HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XI. — CAMPAGNE DE SYRIE.

 

 

TROISIÈME PÉRIODE.

 

Situation intérieure de l'Égypte pendant la campagne de Syrie. — Bonaparte se décide à rentrer en Égypte. — Tentatives de Sidney Smith pour corrompre l'armée française. — Sortie générale des assiégés. — Bonaparte lève le siège d'Acre. — Retraite de l'armée. — Son entrée triomphale au Kaire. — Expédition de Cosseïr. — Ce qu'on pense en Europe de l'expédition d'Égypte.

 

Bonaparte, avec un corps de 12.000 hommes, combattait en Asie les armées de la Porte-Ottomane, et promenait ses armes triomphantes depuis les ruines de Gaza jusqu'à celles de l'ancienne Tyr, des bords de la Méditerranée aux rives du Jourdain. Desaix, après avoir vaincu Mourad-Bey et ses Mamlouks dans 18 combats, et les avoir expulsés de la Haute-Égypte, posait sous la zone torride les bornes de l'empire français. Du quartier-général de Bonaparte devant Saint-Jean-d'Acre à celui de Desaix dans le Sayd, il y avait 300 lieues ; le centre de l'armée d'Orient était réparti au Kaire et sur le Delta. Mais l'expédition de Bonaparte dans le nord et celle de Desaix dans le sud, avaient enlevé à l'Égypte plus de la moitié des troupes nécessaires à sa défense, et la tranquillité intérieure de cette contrée se trouva momentanément compromise.

Le général Dugua ayant appris qu'une tribu d'Africains, sortie du désert de Saharâh, se dirigeait sur le Kaire, dans l'intention d'exterminer les Français, fit marcher à sa rencontre le général Lanusse qui l'atteignit le 10 ventôse (5 mars) sur les confins de la province de Gizeh, surprit son camp, tua plusieurs centaines d'hommes, et prit une grande quantité de chameaux.

A peine cette expédition était-elle terminée, qu'une révolte éclata dans le village de Bordeïn, dans la province de Charqyeh. Dugua y envoya le chef de bataillon Duranteau qui prit le village le 24 ventôse (14 mars), le brûla, et passa les habitants au fil de l'épée.

Dans le mois de germinal (avril), cette province fut le théâtre d'un événement plus sérieux. Mustapha-Bey, que Bonaparte avait nommé émir-haggi, était parti avec lui du Kaire le 22 pluviôse (10 février) pour l'accompagner en Syrie ; mais, arrivé à Belbeïs, il avait demandé et obtenu du général en chef la permission de rester dans le Charqyeh pour y recruter des soldats et compléter l'organisation de sa maison. Il avait déjà 300 hommes armés ; il lui en fallait environ 1.000 pour escorter la caravane de la Mekke. Il fut fidèle à Bonaparte jusqu'au milieu du mois de germinal ; mais des émissaires de Djezzar lui ayant dit que le général en chef et son armée étaient cernés devant Acre par le pacha de Damas et perdus sans ressource, il désespéra de la cause française. D'un caractère faible et irrésolu, cet homme, que le général en chef avait comblé de bienfaits, ne put résister aux offres séduisantes que lui firent le pacha d'Acre et les Anglais. Le faux bruit de la mort de Bonaparte lui étant bientôt parvenu par la même voie, il se crut dégagé de ses serments, et, pour se réconcilier avec la Porte, il osa, à la tête des militaires de sa maison, de 400 cavaliers arabes et de la population de 6 villages, lever l'étendard de la révolte. Il répandit une proclamation dans le Charqyeh, annonçant que le sultan Kébir[1] avait péri avec toute son armée devant Acre. Il se porta sur Mit-Gamar, y arrêta 2 barques sur le Nil, massacra 20 Français qui les montaient, s'empara de 6 pièces de canon destinées à l'armée de Syrie, et intercepta les communications du Kaire avec Damiette. Il alla ensuite établir son quartier-général dans le camp des Arabes Billys. Le général Lanusse partit de Menouf avec une colonne mobile de 600 hommes, passa le Nil et entra dans le Charqyeh. Après divers petits combats, il parvint à cerner Mustapha, l'attaqua vivement, mit à mort tout ce qui essaya de se défendre, dispersa les Arabes, et brûla, pour faire un exemple, le village le plus coupable. L'émir-haggi perdit en un jour tous les biens que Bonaparte lui avait donnés, ses trésors qui étaient au Kaire, et la réputation d'un homme d'honneur qu'-'il avait eue jusqu'alors. Chassé, poursuivi, il gagna le désert, accompagné de 15 de ses gens, et alla se réfugier à Jérusalem[2].

Une insurrection d'un caractère plus grave encore que celle de l'émir-haggi, et qui faillit embraser toute l'Egypte, éclata peu de temps après dans la province de Bahyreh. Un homme du désert de Barca, jouissant d'une grande réputation de sainteté dans sa tribu, s'imagina ou voulut faire croire qu'il était l'ange El-Mohdy que le prophète promet dans le Koran d'envoyer au secours des fidèles, dans les circonstances les plus critiques. Réunissant toutes les qualités propres a exciter le fanatisme du peuple, il n'eut pas de peine a faire croire qu'il était un être surnaturel et qu'il vivait de sa substance. Il était nu comme la main ; tous les jours, il trempait ses doigts dans un vase de lait, et les passait sur ses lèvres, disant que c'était là sa seule nourriture. Il se forma une garde de 120 fanatiques de sa tribu, et se rendit dans la grande oasis où il trouva par hasard une caravane de 200 Maugrabins de Fez, qui, fanatisés par ses discours, se rangèrent sous ses ordres. Sa troupe était bien armée et avait une grande quantité de chameaux. L'ange El-Mohdy traversa le désert et se dirigea sur le Bahyreh. Il entra a Damanhour, surprit 60 hommes de la légion nautique, les égorgea, s'empara de leurs fusils et d'une pièce de 4. Fier de ce succès, il se rendit dans les mosquées de Damanhour et des villages environnons, excitant les habitants a la révolte. Un grand nombre de partisans accourut de toutes parts sous son drapeau. Il se disait incombustible et invulnérable ; il assurait que tous ceux qui marcher aient avec lui n auraient rien à craindre des fusils, baïonnettes et canons des Français[3]. Il parvint à recruter dans le Bahyreh 3 ou 4.000 hommes, parmi lesquels 4 ou 500 étaient bien armés. Il arma les autres de piques et de pelles, et les exerça à lancer de la poussière contre l'ennemi, déclarant que cette poussière bénie rendrait vains tous les efforts des Français.

Le chef de brigade Lefebvre qui commandait à Rahmanieh, laissa 50 hommes dans le fort et partit pour reprendre Damanhour, avec 400 hommes. L'ange El-Mohdy marcha à sa rencontre avec des forces beaucoup supérieures. Le combat s'engagea. Le feu devint très-vif entre les gens armés de l'ange et la troupe française ; alors des colonnes de fellahs débordèrent ses flancs et la tournèrent en soulevant des nuages de poussière. Le chef de brigade Lefebvre sentit l'impossibilité de mettre a la raison une aussi grande quantité d hommes fanatisés dont le nombre croissait toujours, rangea sa troupe en bataillon carré, les fusilla pendant toute la journée, en tua plus de 1.000, et fit sa retraite sur Rahmanieh. Les Musulmans blessés et les parents des morts murmurèrent, et firent de vifs reproches à l'ange El-Mohdy qui les avait assurés qu'ils seraient à l'abri des balles. Il apaisa leurs murmures en disant qu'aucun de ceux qui avaient marché en avant avec confiance n'avait péri ; mais que ceux qui avaient reculé parce que la foi n'était pas entière dans leur cœur, avaient été punis par le prophète. Cet événement, qui devait ouvrir les yeux sur son imposture, consolida son pouvoir ; il régna alors à Damanhour. Il était à craindre que l'esprit de révolte ne gagnât les provinces environnantes et qu'elles ne se soulevassent ; mais une proclamation des cheyks du Kaire arriva à temps et empêcha une insurrection générale. Le général Lanusse, après avoir battu l'émir-haggi dans le Charqyeh, traversa le Delta avec sa colonne mobile et entra dans le Bahyreh. Il rencontra l'ange El-Mohdy le 19 floréal (8 mai), le combattit, passa au fil de l'épée 1,500 hommes, au nombre desquels se trouva l'ange El-Mohdy lui-même. Lanusse entra ensuite à Damanhour, et, pour punir les habitants de leur révolte, il brûla la ville, après l'avoir livrée au pillage[4].

Pendant ce temps-là, les Anglais étant entrés avec plusieurs vaisseaux dans la Mer-Rouge, faisaient une tentative contre Suez. La canonnade s'engagea ; mais ayant reconnu que la ville était munie d'une nombreuse artillerie, ils se retirèrent et ne parurent plus.

Quelques partis de Mamlouks, chassés du Sayd par Desaix, étaient descendus dans la Basse-Égypte où ils cherchaient à soulever les Arabes et les fellahs ; poursuivis et battus plusieurs fois par le chef de brigade Destrée, ils étaient descendus dans le Charqyeh. Dugua ordonna au général Davoust de s'y porter. Il attaqua Elfy-Bey et les Arabes Billys, le 19 floréal ; Elfy-Bey, après avoir perdu ses trois principaux kachefs et une grande partie de son monde, s'enfonça dans les déserts.

