an 4, entre la république française et la cour de Rome, était rompu, et publia la proclamation suivante :

L'armée française va entrer sur le territoire du pape ; elle protégera la religion et le peuple.

Le soldat français porte d une main la baïonnette, sûr garant de la victoire, et offre de l''autre, aux villes et villages, paix, protection et sûreté... Malheur à ceux qui les dédaigneraient, et qui, de gaîté de cœur, séduits par des hommes profondément hypocrites et scélérats, attireraient dans leurs maisons la guerre et ses horreurs, et la vengeance d'une armée qui a, dans six mois, fait cent mille prisonniers des meilleures troupes de l''empereur, pris quatre cents pièces de canon, cent dix drapeaux, et détruit cinq armées.

Art. Ier. Tout village ou ville, où, à l'approche de l'armée française, on sonnera le tocsin sera sur-le-champ brûlé et les municipaux seront fusillés.

Art. II. La commune sur le territoire de laquelle sera assassiné un Français, sera sur-le-champ déclarée en état de guerre ; une colonne mobile y sera envoyée ; il y sera pris des otages, et il y sera levé une contribution extraordinaire.

Art. III. Tous les prêtres, religieux et ministres de la religion, sous quelques noms que ce soit, seront protégés et maintenus dans leur état actuel, s'ils se conduisent selon les principes de l'évangile ; et, s'ils sont les premiers à le transgresser, ils seront traités militairement et plus sévèrement que les autres citoyens.

 

La division du général Victor coucha le 13 à Imola, première ville de l'État romain. Le quartier-général s'établit dans le palais de l'évêque Chiaramonte, depuis Pie VII. Le 14, Victor arriva à Castel-Bolognèse. L'armée du pape, composée de 6 à 7.000 hommes de troupes régulières et de paysans, avait coupé les ponts, et s'était retranchée avec le plus grand soin sur la rivière de Senio qu'elle avait bordée de canons. Le général Lannes, commandant l'avant-garde, aperçut les ennemis qui commençaient à le canonner : il ordonna aussitôt aux éclaireurs de la légion lombarde d'attaquer les tirailleurs papistes ; le chef de brigade Lahoz, commandant cette légion, réunit ses grenadiers qu'il fit former en colonne serrée, pour enlever, à la baïonnette, les batteries ennemies. Cette légion, qui voyait le feu pour la première fois, fit merveille ; elle enleva quatorze pièces de canon sous le feu de trois à quatre mille hommes retranchés. Pendant le feu, plusieurs prêtres, le crucifix à la main, prêchaient ces malheureuses troupes. Le combat ne dura pas une heure ; on prit à l'ennemi, outre les canons, huit drapeaux, plusieurs milliers de prisonniers, on lui tua quatre ou cinq cents hommes. Le chef de brigade Lahoz reçut une légère blessure. Les Français eurent quarante hommes tués ou blessés.

Ils se portèrent de suite sur Faenza, en trouvèrent les portes fermées ; toutes les cloches sonnaient le tocsin, et une populace égarée prétendait s'y défendre. Tous les chefs, notamment l'évêque, s'étaient sauves ; deux ou trois coups de canon enfoncèrent les portes, et les Français entrèrent au pas de charge. Les lois de la guerre autorisaient le vainqueur à mettre cette ville au pillage ; mais comment se résoudre à punir aussi sévèrement toute une ville pour le crime de quelques prêtres ? Bonaparte envoya cinquante officiers faits prisonniers, pour aller éclairer leurs compatriotes, et leur exposer les dangers que leur faisait courir leur extravagance ; il rassembla tous les moines et les prêtres, les rappela aux principes de l'évangile, et employa toute l'influence que peuvent avoir la raison et la nécessité pour les engager à se bien conduire ; il envoya à Ravenne le général des Camaldules pour éclairer cette ville, et éviter les malheurs qu'un plus long aveuglement pourrait produire. Il dépêcha à Césène, patrie du pape, le père don Ignacio, prieur des Bénédictins.

Je vous enverrai, écrivit Bonaparte au Directoire[36], des affiches qui vous convaincront de la démence de ces gens-ci ; il est déplorable de penser que cet aveuglement coûte le sang des pauvres peuples, innocents instruments et de tout temps victimes des théologiens. Plusieurs prêtres, et entre autres un capucin qui prêchaient l'armée des catholiques, ont été tués sur le champ de bataille.

Victor continua sa marche et s'empara sans peine de Forli, de Césène, de Rimini, de Pesaro, de Fano et Sinigaglia. Il est vrai que le délire du peuple s'était refroidi, que les succès remportés par les Français sur l'armée papale, et la clémence du général en chef avaient éclairé les esprits des habitants et changé leurs dispositions. Colli s'était replié jusqu'à Ancône où il espérait pouvoir résister, soit au moyen de la citadelle, soit au moyen d'un camp retranché qu'il avait établi sur la hauteur de Montagnola. Il occupait ce camp avec 3.000 hommes qui lui restaient et sept pièces de canon. Dès que les Français s'approchèrent, Colli et les officiers autrichiens jugèrent prudent de ne pas les attendre, et se retirèrent à Lorette. Victor envoya un parlementaire aux troupes romaines pour les engager à se rendre. Pendant les pourparlers, ses troupes débordèrent l'ennemi par ses deux ailes, l'enveloppèrent, firent 1,200 prisonniers sans tirer un coup de fusil, et entrèrent sans résistance dans la citadelle. On y trouva 3.000 beaux fusils que l'empereur avait envoyés au pape, et 120 canons de gros calibre.

Aucun gouvernement, écrivit Bonaparte au Directoire[37], n'était aussi méprisé parles peuples mêmes qui lui obéissent. Au premier sentiment de frayeur que cause l'entrée d'une armée ennemie, a succédé la joie d'être délivré du plus ridicule des gouvernements, et jugeant de suite de quelle importance la possession d'Ancône serait pour la République, il mandait[38] : C'est un très-bon port et le seul qui existe depuis Venise, sur l'Adriatique. Il est sous tous les rapports très-essentiel pour notre correspondance dans le Levant. On va d'ici dans 24 heures en Macédoine et en dix jours à Constantinople. Il faut que nous conservions ce port, à la paix générale, et qu'il reste toujours français. Cela nous donnera une grande influence sur la Porte Ottomane, et nous rendra maîtres de la mer Adriatique, comme nous le sommes de la Méditerranée par Marseille, l'île de Corse et Saint-Pierre. Mon projet est d'y ramasser tous les Juifs possibles. Je fais mettre dans le meilleur état de défense la forteresse, 1.500 hommes de garnison et 2 à 300.000 livres pour fortifier un monticule voisin, et cette ville sera susceptible de soutenir un très-long siège. Le général en chef en organisa de suite l'administration ainsi que celle de la province de Macerata ou marche d'Ancône.

Cependant, malgré la présence de l'armée, le peuple courait en foule se prosterner aux pieds d'une madone qui pleurait à grosses larmes. Des citoyens sensés en prévinrent ; Monge y fut envoyé. Il rendit compte qu'effectivement la madone pleurait. Le chapitre reçut l'ordre de la porter au quartier-général. C'était une illusion d'optique adroitement ménagée à l'aide d'un verre. Le lendemain la madone fut replacée dans l'église, mais sans verre ; elle ne pleurait plus. Un chapelain, auteur de cette supercherie, fut arrêté.

