HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XII.

 

 

Campagne de Desaix dans la Haute-Égypte, depuis la bataille de Sédiman jusqu'à l'établissement des Français à Cosseïr.

 

Quoique battu à Sédiman et à Medineh-Fayoum, Mourad-Bey, à la faveur de sa cavalerie que l'infanterie française ne pouvait atteindre, était toujours resté maître des provinces de la Haute-Égypte, et avait conservé une attitude menaçante.

Il avait, de ce côté, rallié à son parti presque toutes les tribus arabes du Sayd, et s'était mis en correspondance avec les croisières anglaises devant Alexandrie et les provinces de la Basse-Égypte. Par la crainte d'une invasion des Français en Nubie, il entraînait les peuples de ce pays dans sa querelle ; les Arabes d'Yambo débarquaient à Cosseïr pour le rejoindre.

Desaix était venu au Kaire pour demander à Bonaparte des renforts et se concerter avec lui. Il avait obtenu 1.000 hommes de cavalerie et 3 pièces d'artillerie légère, commandés par le général Davoust. Il fut convenu que Desaix poursuivrait vivement Mourad-Bey jusqu'aux cataractes du Nil, et détruirait les Mamlouks, ou les chasserait entièrement de l'Égypte.

Il partit de Beny-Soueyf, le 26 frimaire, à la tête de sa petite armée[1]. Le 27, il rencontra l'avant-garde de Mourad, campée sur la rive gauche du canal Joseph, au bord du désert, et la chassa du village de Fehn. Mourad s'enfuit vers le Nil et le remonta ; il avait une marche d'avance. Desaix bivouaqua le 27 à ZafetesaÏm, le 28 à Birmin, le 30 à Zagny, où il quitta les montagnes pour se rapprocher du fleuve. Il s'empara de, 4 djermes portant l'artillerie des Mamlouks. Ils, y se retirèrent avec précipitation vers le Sayd. Desaix les poursuivit à grandes journées. Il coucha, le 1er nivôse, près d'Achmounin, le 4 à Syout, et arriva le 9 à Girgeh.

Il avait déjà parcouru cette contrée avec sa division, mais à cette fois, un savant, ami des-, arts et de l'antiquité, marchait à ses côtés : les ; membres de la commission des sciences affrontaient journellement, pour leurs travaux, les fatigues et les dangers de la guerre. Denon fut le premier qui alla explorer la Haute-Égypte, cette terre si riche en monuments, si fertile en grands souvenirs, couverte de tout temps, et encore plus dans ses ruines que dans sa splendeur, des voiles du mystère.

Contrariée par les vents, la flottille, portant les vivres, les munitions et tous les approvisionnements, n'avait pas mis dans ses mouvements la même célérité que l'armée. Desaix fut donc obligé de perdre à Girgeh 20 jours d'un temps précieux.

En attendant, il fit reposer ses troupes, construire des fours et préparer une caserne pour 500 hommes. Les vivres y étaient à très-bas prix ; le pain à un sou la livre, la douzaine d'œufs a 2 sous, la couple de pigeons à 3, une oie de 15 livres à 12. Mais Mourad-Bey profitait de cette inaction pour susciter de toutes parts des ennemis, les Arabes de Jedda, d'Yambo, de la Nubie, et pour faire insurger les fellahs sur les derrières des Français y afin d'attaquer et de détruire leur flottille.

Le 12 nivôse, Desaix fut informé qu'un rassemblement considérable se formait près de Souaqyeh, à quelques lieues en ayant de Girgeh. Il avait désiré de voir éclater promptement les projets des insurgés, afin d'avoir le temps d'en faire un vigoureux exemple, et d'être le maître dans le pays, pour y lever l'argent dont il avait besoin. Il fit partir Davoust avec sa cavalerie. Ce général rencontra, le 14, une troupe de 7 à 800 hommes à cheval et de 3.000 hommes à pied ; ils furent aussitôt battus qu'attaqués, il en resta 800 sur le champ de bataille.

La cavalerie rentrait à Girgeh lorsque Desaix apprit qu'il se formait à quelques lieues de Syout un rassemblement beaucoup plus considérable et composé de paysans à pied et à cheval, venus la plupart des provinces de Minieh et de Beny-Soueyf. Le retard de la flottille donnait de vives inquiétudes. Desaix fit repartir Davoust pour aller à sa découverte. Arrivé, le 19, au village de Tahtah, il fut attaqué par plus de 2.000 chevaux et 10 à 12.000 paysans dont la plus grande partie avait des armes à feu. La cavalerie française s'attacha aux cavaliers, en mit hors de combat près de 200, et, les autres ayant pris la fuite, elle tomba sur les fantassins qui se débandèrent. Un millier d'entre eux furent mis à mort : le reste dut son salut à la nuit. Par ce combat, la flot tille fut dégagée, la cavalerie la rejoignit à Syout et remonta avec elle à Girgeh où elle arriva le 29.

Condamné à l'inaction par le retard de sa flottille, Desaix passait une partie de ses loisirs à causer avec un prince nubien, frère du souverain de Darfour, qui revenait de l'Inde et allait rejoindre une caravane de Senaar portant au Kaire des femmes, des dents d'éléphant et de la poudre d'or. Ce prince lui donnait des détails sur les lois, le commerce de la Nubie, et les relations de ce. pays avec la fameuse ville de Tombouctou.. Pour dévorer le temps et tempérer son impatience et son mécontentement de cette fatale marine qui le privait de sa cavalerie, Desaix se faisait réciter par des Arabes des contes dans le genre des Mille et une Nuits ; sa mémoire prodigieuse ne perdait pas une phrase de ce qu'il avait entendu. L'armée, toujours victorieuse, ne pouvait se mettre à l'abri des voleurs. Des habitants, bravant toute la rigueur militaire, se glissaient la nuit dans les camps, et en emportaient leur proie. Il y en eut plusieurs de fusillés.

Mourad-Bey était au village de Hou, à 10 lieues environ au-dessus de Girgeh, avec 1.000 habitants du pays d'Yambo et de Jedda, débarqués à Cosseïr, Hassan-Bey-Jeddaoui, et Osman-Bey-Hassan, à la tête de 250 Mamlouks, des Nubiens, des Maugrabins, 2 ou 3.000 Arabes, les habitants de l'Égypte supérieure, depuis les cataractes jusqu'à Girgeh, étaient en armes et s'étaient réunis sur ce point. Mourad, plein de confiance en des forces si formidables, se mit en marche pour attaquer les Français.

Le retard de la flottille contre lequel Desaix s'était tant impatienté, lui ramenait un ennemi qu'il n'avait pu, jusqu'à présent, forcer au combat. Cette flottille arriva enfin avec la cavalerie. Desaix, au moment où Mourad marchait devant lui, avait donc réuni toutes ses troupes et tous les moyens de combattre avec avantage ; cependant ses forces ne s'élevaient tout au plus qu'à 4.000 hommes.

