HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV.

 

 

Bonaparte porté dans l'arme de l'infanterie. — Quitte l'armée. — Vient à Paris. — Sa situation. — Armée d'Italie sous Kellermann. —Attaquée, elle se retire sur Borghetto. — Bonaparte appelé au comité de salut public, consulté, attaché aux opérations militaires. — Reproches faits à Kellermann. — Son plan d'offensive. — Plan de Bonaparte adopté par le comité. — Envoyé à Kellermann. — Le critique. — Remplacé par Schérer. — Projet de Bonaparte d'aller à Constantinople. — Révolte des sections de Paris. — 13 vendémiaire an IV, Bonaparte commandant l'armée de l'intérieur. — Kellermann attend Schérer. — Inaction des armées. — Vendémiaire an IV, Schérer arrive. — Son plan d'offensive du 26 brumaire au 6 frimaire : combats, bataille de Loano. — Bonaparte général en chef de l'armée d'Italie.

 

Au 9 thermidor, la Convention avait renversé Robespierre, mais elle n'avait pas vaincu la terreur, qui avait d'autres chefs et de nombreux adhérents. Les mêmes hommes qui avaient attaqué Robespierre comme un tyran, après avoir été ses complices, le lendemain de sa mort levaient une tête audacieuse, saisissaient son sceptre ensanglanté et prétendaient gouverner d'après ses lois. La lutte recommença entre eux et la Convention, et dura jusqu'à ce qu'elle les eût abattus dans les journées de floréal et de prairial an III.

Elle avait à se défendre de l'oppression où ils voulaient la replonger et de la solidarité des crimes de la terreur dont le royalisme cherchait à la flétrir. Elle combattit à la fois pour sa sûreté, son honneur, l'humanité, l'ordre social et les libertés publiques. Mais confondant dans sa haine pour la tyrannie le gouvernement révolutionnaire et la terreur, elle se laissa entraîner de l'excès de la violence à l'excès du relâchement. Elle prêta l'oreille aux flatteries artificieuses du parti royaliste, et sans le savoir, le prit souvent pour auxiliaire. Alors la réaction thermidorienne eut aussi ses injustices et ses fureurs ; elle destitua, elle emprisonna, elle égorgea ; après avoir assouvi sa vengeance sur les terroristes, elle poursuivit les républicains.

Bonaparte avait professé les principes de la révolution et embrassé la cause nationale. Il avait foudroyé la trahison et le royalisme. La réaction ne pardonna pas au vainqueur de Toulon.

Aubry, proscrit au 31 mai, était un de ces représentants qui en rentrant dans la Convention promirent d'oublier le mal que leur avait fait la terreur, et qui prouvèrent ensuite qu'ils n'en avaient pas perdu le souvenir. Agent de la réaction dans les comités de gouvernement, il s'était chargé d'épurer l'armée des hommes ignorants et exagérés que la terreur y avait introduits. Il destituait des généraux, républicains, nommait à leur place des adhérents du royalisme, et sans compter de services, s'élevait lui-même du grade de capitaine d'artillerie à celui de général de division et d'inspecteur de son arme. Un grand nombre d'officiers qui avaient été éloignés depuis la fin de 1792, et pendant les ans Il et III, reçurent donc du service. Beaucoup de généraux d'artillerie se trouvèrent sans emploi. Bonaparte, alors âgé de 25 ans, et le plus jeune, fut porté sur le tableau des généraux d'infanterie ; il avait été élevé dans l'artillerie, il y avait toujours servi et il s'y était fait une renommée ; ce déplacement était donc une destitution ; il réclama, ne fut point écouté, préféra l'inaction à un changement d'arme, et quitta l'armée d'Italie.

Kellermann venait d'en prendre le commandement. Il conféra avec ce général à Marseille, lui donna tous les renseignements qu'il pouvait désirer et partit pour Paris. Il apprit à Châtillon-sur-Seine, chez le père du capitaine Marmont son aide-de-camp, la journée du 1er prairial, ce qui le, décida à rester quelques jours pour attendre que la tranquillité fut rétablie dans la capitale. Arrivé à Paris, il se présenta chez Aubry, lui fit observer qu'il avait commandé l'artillerie du siège de Toulon et celle de l'armée d'Italie depuis deux ans, qu'il avait armé les côtes de la Méditerranée, et qu'il lui était pénible de quitter un corps où il servait depuis son enfance. Ce représentant objecta qu'il y avait un grand nombre de généraux d'artillerie et qu'il était le plus jeune ; il ajouta qu'aussitôt qu'il y aurait des places vacantes, il y serait appelé. Bonaparte lui répondit qu'on vieillissait vite sur le champ de bataille et qu'il en arrivait. D'ailleurs Aubry lui-même six mois avant était encore capitaine d'artillerie, et il n'avait pas fait la guerre depuis la révolution. Peu de jours après, le comité de salut public fit expédier à Bonaparte l'ordre de se rendre à l'armée de la Vendée, pour y commander une brigade d'infanterie : en réponse il donna sa démission.

En attendant, la position de Bonaparte privé de fortune et de traitement était fort pénible. Un de ses camarades, le général Tilly, lui prêta vingt-cinq louis ; peu après il eut occasion de reconnaître ce service, et le prouva dans l'affaire de Babeuf. Celui qui devait sous peu d années habiter les Tuileries logeait alors dans un modeste hôtel garni rue des Fossés-Montmartre, tenu par le sieur Grégoire, qui occupait encore en 1814 l'hôtel Richelieu, rue Neuve-St.-Augustin, en face de la rue d'Antin. Outre le général Tilly et M. Bourrienne, on cite, parmi les personnes qui formaient à cette époque la société ordinaire de Bonaparte, M. Langlès l'orientaliste et notre célèbre Talma. Bonaparte dînait quelquefois au Palais-Royal, chez les Frères Provençaux, avec d'autres artistes, camarades du grand acteur tragique.

Il ne resta pas longtemps sans occupation ; la situation des affaires à l'armée d'Italie lui offrit bientôt l'occasion de rendre de nouveaux services. Le défaut de solde, les rigueurs de l'hiver, la misère et les maladies, et l'indulgence qu'on avait dans l'intérieur de la France pour la désertion, avaient tellement affaibli cette armée, que son effectif n'était que de 25 à 30.000 hommes. Le comité de salut public, en en rendant le commandement supérieur à Kellermann, l'avait donc autorisé à rester sur la défensive, et même à évacuer le comté de Nice, et à se retirer derrière le Var. Les renseignements qu'il reçut du général Moulin, commandant l'armée des Alpes, et du général Schérer, avant son départ, le convainquirent qu'une défensive bien combinée était le seul parti qu'il eût à prendre.

Les deux armées républicaines occupaient, par une ligne non interrompue, tous les cols, depuis Vado jusqu'au mont Saint-Bernard ; celle d'Italie était à peu près dans les positions où elle avait été placée après le combat de Cairo.

Il eût été facile aux Austro-Sardes de prendre l'offensive avec succès ; mais grâce à leur lenteur, Kellermann eut le temps de coordonner toutes les parties de son immense cordon. Il ordonna des retranchements, fit placer des batteries, construire de nouvelles baraques, abattre des bois, exécuter des coupures sur les chemins.

Cependant l'ennemi, avec des forces doubles de celles des Français, commandées par le général Dewins, prit l'offensive.

Les Autrichiens, joints aux Napolitains, campaient en avant de Cairo, où était le quartier-général ; les Piémontais, aux ordres du général Colli, campés en avant de Ceva, s'étendaient jusqu'aux environs de Coni, où se trouvait placée toute leur cavalerie. Jugeant que le projet des ennemis était d'attaquer sa droite, Kellermann ordonna des reconnaissances, le 3 messidor, en avant du col Spinardo, et le 4, en avant de Garessio. Attaqués par un nombre supérieur d'ennemis, les grenadiers français fondirent sur eux à la baïonnette, et les mirent en fuite, après en avoir tué ou pris un assez grand nombre. Le 5, l'ennemi, maître des hauteurs de Savone, marcha sur cette ville, et le 6, en trois colonnes, au nombre de 10.000 hommes, sur Vado. Le général Laharpe courut aux retranchements. L'ennemi eut d'abord des succès ; les Français, composés de deux bataillons de grenadiers et des carabiniers des Hautes-Alpes, l'attaquèrent à la baïonnette, secondés par le feu de trois pièces, et le mirent en déroute après un combat de sept heures. Sa perte fut évaluée à 1.200 tués ou blessés.