L'armée se porta à Notre-Dame de Lorette : c'est un évêché et un magnifique couvent ; l'église et les bâtiments sont somptueux ; il y a des appartements vastes et bien meublés pour les trésors de la madone et le logement des abbés, du chapitre, et des pèlerins. Dans l'église est la Casa-Santa, demeure de la vierge à Nazareth, le lieu même où elle fut visitée par l'ange Gabriel. C'est une petite maison de cinq à six toises carrées dans laquelle est une madone placée sur un tabernacle. La légende dit que des anges la portèrent de Nazareth en Dalmatie, lorsque les infidèles s'emparèrent de la Syrie, et de là, au travers de l'Adriatique, sur les pitons de Lorette. De tous les points de la chrétienté, on venait en pèlerinage voir la madone. Des présents, des diamants, des bijoux envoyés de toutes parts formaient son trésor qui se montait à trois millions. Avant l'approche de l'armée française, la cour de Rome fit emballer et mettre en sûreté ce trésor. On trouva cependant encore pour un million de matières d'or et d'argent[39]. La madone était une statue en bois grossièrement sculptée ; son mobilier personnel, d'après le procès-verbal rédigé par les commissaires français, Tinet et Monge, consistait en un haillon de camelot et deux écuelles cassées de mauvaise faïence.

Bonaparte envoya la madone au Directoire en lui mandant[40] : Vous en ferez l'usage que vous jugerez convenable. Pendant qu'elle était en route, les prêtres répandirent que le général en chef s'étant fait représenter la madone, elle avait remué les yeux, qu'il changea de couleur, témoigna de la surprise et du trouble, lui fit rendre ses bijoux et ornements, et la fit replacer sur son autel, couverte d'un voile comme signe de sa vénération[41]. Quelques insensés crurent à cette fable ; c'était toujours une petite conquête pour le fanatisme.

Des prêtres français, réfractaires, réfugiés en Italie, à mesure que l'armée française s'était avancée dans la péninsule, avaient reflué dans les États du pape ; l'armée y étant entrée, ils se trouvèrent dans le plus grand embarras. Naples leur refusait un asile. Les chefs de couvents dans l'État romain, pour se décharger de la nourriture et de l'entretien de ces prêtres, et croyant faire leur cour à l'armée française, les repoussèrent. Bonaparte les prit sous sa protection.

Considérant que les lois de la Convention nationale sur la déportation défendaient aux prêtres réfractaires de rentrer sur le territoire de la république française, mais non de rester sur le territoire conquis par les armées françaises ; que la loi laissait au gouvernement français la faculté de prendre sur cet objet les mesures que les circonstances pouvaient exiger ; satisfait d'ailleurs de la conduite des prêtres réfractaires, réfugiés en Italie, il ordonna : qu'ils étaient autorisés à rester dans les États du pape, conquis par l'armée française ; défendant sous les peines les plus sévères, aux individus de l'armée, aux habitants, prêtres ou religieux du pays, de les molester sous quelque titre que ce fût ; qu'ils seraient mis en subsistance dans les différents couvents où il leur serait accordé par les supérieurs le logement, la nourriture, la lumière et le feu, et 15 livres de France par mois pour leur habillement et leur entretien, sur lesquelles ils tiendraient compte de la valeur de leurs messes ; que le supérieur de chaque couvent remettrait au commandant de la place le nom, l'âge et le pays des prêtres réfractaires qui étaient en subsistance dans son couvent ; qu'ils prêteraient serment d'obéissance à la république française, entre les mains du commandant de la place.

Le général en chef déclarait enfin qu'il verrait avec plaisir ce que les évêques et autres prêtres charitables feraient pour améliorer le sort des prêtres déportés.

Pour justifier cette mesure, tels furent les motifs qu'il donna au Directoire : Cet ordre n'est pas contraire à la loi ; il est conforme à nos intérêts et à la bonne politique, car ces prêtres nous sont fort attachés et beaucoup moins fanatiques que les Romains. Ils sont accoutumés à ce que les prêtres ne gouvernent pas, et c'est déjà beaucoup : ils sont très-misérables ; les trois quarts pleurent quand ils voient un Français : d'ailleurs à force d'en faire des battues, on les oblige à se réfugier en France. Comme ici, nous ne touchons en aucune manière à la religion, il vaut beaucoup mieux qu'ils y restent ; si vous approuvez cette mesure, et qu'elle ne contrarie pas les principes généraux, je tirerai de ces gens-là un grand parti en Italie[42].

Non-seulement le Directoire approuva cette mesure, mais il voulut en profiter pour se débarrasser des prêtres réfractaires qui, protégés ouvertement par un parti, dans le corps législatif, rentraient furtivement et agitaient l'intérieur de la République. Le ministre des relations extérieures fut autorisé à délivrer des passeports à ceux qui voudraient se rendre en Italie dans la partie des États du pape occupés par les troupes françaises ; mais ils ne se montrèrent pas disposés à accepter l'exil qu'on semblait leur présenter comme un bienfait.

Cependant la cour de Rome qui, dans le vertige dont elle avait été frappée, avait proclamé la prochaine extermination des Français, voyant ses ridicules phalanges battues et dispersées, ne savait plus où donner de la tête. Frappée de consternation, elle invoquait toutes les médiations pour apaiser la colère du vainqueur ; sentant au fond de leur conscience qu'ils avaient mérité leur sort, et désespérant de la générosité de Bonaparte, le pape et le sacré collège se préparaient à aller chercher un refuge à Naples. En effet le Directoire et le général en chef étaient d'accord pour détruire la puissance temporelle du pape. Jamais Rome ne fut plus près de changer de maître ; les amis de la liberté s'attendaient à voir s'élever un gouvernement républicain sur les ruines de la triple couronne.

Le prince Pignatelli, ministre de Naples, suivait depuis Bologne le quartier-général. Le moment était pressant, l'armée était dans les Marches ; il dit très-confidentiellement au général en chef que le roi son maître prenait un tel intérêt aux affaires de Rome, qu'il faisait marcher un corps de troupes pour appuyer ses représentations. Bonaparte lui répondit aussi très-confidentiellement : Si je n'ai pas, il y a trois mois, abattu l'orgueil du pape, c'est parce que je ne doutais pas que le roi de Naples voulût se mêler de cette affaire-là, contre le droit des gens et la teneur du traité, et qu'alors je n'avais pas le moyen de lui répondre. Mais aujourd'hui que j'ai de disponibles les 30.000 hommes que j'avais devant Mantoue[43] et 40.000 hommes qui me viennent de l'intérieur, si le roi votre maître me jette le gant, je le ramasserai. La République lui donnera toutes les satisfactions compatibles avec sa dignité et son intérêt. Le prince Pignatelli, reprenant le ton officiel, désavoua tout ce qu'il avait dit en confidence[44].

Dans ce moment le cardinal Mattei écrit, pour implorer grâce. Bonaparte est désarmé ; le pape se relève de sa défaite et triomphe. Il paiera cher ses velléités guerrières ; mais qu'importe pourvu qu'il reste à Rome et qu'il règne toujours dans la capitale du monde chrétien.

J'ai reconnu, répondit le général en chef au cardinal, dans la lettre que vous vous êtes donné la peine de m'écrire, monsieur le cardinal, cette simplicité de mœurs qui vous caractérise. Vous verrez par l'imprimé ci-joint les raisons qui m'ont, engagé à rompre l'armistice conclu entre la république française et sa sainteté.

Personne n'est plus convaincu du désir que la république française avait de faire la paix que le cardinal Busca, comme il l'avoue dans sa lettre à monsieur Albani, qui a été imprimée et dont j'ai l'original dans les mains.