Instruit que près de lui, à El-Araba, étaient les ruines du temple d'Abydus, bâti par Osymandyas, et où Memnon avait résidé, Denon pressait Desaix d'y pousser une reconnaissance. Le général lui disait : Je veux vous y conduire moi-même ; Mourad-Bey est à 2 journées ; il arrivera après-demain, il y aura bataille ; nous détruirons son armée ; ensuite nous ne penserons plus qu'aux antiquités, et je vous aiderai moi-même à les mesurer.

Il partit de Girgeh, le 2 pluviôse, pour aller au-devant des ennemis, et coucha à El-Macera. Le 3, son avant-garde rencontra la leur sous les murs de Samhoud. Desaix disposa ses troupes pour le combat et prit l'ordre de bataille accoutumé en plaçant son infanterie en carré sur ses ailes, la droite commandée par Friant, la gauche par Belliard, et sa cavalerie en carré au centre, sous les ordres de Davoust. L'ennemi s'avança de toutes parts y sa nombreuse cavalerie cerna les Français, et une colonne d'infanterie d'Arabes d'Yambo se jeta dans un canal sur leur gauche et les inquiéta par la vivacité de son feu. Desaix la fit attaquer, elle fut culbutée et prit la fuite. Il s'empara du village de Samhoud. Les innombrables colonnes ennemies s'avançaient toujours en poussant des cris affreux : celle des Arabes d'Yambo s'était ralliée. Elle attaqua et voulut enlever le village ; mais elle fut reçue par un feu si vif et si bien nourri qu'elle fut forcée de se retirer avec une perte considérable.

Les Mamlouks se précipitèrent sur le carré commandé par Friant, tandis que plusieurs colonnes d'infanterie se portaient sur celui de Belliard ; on les accueillit par un feu d'artillerie si meurtrier qu'ils furent en un instant dispersés et obligés de rétrograder, laissant le terrain couvert de leurs morts. Davoust reçut l'ordre de charger a le corps des Mamlouks où se trouvaient Mourad et Hassan. Ils n'attendirent pas la charge, ils firent leur retraite, et furent poursuivis pendant 4 heures l'épée dans les reins. Dans cette glorieuse journée, comme à la bataille des Pyramides, la perte des Français fut presque nulle ; ils n'eurent que 4 hommes tués et quelques blessés. Bonaparte décerna des armes d'honneur aux soldats qui s'y étaient distingués par des actions d'éclat : Rapp, aide-de-camp de Desaix, s'y fit remarquer par sa bravoure et fut blessé d'un coup de sabre. La bataille de Samhoud jeta l'épouvante parmi les nombreux alliés de Mourad ; le nom de Desaix fut craint et respecté, non-seulement dans l'Égypte supérieure ; mais encore dans l'Éthiopie et dans les déserts de l'Arabie.

Le lendemain, il continua de poursuivre Mourad ; mais, pour atteindre un ennemi qui se retirait sur son propre terrain, l'artillerie était trop lourde, l'infanterie et la grosse cavalerie trop lentes ; à peine la cavalerie légère pouvait-elle y parvenir. Le 5, on passa à Denderah, l'ancien Tentyris, dont le temple antique imprima un sentiment de respect à toute l'armée qui s'y arrêta spontanément. Le 7, au matin, en détournant la pointe d'une chaîne de montagnes qui forme un promontoire sur le Nil, on découvrit tout à coup, dans tout son développement, l'antique Thèbes, la ville aux cent portes. A l'aspect de ces ruines gigantesques, tous les rangs de l'armée retentirent d'applaudissements, comme si elles eussent été le but de ses glorieux travaux, et si elles avaient complété sa conquête.

Desaix arriva à Esneh où il laissa le général Friant et sa brigade, se dirigea le lendemain sur Syène, et arriva le 13 devant cette dernière ville de l'Égypte méridionale, après avoir essuyé des fatigues excessives, et poussant toujours devant lui son ennemi. Mourad, Hassan, Soliman et 8 autres beys se voyant poursuivis avec cet acharnement, affaiblis par leurs pertes, hors d'état de combattre, s'enfoncèrent dans l'affreux pays des Barabras, au-dessus des cataractes, à 4 jours de Syène. Le 14, Desaix traversa le Nil pour occuper cette ville, sur la rive droite. Le même jour, un détachement se porta sur l'île de Philæ, autrefois dernière limite du vaste empire romain. On rencontra, à travers les rochers de granit, les carrières où l'on détachait les blocs qui servaient à faire ces statues colossales dont les ruines frappent encore d'étonnement et d'admiration.

Des montagnes hérissées d'aspérités noires et aiguës, réfléchies d'une manière sombre dans les eaux du Nil, resserré par une infinité de pointes de granit qui le partagent en déchirant sa surface et le sillonnent de longues traces blanches ; ces formes et ces couleurs austères, contrastant avec le vert des groupes de palmiers parsemés dans les rochers, et avec le plus beau ciel du monde, voilà le tableau que présente ce qu'on appelle la cata l'acte et qui n'en mérite pas le nom. Ce n'est qu'un brisant du fleuve qui s'écoule à travers les roches, en formant, dans quelques endroits, des cascades peu sensibles, de quelques pouces de hauteur.

On y trouva plus de 50 barques que les Mamlouks y avaient remontées avec des peines infinies, et qu'ils avaient été forcés d'y abandonner[2].

Le terme de la marche des Français en Égypte fut inscrit sur un rocher de granit. Le drapeau de la République flotta sur les cataractes et, dès ce moment, la Haute-Égypte fut pour ainsi dire conquise.

Les habitants de l'île de Philæ l'avaient quittée et s'étaient retirés dans une seconde île plus grande, d'où ils faisaient entendre des cris. Ils refusèrent d'envoyer une barque qui était de leur côté. A défaut d'embarcations, on ne put entrer dans l'île et on retourna à Syène. Desaix y laissa Belliard avec la 21e légère et en partit le 16 avec sa cavalerie, répartie sur les deux rives du Nil, pour retourner à Esné, où était resté le général Friant. Son intention était d'occuper le pays depuis Syène jusqu'à Girgeh, par des cantonnements, pour lever les impositions.

Syène n'était plus qu'un grand village, mais mieux bâti et avec des rues plus droites que les villages ordinaires, et très-peuplé, au milieu duquel était un château turc, masqué de tous côtés et qui ne pouvait être d'aucune défense. Belliard s'y établit. On fit des lits, des tables, des bancs ; on se déshabilla, on se coucha. Après une marche aussi fatigante que rapide, ce fut une véritable volupté pour le soldat. A peine y était-on établi depuis deux jours que déjà il y avait dans les rues des tailleurs, des cordonniers, des barbiers, des traiteurs français avec leur enseigne. Bientôt après on ajouta le superflu au nécessaire. On eut des jardins, des cafés, des jeux publics et des cartes à jouer. Au sortir de la ville, une allée d'arbres se dirigeait au nord ; les soldats y mirent une colonne milliaire, avec l'inscription : Route de Paris. N° onze cent soixante-sept mille trois cent quarante. C'était après avoir reçu une distribution de dattes, pour toute ration, qu'ils avaient eu cet accès de gaîté.

