HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ÉGYPTE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV.

 

 

Attitude du gouvernement égyptien. — Ibrahim et Mourad, beys. — Marche de l'armée française sur le Kaire. — Désert de Damanhour. — Combat de Rahmanieh. — Combat de Chébreis. — Bataille des Pyramides. — Entrée des Français au Kaire. — Organisation du gouvernement. — Prise de possession des provinces. — Administration de Kléber à Alexandrie et de Menou à Rosette. — Expédition contre Ibrahim-Bey. — Combat de Salhieh ; fortification de ce poste. — Reynier commandant dans le Charqyeh. — Relations de Bonaparte avec les Îles ioniennes.

 

A l'apparition de la flotte anglaise devant Alexandrie, le 10 messidor, Koraïm avait envoyé des exprès au Kaire pour en prévenir Mourad-Bey ; il l'avait successivement instruit de l'arrivée de l'armée française et de la prise d'Alexandrie. Mourad-Bey s'était rendu de suite dans son palais de Gizeh, avait expédié des avis dans toutes les provinces où se trouvaient les beys et kachefs attachés à sa maison, rappelé près de lui son favori Mohamed-Elfi qui faisait la guerre aux Arabes dans la province de Charqyeh, et donné à tous ses Mamlouks l'ordre de s'armer et de se tenir prêts au combat. Il annonçait le plus grand mépris pour les troupes françaises, et se vantait d'avance de défendre à lui seul l'Égypte.

Ce bey était un des plus grands princes qui régnaient alors sur l'Orient. Il s'était rendu célèbre par sa valeur dans ses querelles avec Aly-Bey dont il avait épousé la veuve. En 1776, ayant conçu le projet de s'emparer du gouvernement de l'Égypte, il avait marché pour combattre Ibrahim-Bey, qui y aspirait comme lui. Les forces de ces deux rivaux étaient à peu près égales ; mais frappés tous les deux de la crainte qu'un nouveau prétendant ne s'élevât sur les ruines de celui qui succomberait dans cette lutte, ils avaient fait la paix et s'était partagé le pouvoir ; Ibrahim, sous le titre de Cheyk-el-Beled, dirigeait l'administration, et Mourad, sous celui d'Emir-Haggy, était a la tête du militaire. Unis par l'intérêt, mais toujours rivaux et jaloux l'un de l'autre, ces nouveaux dominateurs de l'Égypte avaient, depuis 12 ans, déjoué un grand nombre de trames ourdies contre eux par les anciens beys, et battu les armées que la Porte-Ottomane avaient envoyées pour ressaisir son autorité. Délivrés de leurs ennemis communs, ils s étaient eux-mêmes disputé les armes à la main le pouvoir suprême, mais un intérêt commun les rapprochait toujours, et ils paraissaient vivre en assez bonne intelligence, a l'époque où l'armée française arriva en Égypte.

Mourad-Bey était d'une taille ordinaire ; sa physionomie noble et imposante. La nature l'avait doué d'une grande énergie, et d'une force de corps extraordinaire. Il possédait ce maintien et cet air de dignité que donne ordinairement l'exercice d'un grand pouvoir. Il était somptueux dans ses habits, et sa magnificence égalait quelquefois celle des anciens despotes de l'Asie. On lui reproduit plusieurs actes de cruauté, inséparables du pouvoir en Orient ; mais on convenait généralement que la fermeté, la franchise et la loyauté formaient le fond de son caractère.

Dès que la nouvelle du débarquement de l'armée française était parvenue au Kaire, les Français établis dans cette ville avaient couru les plus grands dangers. Au moment de partir pour aller combattre, Mourad-Bey avait résolu de leur faire couper la tête ; il ajourna cet atroce projet après sa victoire, d'après les conseils de Charles Rosetti, italien rusé et adroit qui possédait une partie de sa confiance. Les Français en furent quittes dans ce moment pour une avanie de 6.000 pataques (20.000 fr.). La femme d'Ibrahim-Bey entreprit de les sauver de la fureur du peuple, et obtint de son mari et de Mourad-Bey lui-même, son consentement à ce qu'elle leur donnât un asile dans son palais. Elle eut pour eux les plus grands soins, et pourvut à tout ce qui leur était nécessaire, sans aucune vue d'intérêt, décidée à suivre son mari partout où le sort le conduirait.