On s'est rallié aux ennemis de la France lorsque les premières puissances de l'Europe s'empressaient de reconnaître la République et de désirer la paix avec elle ; on s'est longtemps bercé de vaines chimères et on n'a rien oublié pour consommer la destruction de ce beau pays. Je n'entendrai jamais à aucune proposition qui tendrait à terminer les hostilités entre la république française et sa sainteté, qu'au préalable on n'ait ordonné le licenciement des régiments créés après l'armistice ; que l'on n'ait ôté par notification publique le commandement de l'armée de sa sainteté aux officiers-généraux envoyés par l'empereur. Ces clauses remplies, il reste encore à sa sainteté un espoir de sauver ses États en prenant plus de confiance dans la générosité de la république française, et en se livrant tout entière et promptement à des négociations pacifiques. Je sais que sa sainteté a été trompée : je veux bien encore prouver à l'Europe entière la modération du Directoire exécutif de la république française, en lui accordant cinq jours pour envoyer un négociateur muni de pleins pouvoirs qui se rendra à Foligno, où je me trouverai, et où je désire de pouvoir contribuer en mon particulier à donner une preuve éclatante de. la considération que j'ai pour le Saint-Siège.

Quelque chose qu'il arrive, monsieur le cardinal, je vous prie d'être persuadé de l'estime distinguée avec laquelle je suis, etc.

 

On dit que le général des Camaldules, envoyé par Bonaparte, vint aussi assurer le pape que le général en chef, loin d'en vouloir à son existence, révérait sa personne et son caractère ; qu'il pouvait rester à Rome ; qu'il devait seulement changer son cabinet et envoyer des plénipotentiaires avec des pleins pouvoirs à Tolentino. Le pape reprit confiance, congédia le cardinal Busca, le remplaça par le cardinal Doria, contremanda son départ de Rome, et écrivit la lettre suivante :

A notre cher fils le général Bonaparte, salut et bénédiction apostolique.

Désirant terminer de bon gré les différents existant entre nous et la république française, par le moyen de la retraite des troupes que vous commandez, nous envoyons et députons vers vous comme nos plénipotentiaires, deux ecclésiastiques, M. le cardinal Mattei, parfaitement connu de vous, et monseigneur Galeppi, et deux séculiers, le duc don Louis Braschi, notre neveu, et le marquis Camille Massimi, lesquels sont revêtus de nos pleins pouvoirs pour concerter avec vous, promettre et souscrire telles conditions que nous espérons justes et raisonnables, nous obligeant sur notre foi et parole de les approuver et ratifier en forme spéciale, afin qu'elles soient valides et inviolables en tout temps. Assuré des sentiments de bienveillance que vous avez manifestés, nous nous sommes abstenus de tout déplacement de Rome, et par-là vous serez persuadé combien grande est notre confiance en vous. Nous finissons en vous i assurant de notre plus grande estime et en vous donnant la paternelle bénédiction apostolique.

Donné à Saint-Pierre-de-Rome, le 12 février 1797, l'an XII de notre pontificat.

 

En informant le Directoire des négociations qu'il a entamées, Bonaparte va nous révéler les conditions auxquelles il se propose de traiter, et les motifs qui lui font préférer un arrangement à la destruction de la puissance temporelle du pape.

Voici, dit-il, ce que je compte faire :

J'accorderai la paix au pape, moyennant qu'il cédera en toute propriété à la République la légation de Bologne, la légation de Ferrare, la légation de la Romagne, le duché d'Urbin, et la Marche d'Ancône ; qu'il paiera, 1° les trois millions valeur du trésor de Lorette ; 2° les quinze millions, valeur de ce qui reste dû pour l'armistice ; qu'il donnera tous les chevaux de cavalerie et d'artillerie ; qu'il chassera Colli et tous les Autrichiens, et qu'il remettra les armes de tous les nouveaux régiments créés depuis l'armistice. Si cela n'est pas accepté, j'irai à Rome.

Je préfère l'accommodement à aller à Rome, 1° parce que cela m'évitera une discussion qui peut être très-sérieuse avec le roi de Naples ; 2° parce que le pape et tous les princes se sauvant de Rome, je ne pourrai jamais en tirer ce que je demande ; 3° parce que Rome ne peut pas exister longtemps dépouillée de ses belles provinces : une révolution s'y fera toute seule ; 4° enfin, la cour de Rome nous cédant tous ses droits sur ce pays, on ne pourra pas, à la paix générale, regarder cela comme un succès momentané, puisque ce sera une chose très-finie, et enfin, cela nous rendra la division qui est ici, disponible tout de suite pour les opérations du Frioul, et me donnera le temps, avant d'être entré en lutte avec les Autrichiens, de conclure quelque article secret avec le sénat de Venise[45].

 

Qu'on ait prétendu que Bonaparte traita avec le pape en dépit de ses alentours et des instructions du Directoire qui voulaient renverser l'idole, et parce qu'on était redevenu catholique en France, que c'était un moyen de populariser la révolution, et qu'enfin il savait combien était redoutable le levier que les prêtres ont dans les mains[46] ; les documents authentiques du temps réfutent cette assertion. Les instructions du Directoire, loin d être impératives pour le général en chef, lui laissaient carte blanche. Il traita avec le pape pour en tirer de l'argent ; lui enlever ses plus belles provinces ; pour éviter un engagement sérieux avec la cour de Naples, avoir toutes ses forces disponibles contre les Autrichiens qui étaient sur le point de rentrer en campagne[47], et dans la persuasion qu'à la manière dont la paix serait conclue avec Rome, une révolution s'y ferait toute seule[48].

Cependant l'armée française n'en continuait pas moins sa marche, ce n'était plus qu'une promenade militaire. Lorsque l'avant-garde fut à Tolentino, les quatre plénipotentiaires, mentionnés dans la lettre du pape y arrivèrent, et les conférences s'ouvrirent.

Bonaparte écrivit au général Joubert[49] : Sous peu de jours je serai de retour à l'armée, où je sens que ma présence devient nécessaire. Nous sommes à trois jours de Rome. Je suis en traité avec cette prêtraille, et pour cette fois-ci, le Saint-Père sauvera encore sa capitale, en nous cédant ses plus beaux États et de l'argent ; et par ce moyen, nous sommes en mesure d'exécuter la grande tâche de la campagne prochaine.

Un des négociateurs du pape fit observer au général en chef qu'il était le seul Français qui, depuis le connétable de Bourbon, eût marché sur Rome ; et que l'histoire de la première expédition sous le titre de sac de Rome, par le connétable de Bourbon, avait été écrite par Jacques Bonaparte, parent de celui qui faisait la seconde. Du reste, aux yeux du général Bonaparte, le plus grand crime du connétable était, non d'avoir pris les armes contre son roi, mais d'être venu attaquer son sol natal avec les étrangers[50].

Après cinq jours de discussion, le traité fut signé le 1er ventôse.

Le pape révoqua son adhésion à la coalition, ferma ses ports aux ennemis de la France, licencia ses troupes de nouvelle levée, renonça à ses prétentions sur Avignon, à ses droits sur Bologne, Ferrare et la Romagne et les céda à la France ; lui laissa Ancône jusqu'à la paix continentale, s engagea à payer quinze millions conformément al armistice et quinze autres millions, et à faire diverses fournitures pour l'armée, à exécuter l'article de l'armistice relatif aux manuscrits et objets d'arts, à faire désavouer à Paris l'assassinat de Basseville et à mettre en liberté les personnes détenues pour opinions politiques. La république française fut rétablie dans les droits et prérogatives qu'elle avait à Rome avant la guerre.