Près de Syène est l'île d'Eléphantine, où les terres, parfaitement cultivées et arrosées, donnent 4 à 5 récoltes par an. Les habitants en sont nombreux et aisés. C'est un véritable jardin, d'autant plus remarquable, qu'on y trouve réunies une grande variété de cultures et de belles ruines, et qu'il est environné des déserts stériles. Belliard, ayant appris que les Mamlouks venaient sur la rive droite dû Nil fourrager jusqu'à deux lieues de lui, se mit en devoir de les repousser, partit avec 400 hommes, et s'avança sur Philæ, par la route de terre, à travers le désert. Elle paraissait construite en chaussée, et avoir été autrefois très-fréquentée.

Les habitants de Philæ étaient revenus dans leur île, mais décidés à ne point recevoir les Français. Belliard continua sa route dans la Nubie, à travers un pays aride et sauvage, jusqu'à Taudi, mauvais village sur le Nil. Les Mamlouks venaient de l'abandonner, laissant leurs ustensiles et leur repas tout servi. On apprit le matin, par un espion qui avait été dépêché la nuit, que les Mamlouks ne se croyant pas en sûreté au village de Demiet, distant de 4 lieues de Taudi, en étaient partis à minuit. Le but de cette expédition étant rempli, Belliard résolut de retourner à Syène. Pour tenir l'ennemi éloigné, il fallait dépouiller le pays. Belliard traita avec les habitants ; ils vendirent leur bétail et leur récolte sur pied, qu'ils détruisirent, et ils le suivirent en Égypte, ne laissant derrière eux qu'un désert.

C'est en descendant des cataractes vers Philæ que l'on est surtout frappé de la somptuosité de ses monuments. Cette île ayant été l'entrepôt d'un commerce d'échange entre l'Égypte et l'Éthiopie, on serait tenté de croire que les Égyptiens les avaient élevés pour donner une grande idée de leur richesse et de leur magnificence aux peuples qui venaient commercer avec eux.

On entra encore en pourparlers avec les habitants de l'île ; on les trouva toujours plus obstinés dans leur opposition. On y revint le lendemain avec l'intention et les moyens de les soumettre. Dès qu'ils aperçurent la troupe, ils recommencèrent leurs cris, et se montrèrent avec les habitants de la seconde île, accourus à leur secours, la plupart nus, armés de sabres, de boucliers, de fusils de rempart à mèches et de longues piques. On leur cria qu'on ne voulait pas leur faire de mal ; ils répondirent qu'ils n'étaient pas des Mamlouks pour reculer, et qu'ils étaient résolus à se défendre ; on commença à se fusiller. Il fallut travailler 36 heures à construire un radeau. Les soldats, protégés par du canon à mitraille, s'emparèrent de la seconde île. Les habitants, frappés de terreur, se jetèrent alors dans le fleuve, hommes, femmes et enfants, pour se sauver à la nage. On vit des mères noyer des enfants qu'elles ne pouvaient pas emporter, et mutiler des filles pour les soustraire aux violences des vainqueurs. La colonie se trouva en quelques instants dispersée et ruinée. Maître des deux îles, Belliard fit évacuer les magasins qui se trouvaient dans la plus grande, composés du butin que les habitants avaient fait sur les barques des Mamlouks. On revint ensuite à Syène, où l'on construisit un fort.

Deux beys n'avaient point suivi Mourad dans sa retraite au-delà des cataractes. Osman-Bey-Hassan était passé sur la rive droite du Nil, avec environ 25o Mamlouks, et y vivait dans les villages de sa domination. Elfy-Bey y était aussi passé la nuit après la bataille de Samhoud, et était descendu à la hauteur de Syout. Informé que les débris des Arabes d'Yambo se ralliaient dans les environs de Qéné, petite ville fort importante par le grand commerce qu'elle fait avec les habitants des rives de la Mer-Rouge, le général Friant y avait, dès le 18, envoyé une colonne mobile, commandée par le chef de brigade Conroux.

Instruit que le schérif Hassan, chef des Arabes d'Yambo, se tenait caché dans les déserts où il attendait l'arrivée d'un second convoi, Desaix envoya le général Friant vers Qéné, avec l'ordre de lever des contributions en argent et en chevaux jusqu'à Girgeh.

Osman-Bey-Hassan qui, en apprenant le retour du général Desaix de Syène, s'était enfoncé dans le désert, se rapprocha des bords du Nil. Desaix chargea Davoust de marcher avec la cavalerie contre ce bey, qui s'avança de son côté pour combattre. Ils se rencontrèrent, le 24, à Louqsor, l'un des villages situés sur l'emplacement de Thèbes ; le choc fut terrible. La mêlée devint générale ; on combattit corps à corps ; après 3 heures d'un engagement très-meurtrier, pendant lequel les Mamlouks sauvèrent un convoi de vivres considérable, ils abandonnèrent le champ de bataille, y. laissant beaucoup des leurs et plusieurs kachefs ; Osman-Bey-Hassan eut son cheval tué et fut blessé. Le chef d'escadron Fontelle eut le crâne fendu d'un coup de sabre. Cette affaire ne fut pas heureuse pour la cavalerie française ; seule, engagée avec ces guerriers si redoutables à cheval, elle eut 25 tués et 40 blessés.

Le même jour, le chef de brigade Conroux fut attaqué à Qéné par 800 Arabes d'Yambo qui avaient entraîné avec eux beaucoup de fellah. Il les repoussa et fut blessé. Ils revinrent à l'attaque, le chef de bataillon Dorsenne les chargea, ils furent mis dans une déroute complète, et perdirent 300 hommes.

Malgré toute la diligence qu'il avait faite, le général Friant n'arriva à Qéné, avec le 7e de hussards, que quelques heures après le combat. Instruit que les Arabes, après cet échec, s'étaient retirés à Samatha, il alla les attaquer et leur tua 200 hommes.

Bonaparte apprit par la renommée que Desaix avait battu les Mamlouks, mais il n'en avait point de nouvelles directes ; il était très-impatient d'en recevoir.

Ne leur donnez pas de relâche, lui écrivit-il[3], détruisez-les par tous les moyens possibles. Faites construire un petit fort, capable de contenir 2 à 300 hommes, et un plus grand nombre dans l'occasion, à l'endroit le plus favorable que vous pourrez, et près d'un pays fertile.

Le but de ce fort serait de pouvoir réunir là tous nos magasins et nos bâtiments armes, afin que, dans le mois de mai ou de juin, votre division, devenant nécessaire ailleurs, on pût laisser un général avec 4 ou 5 djermes armées qui, de là, tiendrait en respect toute la Haute-Égypte. Il y aurait des fours et des magasins, de sorte que quelques bataillons de renfort le mettraient dans le cas de soumettre les villages qui se seraient révoltés, ou de chasser les Mamlouks qui seraient revenus. Sans cela, vous sentez que, si votre division est nécessaire ailleurs, 100 Mamlouks peuvent revenir et s'emparer de la Haute-Égypte, ce qui n'arrivera pas si les habitants voient toujours des troupes françaises, et, dès lors, peuvent penser que votre division n'est absente que momentanément. Je désirerais, si cela est possible, que ce fort fût à même de correspondre facilement avec Cosseïr.