Tous les mouvements qui avaient eu pour but de troubler la tranquillité de l'Egypte, tenaient à un grand plan conçu par les Anglais. Ne pouvant eux-mêmes rien entreprendre contre les Français, ils cherchaient par leur or et par leurs intrigues à leur susciter des ennemis sur tous les points. Nulle circonstance ne semblait plus propre à seconder leurs vues que l'absence de Bonaparte et d'une grande partie de ses troupes ; mais ce qui restait encore en Egypte de cette admirable armée était inspiré par le génie de son général et suffit pour déjouer tous les efforts de ses nombreux ennemis. Au milieu de l'incendie qu'ils avaient allumé, la ville du Kaire resta calme, grâce aux bonnes dispositions des habitants, aux sages mesures et a l'habileté du général Dugua et de Poussielgue. Cet administrateur visitait les principaux habitants et surtout les chefs de la religion qui se trouvaient fort honorés de ces égards du vizir de Bonaparte : c'était le titre qu'ils lui donnaient. Leur confiance en lui était si grande qu'ils soumettaient leurs différents à sa décision ; les soldats et les autres Français établis au Kaire, se mêlaient aux habitants dans leurs fêtes. Excepté les provinces de Beny-Soueyf, Charqyeh et Bahyreh, le reste de l'Egypte, influencé par les cheyks et les ulémas, demeura soumis et fidèle, et offrit l'aspect d'une province française. Sidney Smith vit échouer toutes les tentatives qu'il avait faites pour soulever la population de cette contrée. Oubliant ce qu'il devait au caractère des officiers français, il fit imprimer un grand nombre de circulaires et de libelles diffamatoires qu'il envoya aux généraux commandant en Égypte, leur assurant le passage s'ils voulaient se rendre en France pendant que le général en chef était en Syrie. L'armée resta inébranlablement attachée à son drapeau ; Dugua repoussa avec indignation les insinuations de ce commodore et défendit à tous les généraux qui étaient sous ses ordres de communiquer avec lui.

On a vu que depuis son arrivée en Egypte, Bonaparte n'avait cessé d'entretenir des relations pacifiques avec le sultan de la Mekke, d'offrir et d'accorder protection à son commerce. Pendant la campagne de Syrie, Poussielgue avait continué ces relations. Ce prince était intéressé à les maintenir. Il voulait vendre son café, et avoir des grains que l'Égypte seule pouvait lui fournir. En assurant Poussielgue de son amitié, le sultan Galib lui écrivait[5] : Tu sauras que depuis quelques jours, il nous est arrivé des lettres du prince de l'armée française, notre ami Bonaparte. Nous avons lu et considéré celle qui était pour nous, et nous t'envoyons la réponse que nous te prions de lui faire passer. Quant aux lettres qu'il nous demandait de faire parvenir dans l'Inde, nous les avons expédiées sur-le-champ par un homme de confiance. Dans peu, s'il plaît à Dieu, vous en aurez les réponses.

Galib écrivait à Bonaparte[6] : Nous avons reçu la lettre que vous nous avez adressée, et en avons compris le contenu. Nous avons pris connaissance des droits qui seront perçus en Égypte sur les marchandises venant par la Mer-Rouge, ainsi que de l'article par lequel vous avez la bonté de nous accorder la libre entrée de 500 fardes, et cette exception honorable en notre faveur, est une nouvelle preuve de votre confiance en nous, que nous mériterons de plus en plus par notre fidélité. Notre intention est de faire tout ce qui dépendra de nous pour inspirer aux commerçants la confiance et la foi dues à vos paroles et à la paix qui existe entre vous et nous, qui, s'il plaît à Dieu, ne sera jamais troublée.

Le retour de notre envoyé a dissipé tous les doutes qu'avaient fait naître de faux bruits répandus parmi les marchands de ce pays, sur la sûreté des spéculations en Egypte. La lettre, surtout, de votre vizir, les attentions qu'il a eues pour nos compatriotes, et les soins qu'il a pris pour la sûreté de leurs marchandises ont produit un si grand effet sur l'esprit des négociants, qu'ils ont expédié sur-le-champ cinq bâtiments chargés en partie pour notre compte, ainsi que vous pouvez le voir par les états.

Poussielgue faisait publier cette correspondance en Egypte par le divan du Kaire, dans la persuasion qu'elle y produirait un excellent effet sur l'esprit du peuple. Cependant des Arabes de Gedda et d'Yambo, sujets du sultan de la Mekke, avaient débarqué à Cosseïr, et, réunis aux Mamlouks de Mourad-Bey, ils avaient combattu le général Desaix. Poussielgue s'en plaignit à Galib qui, pour se justifier, lui écrivit une longue lettre : elle portait cette singulière suscription :

Au prince des princes les plus respectables et les plus magnanimes, le modèle de ses contemporains, dont les entreprises sont utiles, notre ami sincère et véritable, le ministre des finances Poussielgue, dont la sagesse aplanit le sentier raboteux de l'administration.

Vous nous avez fait entendre par votre lettre, lui mandant Galib[7], que nos sujets se sont mêlés à vos ennemis ; mais qu'il ne vous soit pas caché que personne de ceux qui sont dans notre dépendance n'a jamais eu aucune liaison ni aucune communication avec les gens dont vous faites mention : peut-être sont-ce quelques Arabes des frontières qui ont combattu contre vous. Galib demandait en même temps à Poussielgue des sauf-conduits pour les vaisseaux appartenant à lui ou à des schérifs ses amis, afin qu'ils ne fussent point inquiétés par des vaisseaux français, en navigant dans la mer des Indes.

Cependant, malgré l'état de tranquillité dont jouissait l'Égypte, Dugua et les autres commandants faisaient au général en chef des rapports alarmants sur la disposition des esprits dans plusieurs provinces. Les scènes dont la Basse-Égypte avait été le théâtre pouvaient se renouveler d'un jour à l'autre. Marmont craignait d'être attaqué à la fois par une armée turque ou anglaise, du côté de la mer, et par une armée d'Africains et de Maugrabins qui s'avançait, disait-on, par le désert de Barca. Les lieutenants de Bonaparte avaient, pendant son absence, dignement rempli leur tâche ; mais se croyant responsables de sa conquête, ils ne se sentaient pas en force de repousser les efforts combinés de la Porte et de l'Angleterre, si ces deux puissances venaient à fondre inopinément sur l'Egypte. Tels étaient leur confiance et son ascendant, qu'ils mettaient en lui tout leur espoir, et réclamaient vivement sa présence.

Avant de partir pour la Syrie, Bonaparte avait calculé que son expédition serait terminée à la fin du printemps, et qu'il pourrait être de retour dans les premiers jours de l'été, époque où il prévoyait qu'une armée ennemie, soit turque ou européenne, pourrait se présenter pour débarquer en Egypte. Des trois buts[8] qu'il se proposait en portant la guerre en Syrie, les deux premiers étaient remplis.

1° Il avait assuré la conquête de l'Egypte en occupant la forteresse d'El-Arych ; par là il mettait une armée ennemie, qui s'avancerait par terre contre l'Egypte, dans l'impossibilité de rien combiner avec une armée européenne qui viendrait sur les cotes.

2° Il avait obligé la Porte à s'expliquer. Par les divers armements qu'elle avait dirigés contre lui, il ne pouvait plus douter que son intention ne fût d'expulser les Français de l'Égypte. Il avait détruit l'armée de Djezzar-Pacha à El-Arych, à Jaffa, à Qaqoun et sous Saint-Jean-d'Acre. Il avait détruit celle du pacha de Damas aux combats de Nazareth, de Loubi et à la brillante journée du Mont-Thabor.

3° Il avait soumis à ses armes la Palestine et la Galilée, et par là privé les Anglais des ressources qu'ils tiraient de ce pays. Il voulait en faire une province française ; du moins la nomination de Menou au gouvernement de la Palestine ne permet pas d'en douter. Mais tous ces résultats étaient provisoires, et le troisième but de Bonaparte ne pouvait être rempli que lorsque la chute de Saint-Jean-d'Acre aurait mis le sceau à sa nouvelle conquête.

Ce boulevard de la Syrie arrêtait les Français depuis soixante jours ; ils avaient échoué dans onze assauts, et la lenteur du siège commençait à exciter des murmures dans l'armée. Tant que la ville de Saint-Jean-d'Acre n'avait eu pour garnison que les débris de l'armée de Djezzar, Bonaparte avait espéré de pouvoir s'en rendre maître ; mais depuis l'arrivée de la flotte turque, la face des choses était changée. Il dut renoncer dès lors à une conquête qui eût exigé le sacrifice d'une grande partie de ses troupes. Trois équipages d'artillerie de siège avaient successivement été débarqués à Jaffa, et le général en chef avait alors assez de bouches à feu pour brûler la ville et raser ses murs ; mais il eût fallu faire le siège de chaque maison, et les Turcs, n'attendant du vainqueur que la mort, étaient déterminés à se défendre jusqu'à extinction. En entrant dans la place, les Français avaient, en outre, à craindre un ennemi bien plus redoutable que l'armée chargée de sa défense ; c'était la peste. Ce fléau exerçait d'énormes ravages sur une population resserrée dans une étroite enceinte ; les symptômes en étaient terribles, et en 36 heures on était emporté au milieu de convulsions pareilles à celles de la rage. Tous ces motifs étaient déjà assez puissants pour déterminer Bonaparte à rentrer en Egypte ; mais quand il fut instruit de tous les troubles qui l'avaient agitée pendant son absence, il conçut de justes inquiétudes pour la sûreté de sa conquête, et prit la résolution de repasser le désert.