Bonaparte insista longtemps, dit-on, pour que la cour de Rome s'engageât à supprimer l'inquisition. Il lui fut représenté qu'elle n'était plus ce qu'elle avait été ; que c'était plutôt un tribunal de police que de croyance religieuse ; que les auto-dafé n'existaient plus. Il apprécia ces raisonnements à leur juste valeur, mais il se désista de cet article pour complaire au pape, qui en était vivement affecté, et s'en ouvrait dans sa correspondance particulière[51].

Cette paix était dure et telle qu'on devait l'attendre d'un vainqueur puissant qui, las d être généreux envers son ennemi, l'aurait entièrement détruit, si des considérations politiques ne l'avaient retenu. Qu'avait donc fait Rome, disaient ses partisans, pour mériter une aussi triste destinée ? Elle avait rompu l'armistice, parce que le Directoire avait voulu lui imposer un traité déshonorant. Rejetée de nouveau dans la guerre, elle avait dû chercher des alliances à Naples, à Vienne pour augmenter ses forces et se défendre. Mais Bonaparte avait hautement improuvé les propositions impérieuses du Directoire dans les négociations de Florence. Revêtu ensuite des pouvoirs de son gouvernement, pour traiter avec Rome, il avait en vain essayé de la ramener dans les voies de la paix. Il avait écarté soigneusement tout ce qui pouvait alarmer les scrupules ou blesser la vanité du chef de l'église ; et cependant le pape était resté sourd à ces ouvertures, et s'était de gaîté de cœur, et sans nécessité, replongé dans tous les dangers de la guerre, faisant ouvertement cause commune avec les ennemis de la France et appelant contre ses soldats les poignards du fanatisme. La cour de Rome avait donc perdu le droit de se plaindre, elle avait mérité son sort.

La paix étant signée, Bonaparte répondit à la lettre du pape ; son aide-de-camp Junot fut porteur de cette réponse.

A Sa Sainteté le Pape Pie VI.

Je dois remercier Votre Sainteté des choses obligeantes contenues dans la lettre qu'elle s'est donné la peine de m'écrire.

La paix entre la république française et Votre Sainteté vient d'être signée ; je me félicite d'avoir pu contribuer à son repos particulier. J'invite Votre Sainteté à se méfier des personnes qui sont à Rome, vendues aux cours ennemies de la France, ou qui se laissent exclusivement guider par les passions haineuses qui entraînent toujours la perte des États. Toute l'Europe connaît les inclinations pacifiques et les vertus conciliatrices de Votre Sainteté ; la république française sera, je l'espère, une des amies les plus vraies de Rome.

J'envoie mon aide-de-camp, chef de brigade, pour exprimer à Votre Sainteté l'estime et la vénération parfaites que j'ai pour sa personne, et je la prie de croire au désir que j'ai de lui donner, dans toutes les occasions, les preuves de respect et de vénération avec lesquels j'ai l'honneur d'être[52] etc.

 

Cette lettre, qui fut publiée, contrastait, dit-on, avec le langage alors en usage, et fut remarquée[53].

Que signifie cette remarque ? La paix qui venait d'être conclue ne permettait pas un autre langage. Il contrastait, il est vrai, avec le ton des écrits non officiels du temps, et surtout avec celui des lettres confidentielles de Bonaparte, dans lesquelles il ne dissimulait pas son mépris pour ce gouvernement de prêtres, que, dans ses dépêches à Joubert et à Carnot, il appelait cette prêtraille.

La commission des savants qui avait suivi l'armée fit une bonne récolte à Ravenne, à Rimini, à Pesaro, à An cône, à Lorette et à Pérouse. Cela joint à ce qui sera envoyé de Rome, mandait Bonaparte, nous aurons tout ce qu'il y a de beau en Italie, excepté un petit nombre d'objets qui se trouvent à Turin et à Naples. Il annonça l'envoi prochain de ces objets à Paris, ainsi que d'un trophée beaucoup moins précieux, dix drapeaux pris dans les différentes actions qui avaient eu lieu contre les troupes papales. Il demanda le grade de général de brigade pour l'adjudant-général Duphot, un des plus braves officiers de l'armée, qui, dans cette expédition, avait eu cinq chevaux tués sous lui[54].

Les troupes françaises étaient passées près de la république de Saint-Marin. Bonaparte, qui avait déjà disposé de tant de grandes villes et même d'États, en Italie, envoya à une république presque inaperçue, Monge, comme ambassadeur, pour l'assurer de la paix et d'une amitié inviolable. Dans un discours, dont la pompe et l'emphase contrastaient singulièrement avec la modeste existence de ce petit peuple, Monge lui offrit de la part du général victorieux d'arrondir ses limites, et même d'agrandir son territoire. Les magistrats lui firent cette réponse, digne d'être gravée en lettres d'or dans les annales de l'histoire : Vous le savez, la simplicité de nos usages, l'intime sentiment de notre liberté, c'est là le seul héritage qui nous a été transmis par nos pères, et que nous avons su conserver intact..... Retournez donc près du héros qui vous envoie ; rapportez-lui l'hommage libre, non pas de cette admiration que nous partageons avec l'univers, mais de notre reconnaissance : dites-lui que la république de Saint-Marin, contente dans sa médiocrité, craint d'accepter l'offre généreuse qu'on lui fait d'agrandir son territoire, ce qui pourrait par la suite compromettre sa liberté ; mais dites-lui aussi qu'elle croirait tout devoir à la générosité de la république française, et à celle de son invincible général, si elle obtenait, pour le bonheur public, de resserrer avec elle ses rapports commerciaux et de conclure un traité qui assurât son existence ; c'est là où se bornent tous nos vœux.

Les capitaines-régents de Saint-Marin demandèrent au général en chef que leurs concitoyens qui avaient des propriétés en Romagne, ne fussent pas sujets aux contributions de guerre comme ceux qui avaient montré des dispositions hostiles contre la nation française, et la permission d'en exporter les grains nécessaires pour la subsistance de la république, et déjà achetés et payés en partie. Il leur donna satisfaction sur ces divers points et leur annonça qu'il leur envoyait quatre pièces de canon de campagne, dont il leur faisait présent au nom de la république française. Ce peuple pacifique les accepta par déférence pour le général, et pour n'en jamais faire usage.

Après la bataille de Rivoli, Bonaparte fit poursuivre les débris d'Alvinzi, qui s'étaient retirés sur la Brenta et sur Roveredo. Landau, avec 8.000 hommes, avait pris poste aux environs de cette ville, pour disputer l'entrée de la vallée de l'Adige. Bayalitsch, avec les brigades Mitrousky et Koblos, devait défendre Bassano, pour donner le temps à Alvinzi de rallier son armée dans la vallée de Trente, et de gagner la Piave, derrière laquelle il espérait se maintenir jusqu'au printemps.

Joubert, avec la gauche, suivit Laudon ; Masséna, au centre, se dirigea sur Vicence ; Augereau, à droite, marcha sur Padoue. Il passa la Brenta, et se rendit à Citadella, où il rencontra l'ennemi qui s'enfuit à son approche. Masséna se porta, le 5 pluviôse, sur Bassano, où les ennemis semblaient vouloir se défendre. L'avant-garde d'Augereau s'engagea avec leurs avant-postes, tandis que Masséna faisait attaquer les retranchements qui couvraient le chemin et le pont de Bassano. La nuit suspendit les opérations ; les Autrichiens en profitèrent pour évacuer la ville et se retirer sur Carpenedolo et Crespo. Le lendemain, Masséna envoya Mesnard à leur poursuite ; il les atteignit à Carpenedolo. Les grenadiers de la 15e demi - brigade forcèrent à la baïonnette le pont de la Brenta ; l'ennemi fut mis en déroute, laissant 800 prisonniers.