Cependant la division du général Desaix s'avançait péniblement dans le désert de Damanhour, et déjà, après le premier jour de marche, ses soldats avaient éprouvé tous les tourments de la soif. Elle arriva au puits de Beïdah, le 17 thermidor ; il avait été en partie comblé par les Arabes ; le peu d'eau que l'on put en tirer fut bientôt épuisé, et ne put suffire à désaltérer toute la troupe. Desaix fit au général en chef le tableau de sa situation fâcheuse et de ses pressants besoins. Je suis désolé, lui écrivit-il[1], de vous parler sur le ton de l'inquiétude. Quand nous serons sortis de cette horrible position, j'espère pouvoir trouver moi-même tout ce qu'il me faut, et ne jamais vous tourmenter. Si l'armée ne passe pas le désert avec toute la rapidité de l'éclair, elle périra. Elle n'y trouvera pas de quoi désaltérer mille hommes. On ne trouve que des citernes qui, une fois vidées, ne se remplissent plus. Les villages sont des huttes entièrement sans ressources. De grâce, mon général, ne nous laissez pas dans cette situation ; la troupe se décourage et murmure. Faites nous avancer ou reculer à toutes jambes.

L'armée partit d'Alexandrie dans les journées des 18 et 19 messidor, avec son artillerie de campagne et un petit corps de cavalerie, si toute fois on pouvait donner ce nom à trois cents cavaliers montés sur des chevaux qui, épuisés par une traversée de près de deux mois, pouvaient à peine porter leurs cavaliers. L'artillerie, par la même raison, était mal attelée. Le général en chef partit le 19 au soir (7 juillet), avec son état-major. Frappant à plusieurs reprises sur l'épaule de Berthier, il lui dit, d'un air satisfait : Eh bien, Berthier, nous y sommes enfin !

Pendant la route, l'armée fut en proie à tous les besoins et harcelée par les Arabes. Ils avaient aussi comblé le puits de Berket-Gitâs. Le soldat, brûlé par l'ardeur du soleil et en proie à une soif dévorante, ne pouvait trouver à se désaltérer dans des puits d'eau saumâtre, insuffisants pour ses besoins. Afin de calmer les murmures et l'impatience des troupes, les chefs assuraient d'heure en heure qu'on allait trouver de l'eau en abondance. Une illusion, propre au sol brûlant de ces contrées, venait tout-à-coup rendre l'espérance. On voyait à quelque distance de soi une plaine immense d'eau, où semblaient se réfléchir les images, des monticules de sable, des arbres, des inégalités du terrain. Le soldat haletant pressait alors sa marche, mais l'eau fuyait devant lui, se montrant toujours à la même distance. C'était le phénomène du mirage qui fait éprouver à l'homme altéré le supplice de Tantale[2]. A l'espoir trompé de voir le terme de ses maux succédaient la tristesse, l'abattement et une prostration de forces ; celui qui en était atteint périssait comme par extinction. Cette mort paraissait douce et calme. A son dernier instant un soldat dit qu'il éprouvait un bien-être inexprimable. Le chirurgien en chef, Larrey, en ranima un assez grand nombre avec un peu d'eau douce aiguisée de quelques gouttes d'esprit de vin qu'il portait avec lui dans une petite outre de cuir, ou avec la liqueur minérale d'Hofmann incorporée dans du sucre[3].

Arrivées le 20 à Damanhour, les troupes y séjournèrent le 21. Le 20 au matin, 15 employés du service des transports militaires qui devaient suivre le quartier-général, étaient partis d'Alexandrie avant leur escorte. Ils furent attaqués par les Arabes, à quatre lieues de la ville, cinq d'entre eux furent tués, les dix autres se sauvèrent.

A midi, un Grec courut dans les rues d'Alexandrie, en criant de toutes ses forces que les Mamlouks arrivaient ; que l'armée française était coupée ; qu'il fallait fermer les boutiques : elles furent en effet fermées. On amena cet homme à Kléber ; il le renvoya au schérif qui lui fit administrer une bonne volée de coups de bâton ; on publia dans les rues la défense de donner de pareilles alarmes.

Cependant les Arabes se montraient plus nombreux que jamais autour du quartier-général de Damanhour. Ils harcelaient les grandes gardes ; plusieurs actions s'engagèrent. Le général de brigade Muireur venait d'acheter un cheval ; il voulut l'essayer et sortir du camp. On l'engagea à ne pas trop s'éloigner, mais par une fatalité qui accompagne souvent ceux qui sont arrivés à leur dernière heure, il n'écouta pas cet avis. Après avoir fait quelques pas au galop, il fut attaqué par trois Arabes accroupis et cachés derrière des monticules de sable, tué et dépouillé avant qu'on ne fût venu à son secours. Le général en chef le regretta vivement. Il le regardait comme un des plus braves généraux de son armée[4]. C'était l'homme des dangers et des avant-postes ; son sommeil était inquiet si l'ennemi ne se trouvait pas en face[5].

Le 22, au lever du soleil, l'armée se mit en marche pour Ramanieh ; la division Desaix qui était arrivée la première à Damanhour, laissa défiler toutes les autres, et forma l'arrière-garde ; à cause du petit nombre de puits, les divisions furent forcées de marcher h deux heures l'une de l'autre.