Le 28 floréal (17 mai), il adressa cette proclamation à l'armée :

Soldats !

Vous avez traversé le désert qui sépare l'Afrique de l'Asie, avec plus de rapidité qu'une armée arabe.

L'armée qui était en marche pour envahir l'Egypte est détruite ; vous avez pris son général, son équipage de campagne, ses bagages, ses outres, ses chameaux. Vous vous êtes empare de toutes les places fortes qui défendent les puits du désert.

Vous avez dispersé, aux champs du Mont-Thabor, cette nuée d'hommes accourus de toutes les parties de l'Asie, dans l'espoir de piller l'Egypte. Les 30 vaisseaux que vous avez vus arriver devant Acre, il y a 12 jours, portaient l'armée qui devait assiéger Alexandrie ; mais obligée d'accourir à Acre, elle y a fini ses destins ; une partie de ses drapeaux ornera votre entrée en Égypte.

Enfin, après avoir, avec une poignée d. hommes, nourri la guerre pendant trois mois dans le cœur de la Syrie, pris pièces de campagne, 50 drapeaux, fait 6.000 prisonniers, rasé les fortifications de Gaza, Jaffa, Caïffa, Acre, nous allons rentrer en Egypte ; la saison des débarquements m'y rappelle.

Encore quelques jours, et vous aviez l'espoir de prendre le pacha même au milieu de son palais, mais dans cette saison, la prise du château d Acre ne vaut pas la perte de quelques jours ; les braves que je devrais d'ailleurs y perdre sont aujourd'hui nécessaires dans des opérations plus essentielles.

Soldats, nous avons une carrière de fatigues et de dangers à courir. Après avoir mis l'Orient hors d'état de rien faire contre nous dans cette campagne, il nous faudra peut-être repousser les efforts d'une partie de l'Occident.

Vous y trouverez une nouvelle occasion de gloire ; et si, au milieu de tant de combats, chaque jour est marqué par la mort d'un brave, il faut que de nombreux braves se forment y et prennent rang à leur tour parmi ce petit nombre qui donne l'élan dans les dangers et maîtrise la victoire.

 

Il écrivit au divan du Kaire[9] : Enfin, j'ai à vous annoncer mon départ de la Syrie pour le Kaire, où il me tarde d'arriver très-promptement. Je partirai dans trois jours et j'arriverai dans quinze ; j'amènerai avec moi beaucoup de prisonniers et de drapeaux. J'ai rasé le palais de Djezzar, les remparts d'Acre, et bombardé la ville de manière qu'il ne reste plus pierre sur pierre. Tous les habitants ont évacué la ville par mer ; Djezzar, grièvement blessé, s'est retiré avec ses gens dans un des forts du côté de la mer. De 30 bâtiments chargés de troupes qui sont venus à son secours, trois ont été pris par mes frégates avec l'artillerie et les hommes qu'ils portaient ; le reste est dans le plus mauvais état et presque entièrement détruit. Je suis d'autant plus impatient de vous voir et d'arriver au Kaire, que je sais que, malgré votre zèle, un grand, nombre de méchants cherchent à troubler la tranquillité publique. Tout cela disparaîtra à mon arrivée, comme les nuages aux premiers rayons du soleil. Venture est mort de la peste ; sa perte m'a été très-sensible.

Le 28 floréal (17 mai), un parlementaire anglais se présenta sur la plage. Il ramenait le Turc qui avait été envoyé, le 24, à Djezzar pour traiter de l'échange des prisonniers et de la sépulture des soldats tués sous les murs de la place. Il apportait au général Berthier une lettre du commodore anglais qui s'exprimait ainsi en parlant de Bonaparte : Ne sait-il pas que c'est moi seul qui peux décider du terrain qui est sous mon artillerie ? Cette réponse, injurieuse à la fois pour Bonaparte et pour le pacha d'Acre, était en elle-même extrêmement maladroite. Par là Sidney Smith justifiait le reproche que le général en chef lui avait fait, de n'avoir pas empêché les cruautés commises par Djezzar sur les français morts ou faits prisonniers..

Le commandant du canot remit ensuite un paquet contenant plusieurs exemplaires d'une proclamation adressée par la Sublime-Porte aux officiers, généraux et soldats de l'armée française qui se trouvaient en Égypte. Elle était, imprimée en français, portait le seing du grand-vizir, et un visa de Sidney Smith en confirmait l'authenticité. Elle avait pour but de persuader aux soldats de l'armée d'Orient et à ses chefs, que le Directoire ayant résolu leur perte, les avait déportés et abandonnés en Egypte, et que, pour échapper a une ruine certaine, ils devaient se rembarquer sur des vaisseaux turcs ou anglais qui les conduiraient partout où ils désireraient aller[10]. Les soldats méprisèrent cet écrit, et y auraient répondu par un nouvel assaut, si le général en chef n'avait pas résolu de lever le siège.

Par la même occasion, Sidney Smith fit savoir qu'il existait entre l'Angleterre et la Porte Ottomane un traité d'alliance, signé le 16 nivôse (5 janvier 1799). Le parlementaire fut renvoyé aux Anglais sans réponse, et le feu continua de part et d'autre.

Les nombreux combats qu'avait livrés l'armée depuis son entrée en Syrie, avaient donné un grand nombre de blessés, et beaucoup de soldats avaient été attaqués de la peste. Prévoyant d'avance que des évènements pourraient d'un jour à l'autre nécessiter son retour en Egypte, Bonaparte avait pris ses mesures pour ne pas se trouver encombré lorsque le moment de la retraite serait venu. Dès le 21 germinal (10 avril), il avait donné ses ordres pour que l'hôpital de Cheffamer fût complètement évacué sur l'ambulance d'Acre, et pour que cette ambulance le fût journellement sur Caïffa et le couvent du Mont-Carmel. Il ordonna ensuite que les malades et les blessés fussent de là conduits jusqu'à Tentoura et embarqués pour Damiette[11]. Il avait écrit au contre-amiral Perrée[12] : Le contre-amiral Gantheaume vous mande ce que vous avez à faire pour enlever 4 à 500 blessés que je fais conduire à Tentoura et qu'il est indispensable que vous transportiez à Alexandrie et à Damiette. Vous vaincrez par votre intelligence, vos connaissances nautiques et votre zèle, tous les obstacles que vous pourriez rencontrer ; vous et vos équipages acquerrez plus de gloire par cette action que par le combat le plus brillant ; jamais croisière n'aura été plus utile que la vôtre, et n'aura rendu un plus grand service à la République.

Lorsque le général en chef eut résolu de lever le siège de Saint-Jean-d'Acre, sa sollicitude redoubla pour les blessés et les malades. Il y avait à l'ambulance d'Acre 550 blessés ; 100 étaient en état de marcher ; 300 pouvaient aller sur des montures, et 150 sur des brancards ou prolonges. Il s'y trouvait aussi 222 fiévreux dont 150 étaient capables d'aller à pied y et 72 sur des montures.

On va évacuer le plus de blessés possible sur Damiette, écrivit Bonaparte à l'adjudant-général Almeyras[13] ; si les communications sont libres, faites-les filer sur-le-champ au Kaire, où ils trouveront plus de commodités. Il y en aura 4 ou 500. Dans trois ou quatre jours, je partirai pour l'Égypte ; il sera possible qu'arrivé à Qatieh je passe par Damiette. Il sera nécessaire d'avoir à Omfàreg une certaine quantité de barques prêtes pour les malades ou blessés que nous pourrions avoir avec nous.

Il écrivit en même temps aux adjudants-généraux Leturq et Boyer, chargés de leur évacuation depuis Acre jusqu'à Tentoura et depuis Tentoura jusqu'en Egypte, pour presser le départ de leurs convois, et éviter les encombrements. Il leur recommandait de la manière la plus instante de ne pas perdre-un instant, d'employer tous les moyens pour faire filer les malades et les blessés sur Tentoura, Jaffa, Damiette et le Kaire[14].

Sous trois jours, je partirai avec toute l'armée pour me rendre au Kaire, mandait-il à Dugua[15] ; ce qui me retarde, c'est l'évacuation des blessés ; j'en ai 6 à 700. Prenez des mesures pour que la navigation de Damiette au Kaire soit sûre, et que les blessés puissent filer rapidement dans les hôpitaux du Kaire.

Si le citoyen Cretin est au Kaire, et que vous ayez une escorte suffisante à lui donner, faites-lui connaître que je désire qu'il vienne à ma rencontre à El-Arych, afin que nous puissions arrêter ensemble les travaux à faire au fort, à Qatieh et à Salhieh.

 

Pendant la nuit du 28 au 29 floréal, le général. en chef fit partir l'artillerie de siège pour Jaffa, et la remplaça aux batteries par l'artillerie de campagne. On profita aussi de l'obscurité pour évacuer les malades et les blessés qui étaient restés à l'ambulance. Ils étaient escortés par deux bataillons de la 69e demi-brigade. Bonaparte avait, à ce qu'il parait, été mécontent de ce corps au dernier assaut de Saint-Jean-d'Acre ; il avait ordonné que, pendant la retraite de l'armée, il porterait son fusil la crosse en l'air, et qu'il servirait d'escorte aux malades et aux convois.