Le 8 pluviôse (27 janvier 1797), Joubert rencontra à Avio l'arrière-garde de l'ennemi, et après un léger combat, lui fit 300 prisonniers. Laudon se retira sur Mori et Torbole, appuyant sa droite au lac de Garda et sa gauche à l'Adige. Malgré le mauvais temps — il pleuvait à torrents depuis 48 heures —, Joubert fit attaquer, le 9, la position des Autrichiens. Le général Vial, après une marche très-longue dans les neiges et dans des montagnes escarpées, tourna la position de l'ennemi, le força à la retraite et fit 450 prisonniers. On ne saurait, écrivit Bonaparte au Directoire[55], donner trop d'éloges aux 4e et 17e légères que conduisait ce brave général : rien ne les arrêtait. La nature semblait être d'accord avec nos ennemis ; le temps était horrible ; mais l'infanterie légère de l'armée d'Italie n'a pas, encore rencontré d'obstacle qu'elle n'ait vaincu. Joubert entra à Roveredo.

Le général Kilmaine réclama contre l'ordre du jour relatif au combat d'Avio, qui ne mentionnait qu'en termes généraux la 14e demi-brigade sous ses ordres, tandis qu'elle seule avait enlevé les retranchements de l'ennemi. Je désire donc, écrivait-il à Bonaparte[56], et j'attends de votre équité que vous réparerez une omission qui ressemble à une injustice. Les militaires, vous le savez, ne vivent que de gloire, et ils la trouvent dans la publicité des actions où ils ont cherché à l'acquérir.

Oui, la plupart des généraux ne vivaient alors que de gloire. C'était ce noble but pour lequel ils combattaient ; c'était 1 indépendance de la patrie pour laquelle ils affrontaient la mort. Ils respectaient dans le général en chef le caractère dont il était revêtu et la supériorité du talent ; mais ils se plaignaient à lui de ses propres erreurs.

L'ennemi avait retranché avec le plus grand soin sous le défilé de Calliano, célèbre par la victoire que les Français y avaient remportée lors de leur première entrée dans le Tyrol, et parut vouloir s'y défendre. Le général Belliard chercha à tourner la gauche des Autrichiens ; Vial continua sa marche sur la rive droite de l'Adige, les culbuta, les força à évacuer Trente où ils laissèrent 2.000 malades ou blessés, et des magasins. Vial fit en outre 500 prisonniers.

Dans le même temps, Masséna avait fait marcher deux demi-brigades pour attaquer les ennemis qui occupaient le château de la Scala et les hauteurs de Primolano ; mais ils n'attendirent point, et se retirèrent au-delà de Prado, laissant une partie de leurs bagages. Augereau s'était emparé de Trévise après un léger engagement de cavalerie, dans lequel se distingua le chef d'escadron Duvivier.

Pour s'assurer la possession des gorges de la Brenta, il était indispensable d'avoir la ligne du Lawis et le point important de Segonzano. Joubert y fit marcher sa division le 14. A la tête de la 29e demi-brigade, Vial passa à pied le Lawis derrière lequel étaient les débris du corps autrichien, le poussa jusqu'à Saint-Michel, lui tua beaucoup de monde et lui fit 800 prisonniers. Alors se trouva faite la jonction de Masséna et de Joubert. Ce général occupa la ligne du Lawis qui couvrait Trente.

Ainsi, par la vigueur que déployèrent les Français dans ces opérations où les Autrichiens, au contraire, montrèrent beaucoup de mollesse, se trouvèrent déjouées les espérances d'Alvinzi, qui fut obligé de défiler par la vallée de la Drave jusqu'à Villach, pour aller rejoindre ensuite sa gauche sur les bords du Tagliamento.

Bonaparte laissa son armée dans les nouvelles positions qu'elle venait de prendre jusqu'à l'arrivée des renforts qui lui étaient annoncés ; dès l'instant qu'ils seraient à sa disposition, il comptait être bientôt à Trieste, à Klagenfurth et à Brixen[57].

Cependant le bruit public était que l'archiduc Charles, qui remplaçait Alvinzi dans le commandement de l'armée, était dans le Tyrol ; toutes les forces autrichiennes se portaient sur Bassano ; on organisait les paysans, le fanatisme s'en mêlait. Autant le Tyrol italien était paisible, d'après les mesures prises par Joubert, autant le Tyrol allemand s'exaltait. On devait s'attendre à une campagne très-prochaine. Les mouvements des Autrichiens se succédaient avec tant de rapidité, qu'on n'y démêlait encore rien de bien précis. Joubert s'occupait à connaître parfaitement le pays et le parcourait avec le commandant du génie[58].

En effet, la cour de Vienne, rassurée du côté de l'Allemagne, avait détaché six divisions de ses meilleures troupes du Rhin sur le Frioul et le Tyrol. L'archiduc Charles avait porté son quartier-général à Insprück ; ses ingénieurs parcouraient les débouchés des montagnes, et projetaient des fortifications. Pensant que ce prince réunirait toutes ses forces dans le Tyrol pour forcer Joubert dans sa position du Lawis et le rejeter en Italie, Bonaparte lui envoya des renforts, lui représenta le danger auquel il était exposé, et lui adressa une instruction sur la manière de se défendre. Tel était son système. Dans le cas où Joubert serait obligé d'évacuer Trente, il devait à l'instant se rallier en avant de Roveredo, occupant avec la division Ney les hauteurs de Mori ; rallié là pendant toute une journée, passer l'Adige et poster ses trois divisions entre ce fleuve, Mori et Torbole, plaçant seulement quelques pièces de canon et des détachements dans les endroits les plus étroits entre Mori et Rivoli, pour empêcher l'ennemi de se porter sur Ala ; y construire même dans l'endroit le plus favorable une bonne redoute, ayant soin de pratiquer des coupures de tous les côtés, et vis-à-vis de laquelle il fallait avoir un pont avec une tête très-bien retranchée ; parce que qui était maître d'une rive de l'Adige, l'était des deux rives. Si ensuite l'occupation de la ligne de Torbole et de Mori, par suite des événements qui pouvaient arriver aux autres divisions de l''armée, devenait inutile, alors Mantoue, Peschiera, ou une place quelconque offrait une protection au corps de Joubert. La ligne de Rivoli ne pouvait donc plus servir à rien, à moins que ce ne fut comme ligne de passage pour gagner quelques jours de temps ; cette ligne était trop éloignée des gorges de la Brenta pour que le corps de Joubert pût être secouru par un mouvement de flanc sur Trente ; au lieu que celle de Mori, avec un pont qui permit de passer l'Adige, aidait aux divisions qui, par un mouvement rétrograde, enfileraient les gorges de la Brenta pour se porter sur les flancs de l'ennemi à Trente. C'en était assez pour faire sentir l'importance de la position de Mori ; mais il fallait que l'art y secondât la nature ; car s'il arrivait une circonstance où les Français fussent forcés à la ligne de Torbole moins de dix jours après l'avoir été sur le Lawis, la campagne serait manquée.

Joubert fit des observations sur ce système. Il ne voyait pas, dans le cas où la ligne du Lawis serait forcée, de point assez rapproché sur lequel, exécutant sa retraite dans la nuit, il pût tenir toute la journée pour remettre ensemble ses troupes, et recevoir les hommes éparpillés ou les corps qui n'auraient pas pu rejoindre dans la nuit ; Bonaparte lui en témoigna de l'étonnement, l'engagea à réfléchir, à observer davantage les localités, à relire son instruction, et à faire les préparatifs pour sa stricte exécution, parce que cela tenait au système général de guerre pour la campagne qu'on allait commencer. Du reste, il se reposait entièrement sur Joubert et sur le commandant du génie, des positions à tenir et pour l'application des idées générales contenues dans son instruction[59].