Je fais construire, dans ce moment, 2 corvettes à Suez qui porteront chacune 12 pièces de canon de 6. Mettez la main, le plus tôt possible, à la construction de votre fort ; prenez là vos larges. Assurez le nombre de pièces nécessaire pour l'armer. Je désire, si cela est possible, qu'il soit en pierre.

 

Desaix partit le 27 d'Esné, arriva le 29 à Qous, et ordonna que l'on s'occupât partout avec activité de la levée des chevaux et de la perception des impôts en argent dont on avait le plus grand besoin.

Le schérif Hassan, fanatique exalté et entreprenant, entretenait chez les Arabes d'Yambo, dans les déserts d'Aboumanah, l'espoir d'exterminer les infidèles. A sa voix, les têtes s'échauffèrent, on prit les armes ; une multitude d'Arabes accourut à Aboumanah, renforcée par quelques Mamlouks fugitifs et sans asile. Le 29 pluviôse, le général Friant les attaqua près de ce village ; ils furent défaits, taillés en pièces, eurent.400 morts et beaucoup de blessés. Une colonne poursuivit les fuyards pendant 5 heures dans le désert, et s'empara du camp des Arabes.

Après l'expédition de Belliard pour rejeter Mourad-Bey dans le pays des Barabras et s'emparer de Philæ, plusieurs kachefs et une centaine de Mamlouks s'étaient jetés dans les déserts de la rive droite pour éviter Syène et étaient allés rejoindre Osman-Bey-Hassan au puits de la Gytah. Elfy-Bey, après avoir passé quelque temps dans les oasis, au-dessus d'Ackmin, s'était rendu à Syout où il levait de l'argent et des chevaux. Des tribus arabes l'aidaient dans ses opérations. Les beys Mourad, Hassan et plusieurs autres, à la tête de 7 à 800 chevaux et de beaucoup de Nubiens, ayant fait un long détour et une marche extraordinairement rapide pour éviter le général Belliard, y parvinrent enfin, quoiqu'il fut sur ses gardes ; et, le 7 ventôse, à la pointe du jour, parurent tout à coup sur la rive droite du Nil, vis-à-vis Esné, pour passer le fleuve. Clément, aide-de-camp de Desaix, sortit de cette ville, avec sou détachement de 60 hommes de la 21e, pour s'opposer au passage de ce rassemblement. Mourad n'osa attaquer cette poignée de braves ; il se dirigea sur Erment, y passa le Nil, se sépara des Mamlouks, et, avec 5 beys et très-peu de suite, se dirigea du côté de Syout.

L'ensemble de tous ces mouvements et le bruit général du pays firent juger à Desaix que cette ville était le point de ralliement des ennemis. Il rassembla ses troupes, ordonna à Belliard, qui était venu de Syène a la suite des Mamlouks, de laisser une garnison de 400 hommes à Esné et de continuer à descendre, en observant bien les mouvements des Arabes d'Yambo qu'il devait combattre partout où ils les rencontrerait.

Le 12, Desaix passa le Nil et se porta sur Farchout, où il arriva le 13, laissant un peu derrière lui la djerme armée l'Italie et plusieurs barques chargées de munitions et de beaucoup d'objets d'artillerie. L'Italie portait des blessés, des malades, des munitions et quelques hommes armés. Il marcha rapidement sur Syout avec Friant pour ne pas donner le temps à Mourad de se réunir à Elfy-Bey, ou pour les combattre s'ils étaient déjà réunis. Il apprit en route que Mourad-Bey était parvenu à soulever un grand nombre de paysans. On se trouva en présence à Souhama, le 14. Friant divisa aussitôt sa troupe en trois détachements pour envelopper l'ennemi et l'empêcher de gagner le désert. Cette manœuvre eut un succès complet ; en un instant, 1.000 de ces paysans furent tués ou noyés. Le reste eut beaucoup de peine à s'échapper, et abandonna 50 chevaux. Les Français ne perdirent pas un homme.

Le lendemain, les Mamlouks furent poursuivis de si près que Mourad-Bey, accompagné seulement de 150 hommes, se décida à se retirer vers les oasis. Les autres firent mine de s'enfoncer dans le désert, et marchèrent vers Syout où Desaix arriva peu de temps après eux. A son approche, Elfy-Bey repassa le Nil et retourna dans la petite oasis d'Achmin ; quelques kachefs et Mamlouks de Mourad-Bey l'y suivirent, ainsi qu'Osman-Bey-Jeddaoui ; les autres se jetèrent dans les déserts au-dessus de Beny-Adyn, où ils éprouvèrent les horreurs de la faim ; beaucoup désertèrent et vinrent à Syout ; d'autres se cachèrent dans les villages, vendant leurs armes pour vivre : ils se réunirent ensuite aux Français.

Le schérif Hassan venait de recevoir un second, convoi qui le renforçait de 1.500 hommes. Les débris du premier le rejoignirent. A peine furent-ils réunis qu'il vint attaquer sur le Nil, à la hauteur de Benout, les barques que Desaix avait laissées en arrière, et qu'un vent du nord très-violent empêchaient de descendre. L'Italie répondit par une canonnade terrible et tua 100 Arabes d'Yambo. Les ennemis parvinrent à s'emparer des petites barques, mirent à terre les munitions de guerre et les objets d'artillerie, les remplirent de monde, et coururent à l'abordage sur l'Italie. Le commandant de cette djerme, le courageux. Morandi, redoubla ses décharges à mitraille, mais ayant déjà beaucoup de blessés à son bord, et voyant un grand nombre de paysans qui allaient l'attaquer par la rive gauche, il crut trouver son salut dans la fuite ; il mit à la voile ; il avait peu de monde pour servir ses manœuvres ; le vent était très-fort, la djerme échoua. Alors les ennemis abordèrent de tous côtés ; l'intrépide Morandi refusa de se rendre ; n'ayant plus d'espoir, il mit le feu aux poudres de son bâtiment, et se jeta à la nage. Il fut aussitôt assailli par une grêle de balles et de pierres et périt dans les tourments. Tous les Français qui échappèrent aux flammes de l'Italie furent massacrés par les Arabes d'Yambo. Cet avantage redoubla leur audace.