Le général Junot, que Kléber avait laissé en observation sur le Jourdain, reçut l'ordre de disposer son détachement de maniéré à former l'avant-garde de retraite. Il brûla les grands magasins de Tabarieh, et alla prendre position à Saffarieh pour couvrir les débouchés d'Obeline et de Cheffamer sur le camp d'Acre.

Cependant le feu des batteries n'avait point discontinué de part et d'autre. Le général en chef fit jouer avec vigueur l'artillerie de campagne pendant toute la journée du 30 floréal, pour raser entièrement le palais de Djezzar et les principaux édifices, et fit tirer à bombes sur plusieurs points de la ville. Les obus pleuvant de toutes parts dans un espace aussi étroit et rempli de soldats, y causaient un grand ravage. Le feu devint tellement insupportable à la garnison que, le 1er germinal au matin, elle fit une sortie générale pour marcher sur les batteries françaises et les détruire. Elle se dirigea sur la tranchée ; mais, chargée avec impétuosité par les Français, elle céda au choc et fut repoussée dans la ville, laissant un grand nombre de morts sur le champ de bataille. Voyant que le feu ne discontinuait pas, les Turcs, malgré l'échec qu'ils avaient essuyé le matin, firent une nouvelle sortie à trois heures après-midi. Ils débouchèrent par tous les points et parvinrent à se ranger en bataille. Toute la garnison était hors des murs et présentait une ligne formidable, elle combattit avec un acharnement et une fureur qu'elle n'avait point encore déployés. Elle persistait toujours à marcher sur les batteries, et pénétra dans le boyau qui couronnait le glacis de la tour de brèche ; mais le général de brigade Lagrange, qui commandait la tranchée, attaqua les Turcs avec deux compagnies de grenadiers, reprit le boyau, et, malgré la résistance la plus opiniâtre, les poursuivit jusque dans les places d'armes extérieures, et de là les rejeta derrière les murs. Le champ de bataille resta jonché des cadavres de l'ennemi : il n'avait pas encore fait une perte aussi énorme. Ce fut le dernier combat où les Français signalèrent leur courage contre les Musulmans, sur le sol de la Syrie.

Les postes avancés étant rentrés au camp dans la journée du 1er prairial (20 mai), toute l'armée se trouva réunie, et, à neuf heures du soir, Bonaparte leva le siège de Saint-Jean-d'Acre. La division Lannes se mit en marche sur la route de Tentoura, suivie des équipages de l'armée et de la division Bon, qui, depuis la mort de son général, était commandée par Rampon. La division Kléber prit position en arrière du dépôt de la tranchée, et la cavalerie se plaça devant le pont de Kerdanneh, à 1500 toises de la place. La division Reynier quitta la dernière la tranchée, se replia dans le plus grand silence, portant à bras l'artillerie de campagne, et suivit la marche de l'armée. Lorsqu'elle eut passé le pont, la division Kléber fit son mouvement ; elle fut suivie de la cavalerie qui eut l'ordre de ne quitter la rivière que deux heures après le départ de toute l'infanterie. Cent dragons furent laissés pour protéger les ouvriers chargés de détruire les deux ponts.

Le général en chef avait préféré lever son camp pendant la nuit, pour que la garnison n'en eut pas connaissance, et que l'armée, qui devait côtoyer la mer jusqu'à Caïffa, ne fût pas maltraitée par le feu des vaisseaux anglais. Les Turcs continuèrent leur feu pendant toute la nuit et ne s'aperçurent qu'au jour de la retraite des Français. Ils ne poursuivirent point l'armée, trop affaiblis pour quitter leurs murailles, et s'estimant très-heureux d'être délivrés d'un ennemi aussi redoutable.

Avant de quitter Caïffa, les Français brûlèrent les magasins, firent sauter les fours qu'ils avaient construits, le fort et les murs de la ville. Ils continuèrent leur route et arrivèrent le 2 prairial au matin au petit port de Tentoura, sur lequel le général en chef avait évacué l'artillerie de siège et celle qu'il avait prise aux Turcs. Mais on n'avait pas assez de chevaux pour la transporter en Egypte ; on jeta 22 canons à la mer, et on brûla les affûts et les caissons. Tous les moyens de transport furent réservés pour l'évacuation des blessés et des malades, même de ceux qui avaient la peste. Généraux, officiers, administrateurs, tous ceux qui avaient des chevaux les donnèrent ; il ne resta pas un seul Français en arrière. Au moment où l'armée partait de Tentoura, un piqueur amena un cheval à Bonaparte qui marchait à pied avec l'état-major. Avez-vous donc oublié, lui dit le général, d'un ton sévère, que j'ai ordonné que tous mes chevaux, sans exception, fussent conduits à l'ambulance pour servir au transport des blessés ?

L'armée arriva, le 3, à Césarée ; elle campa parmi des débris de colonnes de marbre et de granit, qui annonçaient ce qu'avait été autrefois cette ville. Bonaparte et l'état-major se baignèrent dans la mer avec une partie de l'armée.

Le 4 prairial, elle continua sa route sur Jaffa. Près du port d'Abou-Zamboura, elle rencontra un grand nombre de Naplousains réunis depuis quelques jours pour s'embarquer sur des bâtiments anglais et aller renforcer la garnison d'Acre. Le général en chef leur fit donner la chasse par la cavalerie et ordonna de fusiller tous ceux qui seraient pris les armes à la main.

L'armée arriva, le 5, à Jaffa. On s'occupa de l'évacuation des blessés, tant par mer que par terre. Comme il n'y avait dans le port qu'un petit nombre de bâtiments, le général en chef fut obligé de prolonger le séjour de l'armée dans cette ville jusqu'au 9 prairial, pour achever l'évacuation par terre. Pendant ce temps, on fit sauter les fortifications de Jaffa ; on jeta à la mer toute l'artillerie en fer qui se trouvait dans la place, et on ne réserva que celle de bronze.

Les habitants de plusieurs cantons n'avaient cessé depuis le commencement de la campagne de tenir une conduite hostile envers les Français. Ils s'étaient attiré leur vengeance en pillant les convois et en égorgeant les soldats qui les escortaient. Avant de rentrer en Egypte, Bonaparte résolut de les punir. Des colonnes mobiles se répandirent dans les villages, chassèrent les habitants, enlevèrent les bestiaux, brûlèrent les habitations et les récoltes. En détruisant toutes les ressources de ces contrées, on ôtait aussi aux troupes ennemies les moyens de poursuivre l'armée française et de troubler sa retraite. Des écrivains qui ont traité de cette campagne et qui, dans leur extrême sensibilité, n'ont cessé de s'attendrir sur le mal fait par les Français à ces pauvres orientaux, comme on sait si bons, si humains et si généreux, n'ont pas manqué de déplorer ces ravages, en effet tristes résultats de la guerre, et d'en faire un chef d'accusation contre Bonaparte, comme si, même en Europe, les armées des nations les plus policées n'en avaient pas, de tout temps, commis de semblables, pour leur utilité et pour nuire à leur ennemi.

Dans la campagne de Syrie, Jaffa se trouve être un point sur lequel plusieurs faits remarquables ont appelé particulièrement l'attention de l'histoire. Nous avons déjà essayé d'en éclaircir un relatif aux prisonniers passés par les armes. Nous en avons rappelé un autre, l'attouchement des pestiférés, témoignage honorable du dévouement de Bonaparte au salut de l'armée. Il nous reste à en examiner un troisième dont on a fait contre lui un chef d'accusation : il s'agit de l'empoisonnement de malades français. C'est encore l'Anglais Robert Wilson qui le premier le révéla[16]. Suivant cet écrivain, il n'y en avait pas moins de 580 à Jaffa, auxquels, pour hâter leur mort, on donna de l'opium mêlé avec leur nourriture. Miot dit seulement que le bruit courut dans toute l'armée — et que le fait ne paraît que trop avéré —, que quelques blessés du Mont-Carmel et une grande partie des malades à l'hôpital de Jaffa périrent par les médicaments qui leur furent administrés[17]. Suivant Martin, c'est dans l'hôpital de Caïffa que le crime fut commis. On se trouva dans le plus grand embarras pour le transport d'une immense quantité de malades et de blessés ; on leur administra des médicaments empoisonnés pour accélérer leur mort. Quelques blessés même se sauvèrent à la nage sur les bâtiments anglais où ils furent traités avec humanité[18]. Pour rendre le fait encore plus odieux, on a représenté le médecin en chef Desgenettes comme ayant, dans cette circonstance, héroïquement combattu Bonaparte, et refusé de lui prêter son ministère. D'autres écrivains ont réduit à 50 environ le nombre des pestiférés jugés intransportables, auxquels il fut administré de l'opium à Jaffa, d'après la décision unanime d'un comité convoqué par Bonaparte. Ils ajoutent que plusieurs eurent une crise salutaire qui les sauva, et que 15 ou 18 succombèrent[19].

Au milieu de toutes ces contradictions sur le lieu et la nature du délit, quel tribunal se croirait assez éclairé pour prononcer une condamnation ? Il appellerait au moins deux témoins essentiels au procès, les médecins et chirurgien en chef de l'armée. Voici leurs dépositions :

Tous les blessés, dit Larrey[20], furent évacués en Egypte pendant le siège ou à l'époque du départ de l'armée. Huit cents passèrent par les déserts, et 1.200 par mer, dont la plupart s'embarquèrent à Jaffa. L'une et l'autre traversée furent extrêmement heureuses, car nous n'en perdîmes qu'un très-petit nombre.