En Allemagne après la retraite des armées françaises, on s'était consumé de part et d'autre dans l'attaque et la défense du fort de Kehl et de la tête de pont d'Huningue ; mais, malgré leur belle défense, ces deux ouvrages avaient été rendus aux Autrichiens ; et les Français se trouvaient ramenés au point d'où ils étaient partis au commencement de la campagne. Ce résultat confirma le Directoire dans le plan qu''il avait formé de pousser avec une nouvelle vigueur la guerre en Italie. Il jugea même qu'une diversion puissante y était nécessaire pour favoriser les opérations ultérieures des armées du Rhin. Il se décida donc à envoyer à Bonaparte deux divisions l'une de l'armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Bernadotte, et l'autre de l'armée de Rhin-et-Moselle, sous les ordres de Delmas. Pour cacher ce mouvement à l'ennemi, la première fut rassemblée à Metz, sous prétexte de former un camp de réserve pour filer ensuite sur Lyon, où la seconde devait se porter en même temps de Besançon.

Si ces renforts arrivaient, Bonaparte promettait qu'on ne tarderait pas à avoir en Italie de grands événements. Mais il contestait la force des troupes qu'on lui annonçait et que le Directoire évaluait à 30.000 hommes. Sur les états on calculait les demi-brigades à 2.400 hommes ; Bonaparte tenait pour impossible qu'elles pussent être de ce nombre après une campagne telle que celle de l'armée du Rhin ; il croyait que c'était beaucoup que de les estimer à 2.000, sans compter encore ce qui resterait en route. En effet Bernadotte lui mandait de Metz que les six demi-brigades de l'armée de Sambre-et-Meuse n'étaient que de 12.800 hommes ; en supposant que les six de l'armée du Rhin fussent de la même force, ce n'était donc qu'un renfort d'environ 25.000 hommes ; encore Bonaparte ne l'estimait-il qu'à 19.000, parce qu'il ne doutait pas que chaque demi-brigade ne laissât en route 500 hommes. Il demandait donc qu'on lui envoyât encore, soit des armées d'Allemagne, soit de l'intérieur, cinq autres demi-brigades, si l'on voulait lui donner réellement, non 30.000 hommes, mais 25 ou 26.000. Il comptait mettre en ligne contre les Allemands la légion lombarde qui se battait assez bien : elle n'était que de 1.500 hommes. Quant à la légion polonaise qu'on organisait et qu'il présumait devoir être de la même force, il la destinait avec la légion cispadane à garder l'Italie inférieure[60].

Il avait outre cela un grand besoin de cavalerie. Il demandait qu'on lui complétât les 9e et 18e de dragons et le 5e de cavalerie, de chacun desquels il n'avait qu'un escadron. La réunion de tous les escadrons lui paraissait encore nécessaire, quand elle n'aurait pour objet que de prévenir la ruine de très-bons corps. Il insistait donc pour qu'on lui envoyât tous les hommes appartenant à ces régiments soit à pied, soit à cheval, toutefois avec leurs armes, et les dragons avec leurs fusils. Quant à la grosse cavalerie, on dit, écrivait-il, qu'aux autres armées on ne s'en sert pas ; moi je l'estime, et je m'en sers beaucoup ; je désirerais que-vous puissiez m'en envoyer un millier d'hommes, ce qui, joint à un autre régiment de dragons, ferait à peu près 2 ou 3.000 hommes de cavalerie de renfort qui nous suffiraient. Le Directoire lui annonça quatre régiments des armées d'Allemagne et le 15 e de chasseurs. Il lui fallait en outre deux nouveaux bataillons de pionniers, les deux qu'il avait étant réduits à rien ; trois ou quatre compagnies d'artillerie légère, car de celles qui avaient été annoncées par le ministre de la guerre au commencement de la campagne, il en manquait quatre qui n'étaient jamais venues. Il lui fallait 5 à 600 hommes d'artillerie à pied, et quelques bons officiers de cette arme ; car, mandait-il, excepté les citoyens Chasseloup et Samson, les autres ne sont pas en état de tracer une flèche et ne font que des bêtises. Tous ceux que vous annoncez ne viennent pas. Il ne manque cependant pas d'officiers du génie et de l'artillerie, mais ce sont des officiers de paix et de bureau qui ne voient jamais le feu, de sorte que, excepté les deux qu'e je viens de nommer, le reste est sans expérience. Aussi se plaint-on généralement dans l'armée, des ouvrages que fait le génie. Enfin il avait besoin de 2.000 charretiers pour l'artillerie.

Il désignait pour cette arme le chef de brigade Gueriau, directeur du parc de l'armée des Alpes, le chef de bataillon Alix ; pour le génie le chef de bataillon Laroche ; dans la ligne les adjudants-généraux Sherlock, Doucet, Beauvais, Espagne et Camin ; il croyait que ce dernier n'était pas employé et le regardait comme un officier de la plus grande distinction. Quant aux généraux de division, il priait de n'en pas envoyer à moins que ce ne fussent des officiers distingués ; car, écrivait-il, notre manière de faire ici la guerre est si différente des autres, que je ne peux confier une division à un général sans l'avoir éprouvé par deux ou trois affaires. Il est très-essentiel pour l'armée et pour la République de m'envoyer des jeunes gens qui apprennent à faire la guerre de mouvements et de manœuvres ; c'est celle qui nous a fait obtenir ici de grands succès. Il recommandait surtout de ne pas lui envoyer des officiers-généraux qui eussent servi dans la Vendée, parce qu'ils n entendaient rien à la guerre[61].

L'administration de l'armée n'excitait pas moins la sollicitude du général en chef ; la mauvaise santé du commissaire ordonnateur Déniée ne lui permettait plus de supporter un fardeau aussi lourd ; il avait indiqué les commissaires ordonnateurs Villemanzy, Naudin, Eyssautier. Il se plaignait de ce qu'aucun de ces messieurs n'arrivait, et de ce qu'ils ne faisaient que ce qui leur convenait. Il attendait surtout avec impatience Villemanzy. S'il doit venir, mandait-il, qu'il se dépêche parce qu'une fois la campagne commencée, il ne pourrait plus reprendre le fil de nos opérations ; nous avons besoin d'un homme qui ait le sens commune tous ceux que j'ai vus depuis le commencement de la campagne sont à peine bons pour être commissaires dans une place. Provisoirement c'est le commissaire ordonnateur Leroux qui remplace Deniée[62].

J'ai écrit à la trésorerie relativement à son indécente conduite avec la compagnie Flachat. Ces gens-là nous ont infiniment nui en emportant cinq millions, et nous ont mis par là dans la situation la plus critique. S'ils viennent dans l'arrondissement de l'armée, je les ferai mettre en prison jusqu'à ce qu'ils aient rendu ces fonds. Non-seulement la trésorerie ne pense pas à faire payer le prêt à l'armée, et à fournir à ses besoins ; mais elle protège encore les fripons qui viennent ici pour s'engraisser ; je crains bien que ces gens-là ne soient plus ennemis de la République que les cours de Vienne et de Londres[63].