Les 7, 8 et 9, l'ennemi attaqua sur la plus grande partie des points de la ligne ; il fut partout repoussé, excepté à la position de Saint-Jacques et à la redoute de Melogno, sur lesquelles il avait dirigé la plus grande partie de ses forces, et dont il s'empara après sept heures du combat le plus opiniâtre, menaçant alors le centre de l'armée. Le général en chef et Masséna sentaient combien il était important de reprendre cette redoute. A sept heures du soir, ce général se mit en mouvement avec quatre bataillons en colonnes, tomba la baïonnette en avant sur l'ennemi, qui, surpris, effrayé, chercha son salut dans la fuite. Ce combat, qui coûta à l'ennemi 500 hommes, lui fit perdre la position de Saint-Jacques ; mais il conserva la redoute de Melogno. La nuit suivante, le 8, et une partie de la journée du 9, l'ennemi recommença en vain ses attaques ; elles échouèrent partout. Le général en chef tenta un dernier effort pour reprendre la redoute de Melogno ; elle était défendue par 4.000 Autrichiens, et beaucoup d'artillerie. Masséna fut encore chargé de cette attaque, et obligé de céder à la supériorité de l'ennemi, et à la force de la position. Il devenait donc indispensable de resserrer la ligne de l'armée, en repliant l'extrémité de la droite, afin de rendre la défensive plus assurée. Kellermann jugea devoir se retirer sur Borghetto, et prendre d'abord une position provisoire. Ce mouvement rétrograde fut exécuté sur Finale, les 10, 11 et 12 messidor ; le 19 il occupa Borghetto, après avoir évacué son artillerie, ses magasins et ses équipages, attendant dans cette position les secours qu'il demandait au comité de salut public.

Suivant les Mémoires de Napoléon, ce fut alors qu'il fut appelé au comité de salut public, qui, alarmé de ces nouvelles, convoqua les représentants du peuple qui avaient été à l'armée d'Italie. Ils désignèrent Bonaparte comme étant celui qui, connaissant le mieux les positions de l'armée, était le plus capable d'indiquer le parti à prendre. Il reçut une réquisition de se rendre au comité. Il eut plusieurs conférences avec Sieyès, Doulcet de Pontécoulant, Letourneur et Jean Debry. Il rédigea les instructions que le comité adopta. Il fut requis en qualité de général de brigade d'artillerie, pour être spécialement attaché, jusqu'à nouvel ordre, à la direction des opérations militaires.

Kellermann, le 19 messidor, aussitôt qu'il eut reçu les ordres du comité de salut public, qui répondait à ses courriers des 6, 7, 8, 9 et 10, s'établit à la position de Borghetto[1].

Suivant les mêmes Mémoires, Kellermann, brave soldat, extrêmement actif, ayant beaucoup de bonnes qualités, était tout-à-fait privé des moyens nécessaires pour la direction d'une armée en chef. Dans la conduite de cette guerre, il ne fit que des fautes. Telles furent celles que le comité lui reprocha.

L'armée ne s'était étendue, en 1794, au-delà des hauteurs du Tanaro, et n'avait prolongé sa droite par Bardinetto, Melogno, Saint-Jacques, que pour empêcher l'armée autrichienne de se concerter avec l'escadre anglaise et pour pouvoir accourir au secours de Gênes, si l'ennemi se portait sur cette ville, soit par Nice, soit par le col de la Bochetta ; elle n'occupait pas Vado comme une position défensive, mais comme une position offensive, et pour être à portée de déboucher sur l'ennemi s'il se présentait dans la rivière ; aussitôt que les Autrichiens s'étaient portés sur Savone, il aurait dû marcher pour les combattre, pour empêcher qu'ils ne s'emparassent de cette ville, et ne lui interceptassent sa communication avec Gênes ; mais puisqu'il ne l'avait pu faire, 1° il eût dû évacuer Vado, pour appuyer sa droite sur Saint-Jacques ; 2° lorsque, par le résultat de la journée du 25, l'ennemi s'était emparé de Melogno, et de la crête de Saint- Jacques, il devait, dans la nuit, profiter de l'avantage qu'avait obtenu à sa droite le général Laharpe pour évacuer Vado et se servir des troupes de Laharpe pour renforcer l'attaque sur Saint-Jacques et Melogno ; elle eût été couronnée d'un plein succès ; 3° lorsque, le 27, il avait résolu d'attaquer Melogno, il était encore temps de ployer sa droite pour qu'elle se trouvât à cette attaque, profitant du nouvel avantage qu'elle avait obtenu le 26 sur la gauche de l'ennemi ; cette manœuvre eût encore décidé de la victoire.

Ces dépêches, qui étaient écrites de main de maître, étonnèrent beaucoup l'état-major qui cependant devina bientôt qui les avait dictées[2].

D'un autre côté, il paraît avéré que Kellermann, après sa retraite, convaincu par les opérations mal concertées des Sardes et des Impériaux qu'il existait de la mésintelligence entre Dewins et Colli, conçut l'idée d'en profiter pour les accabler l'un après l'autre, et pour se rendre maître de nouveau du pendant des eaux de l'Apennin et des Alpes, qui donnent accès en Italie. Le comité de salut public lui destinait 6.000 hommes de pied et 500 chevaux de l'armée des Pyrénées-Orientales, et 10.000 fantassins de l'armée du Rhin. L'intention de Kellermann était de les répartir et de les placer de manière à ne pas dévoiler ses desseins à l'ennemi. La cavalerie devait rester cantonnée sur les derrières, dans le département du Var.

Le plan du général en chef était, lorsqu'il aurait reçu tous les renforts qui lui étaient annoncés, de couper les Autrichiens des Piémontais, en attaquant leur ligne sur trois points. La première colonne à gauche, perçant par Carlino et Viosenna, le col de Tende et Intrapa, aurait délogé les Piémontais des hauteurs de la rive occidentale du Tanaro ; la deuxième aurait tourné et attaqué la droite des Impériaux à Spinardo, la Planetta et San-Bernardo ; tandis que la troisième eût tenu leur gauche en échec dans la plaine de Loano, et qu'un fort détachement eût filé par Tuirano, pour seconder les deux premières attaques sur la gauche.

Si l'exécution de ce plan avait répondu à l'idée qu'on s'en était formée, le centre de la ligne ennemie aurait été culbuté dès le commencement sur la Bormida. Maître des crêtes principales de l'Apennin, Kellermann se proposait ensuite de marcher sur Melogno et San-Giacomo, de couper tout ce qui serait resté dans le bassin de Loano, en le faisant attaquer de front, pendant qu'un détachement aurait cherché à lui couper par Biestro la route de Savone à Alexandrie.

L'armée des Alpes aurait favorisé ces entreprises par des démonstrations, et principalement par un grand fourrage dans la vallée d'Houlx.

Ce projet différait en tous points de ceux présentés dans la campagne précédente. En effet Bonaparte avait proposé la jonction des armées des Alpes et d'Italie dans la vallée de la Stura ; le sort de la Sardaigne eût dépendu de la prise de deux places, et d'une bataille dans la plaine de Coni ; mais alors les Français n'étaient pas établis sur le versant des eaux de l'Apennin, dans la position actuelle de l'armée d'Italie. Pénétrer en Piémont par la vallée du Tanaro était donc un projet qui paraissait offrir des avantages : mais le comité de salut public ne l'approuva pas, et, l'on n'en peut douter, par l'influence de Bonaparte.

C'est alors qu'il conçut cet admirable plan de campagne qui éleva si haut sa gloire militaire, et procura à la république et à ses armées de si beaux triomphes.

Ce plan se trouve développé dans une série de pièces dont quelques fragments sont connus, et dont l'authenticité ne peut être contestée : elles sont écrites par Junot, et corrigées de la main de, Bonaparte. Ce sont :

1° Un mémoire militaire sur l'armée d'Italie ;

2° Une instruction pour le général en chef de cette armée ;

3° Une instruction pour les représentants du peuple en mission et le général en chef de l'armée des Alpes et d'Italie ;

4° Plusieurs lettres et arrêtés[3].