Après avoir dépassé la ville de Qeft, l'ancienne Coptos, Belliard apprit le funeste sort de la flottille ; il vit déboucher trois colonnes nombreuses d'infanterie et plus de 3 à 400 Mamlouks, et forma sa petite troupe en carré. Il n'avait qu'une pièce de canon. Une des colonnes ennemies s'approcha audacieusement ; un combat corps a corps s'engagea entre les tirailleurs français et 100 Arabes d'élite, le succès était incertain ; 15 dragons du 20e chargèrent à bride abattue et le décidèrent. Plus de 50 Arabes restèrent sur la place. Le gros de l'ennemi se retira sur Benout. Belliard les poursuivit et arriva près de ce village. Les ennemis avaient établi, derrière un large canal, les canons qu'ils avaient pris sur la flottille de Morandi. Leur feu jeta d'abord quelque hésitation parmi les Français ; mais les carabiniers de la 21e légère enlevèrent ces pièces malgré une charge exécutée par les Mamlouks pour en empêcher ; elles furent dirigées sur les ennemis qui se jetèrent dans une grande barque, dans une mosquée, dans les maisons du village, et dans une maison crénelée de Mamlouks, où étaient leurs munitions.

Belliard dirigea deux colonnes contre la barque, la maison et le village ; l'ennemi se défendit avec rage. Cependant, rien ne put résister à la bravoure des Français. Tout ce qui était dans la barque fut mis à mort ; la mosquée et 20 maisons furent incendiées ; les Arabes d'Yambo périrent dans les flammes ou sous les coups du soldat ; le village ne présenta que ruines et carnage.

Eppler, excellent et intrépide officier, attaqua la grande maison crénelée ; des sapeurs en brisèrent la porte à coups de hache, tandis que d'autres faisaient crouler la muraille, et que les chasseurs mettaient le feu à une petite mosquée y attenante où étaient les munitions. Les poudrer prirent feu ; 25 Arabes sautèrent, avec le bâtiment. Eppler réunit ses forces sur ce point ; et, malgré les prodiges de valeur des Arabes qui, le fusil à la main, le sabre dans les dents, et tous nus, en défendaient l'entrée, il parvint à s'emparer de la grande cour ; ils allèrent se cacher dans des réduits où ils furent tués.

Les Arabes perdirent dans cette journée 1.200 hommes, parmi lesquels était le schérif Hassan y et eurent un grand nombre de blessés. C'est le combat où ils montrèrent le plus d'opiniâtreté. Les barques françaises, 9 pièces de canon et deux troupeaux furent les fruits, de cette victoire[4]. Cette journée, une des plus glorieuses de la campagne de la Haute-Égypte, coûta cher aux Français, une tr.entaine.de morts et plus de 100 blessés.

Sans communication avec Desaix, Belliard avait usé presque toutes ses munitions ; ses chasseurs n'avaient plus chacun que 25 cartouches ; il ne lui restait plus qu'un boulet et 12 coups de canon à mitraille. Le 21, il se mit en marche sur Qéné, pour savoir s'il y restait des magasins ; et où pouvait être Desaix, y arriva le 22 et y trouva des lettres de ce général. Il n'y avait pas d'ennemis ; les habitants vinrent au devant des Français.

Les Mamlouks et les Arabes d'Yambo étaient - descendus à Byr-el-Bar. On craignait de nouveaux débarquements des gens de l'Yémen. Desaix, instruit des besoins de Belliard, rassembla tout ce qu'il put de munitions de guerre sur des barques, laissa une garnison à Syout, passa le Nil le 28 ventôse, et se mit en marche pour accompagner le convoi et se réunir à ce général.

Ici le genre de guerre changea. On avait partout battu les ennemis, mais ils n'étaient pas détruits. Pour atteindre ce but, Desaix adopta le système de colonnes successives, de manière à forcer les ennemis à rester dans les déserts, ou au moins à faire de très-grandes marches pour venir dans le pays cultivé. Pour cela, il fallait occuper les débouchés de la vallée qui conduit de Cosseïr au Nil, les puits qui s'y trouvent et notamment celui de la Gytah.

Le 10 germinal, Desaix arriva à Qéné, et ravitailla les troupes de Belliard ; ils partirent le 11, pour aller combattre l'ennemi qui, depuis deux jours, était posté à Qous. A leur approche, il rentra dans les déserts et se divisa. Hassan-Bey et Osman-Bey allèrent à la Gytah, et le chef des Arabes d'Yambo descendit vers Aboumanah, où était déjà Osman-Bey-Jeddaoui ; mais 6 à 700 habitants d'Yambo et de Jedda l'avaient abandonné et retournaient à Cosseïr. Desaix envoya Belliard avec la 21e et le 20e de dragons aù village d'Adjazi, principal débouché de la Gytah, et avec les deux bataillons de la 61e, le 7e de hussards et le 18e de dragons vint à Byr-el-Bar. Au moyen de ces dispositions, les ennemis ne pouvaient plus sortir des déserts sans faire quatre jours de marche extrêmement pénible. Desaix ordonna à Belliard de rassembler des chameaux pour porter de l'eau, et de marcher sur la Gytah, laissant un fort détachement à Adjazi. Hassan et Osman., informés de ce mouvement, partirent et arrivèrent, le 12, à la hauteur de Desaix, dans les déserts, avec l'intention de rejoindre les Arabes d'Yambo. Ce général se fit relever à Byr-el-Bar par un détachement de Belliard, et le 13, se porta à travers les déserts, sur Qéné, où il avait laissé 300 hommes.

A Adjazi, gros et triste village assis sur le désert, on trouva quelques marchands qui avaient eu le bonheur d'échapper aux Mamlouks. Ils offrirent des présents pour éviter d'être pillés par les Français, qui les refusèrent, achetèrent quelques marchandises dont ils avaient besoin, et les payèrent. Les marchands, étonnés de ce procédé auquel ils étaient peu accoutumés, fournirent, par reconnaissance, des confitures de l'Inde et de l'Arabie, des cocos et d'excellent café.

Après une heure de marche, au point du jour, les hussards du corps de Desaix, qui étaient en éclaireurs, annoncèrent les Mamlouks. L'adjudant-général Rabasse, qui commandait l'avant-garde, en prévint le général Davoust, s'avança pour mieux reconnaître l'ennemi, et soutenir ses éclaireurs qui étaient déjà chargés. Il le fut bientôt lui-même, soutint bravement le choc ; mais, accablé par le nombre, il se retira sans perte sur le corps de bataille où Desaix venait d'arriver. Il envoya de suite chercher son infanterie ; et ordonna à la cavalerie de prendre position sur un monticule extrêmement escarpé, où il voulait qu'elle attendît et reçût la charge. Mais le chef de brigade Duplessis, impatient et emporté par son ardeur, attaqua à la tête du 7e de hussards, fit des prodiges de valeur, eut son cheval tué, et le fut bientôt lui-même. Un peu de désordre occasionné par sa mort et la supériorité des ennemis obligèrent le 7e à se replier ; 40 dragons du 18e, commandés par le chef d'escadron Beauvatier, s'élancèrent sur les Mamlouks qui poursuivaient le 7e et les forcèrent d'abandonner le champ de bataille. Beauvatier y perdit la vie. Le combat de Byr-el-Bar coûta aux Français 24 morts et 20 blessés ; aux Mamlouks, plus de 20 morts et beaucoup de blessés, parmi lesquels Osman et Hassan. L'infanterie et l'artillerie n'avançant que lentement et péniblement dans les sables, tout était fini quand elles arrivèrent.