Cependant il fallait que la caisse de l'armée d'Italie fournît encore aux besoins des divisions détachées des armées d'Allemagne, à leur habillement, à leur équipement, et à leur solde, afin de prévenir parmi elles la désertion, et de les empêcher de périr dans les neiges[64]. Il fallait même que Bonaparte fit verser immédiatement des fonds pour les services des armées d'Allemagne, afin d'y accélérer les opérations d'une nouvelle campagne qui s'y préparait. Nous touchons, lui écrivait le Directoire, au moment favorable qui vous mettra à même d'échanger des millions contre les renforts qui marchent pour vous rejoindre. Ils vont traverser les Alpes au premier jour, et les armées du Rhin, auxquelles nous destinons le produit des contributions militaires d'Italie dont il sera possible de disposer, ont un pressant besoin de ce secours[65]. Cette lettre de change était principalement tirée sur Rome qui l'accepta par le traité de Tolentino. Le Directoire, comptant que les renforts envoyés à Bonaparte allaient le mettre en état de déboucher hors du Tyrol avec supériorité, se proposait d'ordonner alors au général Moreau de passer le Rhin et de combiner ses mouvements avec ceux de l'armée d'Italie, tandis que le général Hoche, qui venait de prendre le commandement de l'armée de Sambre-et-Meuse, occuperait vers la Franconie une partie des ennemis et bloquerait les places du Rhin[66].

On a beaucoup varié sur les rapports qui existaient alors entre Bonaparte et Carnot ; rien ne peut mieux les caractériser que la lettre suivante[67] :

J'ai reçu votre lettre, mon cher directeur, sur le champ de bataille de Rivoli. J'ai vu dans le temps avec pitié tout ce que l'on débite sur mon compte. On me fait parler chacun suivant sa passion. Je crois que vous me connaissez trop pour imaginer que je puisse être influencé par qui que ce soit. J'ai toujours eu à me louer des marques d'amitié que vous m'avez données à moi et aux miens, et je vous en conserverai toujours une vraie reconnaissance. Il est des hommes pour qui la haine est un besoin, et qui ne pouvant pas bouleverser la République, s'en consolent en semant la dissension et la discorde partout où ils peuvent arriver. Quant à moi, quelque chose qu'ils disent, ils ne m'atteignent plus. L'estime d'un petit nombre de personnes comme vous, celle de mes camarades et du soldat, quelquefois aussi l'opinion de la postérité et par-dessus tout le sentiment de ma conscience et la prospérité de ma patrie m'intéressent uniquement.

 

Après cette belle profession de foi, Bonaparte entretenait Carnot des affaires de l'armée. Il faisait ce calcul : La tête des troupes venant du Rhin n'est pas encore arrivée à Lyon ; de cette ville à Vérone il y a 28 jours de marche. Nous sommes aujourd'hui au 9 pluviôse, il n'y a donc pas d espoir qu'avant le 9 ventôse nous puissions avoir ici un seul bataillon de, ces colonnes. De Vienne à Trente il n'y a que 30 jours de marche ; de Vienne à la Piave, c'est-à-dire près de Bassano, il y a encore moins. Des 10.000 hommes de l''armée de l'Océan annoncés depuis tant de temps il n'y a encore que la 64E demi-brigade de 1800 hommes qui soit arrivée[68]. Cependant les deux divisions du Rhin arrivèrent à l'armée à la fin de pluviôse ; mais alors se vérifia le calcul qu'avait fait Bonaparte en évaluant les demi-brigades terme moyen à 1.500 hommes chacune[69] ; ainsi au lieu de 30.000 qu''on lui avait annoncés, il n'en reçut réellement que 19.000.

On a prétendu que Moreau apprenant que Bonaparte se trouvait pressé par les forces autrichiennes en Italie, et se mettant au-dessus de tout sentiment de rivalité, détacha ces troupes pour le renforcer[70]. Plus tard même, et après le 18 fructidor Carnot, dans ses Mémoires sur cette journée, dit : Ô Moreau ! ô mon cher Fabius ! que tu fus grand dans cette circonstance ! que tu fus supérieur à ces petites rivalités de généraux qui font échouer les meilleurs projets ! On ne doute pas que Moreau ne vît sans un sentiment de jalousie diriger de son armée un renfort à celle d'Italie. Mais ce ne fut de sa part ni une résolution spontanée, ni un mouvement de générosité. Le Directoire, comme on l'a vu par toutes ses lettres, avait ordonné aux armées du Rhin l'envoi de ces renforts ; et pour en faire un mérite à Moreau, il faudrait admettre la supposition absurde qu'il pouvait s'opposer aux ordres de son gouvernement. Enfin la moitié seulement de ces troupes avait été détachée de son armée, l'autre moitié venait de celle de Sambre-et-Meuse.

Bonaparte demandait alors à Carnot de lui donner des nouvelles de l'expédition d'Irlande, surtout s'il y en avait de mauvaises : Car, lui écrivait-il[71], pour peu que nous ayons quelque désavantage, on ne manquera pas d'exagérer au centuple.

Cette entreprise hardie, qui prouvait à l'Angleterre qu'on pouvait l'attaquer sur son propre sol, et qui aurait pu avoir des suites très-graves pour elle, manqua autant par la faute des hommes que par celle des éléments. Écoutons Napoléon caractériser en peu de mots cette expédition et le général qui la commandait :

Hoche fut un des premiers généraux que la France ait produits ; d'une belle figure, brave, intelligent, plein de talent, de résolution et de pénétration, et en outre ambitieux : si Hoche eût débarqué en Irlande, selon son désir, il aurait sans doute réussi dans ses projets, parce qu'il possédait toutes les qualités nécessaires pour en assurer le succès. Il était accoutumé à la guerre civile, et savait comment s'y prendre pour la faire avec avantage : il avait pacifié la Vendée, et aurait dirigé les Irlandais avec intelligence, s'il eût été à leur tête. Mais probablement par suite de quelque maladresse ou d'un mal entendu, on le mit à bord d'une frégate qui n'arriva pas jusqu'à la côte d'Irlande, tandis que le reste de l'expédition, montant à environ dix-huit mille hommes, entra dans la baie de Bantry, où ils restèrent pendant quelques jours parfaitement maîtres d'opérer leur débarquement. Mais Grouchy, qui, à ce que je crois, avait le commandement après Hoche, ne sut pas comment s'y prendre ; en sorte qu'après être demeuré dans l'inaction, il fit lever l'ancre, et ils revinrent en France comme des imbéciles, sans avoir rien tenté. Si Hoche était arrivé, l'Angleterre perdait l'Irlande[72].

 

La politique du Directoire et de Bonaparte envers le roi de Sardaigne avait varié suivant les circonstances ; on recherchait son alliance quand on la croyait utile ; lorsqu'on n'en avait plus besoin, on la dédaignait. De son côté la cour de Turin se montrait plus ou moins difficile suivant que la situation des Français en Italie lui paraissait plus ou moins bien affermie. Cependant toutes les négociations et en dernier lieu celle de Poussielgue avaient échoué à cause des prétentions exagérées que cette cour avait formées pour un agrandissement en Italie. Bonaparte avait écrit alors au Directoire que la politique de la France envers ce roi devait consister à maintenir toujours chez lui un ferment de mécontentement, et surtout à bien s'assurer de la destruction de ses places du côté des Alpes.