Partant de cet axiome que si la nature a borné la France aux Alpes, elle a de même tracé les limites de l'Autriche aux montagnes du Tyrol, le projet était d aller conquérir la paix au cœur des états héréditaires de l'empereur ;

Pour parvenir à ce but, il fallait d'abord descendre en Piémont ; l'armée d'Italie devait faire les premiers pas en s'emparant de San-Bernardo, San-Giacomo et Vado, et en chassant de vive force où par des manœuvres les Autrichiens de Montenotte. Cette opération achevée, le gros de l'armée se portait par Biestro et Montezemolo sur Millesimo, où, après avoir rallié la division laissée à San-Bernardo pour tenir en échec les Piémontais, et celle chargée de balayer les hauteurs à gauche du Tanaro, il tenterait d'enlever le camp retranché de Ceva, d'investir et d'assiéger la citadelle de cette place.

La cavalerie républicaine campait sur le revers septentrional de l'Apennin, dans la vallée du Tanaro, et mettait toute la plaine à contribution ; car on se conduisait d après le principe que la guerre doit nourrir la guerre. L'artillerie nécessaire au siège de Ceva était embarquée à Oneille, mise à terre à Vado, aussitôt après la prise de Montezemolo.

On sommait le commandant de Savone de recevoir dans le fort deux bataillons français, comme auxiliaires, pour protéger sa retraite en cas de revers.

Afin d'attirer les Piémontais sur un autre théâtre, et de les empêcher de troubler le siège de Ceva, la droite de l'armée des Alpes se réunissait à la gauche de l'armée d'Italie dans la vallée de la Stura, s'emparait des Barricades, investissait Demonte, et feignait de l'assiéger.

Ceva réduit, on en augmentait les fortifications, et les Français, concentrés pendant l'hiver sous ses murs, se préparaient à entrer en campagne en janvier ou février.

On se persuadait que le roi de Sardaigne, voyant l'armée française au cœur de ses états, serait très- disposé à faire une paix séparée. On prescrivait donc aux représentants du peuple d'en accueillir toutes les ouvertures, et de laisser entrevoir au cabinet de Turin la possibilité de recevoir en Lombardie une indemnité pour Nice et la Savoie. Il était ordonné au général en chef de traiter les prisonniers sardes avec les plus grands égards, afin d'accroître la mésintelligence qui existait déjà entre eux et les Autrichiens.

Prévoyant même le cas où la paix serait conclue, on recommandait de veiller à ce que Alexandrie ne restât pas entre les mains des Autrichiens. Dans l'hypothèse contraire, l'armée française assiégeait Turin au mois de février, passait le Pô ; et, après avoir conquis la Lombardie, franchissait les gorges de Trente, et venait à travers le Tyrol opérer sur les bords de l'Inn sa jonction avec les armées du Rhin.

Le comité de salut public envoya à Kellermann des instructions et des ordres pour mettre ce plan à exécution. Ce général y fit des objections. Le plan, quoiqu'il combinât les principaux efforts des Français sur la droite, rejetait les Austro-Sardes sur leurs voies de retraite, et faisait en outre dépendre le succès des opérations de la prise de deux places. Il représenta surtout que sa droite ayant à peine 20.000 hommes, il ne pourrait la porter à 32.000 avant un mois, de sorte qu'il lui resterait trop peu de temps pour réduire Ceva.

Le comité de salut public, ne jugeant pas devoir adopter le plan de Kellermann, ni lui confier l'exécution d'un plan que ce général n'approuvait pas, le remplaça par Schérer, et l'envoya commander l'armée des Alpes.

On a attribué à Bonaparte l'intention d'aller, vers cette époque, servir à l'étranger. Suivant les uns il offrit ses services aux Anglais, suivant les autres aux Turcs. Jamais, dit Napoléon, je n'en eus même l'idée, pas plus que d'aller me faire Turc à Constantinople. Tous ces récits sont des romans[4].

Voici la vérité. La Porte s'occupait alors d'un armement contre la Russie, et paraissait disposée à prendre à son service quelques officiers d'artillerie français. Bonaparte pensa sérieusement à suivre ce parti ; l'Orient fixait déjà ses regards. Il vit plusieurs fois M. Reinhard, archiviste des relations extérieures auprès du comité de salut public, pour avoir communication de papiers relatifs à la Turquie. Il rédigea une note adressée au comité de salut public, par laquelle il s'offrait d'aller en Turquie, et les projets d'arrêtés relatifs à cette mission. Ces projets, écrits d'une autre main, étaient corrigés de la sienne[5] ; il avait écrit en entier le brouillon de la note. L'expédition originale signée de lui, remise au comité de salut public, était ainsi conçue :

NOTE DU GÉNÉRAL BUONAPARTE.

13 Fructidor an III (30 août 1795).

Dans un temps où l'impératrice de Russie a resserré les liens qui l'unissent à l'Autriche, il est de l'intérêt de la France de faire tout ce qui dépend d'elle pour rendre plus redoutables les moyens militaires de la Turquie. Cette puissance a des milices nombreuses et braves, mais ignorantes sur les principes de l'art de la guerre.

La formation et le service de l'artillerie qui influe si puissamment dans notre tactique moderne sur le gain des batailles, et presque exclusivement sur la prise et la défense des places fortes, est encore dans son enfance en Turquie.

La Porte, qui l'a senti, a plusieurs fois demandé des officiers d'artillerie et du génie ; nous y en avons effectivement quelques-uns dans ce moment-ci, mais ils ne sont ni assez nombreux ni assez instruits pour produire un résultat de quelque conséquence.

Le général Buonaparte, qui a acquis quelque réputation en commandant l'artillerie de nos armées en différentes circonstances et spécialement au siège de Toulon, s'offre pour passer en Turquie, avec une mission du gouvernement. Il mènera avec lui six ou sept officiers dont chacun aura une connaissance particulière des sciences relatives à l'art de la guerre.

S'il peut, dans cette nouvelle carrière, rendre les armées turques plus redoutables, et perfectionner la défense des places fortes de cet empire, il croira avoir rendu un service signalé à la patrie, et avoir, à son retour, bien mérité d'elle.

Signé BUONAPARTE.

 

En marge était écrit :

Le général de brigade Buonaparte a servi avec distinction à l'armée d'Italie, où il commandait l'artillerie.

Mis en réquisition par le comité de salut public, il a travaillé avec zèle et exactitude dans la division de la section de la guerre, chargée des plans de campagne et de la surveillance des opérations des armées de terre, et je déclare avec plaisir que je dois à ses conseils la plus grande partie des mesures utiles que j'ai proposées en comité pour l'armée des Alpes et d'Italie. Je le recommande à nos collègues comme un citoyen qui peut être utilement employé pour la république, soit dans l'artillerie, soit dans toute autre arme, soit même dans la partie des relations extérieures.

Signé DOULCET.

En adhérant aux sentiments qu'exprime mon collègue Doulcet sur le général Bonaparte, que j'ai vu et entretenu, je crois que par les motifs mêmes qui fondent son opinion et la mienne, le comité de salut public doit se refuser à éloigner, dans ce moment surtout, de la république, un officier aussi distingué. Mon avis est, qu'en l'avançant dans son arme, le comité commence par récompenser ses services. Sauf ensuite, après en avoir conféré avec lui, à délibérer sur sa proposition, s'il y persiste.

Le 27 fructidor an III.

Signé JEAN DE BRY, rapporteur.

 

Bonaparte ne soupçonnait pas la grande destinée que lui réservait la fortune. Les événements l'appelèrent à jouer un rôle important dans les affaires de l'intérieur. La mission de Constantinople fut bientôt oubliée comme un rêve.