Après ce combat, les Mamlouks firent un crochet et retournèrent à la Gytah, laissant des blessés et des chevaux dans le désert. Desaix ordonna à Belliard d'aller les chercher et de les suivre, revint lui-même à Qéné, donna une colonne mobile à Davoust, pour aller détruire les Arabes d'Yambo qui étaient toujours à Aboumanah, et prescrivit au commandant de Girgeh de prendre une position par laquelle ils seraient forcés de passer en cas de retraite, pour les y arrêter et les combattre. Les Arabes n'attendirent pas y et traversèrent le Nil au-dessus de Bardis. Le chef de brigade Morand, commandant de Girgeh, alla à leur rencontre avec 25o hommes de sa garnison. Le 16, après midi, il arriva en vue de Bardis. Des Arabes, des paysans, des Mamlouks, sortirent du village, et l'attaquèrent deux fois en poussant de grands cris. Ils furent à chaque fois repoussés, et s'enfuirent à la faveur de la nuit, laissant beaucoup de morts sur la place. Morand revint à Girgeh couvrir ses établissements. Le lendemain, les Arabes marchèrent sur cette ville et y pénétrèrent. Morand les attaqua ; tout ce qui y était entré fut tué ; le reste s'enfuit dans le désert. Dans ces deux journées, ils eurent 200 hommes tués. Le général Davoust ne put arriver qu'après le combat.

Les Arabes d'Yambo, après avoir été battus à Girgeh, étaient venus dévaster Tahtah, et leur chef cherchait encore à soulever le pays. Le chef de brigade Lasalle, ayant sous ses ordres un bataillon de la 88e, le 22e de chasseurs et une pièce de canon, arriva, le 21, à une heure après midi, près de Theineh, grand village où étaient les Arabes. Il le fit cerner par sa cavalerie, et marcha droit à eux avec son infanterie. Ils résistèrent pendant plusieurs heures dans un enclos à doubles murailles crénelées ; ils furent enfin enfoncés et taillés en pièces. Ils laissèrent 300 morts, parmi lesquels le schérif successeur d'Hassan.

Après cette affaire, les Arabes d'Yambo semblaient détruits. Le général Davoust, qui n avait pas cessé de les poursuivre, vint à Syout. Il y était depuis plusieurs jours, lorsqu'il fut prévenu qu'il se formait au grand village de Beny-Adyn, dont les habitants passaient pour les plus braves de l'Égypte, un rassemblement de Mamlouks, d'Arabes et de Darfouriens caravanistes, venus de l'intérieur de l'Afrique, et que Mourad-Bey devait quitter les Oasis pour se mettre a la tête de cette troupe.

Davoust partit de Syout, le 29 germinal, avec 3 pièces de canon, 500 hommes d'infanterie de la 61e et de la 88e, et 250 chevaux du 7e de hussards, des 14e et 15e de dragons.

Près de Beny-Adyn, son avant-garde fut attaquée par quelques centaines de cavaliers suivis d'hommes à pied. Le chef du 15e, Pinon, les repoussa jusqu'au village, dont tous les murs des jardins et des maisons étaient crénelés. Une vive fusillade partit du village contre les Français. Pinon, officier du plus rare mérite, y reçut la mort. Le village fut attaqué avec beaucoup d'ordre et défendu avec la plus grande opiniâtreté. Le combat dura depuis 8 heures du matin jusqu'à 6 heures du soir. Alors seulement tout le village fut au pouvoir des Français, qui n'eurent que 9 hommes tués et 33 blessés. 2.000 hommes, presque tous armés de fusils, payèrent de leur vie leur révolte[5]. Ce village s'était toujours maintenu indépendant des Mamlouks, et était dans l'usage de donner asile à leurs ennemis. La valeur française fit dans un jour ce que les Mamlouks n'avaient pu faire pendant tout le temps qu'ils avaient dominé l'Égypte. Dans le butin fait à Beny-Adyn, il se trouva beaucoup de femmes et de filles du pays, et d'esclaves d'une caravane de Darfour qui venait d'y arriver. Les soldats en firent le commerce entre eux, et finirent par les vendre aux pères, aux maris et aux maîtres. Instruit du sort de ce village, Mourad-Bey n'eut plus envie de quitter la grande Oasis. Pendant ce temps-la, les Arabes de Geama et d'El-Batoutchi menaçaient Minieh ; les villages s'insurgeaient, les débris de Beny-Adyn y couraient. La garnison française, dans cette ville, était très-faible. Le chef de brigade Destrée, instruit de l'arrivée des ennemis, alla les reconnaître, le 4 floréal, avec 150 hommes d'infanterie ; il se battit pendant plusieurs heures, et se retira la nuit à Minieh. Il y fut attaqué de nouveau le lendemain. L'ennemi s'était renforcé de quelques milliers de paysans. Destrée et sa troupe se défendirent avec la plus grande valeur. Ils n'avaient presque plus de cartouches. Un secours leur devenait nécessaire. Dans ce moment de crise, Davoust arriva, ou du moins son avant-garde trouva Destrée encore aux prises. Les révoltés prirent la fuite ; les paysans retournèrent dans leurs villages ; les Arabes d'Yambo et les Mamlouks se retirèrent sur Beny-Soueyf, laissant une centaine d'hommes tués. Destrée eut une cinquantaine de blessés et 7 à 8 tués. Les habitants de Minieh se conduisirent bien ; ceux qui avaient des armes à feu s'en servirent contre l'ennemi.

Davoust laissa à Destrée des cartouches et le 7e de hussards, et descendit à la poursuite des ennemis. Arrivé près d'Abou-Girgeh, il y envoya commander des vivres, le 10 floréal. Cette ville insurgée, refusa d'en fournir et de se soumettre après la sommation qui lui en fut faite. Davoust la fit cerner, attaquer et forcer. Mille fellahs, presque tous armés, furent passés au fil de l'épée. Les Arabes d'Yambo et les Mamlouks qui étaient dans le voisinage, ayant appris cet événement, se séparèrent. Les Arabes passèrent sur la rive droite du Nil ; les Mamlouks continuèrent à descendre.

Appelé par le général Dugua, Davoust se rendit au Kaire avec sa colonne, pour dissiper un rassemblement à la tête duquel était Elfy-Bey.