C'est au général Bonaparte que ces honorables, victimes durent principalement leur salut, et la postérité ne verra pas sans admiration, parmi les vertus héroïques de ce grand homme, l'acte de la plus sensible humanité qu'il exerça à leur égard.

Le manque absolu de moyens de transport, réduisait tous les blessés à la cruelle alternative, ou d'être abandonnés dans nos ambulances, et même dans les déserts, exposés à y périr de soif ou de faim, ou d'être égorgés par les Arabes. Bonaparte ordonna que tous les chevaux qui se trouvaient à l'armée, sans en excepter les siens, fussent employés au transport de ces blessés : en conséquence, chaque demi-brigade ayant été chargée de la conduite de ceux qui lui appartenaient, tous ces braves arrivèrent en Egypte, et j'eus la satisfaction de n'en pas laisser un seul en Syrie.

L'ordonnateur en chef d'Aure, administrateur aussi zélé qu'habile, m'aida beaucoup dans toutes les opérations de mon service, surtout dans l'évacuation pénible de Jaffa, où son zèle et son humanité se sont signalés.

La ville de Jaffa était délabrée et abandonnée d'une grande partie de ses habitants. Tous nos malades et blessés qui avaient voyagé le long de la côte en remplissaient les hôpitaux, le port et les rues voisines. Jamais je n'ai vu un tableau plus déchirant. Nous passâmes trois jours et trois nuits à les panser ; ensuite j'embarquai les plus graves pour Damiette, et fis passer les autres par les déserts en Egypte. Il est difficile de se faire une idée des fatigues que les chirurgiens de l'armée essuyèrent dans cette circonstance.

 

Écoutons à son tour Desgenettes :

Le 6 prairial au matin, dit-il[21], il y avait à Jaffa 170 fiévreux, et le soir 250, fournis dans le jour par l'évacuation du Mont-Carmel et quelques traîneurs. Cinquante furent évacués sur Qatieh.

Le 7, sur 200 malades existants dans l'hôpital, 50 seulement pouvaient être évacués sur des montures, le reste ne pouvait l'être que sur des voitures ou des brancards. Parmi ces derniers, un grand nombre était sans aucun espoir de guérison, et il était probable qu'il en périrait 15, 20, et jusqu'à 25 par jour. Je fis sentir à l'autorité supérieure l'inutilité et les dangers d'une évacuation de malades réduits à cette extrémité (n° 231 et 232 de ma correspondance). Le 8 au soir, le mouvement de l'hôpital était de 150 malades, mais, d'après un examen plus attentif, je déterminai 20 à 25 hommes à rentrer au camp.

Je passai presque toute la journée du 9 dans l'hôpital, pour hâter l'évacuation des malades qui étaient au nombre de 100.

 

D'après ce calcul du médecin en chef, il faut conclure que l'empoisonnement des malades est une invention des ennemis de Bonaparte et de la France. Du reste, n'aurait-il pas été plus humain d'abréger la vie de quelques pestiférés qui ne pouvaient pas être transportés, que de les abandonner au cimeterre des Turcs ? C'est une question à laquelle il nous semble qu'on peut répondre affirmativement sans mériter l'accusation de cruauté et de barbarie ; et nous dirons avec Napoléon :

Ce n'eût point été commettre un crime, que de donner de l'opium aux pestiférés. C'eût été au contraire obéir à la voix de la raison. Il y aurait eu plutôt de la cruauté à laisser quelques misérables dans cet état désespéré, exposés à être massacrés par les Turcs, ou à éprouver de leur part les tourments horribles qu'ils avaient coutume d'exercer contre les prisonniers. Un général doit agir envers ses soldats comme il voudrait qu'on agît envers lui-même. Quel est l'homme, jouissant de l'usage de sa raison, qui, dans des circonstances semblables, n'aurait pas préféré mourir quelques heures plus tôt, à vivre exposé aux tortures les plus affreuses de la part de ces barbares ?[22]

L'armée partit de Jaffa le 9 prairial (28 mai). La division Reynier prit la route de Ramleh. Celles de Lannes et de Rampon marchèrent au centre avec le quartier-général, et la cavalerie côtoyait la mer. Pendant la route, les colonnes de Reynier et de Rampon eurent ordre de brûler les villages et les moissons ; bientôt toute la Palestine offrit l'aspect d'un vaste incendie.

La division Kléber qui était restée à Jaffa pour protéger l'évacuation des blessés et des malades, en partit le 10 prairial (9 mai), et forma l'arrière-garde. Ce général fut puissamment secondé dans une opération aussi pénible par Junot et Verdier. Plein d'une sollicitude paternelle pour les malheureux que l'épidémie avait frappés, il n'aimait pas cependant à les voir de trop près. Arrivé à une station, Mes enfants, leur dit-il, je m'occupe de vous ; nous allons partager ce que j'ai ; mais tenez-vous à distance et ne m'approchez pas y car ce n'est, pas de la peste qu'il convient que je meure.

L'armée arriva le 11 à Gaza. Cette ville, qui avait bien accueilli les Français à leur entrée en Syrie, ne s'était point démentie. On respecta les propriétés des habitants, et les campagnes environnantes ne furent point dévastées. On se borna à faire sauter le fort pour qu'il ne pût servir à l'ennemi. Le 12, l'armée campa à Kan-Iounes, et alla coucher le 13 à El-Arych. Elle y trouva des magasins bien approvisionnes, et y laissa une partie des bestiaux qu'elle avait pris pendant la retraite ; mais elle commença à souffrir de la chaleur. Le sable du désert faisait monter le thermomètre de Réaumur à 44 degrés ; l'atmosphère était à 34. Le fort d'El-Arych étant d'une grande importance pour la défense de l'Égypte du côté de la Syrie, le général en chef ordonna des travaux pour en augmenter les fortifications et y laissa une garnison de 600 hommes. L'armée en partit le 14 prairial. Les soldats, en parcourant ces vastes plaines de sable, s'égayaient sur la générosité de Bonaparte qui avait promis à Toulon, au moment du départ, de leur donner à chacun sept arpents de terre. Il peut bien en donner à discrétion, disaient-ils ; nous n'en abuserons pas. Ils avaient aussi sans cesse à la bouche ces vers de Voltaire :

Les Français sont lassés de chercher désormais

Des climats que pour eux le destin n'a point faits ;

Ils n'abandonnent point leur fertile patrie

Pour languir aux déserts de l'antique Arabie.

Le général en chef causait volontiers avec les gens da pays qu'il rencontrait dans sa route, et leur montrait des sentiments de justice dont ils étaient frappés. Une tribu arabe vint au-devant de lui pour le saluer et lui offrir ses services pour les transports. Le chef était malade, et s'était fait remplacer par son fils. Il était d'une petite taille, vif, intrépide, conduisait sa troupe avec ordre et hauteur. Il se présenta au général en chef, marcha pendant quelques temps à ses côtés, le serrant de très-près, et causant avec beaucoup de familiarité. Sultan Kébir, lui dit-il, j'aurais un bon conseil à vous donner. — Eh bien, parle, mon ami, je le suivrai, s'il est bon. — Voici ce que je ferais si j'étais à votre place. En arrivant au Kaire, je ferais venir le plus riche marchand d'esclaves et je choisirais pour moi les vingt plus jolies femmes ; je ferais venir ensuite les plus riches marchands de pierreries et je m'en ferais donner une bonne part. J'en ferais autant avec tous les autres ; car à quoi bon régner si ce n'est pour acquérir des richesses ?Mais, mon ami, s'il était plus beau de les conserver aux autres ? Cette maxime parut le faire penser, mais non le convaincre.

Les blessés qui n'avaient pu être évacués par mer et qui suivaient l'armée dans sa retraite, n'avaient pour toute nourriture que quelques galettes de biscuit et un peu d'eau douce ; on les pansait avec l'eau saumâtre des puits que l'on trouvait en route. Un grand nombre d'entre eux, affectés de blessures graves à la tête et à la poitrine, ou privés de quelques membres, traversèrent 60 lieues de désert sans nul accident, et presque tous, en rentrant en Egypte, se trouvèrent guéris. Les causes de ce prompt rétablissement étaient le changement de climat, l'exercice, les chaleurs sèches du désert et la joie que chacun d'eux éprouvait à son retour dans un pays qui, par les circonstances et ses grandes ressources, était devenu pour les soldats presque aussi cher que leur propre patrie.

L'armée trouva sur sa route, dans les bas-fonds du désert, quelques bassins d'eau douce et bourbeuse, remplis de petits insectes, parmi lesquels se trouvait une espèce de sangsue, de la grosseur d'un crin de cheval et longue de plusieurs lignes seulement ; mais susceptible d'acquérir le volume d'une sangsue ordinaire, gorgée de sang. Les soldats, pressés par la soif, se jetaient sur ces .lacs et en buvaient l'eau avec avidité. Bientôt, plusieurs d'entre eux ressentirent une grande irritation et des piqûres très-douloureuses à la gorge. Ils maigrissaient à vue d'œil, perdaient l'appétit et le sommeil. Larrey fut pendant quelques temps embarrassé sur la cause de cette maladie. Enfin, après avoir examiné un soldat, il lui abaissa la la langue avec une cuiller et découvrit une sangsue grosse comme le petit doigt dont la queue se présentait à l'isthme du gosier. Il l'arracha avec une pince et le malade se trouva soulagé. Une, vingtaine de soldats éprouvèrent le même accident[23].