Le gouvernement de la Convention était toujours révolutionnaire ; mais terrible et fort avant le 9 thermidor, il était tombé, après cette journée, dans le relâchement et la plus déplorable faiblesse. Les lois furent plus humaines, mais la réaction fut anarchique et cruelle. Aux frontières, les armées triomphaient à la fois des vices d'une mauvaise administration, de la trahison et des forces coalisées : le royalisme et l'étranger prenaient de l'ascendant dans l'intérieur. La Convention nationale s'était encore décimée, elle était usée, tous les partis en étaient las, elle était fatiguée de son pouvoir. Elle décréta la constitution républicaine de l'an III ; c'était le principal objet de sa mission.

Les membres de l'Assemblée constituante s'étaient retirés sans avoir essayé la constitution de 1791 ; et déclarés inéligibles à la législature, ils furent témoins de sa ruine ; plusieurs d'entre eux y furent entraînés. Cette leçon ne fut point perdue pour les membres de la Convention ; ils se gardèrent bien de commettre la même faute, et résolurent de garder le gouvernail du vaisseau de l'État. Tel fut l'objet des fameux décrets des 5 et 13 fructidor, portant que les deux tiers de la prochaine législature seraient composés de membres de la Convention, et que les assemblées électorales ne nommeraient, pour cette fois, qu'un tiers des conseils.

Ces décrets soumis, comme la constitution, à l'acceptation du peuple, déjouèrent les projets des divers partis, surtout des royalistes, qui avaient spéculé sur les élections ; réunis à la Convention depuis le 9 thermidor, non par amour pour elle, mais pour faire la guerre au terrorisme et aux républicains, ils levèrent tout-à-coup le masque et lui déclarèrent la guerre. Les terroristes et les patriotes persécutés se rallièrent à leur tour à la Convention ; elle accepta leurs services. La masse de la nation, qui désirait le repos, et qui espérait le trouver dans la constitution républicaine, était disposée à l'accepter avec les décrets.

C'est surtout à Paris que l'opposition se manifesta dans les sections, même avant leur convocation en assemblées primaires pour voter sur les décrets. Des hommes de lettres et des journalistes s'emparèrent de leurs quarante-huit tribunes et y pérorèrent à l'envi. C'était Laharpe, Quatremère de Quincy, Lacretelle jeune, Fiévée, Richer-Sérizy. La division se mit dans la capitale, et la fermentation y fut telle, que les comités de gouvernement prirent la précaution d'y faire venir quelques troupes pour le maintien de l'ordre et de l'autorité de la Convention.

De tout temps Paris donna le ton à la France : depuis la révolution, son influence sur les départements avait été mise à profit par les assemblées nationales ; elles l'avaient donc favorisée. Dans l'exercice de leur portion de souveraineté, les sections prétendirent que les pouvoirs de tout corps constitué cessaient en présence du peuple assemblé ; qu'elles avaient le droit de s'occuper, outre les décrets de fructidor qu'elles conspuaient, de toute espèce de mesures de salut public : elles se fédérèrent pour leur garantie réciproque ; elles se succédèrent à la barre de la Convention, pour y manifester hautement leurs prétentions dans des discours insolents.

Dans d'autres temps l'assemblée ne les aurait pas soufferts, ou plutôt elle aurait dès le principe mis un frein à cette audace. Mais la foudre révolutionnaire s'était presque éteinte dans les mains de la Convention : elle ne voulait pas la rallumer au moment où elle lui substituait le régime constitutionnel. Elle se flattait que l'acceptation des décrets dans les départements imposerait silence à toutes les clameurs ; qu'appuyée sur le suffrage du peuple français, elle serait plus forte contre les entreprises séditieuses de la capitale. Elles avaient quelques partisans parmi les représentants ; c'étaient en petit nombre des adhérents du royalisme, ou des républicains modérés qui étaient aveuglés sur leurs dangers par les flatteries et les éloges des sections.

Le résultat des votes dans les départements ayant donné une immense majorité pour l'acceptation de la constitution et des décrets, la Convention la fit proclamer. Les sections de Paris qui s'étaient révoltées pour empêcher, par leur exemple, cette acceptation, restèrent en révolte contre le vœu national. Elles prétendirent qu'il y avait eu fraude dans le recensement des votes, qu'elles avaient le droit de vérifier les procès-verbaux. Elles demeurèrent en permanence, organisèrent des forces, délibérèrent en armes, agirent en souveraines, et après avoir outragé et menacé la Convention, se préparèrent à l'attaquer. Elles jetaient donc le gant ; sous peine de se déshonorer, la Convention nationale ne pouvait plus hésiter ; elle le ramassa, et résolut de soumettre par la force les révoltés[6].

Des électeurs se réunirent à l'Odéon ; c'était un comité central des sections. La Convention déclara cette assemblée illégale, et ordonna sa dissolution ; elle n'obéit pas, la force armée se porta à l'Odéon, elle fut accueillie par des injures, mais les électeurs se dispersèrent.

La section Lepelletier était la plus audacieuse, c'était le quartier-général de la révolte, le comité de salut public du royalisme. Elle avait sa garde, ses vedettes, elle était pour ainsi dire retranchée. Un décret ordonna que le lieu de ses séances serait fermé et que la section serait désarmée.

Menou, général en chef de l'armée de l'intérieur, commandait les troupes de la Convention. Républicain modéré, et naturellement temporiseur, il n était pas propre à ce genre de guerre qui exigeait moins de science que de résolution. Accompagné de représentants du peuple délégués près de cette armée, le 12 vendémiaire au soir, il se rendit avec un corps nombreux de troupes au couvent des Filles-Saint-Thomas, où siégeait la section Lepelletier, pour faire exécuter le décret de la Convention. Infanterie, cavalerie, artillerie, tout fut entassé dans la rue Vivienne, pour ainsi dire au milieu des bataillons sectionnaires et sous leurs baïonnettes. Menou et les représentants parlementèrent pendant une heure avec les rebelles, et se retirèrent par une espèce de convention sans les avoir dissous ni désarmés. La section cria victoire, envoya des députations à toutes les autres sections ; elles pressèrent l'organisation et la réunion de leurs forces pour marcher contre la Convention.

A cette nouvelle, la Convention, qui était en permanence, fut dans la plus grande agitation. Menou fut dénoncé, accusé de trahison ; on demanda son arrestation : les comités de gouvernement le destituèrent ainsi que d'autres généraux suspects. Sur la proposition des comités, la Convention rendit un décret portant que le général de brigade Barras, représentant du peuple, était nommé commandant de la force armée de Paris, et que les représentants Delmas, Laporte et Goupilleau de Fontenay lui étaient adjoints.

Pendant ce temps-là que faisait Bonaparte ? Si l'on en croit les mémoires de Napoléon, il était le \i vendémiaire au théâtre Feydeau, lorsque, instruit de la scène singulière qui se passait si près de lui, à la section Lepelletier, il fut curieux d'en observer les circonstances. Voyant les troupes conventionnelles se retirer, il courut aux tribunes de la Convention pour juger de l'effet de cette nouvelle et suivre les développements et la couleur qu'on lui donnerait. Divers représentants montèrent successivement à la tribune. Chacun proposa le général qui avait sa confiance pour remplacer Menou ; les thermidoriens proposèrent Barras ; mais il était peu agréable aux autres partis. Les représentants qui avaient été à Toulon, à l'armée d'Italie, et les membres du comité de salut public qui avaient des relations journalières avec Bonaparte, le proposèrent comme capable, plus que personne, de les tirer de ce pas dangereux, par la promptitude de son coup-d'œil, l'énergie et la modération de son caractère. Bonaparte, qui entendait tout du milieu de la foule où il se trouvait, délibéra près d'une demi-heure avec lui-même sur ce qu'il avait à faire. Il se décida enfin et se rendit au comité auquel il peignit vivement l'impossibilité de pouvoir diriger une affaire aussi importante avec trois représentants qui dans le fait exerçaient le pouvoir, et gênaient les opérations du général. Le comité, pour tout concilier, prit le parti de proposer pour général en chef Barras, en donnant le commandement en second à Bonaparte[7].

Il n'est pas étonnant qu'après un intervalle d'environ 25 ans, et dans la situation où Napoléon écrivait, il ait été trahi par sa mémoire. Dans cette séance du 12 vendémiaire au soir, à laquelle Bonaparte assistait, Bentabole proposa de donner le commandement à Barras ; le nom d'aucun autre général, ni celui de Bonaparte, ne furent prononcés. Comme nous venons de le dire, la Convention nomma Barras commandant et lui adjoignit trois représentants du peuple. Ce furent les comités de gouvernement qui nommèrent Bonaparte commandant en second sur la proposition ou du consentement de Barras qui le chargea, sous ses ordres, des dispositions de défense et du commandement des troupes.