Lorsque Clarke eut échoué dans sa négociation d'un armistice avec l'Autriche, il fut employé à négocier une alliance avec la cour de Turin. Bonaparte la jugeait alors nécessaire, espérant qu'elle serait offensive, et qu'il se renforcerait d'un corps de 10.000 Piémontais, au moment où la campagne allait s'ouvrir contre les Autrichiens. Les instructions du Directoire autorisaient seulement Clarke à examiner s'il n'était pas possible, sans en venir à une alliance qui paraissait difficile à conclure, et qui serait peut-être plus nuisible qu'utile, d'entretenir cette cour dans des dispositions de neutralité qui suffisaient à la France. Cependant poussé par Bonaparte, Clarke conclut à Bologne, avec le marquis de Saint-Marsan, un traité d'alliance offensive et défensive. La République garantissait au roi sa couronne ; il déclarait la guerre à l'Autriche. Il fournissait un contingent de 10.000 hommes et de vingt pièces de canon à l'armée française. Le roi ratifia de suite ce traité, et se mit en mesure de l'exécuter. Mais le Directoire y refusa sa ratification, l'annonça à Clarke qui s'était rendu à Turin, et lui envoya de nouvelles instructions et de nouveaux pleins pouvoirs. Clarke proposa un autre traité tout-à-fait différent du premier. La cour de Turin parut extrêmement affligée de ce contretemps. Le marquis de Saint-Marsan en écrivit fort au long à Bonaparte, et lui protesta que cependant le refus du Directoire ne changerait rien aux sentiments du roi, ni à ses dispositions pour s'unir étroitement avec la république française[73]. Un traité d'alliance offensive et défensive, à peu près semblable à celui que le Directoire n'avait pas voulu ratifier, fut conclu le 16 germinal (5 avril) ; mais alors il n'était plus pour Bonaparte de la même importance.

 

 

 



[1] Il y avait un caporal qui était chambellan ; c'était une garde nationale. — Lettre de Bonaparte au Directoire, 8 nivôse (28 décembre).

[2] Lettre du 8 nivôse.

[3] Ce fut une imitation de ce qu'avait fait Bonaparte à Lonato. S'apercevant ensuite du petit nombre des Français, le commandant autrichien et sa troupe voulurent se révolter. Le capitaine René les contint en les menaçant d'une colonne de 6.000 hommes à laquelle il appartenait. Ces prisonniers étaient du régiment Klebeck et d'un corps franc.

[4] Lettre de Bonaparte au Directoire, 29 nivôse.

[5] Lettre de Bonaparte du 29 nivôse (18 janvier).

[6] Non moins avide de gloire que Masséna, Miollis se plaignit à Bonaparte d'une fatalité qui le poursuivait dans les rapports des événements militaires. On y avait attribué la journée du 3 frimaire au général Kilmaine, qui ce jour-là n'avait pas paru à sa division. Il réclamait tout entier l'honneur de la capitulation de Provera, dont il avait dicté les conditions, et qui ne devait être attribuée qu'aux troupes qu'il avait l'honneur de commander. — Lettre du 10 pluviôse.

[7] Lettre de Bonaparte au Directoire, 1er pluviôse.

[8] Lettre du 8 pluviôse.

[9] Lettre de Bonaparte au Directoire, 1er pluviôse.

[10] Lettre du 10 pluviôse.

[11] Lettre au Directoire, 13 pluviôse.

[12] Lettre de Serrurier à Bonaparte, du 11 pluviôse.

[13] Lettre au Directoire, du 13 pluviôse.

[14] On lit dans Montholon, tom. III, page 464 ; tandis que Klenau, aide-de-camp de Wurmser, discutait avec Serrurier les conditions de la reddition de Mantoue, Bonaparte, présent incognito, enveloppé dans son manteau, écrivait ses décisions en marge des propositions de Wurmser, et les communiqua à l'aide-de-camp fort étonné. Fort indifférent en lui-même, le fait peut être vrai ; mais on n'a rien trouvé qui y eût trait dans les pièces officielles et les lettres de Serrurier, ou nous avons puisé ce que nous disons sur la négociation de la reddition de Mantoue.

[15] Lettre de Serrurier à Bonaparte, du 15. — Le maréchal écrivit, dit-on, au général en chef, pour lui exprimer toute sa reconnaissance ; et peu de jours après lui expédia un aide-de-camp à Bologne, pour l'instruire d'une trame d'empoisonnement qui devait avoir lieu dans la Romagne, et lui donna les renseignements nécessaires pour s'en garantir. Cet avis fut utile. Montholon, tom. III, page 465. C'était à Rimini que ce projet avait été conçu par des prêtres. Arnault, Histoire de Napoléon.

[16] Lettre du 15 pluviôse.

[17] Lettre du 30 pluviôse.

[18] Lettre du 23 pluviôse.

[19] Lettre du Directoire à Bonaparte, 6 germinal.

[20] Lettre du 1er ventôse.

[21] Lettre du 16 pluviôse.

[22] Lettre du 15 pluviôse.

[23] Lettre du 14 pluviôse.

[24] Lettre de Bonaparte à Leclerc, 4 messidor an IV.

[25] Lettres des 23 prairial et 27 messidor an IV.

[26] Lettre au Directoire, 22 pluviôse.

[27] Lettre du 8 nivôse.

[28] Lettre du 18.

[29] Lettre du 1er pluviôse.

[30] Lettre du 1er pluviôse.

[31] Lettre du 3.

[32] Lettre du 15 pluviôse

[33] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 13 pluviôse.

[34] Lettre du 24 pluviôse.

[35] Moniteur du 6 ventôse.

[36] Lettre du 15 pluviôse.

[37] Lettre du 22 pluviôse.

[38] Lettres des 22 et 27 pluviôse.

[39] Montholon, tom. IV, page 11.

[40] Lettre du 27 pluviôse.

[41] Vie de Scipion Ricci, tom. II, page 368.

[42] Lettre du 27 pluviôse.

[43] Il n'y avait que 10.000 hommes devant cette place, le reste était occupé à poursuivre les Autrichiens échappés à la bataille de Rivoli.

[44] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 27 pluviôse.

[45] Lettre du 27 pluviôse.

[46] Antommarchi, tom. I, page 207-269.

[47] Montholon, tom. IV, page 17.

[48] Lettre du 27 pluviôse.

[49] Lettre du 29 pluviôse.

[50] Las Cases, tome I, page 135-162.

[51] Montholon, tome IV, page 25.

[52] Lettre du 1er ventôse.

[53] Montholon, tom. IV, page 27.

[54] Lettre au Directoire, 1er ventôse.

[55] Lettre du 13 pluviôse (1er février 1797).

[56] Lettre du 14 pluviôse.

[57] Lettre à Carnot, du 9 pluviôse (28 janvier).

[58] Lettre de Joubert à Bonaparte, 24 pluviôse (12 février).

[59] Lettre du 29 pluviôse (17 février).

[60] Lettre au Directoire, 19 pluviôse (7 février).

[61] Lettres des 1er et 19 pluviôse (20 janvier et 7 février).

[62] Lettres des 9 et 27 pluviôse (28 janvier et 15 février).

[63] Lettre à Carnot, 9 pluviôse (28 janvier).

[64] Lettres du Directoire et de Kellermann, des 29 nivôse et 2 pluviôse (18 et 21 janvier).

[65] Lettres des 10 et 16 pluviôse (29 janvier et 4 février).

[66] Lettre du 24 pluviôse (12 février).

[67] Lettre du 9 pluviôse.

[68] La 13e arriva bientôt après, ce qui fit 4.000 hommes.

[69] Lettre de Bonaparte au Directoire, 1er ventôse.

[70] Voyez Biographie universelle de Michaud, article Moreau.

[71] Lettre du 9 pluviôse.

[72] O'Meara, t. I, p. 446.

[73] Lettre du 26 ventôse (16 mars).