Les beys Hassan-Jeddaoui et Osman-Bey-Hassan, à la poursuite desquels Belliard avait été envoyé par Desaix, étaient partis de la Gytah pour remonter vers Syène. Belliard les suivit. Il repassa sur les ruines de Thèbes, à Esné, à Chanabieh. Il arriva à la gorge de Redesieh, quatrième débouché de la Gytah qui n'est pas pratiqué par le commerce. Il n'avait pas pu atteindre les Mamlouks ; mais cette route leur avait été fatale. Ils y avaient perdu presque tous leurs chevaux, une partie de leurs chameaux, nombre de serviteurs et 26 femmes dont on trouvait lés cadavres. Ils remontèrent vers les cataractes, dans la plus grande détresse. Belliard regagna le Nil, et descendit à Esné, où il laissa le chef de brigade Eppler avec 500 hommes, pour contenir le pays, lever les contributions, et veiller à ce que les Mamlouks ne revinssent pas faire de nouvelles incursions. Belliard alla à Qéné et y fit quelque séjour. La physionomie du pays était bien changée. Les succès obtenus sur l'ennemi, la dispersion des Mamlouks et des Arabes avaient fait rentrer les habitants dans la soumission. Ils payaient volontairement les impositions ; ils venaient au-devant des vainqueurs.

Le sultan de la Mekke avait envoyé protester à Desaix contre les expéditions de ses sujets, et assurer de ses intentions amicales. Les villes de Gedda et de Tor demandaient aussi la paix. Cosseïr offrait de se soumettre. Les chefs arabes se rapprochaient ; les Mamlouks apportaient leurs armes et prenaient du service. Desaix fit annoncer que les terres dévastées par la guerre ne paieraient pas de contributions. Les relations se rétablirent, et les magasins se remplirent des provisions nécessaires à la troupe, sans avoir recours aux baïonnettes.

Vers le 20 floréal, Eppler eut avis que les Mamlouks étaient : revenus à Syène, où ils se reposaient de leurs fatigues et de leurs pertes ; il donna ordre au capitaine Renaud, qu'il avait envoyé quelques jours auparavant à Edfou, avec 200 hommes, de marcher sur Syène, et de chasser les Mamlouks au-dessus des cataractes.

Le 27, à deux heures après midi, arrivé à une demi-lieue- de Syène, le capitaine Renaud avait à peine fait quelques dispositions, que les ennemis accoururent sur lui à bride abattue ; ils furent attendus et reçus avec le plus grand sang-froid. La charge fut fournie avec impétuosité, et 15 Mamlouks tombèrent morts au milieu des rangs ; Hassan-Bey-Jeddaoui fut blessé d'un coup de baïonnette, et eut son cheval tué ; Osman-Bey reçut deux coups de feu ; 10 Mamlouks expirèrent à une portée de canon du champ de bataille ; 25 autres furent trouvés, à Syène, morts de leurs blessures. L'ennemi eut 50 blessés, et fut rejeté pour la troisième fois au-delà des cataractes. Le capitaine Renaud eut 4 hommes tués et 15 blessés. Ce combat acheva de détruire le parti des Mamlouks. Les Arabes de la tribu des Ababdeh s'en détachèrent et firent la paix.

Nous avons dit comment échoua, au mois de pluviôse, l'expédition commandée par le lieutenant de vaisseau Collot, pour occuper Cosseïr. C'était à Desaix à réparer ce malheur de la marine ; il en sentait la nécessité autant que le général en chef qui, de son camp d'Acre, lui accusant réception de ses lettres, depuis le 8 pluviôse jusqu'au 28 ventôse, qu'il avait lues avec tout l'intérêt qu'elles inspiraient, lui mandait : Je vois surtout avec plaisir que vous vous disposez à vous emparer de Cosseïr ; sans ce point là, vous ne serez jamais tranquille. La marine a encore, dans ce point, déçu mes espérances.

Desaix donna donc l'ordre à Belliard de faire construire un fort à Qéné ; de hâter les préparatifs de l'expédition sur Cosseïr, et le nomma commandant de la province de Thèbes, dont l'administration venait d'être organisée.

Desaix, à Syout, faisait chercher partout des chameaux et confectionner des outres, pour aller lui-même trouver Mourad-Bey dans la grande Oasis. Apprenant que des bâtiments anglais avaient paru, le 20 floréal, devant Cosseïr, il crut devoir abandonner momentanément son projet, et diriger toute son attention sur ce port, pour empêcher les Anglais de s'y établir ; mais ils s'étaient bornés à s'aboucher avec quelques habitants du pays pour y entretenir des intelligences.

Belliard se trouvant attaqué d'un grand mal d'yeux, Desaix lui envoya l'adjudant-général Donzelot, pour le seconder ou le remplacer dans l'expédition de Cosseïr ; ils partirent l'un et l'autre de Qéné, le 7 prairial.

La caravane se composait d'environ 500 Français, montés sur des chameaux qui portaient en outre le bagage et l'eau. Les Arabes qui venaient de faire alliance servaient de guides et d'escorte. On arriva à Byr-el-Bar, le puits des puits, où l'on but de l'eau soufrée, mais douce et rafraîchissante. A deux heures de nuit, on fit halte, on soupa et on dormit dans le désert. A deux heures du matin, au bruit du tambour, on se remit en marche au clair de la lune ; au point du jour, ou était à la Gytah ; c'est une fontaine inépuisable, située sur un plateau plus élevé que tout ce qui l'entoure. Elle consiste en trois puits de 6 pieds de profondeur. Il y a une petite mosquée ou espèce de caravansérail pour abriter les voyageurs ; on s'y arrêta. Le soir, on bivouaqua plus loin dans le désert. Le 3e jour, la vallée s'était rétrécie. Les formes et les couleurs variées des rochers ôtaient déjà au désert son aspect triste et monotone. Le pays était devenu sonore, et le soldat qui avait marché silencieux, commença à parler et chanta. On but et on fit de l'eau aux puits d'El-More et d'El-Adout pour le reste de la route. Après avoir dormi quelques heures, on se mit en marche le 4e jour. La vallée s'était élargie. On rafraîchissait les chameaux à la fontaine d'Ambagy, où les hommes ne boivent pas, parce que son eau est très-minérale. On s'aperçut, à la légèreté de l'air, que l'on approchait de la mer. En effet, on l'eut bientôt aperçue. Des Arabes avaient pris les devants pour avertie les habitants de Cosseïr. Ils revinrent avec les cheyks, le 10 prairial, amenant un troupeau de moutons, comme présent de paix. La troupe se mit en bataille, et, après quelques minutes de conférences amicales, on alla prendre possession du château, sur lequel flottait un étendard blanc.

Cosseïr a 250 mètres de longueur sur 150 de largeur ; les maisons y sont basses ; l'eau, dont les gens riches font usage, vient de 9 lieues. Les environs sont tout à fait déserts. La ville n'est habitée que par des marchands d'Égypte et d'Arabie, qui s'en vont lorsque leurs affaires sont terminées. Elle n'a point d'habitants proprement dits. Le port est entièrement ouvert au vent d'est ; il est abrité à l'ouest par le rivage, et au nord par un banc de madrépores et de coraux qui forme un quai naturel. La position de Cosseïr, à l'entrée de plusieurs vallées qui débouchent en Égypte, l'a fait choisir pour l'entrepôt du commerce de la Haute-Égypte avec l'Arabie. L'Égypte y envoie du blé, de la farine, des fèves, de l'orge, de l'huile et d'autres denrées ; et l'Arabie, du café, du poivre, des gommes, des mousselines et quelques étoffes de l'Inde. La côte est habitée par des tribus de pêcheurs ; le poisson y est très-abondant ; ils le font sécher au soleil ; les soldats français le prenaient avec la main, après l'avoir tué à coups de sabre ou de bâton.