Tels furent les motifs qui le décidèrent à accepter cette mission.

Une guerre à mort éclatait entre la Convention et Paris. Était-il sage de se déclarer, de parler au nom de toute la France ? Qui oserait descendre seul dans l'arène pour se faire le champion de la Convention ? La victoire aurait même quelque chose d'odieux, tandis que la défaite vouerait pour jamais à l'exécration des races futures.

Comment se dévouer ainsi à être le bouc émissaire de tant de crimes auxquels on fut étranger ? Pourquoi s'exposer bénévolement à aller grossir en peu d'heures le nombre de ces noms qu'on ne prononce qu'avec horreur ?

Mais d'un autre côté, si la Convention succombe, que deviennent les grandes vérités de notre révolution ? Nos nombreuses victoires, notre sang si souvent versé, ne sont plus que des actions honteuses. L'étranger que nous avons tant de fois vaincu triomphe et nous accable de son mépris !.... Un entourage insolent et dénaturé reparaît triomphant, et nous gouverne en Ilotes par la main de l'étranger.

Ainsi la défaite de la Convention ceindrait le front de l'étranger, et scellerait la honte et l'esclavage de la patrie.

Ce sentiment, 25 ans, la confiance en ses forces, sa destinée !..... le décidèrent[8].

Ici nous croyons, devoir emprunter le récit que Napoléon a fait lui-même, à compter du moment où la direction des forces lui fut confiée, et nous l'accompagnerons de quelques remarques.

Il se transporta dans un des cabinets des Tuileries où était Menou, afin d'obtenir de lui les renseignements nécessaires sur les forces, la position des troupes et de l'artillerie. L'armée n'était que de 5.000 hommes de toutes armes. Le parc était de quarante pièces de canon, alors parquées aux Sablons, sous la garde de vingt-cinq hommes. Il était une heure après minuit ; le général expédia en toute diligence un chef d'escadron du vingt-unième de chasseurs — Murat — avec trois cents chevaux, aux Sablons, pour en ramener l'artillerie dans le jardin des Tuileries ; un moment plus tard il n'eut plus été temps. Cet officier arriva à trois heures aux Sablons, il s'y rencontra avec la tète d'une colonne de la section Lepelletier qui venait saisir le parc ; mais il était à cheval et en plaine ; les sectionnaires jugèrent toute résistance inutile, ils se retirèrent, et à cinq heures du matin les quarante pièces de canon entrèrent aux Tuileries.

Le 13 (5 oct.), de 6 à 9 heures, Bonaparte plaça son artillerie à la tête du pont de la Révolution, du pont National et de la rue de Rohan, au cul de sac Dauphin, dans la rue St.-Honoré, au pont tournant, etc. Il en confia la garde à des officiers sûrs. La mèche était allumée, et la petite armée distribuée aux différents postes, ou en réserve au jardin et au Carrousel. La générale battait dans tous les quartiers. Dans ce temps, les bataillons de garde nationale prenaient position aux débouchés des rues, cernant le palais et le jardin des Tuileries ; leurs tambours portaient l'audace jusqu'à venir battre la générale sur le Carrousel et sur la place de la Révolution : le danger était imminent ; 40.000 gardes nationaux bien armés, organisés depuis longtemps, étaient sous les armes ? fort animés contre la Convention ; les troupes de ligne chargées de sa défense étaient peu nombreuses, et pouvaient être entraînées par les sentiments de la population qui les environnait. La Convention, pour accroître ses forces, donna des armes à 1.500 individus, dits les patriotes de 89 ; c'étaient des hommes, qui, depuis le 9 thermidor, avaient perdu leurs emplois et avaient quitté leurs départements où ils étaient poursuivis par l'opinion ; elle en forma trois bataillons sous les ordres du général Berruyer. Ces hommes se battirent avec la plus grande valeur, ils entraînèrent la troupe de ligne et furent pour beaucoup dans le succès de la journée. On les ap- pella le bataillon sacré. C'étaient la plupart des militaires, il y avait même des généraux. La Convention, par ménagement pour la feinte susceptibilité de la faction sectionnaire, hésita quelque temps à accepter leurs services et à leur donner des armes. Les comités de gouvernement en faisaient expédier à quelques quartiers de Paris qu'on disait prêts à soutenir la Convention, elles tombaient dans les mains des rebelles. Le 13 au matin il ne fallut pas moins que l'imminence du danger pour obtenir encore des armes pour ces patriotes. Un comité de quarante membres, composé des comités de salut public et de sûreté générale, dirigeait toutes les affaires, discutait beaucoup, ne décidait rien, pendant que le danger devenait à chaque instant plus pressant. Les uns voulaient qu'on posât les armes et qu'on reçut les sectionnaires comme les sénateurs romains avaient reçu les Gaulois ; d'autres voulaient qu'on se retirât sur les hauteurs de Saint- Cloud au camp de César, pour y être joints par l'armée des côtes de l'Océan ; d'autres proposaient qu'on envoyât des députations aux quarante-huit sections pour leur faire diverses propositions. Il arriva alors ce qui arrivait dans toutes les crises.

Les comités de gouvernement étaient envahis par les membres de la Convention qui venaient écouter ou donner leur avis. C'était alors une cohue. Sieyès était président de la réunion ; il montra du sang-froid et de la résolution, et empêcha par sa force d'inertie qu'on ne prît des déterminations aussi funestes à la sûreté de la Convention qu'à son honneur.

Pendant ces vaines discussions, un nommé Lafond déboucha sur le Pont-Neuf, à deux heures après midi, à la tête de trois ou quatre bataillons, dans le temps qu'une autre colonne de même force venait de l'Odéon à sa rencontre. Ces colonnes se réunirent sur la place Dauphine. Le général Carteaux, qui était placé au Pont-Neuf avec 400 hommes et quatre pièces de canon, ayant l'ordre de défendre les deux côtés du pont, quitta son poste et se replia sous les guichets du Louvre. En même temps un bataillon de garde nationale occupa le jardin de l'infante. Il se disait fidèle à la Convention, et pourtant saisissait ce poste sans ordres ; d'un autre côté Saint-Roch, le théâtre Français et l'hôtel de Noailles étaient occupés en force par les gardes nationales. Les postes conventionnels n'en étaient séparés que de douze à quinze pas. Les sectionnaires envoyaient des femmes pour corrompre les soldats ; les chefs mêmes se présentèrent plusieurs fois sans armes et le chapeau en l'air, pour fraterniser, disaient-ils.

Les affaires empiraient d'une étrange manière ; Danican, général des sections, envoya un parlementaire sommer la Convention d'éloigner les troupes qui menaçaient le peuple, et de désarmer les terroristes. Ce parlementaire traversa à trois heures après midi les postes, les yeux bandés, avec toutes les formes de la guerre ; il fut introduit ainsi au milieu du comité des quarante qu'il émut beaucoup par ses menaces, mais il n'obtint rien. La nuit approchait, les sectionnaires en auraient profité pour se faufiler de maison en maison jusqu'aux Tuileries déjà étroitement bloquées. A peu près à la même heure, Bonaparte fit apporter dans la salle de la Convention huit cents fusils, des gibernes et des cartouches pour armer les conventionnels eux-mêmes et les bureaux comme corps de réserve ; cette mesure en alarma plusieurs qui comprirent alors la grandeur du danger[9]. Enfin, à quatre heures un quart, des coups de fusil furent tirés de l'hôtel de Noailles, des balles tombèrent sur le perron des Tuileries et blessèrent une femme qui entrait dans le jardin. Au moment même, la colonne de Lafond déboucha par le quai Voltaire, marchant sur le Pont-Royal en battant la charge : alors les batteries tirèrent ; une pièce de huit, au cul-de-sac Dauphin, commença le feu et servit de signal[10]. Après plusieurs décharges, Saint-Roch fut enlevé. La colonne Lafond prise en tête et en écharpe par l'artillerie placée sur le quai, à la hauteur du guichet du Louvre et à la tête du Pont-Royal, fut mise en déroute ; la rue Saint-Honoré, la rue Saint-Floren- tin et les lieux adjacents furent balayés. Une centaine d'hommes essayèrent de résister, au théâtre de la République ; quelques obus les délogèrent ; à six heures du soir tout était fini. Si l'on entendit de loin en loin quelques coups de canon pendant la nuit, ce fut pour empêcher les barricades que quelques habitants avaient cherché à établir avec des tonneaux. Il y eut environ 200 tués ou blessés du côté des sectionnaires et presque autant du côté des conventionnels, la plus grande partie de ceux- ci aux portes de Saint-Roch, car lorsque le combat fut une fois engagé et que le succès ne fut plus douteux, on ne tira plus qu'à poudre[11].