L'armée continua sa marche sur Qatieh où elle arriva le 16 (4 juin), après avoir horriblement souffert de la soif. Quoique les divisions marchassent à distance, l'eau des puits était moins abondante et plus saumâtre qu'au premier passage. Bonaparte trouva à Qatieh le général Menou qui y était arrivé depuis quelques jours pour se rendre dans son gouvernement de Palestine. L'armée se reposa à ce poste pendant deux jours. Accompagné de Menou et de Monge, Bonaparte alla visiter les ruines de Peluse, situées à quatre lieues sur le bord de la mer. Dans le désert, le soldat aurait à peine cédé sa place à son général pour s'approcher d'une source fangeuse ; à Peluse, Bonaparte se trouva suffoqué par la chaleur. On lui céda un débris de porte où il put pendant quelques instants se mettre à l'ombre, et on lui faisait là, disait-il, une immense concession. Il alla ensuite reconnaître le fort de Tinch, et l'ancienne bouche tanitique du Nil, nommée par les Arabes Omfàreg, située à trois lieues nord-ouest de Peluse. Il ordonna des travaux pour augmenter les fortifications de Tineh, et revint à Qatieh. Il laissa une garnison de 600 hommes dans le fort et en réunit le commandement à celui d'El-Arych. Le général en chef se mit en marche avec les troupes, excepté la division Kléber qui alla s'embarquer a Tineh pour se rendre à Damiette, par le lac Menzaleh. Arrivé dans la plaine de sable, située entre le Pont-du-Trésor et Salhieh, l'armée éprouva les effets terribles du Kamsîn. Ce vent empoisonné et brûlant incommoda tellement les soldats, qu'ils furent contraints de se mettre la face dans le sable, à l'exemple des chameaux, jusqu'à la fin de la tempête qui dura plus de deux heures, le chirurgien en chef Larrey, fortement suffoqué, perdit connaissance et fut sur le point de périr. Quelques soldats, convalescents de la peste, succombèrent dans cette tourmente.

L'armée arriva à Salhieh le 20 prairial (8 juin) ; le général en chef prit des mesures sanitaires pour empêcher que la contagion qui avait régné dans l'armée de Syrie, ne se répandît en Égypte. Il fit soumettre à une quarantaine tous les individus attaqués de la fièvre à bubons, et ordonna aux officiers de santé de faire des visites dans les différents corps pour s'assurer de la salubrité de l'armée[24].

En rentrant sur le territoire égyptien, Bonaparte apprit avec indignation que Sidney Smith, après avoir échoué dans ses tentatives pour corrompre l'armée de Syrie, les avait renouvelées quelques jours après en Égypte. Non content d'avoir essayé par ses intrigues de séduire les troupes et de soulever les habitants, ce commodore avait ouvertement fait sommer Almeyras, commandant à Damiette, de se rendre, annonçant que le général en chef avait péri devant Acre avec son armée. Il avait écrit[25] au commandant des troupes françaises au Kaire, accompagnant sa lettre de la proclamation de la Porte[26]. Dugua avait dédaigné d'y répondre.

Le général en chef, considérant que, dans cette circonstance, l'ennemi avait fait l'abus le plus condamnable du caractère sacré de parlementaire ; ordonna que tout parlementaire qui serait porteur d'écrits, lettres ou imprimés de la nature des propositions faites au général Dugua par le commandant de l'escadre anglaise, serait arrêté, détenu pendant six heures, et renvoyé pour toute réponse avec les cheveux coupés. Il écrivit de Salhieh à Dugua : Le commandant anglais qui a sommé Damiette est un extravagant. Comme il a été toute sa vie capitaine de brûlots, il ne connaît ni les égards, ni le style que l'on doit prendre quand on est à la tête de quelques forces. L'armée combinée dont il parle a été détruite devant Acre où elle est arrivée 15 jours avant notre départ, comme je vous en ai instruit par ma lettre du 27 floréal. Je partirai d'ici demain et je serai probablement le 26 ou le 27 à Matarieh, où je désire que vous veniez à la rencontre de l'armée, avec toutes les troupes qui se trouvent au Kaire, hormis ce qui est nécessaire pour garder les forts. Vous mènerez avec vous le divan et les principaux du Kaire, et vous ferez porter les drapeaux que je vous ai envoyés, en différentes occasions, par autant de Turcs à cheval. Il faut que ce soit des odjaklys ; après quoi nous rentrerons ensemble dans la ville. Quand vous serez à 100 toises devant nous, vous vous mettrez en bataille, la cavalerie au centre et l'infanterie sur les ailes ; nous en ferons autant.

Il me tarde beaucoup d'être au Kaire pour pouvoir de vive voix vous témoigner ma satisfaction des services que vous avez rendus pendant mon absence[27].

L'armée qui devait débarquer a Alexandrie, mandait Bonaparte à Marmont[28], a été détruite sous Acre. Si cependant cet extravagant commandant anglais en faisait embarquer les restes pour se présenter à Abouqyr, je ne compte pas que cela puisse faire plus de 2.000 hommes. Dans ce cas, faites en sorte de leur donner une bonne leçon. Le commandant anglais prendra toute espèce de moyens pour se mettre en communication avec la garnison. Prenez les mesures les plus sévères pour l'en empêcher. Ne recevez que très-peu de parlementaires et très au large. Ils ne font que répandre des nouvelles ridicules pour les gens sensés et qu'il vaut tout autant que l'on ne donne pas. Surtout, quelque chose qui arrive, ne répondez pas par écrit. Vous aurez vu, par mon ordre du jour, que l'on ne doit à ce capitaine de brûlots que du mépris.

On avait appris au Kaire, le 17 prairial, qu'un détachement de l'armée de Syrie, commandé par l'adjudant-général Boyer, était arrivé à Salhieh, amenant des prisonniers turcs de distinction, des blessés, et les drapeaux conquis dans la campagne. Il arriva à la Koubeh le 19 prairial. Les généraux Dugua, Destaing, le divan, l'aga des janissaires allèrent, le 245 recevoir ce corps de troupes qui, conduit avec pompe jusqu'à la place Esbekieh, alla déposer ses prisonniers à la citadelle.

L'armée campa le 22 au Santon, le 23 à Belbeïs, y séjourna le 24, et arriva le 25 au village d'El-Merg, situé à l'extrémité du lac des pèlerins, à trois lieues du Kaire. Là, le général en chef manda près de lui le citoyen Blanc, ordonnateur des lazarets, le médecin en chef, les officiers de santé des différents corps, et ordonna de passer en revue toute l'armée, depuis le général en chef jusqu'au dernier tambour, afin de s'assurer s'il n'y avait point de maladie contagieuse. Le chef de l'état-major-général, l'ordonnateur en chef, les généraux de division eurent ordre de visiter tous les effets turcs et de fabrique de Syrie ; de les laisser en quarantaine au faubourg de la Koubeh, avec les hommes qui seraient atteints de la maladie, et d'obliger les soldats à laver leur linge et leurs habits dans le lac des Pèlerins. Desgenettes fut chargé d'inspecter l'état-major, et, quand la visite de toute l'armée fut faite, ce médecin déclara, de concert avec l'ordonnateur Blanc et les autres officiers de santé, qu'il n'existait aucune épidémie parmi les troupes, et qu'elles pouvaient entrer au Kaire le 26 prairial.

Le général Dugua, de son côté, fit toutes ses dispositions pour fêter avec pompe l'entrée triomphale de l'armée de Syrie dans la capitale de l'Égypte. Le 26 prairial (14 juin), dès trois heures du matin, on battit la générale dans toutes les rues. Les Français et les principaux habitants se rassemblèrent sur la place Esbekieh, au son des musiques égyptienne et française. Le cortège avait en tête les généraux Dugua et Destaing et les principaux membres des administrations. Il était composé du grand-divan, des descendants d'Aboubecker et de Fatime, des docteurs de la mosquée de Jémil-Azar, de tous les muphtis montés sur des mules, parce que le prophète montait de préférence ces animaux, des chefs des marchands, du patriarche cophte et des principaux de sa nation. Venaient ensuite les odjaklys, les agas de la police de jour et de nuit, et tous les corps des janissaires ; la marche était fermée par les troupes auxiliaires grecques.

Ce pompeux cortège sortit du Kaire à 5 heures du matin par la porte de Boulaq, tourna la ville par le fort Sulkowsky et se dirigea sur le faubourg de la Koubeh, où l'on aperçut l'armée de Syrie rangée en bataille. Dugua disposa dans le même ordre la garnison du Kaire. Les chefs français et égyptiens se portèrent au-devant du général en chef et le complimentèrent. Le cheyk El-Bekry lui offrit en présent un jeune Mamlouk nommé Roustan[29] et un magnifique cheval arabe noir, couvert d'une selle à la française avec une housse brodée en or, en perles et en pierreries. L'intendant-général cophte, Guerguès-Geoary, lui donna deux beaux dromadaires, richement harnachés.