Les Ababdeh, tribu nomade, occupaient les montagnes situées à l'orient du Nil, au sud de la vallée de Cosseïr, pays autrefois connu sous le nom de Trogloditique. Les marchands qui faisaient le commerce de Cosseïr, leur payaient différents droits en nature, moyennant quoi les Ababdeh veillaient à la sûreté de la route et escortaient les caravanes. Ils étaient mahométans et guerriers. Ils différaient entièrement par leurs mœurs, leur langage, leur costume, leur constitution physique, des tribus arabes qui, comme eux, occupent les déserts. Les Arabes étaient blancs, se rasaient la tête, portaient le turban, étaient vêtus, avaient des armes à feu. Les Ababded étaient noirs ; mais leurs traits avaient beaucoup de rapport avec ceux des Européens, ils avaient les cheveux naturellement bouclés 'et point laineux, ils les portaient assez longs, et ne se couvraient jamais la tête j ils n'avaient, pour tout vêtement, qu'un morceau de toile qu'ils attachaient au-dessus des hanches et qui ne dépassait pas le milieu des cuisses ; ils n'avaient point d'armes a feu, et portaient la lance et le sabre.

Après être resté deux ou trois jours a Cosseïr, Belliard en partit, et y laissa une garnison et l'adjudant-général Donzelot. Débarrassée de l'artillerie et des bagages, sa marche fut plus rapide ; dans moins de trois jours, il revint à Qéné.

Bonaparte demanda à Desaix une relation de tout ce qui s'était passé dans la Haute-Égypte depuis son départ du Kaire, travail que personne ne pouvait bien faire que lui-même, et lui témoigna sa satisfaction sur l'occupation de Cosseïr. Il lui annonça l'envoi de plusieurs officiers du génie, pour diriger les travaux de ce port, de Qéné et des autres points de la Haute-Égypte. Il finissait ses dépêches par des compliments pour Friant, Belliard et Donzelot, et en assurant Desaix de son estime et de son amitié[6].

L'occupation de Cosseïr, écrivit Bonaparte au Directoire[7], celle de Suez et d'El-Arych ferment absolument l'entrée de l'Égypte du côté de la Mer-Rouge et de la Syrie, comme les fortifications de Damiette, Rosette et Alexandrie rendent impraticable une attaque par mer, et assurent à jamais à la République la possession de cette belle partie du monde, dont la civilisation aura tant d influence sur la grandeur nationale et sur les destinées futures des plus anciennes parties de l'univers.

Mourad-Bey est retiré avec peu de monde dans les Oasis, d'où il va être encore chassé. Hassan-Bey est à plus de quinze jours au-dessus des cataractes. La plupart des tribus arabes sont soumises et ont donné des otages ; les paysans s'éclairent, et reviennent tous les jours des insinuations de nos ennemis. Des forts nombreux, établis de distance en distance, les retiennent d'ailleurs, s'ils étaient mal intentionnés. Les Arabes d'Yambo ont péri pour la plupart.

 

Telle était en effet la vraie situation de la Haute-Égypte. Il ne restait plus à Desaix qu'une expédition à faire ; c'était celle contre Mourad-Bey dans la grande Oasis, qui avait été différée à cause de l'apparition des Anglais devant Cosseïr. Desaix en chargea le général Friant, qu'il regardait avec raison comme un officier plein de mérite, de zèle, et doué de beaucoup de talents militaires[8]. La situation de Mourad paraissait misérable ; mais il vivait encore, et lui seul était une puissance. Tout avait cédé devant Desaix, habile, vigilant, plein d'audace, comptant la fatigue pour rien, la mort pour moins encore, et qui serait allé vaincre au bout du monde[9]. Mourad, seul, avait égalé, sinon surpassé, en adresse, en constance, en activité, son redoutable adversaire. Au milieu des débris des Mamlouks et des Arabes, il restait debout, et se faisait encore craindre. Desaix, libre des soins de la guerre, ne s'occupa plus que d'administration. Il divisa la Haute-Égypte en deux gouvernements, dont les chefs-lieux furent Syout et Qéné. Il se réserva le premier, et confia le second à Belliard. Ils faisaient des tournées dans les villages pour régler avec les cheyks et les habitants les travaux des canaux et des digues, discuter des plans d'amélioration, concilier les intérêts du gouvernement et ceux des cultivateurs. Ceux-ci se livraient paisiblement à la culture de leurs terres ; ils apportaient des rafraîchissements aux soldats, dont la contenance amicale les rassurait. Les gens aisés ne cachaient plus leurs moyens et en usaient ouvertement. Les villages arrêtèrent entre eux d'abolir un usage barbare, le rachat du sang, c'est-à-dire la vengeance à main armée des crimes, des injures, des dommages, et de s'en remettre à la justice des Français. Le commerce reprenait son cours, les cafés de Moka arrivaient à Suez et à Cosseïr ; les blés s'exportaient en Arabie. La Haute-Égypte offrait l'aspect d'un peuple entièrement soumis à un gouvernement paternel. Cela ressemble, disaient les Égyptiens, au temps du cheyk prince Amman. C'était un Arabe puissant, dont la justice vivait toujours dans leur mémoire. Ils donnaient à Bonaparte le nom de Grand Sultan[10], et à Desaix celui de Sultan Juste. Belliard était aussi propre à l'administration qu'à la guerre ; il dirigeait les irrigations, encourageait les cultures, et dispersait les beys ; il était agronome, gouverneur, capitaine, aussi redouté des Mamlouks qu'agréable aux cheyks[11].

 

 

 



[1] Forte de 3.000 hommes d'infanterie, 1.200 de cavalerie, 8 pièces d'artillerie légère.

[2] Berthier dit dans sa relation qu'il y en avait 150 ; mais Desaix, dans la sienne : plus de 50 barques et beaucoup d'effets.

[3] Lettre du 22 pluviôse.

[4] On compta 150 hommes hors de combat. Après un combat aussi acharné que sanglant, on vit, dans les postes qui occupaient le village, toutes les femmes s'installer avec une gaîté et une aisance qui faisaient illusion : chacune avait fait librement son choix, et en paraissait très-satisfaite. (Denon, tome II, page 137.).

[5] Le capitaine du génie Garbié dit dans son rapport que l'on tua plus de 2.000 hommes, et que la perte des Français fut très-peu de chose.

[6] Lettres des 27 et 30 prairial (15 et 18 juin).

[7] Lettre du 5 messidor (25 juin).

[8] Lettre à Bonaparte, du 20 thermidor (7 août).

[9] Antommarchi, t. I, p. 408.

[10] Sultan Kébir.

[11] Antommarchi, t. I, p. 408.