Trois représentants, Fréron, Louvet et Sieyès, montrèrent de la résolution ; la section des Quinze-Vingts, faubourg Saint-Antoine, fut la seule qui fournit 250 hommes à la Convention, tant ses dernières oscillations politiques avaient indisposé le peuple. Toutefois si les faubourgs ne se levèrent pas en sa faveur, ils n'agirent pas non plus contre elle. La force de l'armée de la Convention était de 8.500, hommes en y comprenant les représentants eux-mêmes[12].

Il existait encore des rassemblements dans la section Lepelletier. Le 14 au matin, des colonnes débouchèrent contre eux par les boulevards, la rue de Richelieu et le Palais-Royal ; des canons avaient été placés aux principales avenues ; les sectionnaires furent promptement délogés, et le reste de la journée fut employé à parcourir la ville, à visiter les chefs-lieux de section, ramasser les armes et lire des proclamations ; le soir tout était rentré dans l'ordre, et Paris se trouvait parfaitement tranquille[13].

La Convention ordonna que les auteurs et complices de la révolte sectionnaire seraient jugés par des conseils militaires qui ne devaient durer que dix jours : on pouvait croire que la vengeance serait éclatante ; il y avait certainement lieu à punir. On fit plus de bruit que de mal, il n'y eut que deux individus exécutés : l'émigré Lafond, l'un des commandants sectionnaires, et Lebois, président de la section du théâtre Français, condamné à mort par contumace ; il fut arrêté, se perça de plusieurs coups qui n'étaient pas mortels, et subit son jugement. Les orateurs des sections et les autres chefs militaires avaient pris la fuite, ou s'étaient cachés ; on en condamna un certain nombre par contumace ; on ne les poursuivit pas avec une grande ardeur, et quand on en trouvait on les laissait échapper. Lorsque les contumaces se représentèrent ensuite devant le tribunal criminel de Paris pour se faire juger, il les acquitta sur le motif assez singulier que le 13 vendémiaire il n'y avait point eu de révolte des sections.

Menou fut aussi mis en jugement comme accusé de trahison. Dans le fait il avait gravement compromis la sûreté de la Convention, et par tout pays un militaire aurait payé de sa tête une semblable faute. Bonaparte dit hautement que si ce général méritait la mort pour avoir parlementé à la section Lepelletier, les représentants du peuple qui l'accompagnaient la méritaient aussi. L'intérêt que lui portait son successeur victorieux, l'indulgence de la justice dans ce moment, les dépositions favorables de quelques représentants, et la composition du conseil de guerre présidé par le général Loison, tirèrent Menou de ce mauvais pas ; il fut acquitté.

La journée du 13 vendémiaire fut un grand événement ; mal jugé en France, dans toute l'Europe on en exagéra les suites : on reprocha à la Convention de ne s'être pas laissée égorger, de s'être baignée dans des flots de sang, et à Bonaparte de s'être souillé par cette victoire. Il n'y en aura point de plus bénigne et de plus légitime pour l'impartiale histoire. Elle valut à Bonaparte le grade de général de division (24 vend.) et le commandement en chef de l'armée de l'intérieur ; mais il n'y fut point nommé par la Convention, ainsi qu'on le dit dans les Mémoires de Napoléon[14], par acclamation, lorsque les officiers de cette armée lui furent présentés. Dans tous les rapports partiels et dans le rapport général de Merlin de Douay, sur la journée du 13, on en fit tous les honneurs à Barras : Bonaparte, ni aucun autre général, ne fut nommé. La Convention exprima la reconnaissance nationale à tous les militaires, aux troupes et aux citoyens qui avaient contribué à sa défense.

Barras demanda à la Convention de recevoir dans son sein des individus de l'armée de l'intérieur qui voulaient lui témoigner leur dévouement. Ils furent admis dans la séance du 17 vendémiaire. Le général Berruyer porta la parole en leur nom. Le président lui donna l'accolade fraternelle, ainsi qu'à un militaire de chaque arme. Baraillon proposa qu'il fût donné une armure complète aux braves qui s'étaient distingués le 13 ; Barras répondit qu'il lui serait impossible de les désigner, parce que tous avaient fait des prodiges de valeur[15].

Ce fut Fréron qui dans cette séance parla le premier de Bonaparte et fit valoir ses services dans la journée du 13. Cet orateur, dans une motion d'ordre qui avait pour objet de remettre en activité les officiers républicains destitués par le travail d'Aubry, dit :

N'oubliez pas que le général d'artillerie Bonaparte, nommé dans la nuit du 12 pour remplacer Menou, et qui n'a eu que la matinée du 13 pour faire les dispositions savantes dont vous avez vu les heureux effets, avait été retiré de son arme pour le faire entrer dans l'infanterie.

La proposition de Fréron fut renvoyée au comité de salut public.

Dans la séance du 18, Barras appela cependant l'attention de la Convention sur le général Bonaparte. C'est à lui, dit-il, c'est à ses dispositions savantes et promptes qu'on doit la défense de cette enceinte, autour de laquelle il avait distribué des postes avec beaucoup d'habileté. Je demande que la Convention confirme la nomination de Bonaparte à la place de général en second de l'armée de l'intérieur. Cette proposition fut décrétée. Elle le fut dans la forme ordinaire et non par acclamation. Du reste Barras resta commandant en chef jusqu'à la clôture de la session conventionnelle (4 brumaire), qu'il donna sa démission.

Dans la séance du 30 vendémiaire, il fit un rapport sur le 13 ; son parti avait alors besoin, pour le succès de ses plans, de réchauffer le souvenir de cette journée qui s'était refroidi ; il s'attribua toutes les dispositions militaires et la rectification de ce qu'il avait trouvé de défectueux dans le placement des divers postes ; il nomma les généraux qu'il avait chargés de les exécuter sous ses yeux ; il ne dit sur Bonaparte que ces mots :

Le général Bonaparte, connu par ses talents, militaires et son attachement à la république, fut nommé sur ma proposition commandant en second (dans la nuit du 12 au 13).

Revenons à l'armée d'Italie, où nous avons laissé le général Kellermann dans sa position de Borghetto, attendant Schérer que le comité de salut public lui avait donné pour successeur. Les cours de Turin et de Vienne n'avaient pris aucunes mesures sérieuses pour conjurer l'orage prêt à fondre sur elles. La première, craignant autant son allié que son ennemi, revenait de plus en plus à l'ancienne politique des puissances d'Italie. L'ambassadeur de la République en Suisse répétait au comité de salut public qu'une seule victoire de l'armée française dans le bassin du Piémont lierait le cabinet sarde au système de la France. L'Autriche, occupée des événements qui allaient se passer sur le Rhin, ne donnait qu'une faible attention aux affaires d'Italie, et le général en chef Dewins consumait son temps en opérations insignifiantes, ou plutôt dans l'inaction.

En apprenant l'arrivée des premiers renforts à l'armée française, ce général voulut un moment sortir de sa léthargie. Le 2e jour complémentaire (18 septembre) il fit attaquer le point de Sucarello ; la défense fut vigoureuse ; les Impériaux furent repoussés avec une grande perte. Jusqu'au 10 vendémiaire an IV, il n'y eut que de simples affaires de postes, dont les résultats peu importants des deux côtés se balancèrent.