Après ces formalités d'apparat, vinrent les effusions du cœur. Les Français restés au Kaire et ceux qui revenaient de Syrie se mêlèrent, heureux de se revoir après une absence de plus de trois mois. Ils s'entretenaient des dangers qu'ils avaient bravés, de leurs vœux et de leurs espérances. L'Egypte était devenue pour eux une nouvelle patrie ; ils ne composaient tous qu'une même famille. Après les privations et les fatigues qu'avait éprouvées l'armée de Syrie, le Kaire lui semblait un séjour de délices.

Bonaparte, à la tête du cortège, et monté sur le cheval dont on venait de lui faire présent, fit son entrée triomphante par la porte de Bab-el-Nasr, ou de la Victoire. Il fut accueilli par les acclamations d'un peuple immense, et accompagné jusqu'à son palais, sur la place Esbekieh, où de nombreuses salves d'artillerie annoncèrent son retour.

Le lendemain, la garnison du Kaire donna une fête brillante à l'armée de Syrie. De nombreux pelotons de prisonniers turcs furent promenés dans les divers quartiers de la ville, et tous les drapeaux conquis pendant la campagne furent suspendus aux voûtes de la mosquée de Jémil-Azar. Le grand-divan adressa une proclamation aux habitants de la Basse-Égypte pour leur annoncer le retour de Bonaparte au Grand-Kaire[30].

Les cheyks El-Bekry, El-Cherqaouy, El-Sadat, El-Mohdy, El-Saouy, se sont comportés aussi bien que je le pouvais désirer, écrivit le général en chef au Directoire[31]. Ils prêchent tous les jours dans les mosquées pour nous. Leurs firmans font la plus grande impression dans les provinces. Ils descendent pour la plupart des premiers califes, et sont dans une singulière vénération parmi le peuple.

Par un ordre du jour du 27 prairial, le général en chef témoigna sa satisfaction au général Dugua, pour la tranquillité qu'il avait su maintenir en Egypte pendant la campagne de Syrie ; à l'ordonnateur en chef et au commissaire des guerres Sartelon, pour le zèle et l'activité qu'ils avaient montré dans les approvisionnements de vivres pendant la traversée du désert ; aux bataillons de la 61e et de la 88e, et au 15e régiment de dragons, pour les fatigues qu'ils avaient endurées dans la Haute-Egypte et les victoires qu'ils y avaient constamment remportées.

Il ordonna d'arrêter et de poursuivre, selon la rigueur des lois militaires, les commissaires des guerres et gardes-magasins qui avaient été chargés du service à Jaffa et à Gaza, et dont l'administration avait failli faire mourir de faim l'armée de Syrie.

On a vu que le général en chef, mécontent de la 69e demi-brigade, au dernier assaut de Saint-Jean-d'Acre, avait ordonné qu'elle traverserait le désert en escortant les convois et la crosse en l'air. Les officiers de ce corps réclamèrent contre cet ordre sévère ; le général en chef écrivit au chef de brigade[32] : J'ai reçu votre mémoire historique sur vos compagnies de grenadiers. Votre tort est de ne vous être pas donné les sollicitudes nécessaires pour purger ces compagnies de 15 à 20 mauvais sujets qui s'y trouvaient. Aujourd'hui, il ne faut penser qu'à organiser ce corps et le mettre en état de soutenir, aux premiers évènements, la réputation qu'il s'était acquise en Italie.

J'ai reçu les notes que vous m'avez remises, écrivit-il au capitaine des grenadiers Baille de la même demi-brigade[33] ; elles me prouvent que votre compagnie n'était pas avec les deux autres au moment où je fus mécontent d'elles y ce qui m'a porté à leur défendre de porter des palmes à leur entrée au Kaire, et qu'elle venait au contraire d'être envoyée par le général Rampon à l'attaque d'un poste où elle a montré le courage, l'impétuosité et la bravoure qui doivent distinguer les grenadiers.

L'expédition maritime que Bonaparte avait ordonnée, pendant son voyage à Suez, pour occuper Cosseïr, n'avait pu être commandée par le contre-amiral Gantheaume, puisque le général en chef l'avait appelé à lui avant son départ pour la Syrie. Le lieutenant de vaisseau Collot en fut chargé. Il avait ordre de s'emparer des richesses que les Mamlouks faisaient embarquer tous les jours dans ce port ; d'y créer un établissement de défense, d'y laisser une croisière, et d'écrire partout pour y attirer le commerce. Il lui était recommandé, aussitôt après son débarquement, d'en prévenir Desaix en lui envoyant des Arabes dans la Hautes Egypte ; ce général devait, de son côté, expédier d'Esné des émissaires à Cosseïr, pour être instruit de l'arrivée de Collot, correspondre avec lui, et lui envoyer des vivres s'il en avait besoin[34].

La flottille partit de Suez, le 12 pluviôse, avec un très-bon vent ; elle était composée de quatre chaloupes canonnières, et portait 80 hommes de débarquement. Elle arriva devant Cosseïr le 19 ; mais il était trop tard. Une troupe nombreuse d'Arabes de Gedda et d'Yambo, commandée par le schérif Hassan, y avait débarqué, pour aller au secours de Mourad-Bey. Voyant la côte couverte d'une grande quantité de gens armés, Collot fit approcher ses chaloupes pour reconnaître si cette troupe était amie ou ennemie. Reçue par une vive décharge d'artillerie, la flottille répondit par une bordée de toute la sienne. Les courants et les vents portaient les bâtiments à terre ; ils durent s'embosser ; mais la chaloupe le Tagliamento, que montait Collot, prit feu presque aussitôt et sauta en l'air. Cinquante-sept hommes périrent dans cette explosion. Quelques-uns, parvenus à se sauver sur le rivage, y furent massacrés. Les trois autres bâtiments coupèrent alors leurs câbles et retournèrent à Suez.

Ce revers inattendu aigrit le général en chef contre la marine ; elle avait encore en ce point déçu ses espérances[35]. De retour au Kaire, il ne put retenir son humeur, et ce fut le texte d'une lettre énergique qu'il écrivit au Directoire.

La République n'aura jamais de marine tant que l'on ne refera pas toutes les lois maritimes, lui écrivit-il[36]. Un hamac mal placé, une gargousse négligée, perdent toute une escadre. Il faut proscrire les jurys, les conseils, les assemblées, à bord d'un vaisseau ; il ne doit y avoir qu'une autorité j celle du capitaine, qui doit être plus absolue que celle des consuls dans les armées romaines.

Si nous n'avons pas eu un succès sur mer, ce n'est ni faute d'hommes capables, ni de matériel, ni d'argent, mais faute de bonnes lois. Si l'on continue à laisser subsister la même organisation maritime, mieux vaut-il fermer nos ports ; c'est y jeter notre argent.

 

Lorsque la nouvelle de la retraite de l'armée française se répandit en Syrie, la consternation y fut générale. Les Druses, les Mutualis, les partisans du cheyk Daher et tous les chrétiens de la Palestine n'obtinrent la paix de Djezzar que par de grands sacrifices d'argent. Il fut moins cruel que par le passé. Presque toute sa maison militaire avait péri à Saint-Jean-d'Acre et ce vieillard survivait à tous ceux qu'il avait élevés. La peste qui faisait de grands ravages dans cette ville augmentait encore ses malheurs et portait un dernier coup à sa puissance : il ne sortit point de son pachalic. Phélippeaux, après avoir, par la défense de Saint-Jean-d'Acre, attaché à son nom une triste célébrité, y mourut de la peste peu de jours après la retraite des Français. Ismaël, pacha de Jérusalem, reprit possession de Jaffa. Ibrahim-Bey, avec 400 Mamlouks qui lui restaient, alla prendre position à Gaza.

En Europe, l'expédition d'Égypte exerçait depuis plusieurs mois tous les esprits, et donnait lieu à de nombreuses conjectures. Dans les premiers jours de l'arrivée de l'armée d'Orient sur le sol de l'Égypte, au début de la campagne, la correspondance des officiers avec la France était empreinte de leur dégoût, de leurs regrets, et de leur espoir de quitter une terre maudite pour retourner aux délices et aux jouissances de leur belle patrie. Une grande quantité de ces lettres avaient été interceptées par les croisières ennemies, surtout après le combat naval d'Abouqyr. En les lisant, le cabinet anglais avait triomphé de cette explosion de sentiments qui semblaient présager de la mollesse, de la défection dans l'armée, et peut-être sa ruine. Il avait fait parmi ces lettres un choix des plus amères, et, sans respect pour des confidences familières étrangères à la politique et .t la guerre, il les avait publiées avec des notes qui donnaient à ce recueil le caractère d'un libelle officiel contre l'armée d'Orient, son chef et la nation française. Il était curieux d'entendre les usurpateurs de l'Inde, les oppresseurs des peuples et des rois, les envahisseurs des états et des trésors de Tippo-Saïb, faire un crime aux Français d'être venus porter la guerre chez un peuple paisible, digne de l'intérêt et de l'estime de toute l'Europe, et prédire d'un ton prophétique que cette année de brigands, que ce scélérat de Bonaparte, succomberaient sous les coups des humains Mamlouks et des vertueux Arabes ; enfin qu'il ne sortirait pas de l'Egypte un seul soldat français. Ces lettres, vraies ou fausses, rapportées fidèlement ou mutilées, les commentaires injurieux, les prédictions sinistres qui les accompagnaient, répandirent la joie dans les cabinets coalisés contre la République et chez tous ses ennemis. Ils ne prévoyaient pas que cette publication serait le plus bel éloge de l'armée d'Orient, de son chef, et le plus grand hommage qu'ils pussent leur rendre. Dans une de ces lettres, écrite le 21 messidor an VI, par l'ordonnateur de l'escadre Joubert, on lisait : Quand les officiers et les soldats virent Alexandrie et les déserts qui l'environnent, ils furent frappés de stupeur ; mais Bonaparte ranima tout. En effet, cette armée de mécontents exaspérés, conduite par un général que tant de hauts faits avaient illustré, conquit l'Égypte, et s'y maintint pendant trois ans, à force de sacrifices, de privations, de persévérance et de prodiges.

Mais tandis que les ennemis de la République prédisaient hautement la ruine de l'armée d'Orient, en France, au contraire, on ne rêvait que prospérités et expéditions encore plus lointaines. On faisait marcher Bonaparte et la moitié de son armée à Suez où il trouvait l'amiral Richery avec sept vaisseaux de ligne et quatre vaisseaux espagnols venant de Manille, sur lesquels il allait s'embarquer pour le golfe Persique. D'autres, et c'était l'opinion de Volney, regardant comme chimériques de semblables entreprises, pensaient qu'il fallait se contenter de pourvoir à la conservation de l'Égypte et ramener le théâtre de la guerre vers l'Europe, à Constantinople. Lorsqu'on fut instruit en France qu'une partie de l'armée d'Orient était entrée en Syrie, et quand ses premiers succès furent connus, la renommée répandit bientôt que Bonaparte avait pris Saint-Jean-d'Acre ; les journaux le faisaient aller à Jérusalem, à Damas, et marcher sur Constantinople avec une armée de 100.000 hommes, recrutée dans le pays.

On publiait à Paris une lettre du chirurgien en chef Larrey, du 8 pluviôse, qui semblait accréditer ces bruits, et annonçait que, dans l'armée française, on avait cru que Saint-Jean-d'Acre n'était pas le seul but de l'expédition de Syrie. Nous allons, disait-il, partir pour la Syrie ; suivez-nous maintenant, la carte de Volney à la main. Nous allons nous diriger sans doute vers l'Euphrate, si célèbre par les armées dont ses rives ont été couvertes. Nous ne désespérons pas de voir Constantinople. Des politiques, partant de cette supposition, publièrent un écrit intitulé : De la conquête probable de l'empire ottoman par Bonaparte.

On annonce, y disait-on, que Bonaparte, suivi de 200.000 combattants, outre l'armée française, après avoir conquis la Syrie, rendu plusieurs peuples à la liberté, a pénétré dans l'Anatolie, et, qu'au départ du courrier, le quartier-général de ce conquérant était à Angouri, à 85 lieues de Constantinople. S'il est vrai qu'il ait fait des progrès aussi rapides, et qu'il soit suivi d'une armée aussi nombreuse, nul doute qu'il ne s'empare de Constantinople et qu'il ne change la face de l'empire ottoman. Peut-être détrônant Sélim et créant un sultan qui lui sera dévoué, s'en fera-t-il un allié pour combattre l'Autriche et la Russie. Peut-être est-il dans la destinée de ce grand homme de revenir en Europe par cette route glorieuse, de refouler les barbares du nord dans leurs déserts[37], et, devenu pour la seconde fois le libérateur de l'Italie, de signer à Vienne la paix générale et la liberté de plusieurs nations. En effet, Bonaparte, après avoir subjugué l'empire ottoman et l'avoir ramené à l'alliance de la République, pourrait facilement imposer aux Russes et marcher en Autriche par Belgrade. Qui sait si Passwan-Oglou ne s'unirait pas à ses grandes entreprises et si la couronne impériale ne lui serait point offerte par le nouvel Alexandre, pour prix de ses services ? Il y a sans doute quelques rapports sympathiques entre ces deux héros. Qui sait si la Pologne, voyant de si près les étendards de la liberté, ne lèverait point celui de la révolte contre ses tyrans ?... A ces nouvelles, les hordes d'Autrichiens et de Russes qui saccagent l'Italie, fuiraient précipitamment de cette malheureuse contrée, pour aller défendre leurs maîtres. Nos phalanges républicaines, fondant sur ces barbares, du haut des Apennins, les immoleraient à l'humanité qu'ils ont outragée, et Vienne verrait peut-être Macdonald et Moreau embrasser dans ses murs le héros dont ils sont les émules. Ces idées paraîtraient gigantesques si Bonaparte n'était point à la tête d'une armée française.

Ainsi, dès cette époque, en France, on croyait qu'il n'était rien de grand et de hardi que Bonaparte ne pût entreprendre en Orient. Déjà on reconnaissait dans son caractère et dans son génie ces traits qui indiquent un homme extraordinaire et appelé à opérer une grande révolution dans la politique européenne. On annonçait même que l'empereur de Maroc et les puissances barbaresques s'étaient rangés sous ses drapeaux et avaient conclu avec lui une alliance offensive contre la Porte-Ottomane. L'illusion produite par ces romans sur l'imagination confiante des Français fut de courte durée ; on ne tarda point à apprendre que l'armée de Syrie avait levé le siège d'Acre et repassé le désert.

Mais il paraît certain que Bonaparte avait eu le projet ou du moins l'espoir de marcher, en cas de succès, sur Constantinople ou vers l'Inde. Devant Saint-Jean-d'Acre, dans ses entretiens et dans sa correspondance avec ses généraux, on voit percer ce dessein. S'il fût parvenu à soumettre à ses armes la Syrie jusqu'à l'Euphrate, il eût levé des tributs dans les principales villes de ces contrées, et tous les chrétiens de l'Asie se seraient rangés sous sa bannière. Que pouvait alors l'Angleterre avec ses vaisseaux ? Tels furent, du moins, les brillants rêves auxquels s'abandonna le chef de l'armée d'Orient, telles furent les hardies conceptions auxquelles osa s'élever son génie. Napoléon lui-même. a révélé ces projets dans une note où il expose les motifs de l'expédition de Syrie.

Les Mamlouks de Mourad et d'Ibrahim-Bey, dit-il, les Arabes du désert de l'Egypte, les Druses, les Mutualis, les chrétiens et tout le parti du cheyk Daher en Syrie pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de cette contrée, et la commotion pouvait se communiquer à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe appelaient de tous leurs vœux un grand changement et attendaient un homme. Avec des chances heureuses on pouvait se trouver sur l'Euphrate au milieu de l'été, avec 100.000 auxiliaires, qui auraient eu pour réserve 25.000 vétérans français des meilleures troupes du monde et des équipages d'artillerie nombreux. Constantinople alors se trouvait menacée, et, si l'on parvenait à rétablir des relations amicales avec la Porte, on pouvait traverser le désert et marcher sur l'Indus à la fin de l'automne[38].

 

 

 



[1] Bonaparte.

[2] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 2 messidor. — Mémoires de Napoléon, Gourgaud, tome II, p. 315.

[3] On avait vu les mêmes artifices employés dans la Vendée pour exalter le courage des paysans révoltés.

[4] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 2 messidor. — Mémoires de Napoléon, Gourgaud, tome II, page 318.

[5] Lettre du 4 floréal (23 avril).

[6] Lettre du 4 floréal (23 avril).

[7] Lettre du 15 prairial (3 juin).

[8] Voyez dans la lettre de Bonaparte au Directoire, du 22 pluviôse, au commencement du chapitre, quels étaient ses buts.

[9] Lettre du 27 floréal (16 mai).

[10] Voyez cette proclamation, pièces justificatives, n° III.

[11] Lettre de Bonaparte à l'ordonnateur en chef, du 13 floréal (10 mai).

[12] Lettre du 22 floréal (10 mai).

[13] Lettre du 27 floréal.

[14] Lettre du 27 floréal.

[15] Lettre du 27 floréal.

[16] Histoire de l'expédition britannique en Égypte, par Robert-Thomas Wilson, tome I, page 127.

[17] Miot, page 205.

[18] Martin, Histoire sur l'Expédition d'Égypte, t. I, p. 314.

[19] Victoires et Conquêtes. — Voyage en Autriche, etc., par Cadet-Gassicourt, page 391.

[20] Relation chirurgicale de l'armée d'Orient, pages 117, 119 et 150.

[21] Histoire médicale de l'armée d'Orient, Desgenettes, pages 97, 98, 99 et 100.

[22] O'Meara, tome I, page 307.

[23] Larrey, Relation chirurgicale de l'armée d'Orient, page 154.

[24] Arrêté du 21 prairial.

[25] Voyez la lettre de Sidney Smith, du 25 mai (6 prairial), pièces justificatives, n° IV.

[26] Voyez cette proclamation, pièces justificatives, n° III.

[27] Lettre du 21 prairial (9 juin).

[28] Lettre du 21 prairial (9 juin).

[29] Bonaparte l'emmena en France.

[30] Voyez cette proclamation, pièces justificatives, n° V.

[31] Lettre du 1er messidor.

[32] Lettre du 5 messidor.

[33] Lettre du 4 messidor.

[34] Lettre de Bonaparte à Desaix, du 15 pluviôse.

[35] Lettre de Bonaparte à Desaix, du camp d'Acre, 30 germinal.

[36] Lettre du 1er thermidor.

[37] Les Austro-Russes, conduits par Suwarow, combattaient alors les Français en Italie.

[38] Mémoires de Napoléon, Gourgaud, tome II, page 301.