Enfin Schérer, attendu depuis un mois, arriva à Nice, accompagné ou suivi de près par deux bonnes divisions de l'armée des Pyrénées, et prit le commandement. Le moment d'agir paraissait approcher, mais les efforts du comité de salut public, pour remédier au dénuement de l'armée, n'avaient pas eu le succès qu'il s'en était promis. Il fallait de l'argent. Villars fut envoyé à Gênes, et parvint à assurer les subsistances pour quelques mois.

Pendant ce temps-là Schérer étudiait le terrain et le personnel de l'armée, et méditait un plan d'offensive. Celui du comité de salut public, ni celui de son prédécesseur, n'obtinrent son assentiment ; il voulut faire du nouveau. Cependant il consulta les généraux de division. L'avis de Masséna fut adopté. Il consistait à faire effort sur la droite du Tanaro pour se rendre maître de la crête de l'Apennin, et écraser successivement les ailes des alliés, en commençant par les Piémontais. La pénurie dans laquelle étaient toujours les différents services retardait l'exécution de ce plan ; Schérer l'avait d'ailleurs soumis au Gouvernement. Il venait de passer des mains du comité de salut public dans celles du Directoire. Le moment n'était pas favorable. Schérer, cédant aux instances de Masséna et de Laharpe, prit sur lui d'attaquer le 24 brumaire. La neige qui, tomba la nuit sur les montagnes voisines du Tanaro ne le permit pas.

Il changea totalement ses premières dispositions ; il renonça à culbuter les Piémontais et résolut d'accabler les Autrichiens dans la rivière de Gênes.

La ligne de défense de l'armée française, forte d'environ 35.000 hommes, s'étendait depuis le rocher de Borghetto, baigné par la mer, jusque sur la cime des montagnes parallèles aux monts de la Planette et de Saint-Bernard. Deux divisions réunies sous le commandement de Masséna occupaient les positions de Sucarello, de Castel-Vecchio, et s'étendaient sur une chaîne de montagnes jusque vis-à-vis le défilé de Garessio sur le Tanaro ; elles formaient le centre. Une division commandée par Serrurier était à Ormeo, et formait la gauche ; Augereau avec 12.000 hommes venus des Pyrénées était à la droite, vis-à-vis Borghetto.

L'armée austro-sarde, forte d'environ 50.000 hommes, occupait la position de Loano et les hauteurs qui aboutissent au Mont-Carmelo ; sa gauche se liait avec son centre par des hauteurs successives jusque sur les montagnes escarpées de Rocca-Barbena, où s'appuyait à l'armée sarde, placée sur les montagnes de Saint-Bernard et la Planette ; sa droite s'étendait jusqu'à Garessio qu'elle occupait en force. Les positions ennemies, fortifiées par l'art et leur escarpement naturel, étaient encore défendues par cent pièces d'artillerie. Un vallon étroit et profond de près de 800 toises, escarpé sur presque tout son front, séparait les deux armées, hormis sur le point du village de Loano, en avant duquel l'ennemi avait établi trois fortes et grandes redoutes sur des mamelons qui dominaient entièrement une plaine d'une lieue d'étendue en tout sens.

Chargé de reconnaître la position de l'ennemi, le général Charlet attaqua, le 26 brumaire (17 novembre) Campo-di-Piétri, détruisit ce poste avancé, prit 3 canons, 400 fusils et 500 hommes. Le 29, un petit bâtiment ayant apporté un approvisionnement de souliers, ils furent distribués aux soldats qui étaient nus pieds, et décidés, pour attaquer, à s'envelopper les pieds avec des lanières tirées de leurs sacs.

Toutes les dispositions ayant été arrêtées pour attaquer, Schérer ordonna aux généraux Masséna et Serrurier de partir le 1er frimaire (22 novembre) vers la nuit pour arriver au point du jour sur l'ennemi. Trois attaques devaient être formées, une fausse et deux véritables. Serrurier était chargé de masquer les camps de Saint-Bernard et de la Planette, et de tenir en échec les troupes piémontaises ; il y réussit.

Masséna marcha, le 1er frimaire, à la nuit tombante, sur le centre de l'ennemi, l'attaqua par ses deux flancs à Rocca-Barbena, le culbuta, s empara des positions de Malsabeno et Banco, et réunissant ses deux divisions, le poursuivit jusqu'à Bardinetto où il s'était rallié, le renversa encore, et prit toute son artillerie ; ce qui ne fut pas pris ou tué, se sauva dans le plus grand désordre du côté de Bagnasco. Au moment où l'attaque recommençait à Bardinetto, Cervoni s'emparait de Melogno, sur lequel devait s'opérer la retraite de l'ennemi ; mais il la fit du côté de Ceva.

Dès le matin, l'attaque commença aussi sur la gauche de l'ennemi et par le feu de 9 chaloupes canonnières postées entre Borghetto et la Pietra. A peine avaient-elles lâché leurs premières bordées, que l'adjudant-général Rusca, à la tête de mille sept cents hommes, aborda les trois mamelons retranchés en avant de Loano ; les trois redoutes furent enlevées.

Pendant ce temps-là le général Baruel, avec deux mille cinq cents hommes, emportait le village de Tuirano et gagnait les hauteurs auxquelles s'appuyait la droite de l'aile gauche de l'ennemi. Mis hors de combat, il fut remplacé par le chef de bataillon Lannes, qui, secondé par Rusca, emporta cinq positions retranchées, garnies de canons.

Le général Dommartin faisait mettre bas les armes à un corps de neuf cents hommes qui, d'une chartreuse placée dans la gorge et sur le flanc de Tuirano, faisait un feu meurtrier.

Il était trois heures après midi ; les ennemis, chassés de la plaine de Loano et réfugiés à mi-côte du Mont-Carmelo, paraissaient vouloir se rallier. Schérer fit marcher contre eux toute son aile droite, se bornant à les serrer de près, pendant que le chef de bataillon Suchet, qui s'était emparé des hauteurs du Mont-Calvo, en descendait pour envelopper les Autrichiens. A quatre heures, ayant appris les succès de Masséna, le général en chef fit avancer toute sa ligne.

Un orage violent vint couvrir d'une nuit obscure les deux armées et obligea les Français à s'arrêter ; l'ennemi en profita pour se replier sur Final, abandonnant ses tentes et son artillerie. Le lendemain Augereau le poursuivait de près et lui faisait des prisonniers, lorsque Masséna, qui était arrivé la veille sur les hauteurs qui commandent le vallon de Final, s'étant aperçu de la retraite de l'ennemi sur le Mont-Saint-Jacques, fit, descendre rapidement son avant-garde dans ce vallon, tandis que quatre bataillons qu'il avait fait marcher la nuit sur la position de Saint-Jacques, en repoussaient vivement les fuyards de l'aile gauche ennemie qui s'y présentèrent.

Pressés par derrière, sur leurs flancs et sur leur front, les débris de cette partie de l'armée austro-sarde se débandèrent et se dispersèrent par tous les défilés. Le gros de cette armée se retirait sur Vado d'où, chassé par les Français, il continua sa retraite sur Acqui et Alexandrie.

Le 4, Serrurier, renforcé de cinq mille hommes, attaqua à son tour l'armée piémontaise qu'il avait jusque-là contenue, la rejeta sur le Tanaro, s'empara le 5 d'Intropa et de Garcio, força, le 6, les hauteurs de Spinardo, et rejeta l'ennemi dans le camp retranché de Ceva, après avoir abandonné son artillerie. L'armée française se couvrit de gloire. Les trophées de ces victoires furent deux ou trois mille morts, quatre à cinq mille prisonniers, une quantité de canons ; l'occupation des positions de l'ennemi, et des villes de Final, de Vado et de Savone où étaient ses magasins : les Français ne perdirent que mille hommes.

Au lieu de profiter d'une victoire aussi décisive pour en recueillir les fruits, Schérer ne se pénétra pas de l'ascendant qu'elle lui donnait ; il s'arrêta et prit ses quartiers d'hiver : Laharpe, commandant l'avant-garde, cantonna à Savone et dans les environs ; Masséna entre San-Giacomo et Melogno ; Augereau sur la tête des vallons de la Bormida ; Serrurier, sur les hauteurs à droite et à gauche du Tanaro, depuis Ormea jusqu'à Bagnasco. Le centre de l'armée garda le col de Tende et Garessio, et à gauche les vallées de la Vesubia et de la Tinea. Le quartier-général retourna à Nice. Les alliés prirent aussi leurs quartiers d'hiver.

Dans son inaction Schérer médita un plan de campagne pour le printemps suivant. Il se trouvait dans la position la plus heureuse pour séparer les Sardes et les Autrichiens : différentes voies s'offraient à lui, également favorables. Il soumit son plan au Directoire : il était encore dans la joie que lui avait causée la victoire de Loano ; le plan fut approuvé et Schérer chargé d'en préparer l'exécution.

Cependant à mesure que la belle saison s'approchait et que les impressions de la victoire s'effaçaient, on reprocha, non sans raison, à Schérer de n'avoir pas su profiter de ses avantages. Son quartier-général de Nice comptait, disait-on[16], beaucoup plus d'employés que de militaires. Il demandait sans cesse de l'argent pour solder ses troupes et réorganiser les différents services. Le gouvernement ne pouvant le satisfaire faisait des réponses dilatoires ; Schérer fit connaître que, si l'on tardait plus longtemps, il serait obligé d'évacuer la rivière de Gênes, de revenir sur la Roya et peut-être de repasser le Var. Le Directoire consulta Bonaparte, il remit un mémoire. Un homme tel que lui ne pouvait pas se résigner longtemps à un commandement dans l'intérieur, sans dangers et sans gloire. La guerre était sa vocation ; il avait fait ses premières armes à l'armée d'Italie, et s'y était acquis une certaine renommée ; il avait prouvé aux divers gouvernements qu'il avait étudié et qu'il connaissait à fond le terrain ; qu'à un génie naturel et à des principes positifs, fruits d'une théorie éclairée, il joignait une imagination ardente, un coup d'œil prompt, une volonté forte, un grand mépris des obstacles, en un mot toutes les qualités propres à une guerre d'invasion. Le Directoire lui donna le commandement de l'armée d'Italie (4 ventôse, 23 février 1796).

Ce fut pendant son commandement de celles de l'intérieur que Bonaparte fit la connaissance de madame de Beauharnais. On avait exécuté le désarmement général de Paris ; il se présenta à l'état-major un jeune homme de dix ou douze ans : il demandait en suppliant qu'on lui rendît l'épée de son père, qui avait été général de la République. Ce jeune homme était Eugène Beauharnais. Touché de la nature de sa demande et des grâces de son âge, Bonaparte lui rendit cette épée. En la revoyant Eugène pleura ; le général lui témoigna tant de bienveillance, que madame de Beauharnais crut devoir se rendre chez lui le lendemain pour le remercier. Aucune femme n'avait plus de grâce, ni des manières plus douces et plus attrayantes. La connaissance devint bientôt intime et produisit le sentiment le plus tendre. On en peut juger d'après une lettre écrite à cette époque par Bonaparte[17]. Ils se marièrent le 19 ventôse an IV (9 mars 1799).

Nous n'examinerons point ici si Bonaparte fut nommé général de l'armée d'Italie par l'influence de Barras ou par celle de Carnot[18] ; si son mariage fut la condition de sa nomination et pour ainsi dire la dot de Joséphine ; c'est une question oiseuse et indifférente, à laquelle répondent assez l'amour de Bonaparte pour sa femme, et la réputation militaire qu'il s'était déjà faite. Il fut nommé parce que le Directoire le crut le plus capable de tirer l'armée de la position terne où on laissait croupir son courage invincible et son admirable constance. La suite prouvera si cette opinion était fondée.

 

 

 



[1] Il est difficile de croire que Kellermann qui avait fait, les 10, 11 et 12, sa retraite dans la position provisoire, eût reçu ou même attendu des ordres du comité, pour opérer, le 19, sa retraite définitive sur Borghetto. Elle avait été résolue dans un conseil de guerre, convoqué à Loano, par Kellermann.

[2] Montholon, tom., III, page 93.

[3] Voyez les pièces justificatives n° II.

[4] Las Cases.

[5] Voyez pièces justificatives, n° III.

[6] Paris, dit Napoléon, était tout-à-fait dégoûté de son gouvernement ; mais la totalité des armées, la grande majorité des départements, la petite bourgeoisie, les paysans, lui demeuraient attachés ; aussi la révolution triompha-t-elle de cette grande attaque de la contre-révolution ; bien qu'il n'y eût encore que quatre ou cinq ans que les nouveaux principes eussent été proclamés ; on sortait des scènes les plus effroyables et les plus calamiteuses ; on cherchait un meilleur avenir. (Las Cases, tome III, page 56.)

[7] Montholon, tom. III, page 108.

[8] Las Cases, tom. II, page 210.

[9] Cette précaution fut peu connue parmi les membres de la Convention. Ils étaient déjà presque tous armés de sabres et de pistolets : c'était leur habitude dans les moments de danger.

[10] Les premiers coups de fusil partirent non de l'hôtel de Noailles, non, comme on le dit dans le temps, de l'hôtel occupé alors par le restaurateur Velua, mais d'une maison aussi rapprochée du champ de bataille, dans laquelle étaient réunis des patriotes du bataillon sacré. Ces coups de fusil eurent pour but de faire cesser l'irrésolution des comités de gouvernement, d'empêcher qu'ils ne consentissent à quelque transaction qui aurait évidemment assuré le triomphe îles sections ; en effet ce fut le signal du combat. Bonaparte laissa même croire que c'était lui qui avait fait tirer.

La pièce de canon au cul-de-sac Dauphin se trouva un moment sans canonniers pour la servir, les uns avaient été tués, les autres l'avaient abandonnée. S'il y avait eu parmi les sectionnaires deux ou trois hommes de cœur, ils s'en seraient facilement emparés, et leur masse aurait pu faire irruption dans la salle de la Convention. Des patriotes accoururent à la pièce et en continuèrent le service.

[11] Dans un autre endroit (O'Meara, tom. I, page 407) on lit : Du côté des sections 70 à 80 tués et 3 à 400 blessés ; du côté de la Convention, 30 tués et 250 blessés. On ne l'a jamais bien su au juste, mais ces évaluations sont près de la vérité. Les blessés du côté de la Convention étaient apportés dans la salle de ses séances et dans les pièces y attenantes. Ils y étaient pansés par les femmes des conventionnels. On en compte au moins 150, la plupart patriotes de 89.

[12] Ce nombre est exagéré même d'après ce qui a été dit plus haut, où les combattants sont évalués à 6.500.

[13] Montholon, tom. III, page 110.

[14] Montholon, tom. III, page 116.

[15] C'étaient les généraux Dupont-Chaumont, Loison, Berruyer, Brune, Carteaux, Verdière, Lestranges, Monthoisy, Duvignant, Vachot et les adjudants-généraux Huart et Blondeau.

[16] Montholon, tom. III, page 119.

[17] Voyez pièces justificatives, n° IV.

[18] Il n'est point vrai, dit Carnot, que ce soit Barras qui ait proposé Bonaparte pour le commandement de l'armée d'Italie ; c'est moi-même : mais sur cela, on a laissé filer le temps, pour savoir comment il réussirait, et ce n'est que parmi ses intimes que Barras se vanta d'avoir été l'auteur de la proposition au Directoire. Si Bonaparte eût échoué, c'est moi qui étais le coupable ; j'avais proposé un jeune homme sans expérience, un intrigant ; j'avais évidemment trahi la patrie ; les autres ne se mêlaient point de la guerre ; c'était sur moi que devait tomber toute la responsabilité. Bonaparte est triomphant ; alors c'est Barras qui l'a fait nommer, c'est à lui qu'on en a l'obligation ; il est son protecteur, son défenseur contre mes attaques ; moi je suis jaloux de Bonaparte, je le traverse dans tous ses desseins, je le persécute, je le dénigre, je lui refuse tout secours, je veux évidemment le perdre. Telles sont les ordures dont on remplit, dans le temps, les journaux vendus à Barras. (Réponse au rapport fait sur la conjuration du 18 fructidor, an V, par J.-Ch. Bailleul, Hambourg. — 1799.)