En sortant de Damanhour, Bonaparte n'ayant avec lui que quelques officiers d'état-major et quelques-uns de ses guides, marchait à une certaine distance des corps d'armée, séparé seulement par une légère élévation de terrain des Bédouins dont il ne fut point aperçu. Après avoir reconnu le péril auquel il venait d'échapper : Il n'est point écrit là-haut, dit-il gaiement, que je doive être pris par les Arabes.

A neuf heures et demie du matin, les divisions Menou, Bon et Reynier, avaient pris position. Le soldat découvrit le Nil ; il s'y précipita tout habillé et s'abreuva avec délice de ses eaux. Dès lors les marches ne furent plus aussi pénibles. On se délassait le soir de la fatigue et de la chaleur en se baignant dans le fleuve.

Le général en chef reçut à Rahmanieh un coup de pied de cheval qui lui fit à la jambe droite une contusion assez forte pour faire craindre des suites. Larrey les prévint et le guérit en peu de temps, malgré la marche et l'activité naturelle de Bonaparte qui ne lui permettaient pas le repos.

Presque au même instant où l'armée s'était précipitée dans les eaux du Nil, le tambour la rappela à ses drapeaux. Un corps d'environ 800 Mamlouks s'avançait en ordre de bataille. On courut aux armes. Ils s'éloignèrent et se dirigèrent sur la route de Damanhour, où ils rencontrèrent la division Desaix. Le feu de l'artillerie avertit qu'elle était attaquée. Bonaparte marcha à l'instant contre les Mamlouks ; mais l'artillerie de Desaix les avait déjà éloignés. Ils avaient pris la fuite et s'étaient dispersés après avoir eu 40 hommes tués ou blessés. Parmentier, lieutenant à la 61e demi-brigade, et un guide à cheval périrent dans cette action. Dix fantassins furent légèrement blessés.

Le soldat, épuisé par la marche et les privations, avait besoin de repos ; les chevaux, faibles et harassés par les fatigues de la mer, en avaient plus besoin encore. Bonaparte prit le parti de séjourner à Rahmanieh les 23 et 24, et d'y attendre la flottille et la division Dugua qui venait par Rosette.

La terreur, répandue sur tous les points de l'Égypte, à la nouvelle de l'arrivée des Français à Alexandrie, s'était fait sentir à Rosette plus qu'ailleurs, à cause de sa proximité de cette première ville. Ses habitants s'attendaient à être pillés, massacrés, ou au moins emmenés en esclavage. Ils étaient entretenus dans ces idées par des marchands candiotes qui s'y trouvaient alors ; ils y avaient été attirés par le gouverneur, leur compatriote, Osman Roguey, qui, délégué de Saleh-Bey, y avait commis lui-même, comme kachef, le Mamlouk Sélim. Des fuyards d'Alexandrie avaient traversé Rosette pour se cacher dans l'intérieur du Delta, et y avaient entraîné des habitants. Les mosquées s'étaient remplies de dévots qui s'abandonnaient à Mahomet ; les femmes poussaient des cris, et emportaient leurs enfants dans les campagnes. Les Candiotes insultaient les Français établis ; il y en eut même un de massacré. Heureusement la proclamation du générai en chef était arrivée au milieu de ces excès ; elle apaisa les alarmes du peuple qui prit les Français sous sa protection, et pria l'un d'eux, le négociant Varsy, d'aller à la tête d'une députation porter des paroles de paix au général en chef.

Le kachef Selim, voyant ces dispositions, avait remonté le Nil pour rejoindre les Mamlouks à Rahmanieh, et avait été tué dans le premier combat.

Cependant le général Dugua s'était avancé sur Rosette ; on était allé au-devant de lui et on lui avait remis les clefs de la ville. Varsy, le muphti, le serdar-aga et le chaouieh s'étaient constitués otages, les Français étaient dans la ville sans coup férir. Dugua avait ordonné la formation d'une administration provisoire, et, laissant à Rosette une garnison de 200 hommes, il s'était mis en route pour rejoindre l'armée. Il arriva au quartier-général de Rahmanieh après une marche forcée, et annonça que la flottille était heureusement entrée dans le Nil ; mais, les eaux étant basses, elle remontait le fleuve avec difficulté. Elle arriva enfin dans la nuit du 24. Cette nuit même, l'armée partit pour Minieh-Salameh. Elle y coucha, et le 2 5, avant le jour, elle était en marche pour livrer bataille à l'ennemi partout où elle pourrait le rencontrer.

Bonaparte apprit que Mourad-Bey, à la tète d'un corps de 4.000 Mamlouks, attendait les Français à Chébreis[6]. Sa droite était appuyée à ce village où il avait placé quelques pièces de canon, et au Nil, sur lequel il avait une flottille de 10 chaloupes canonnières et de djermes armées.

Bonaparte avait ordonné à la flottille française, composée de trois chaloupes canonnières, un chebek et une demi-galère, de continuer sa marche, en se dirigeant de manière à pouvoir appuyer la gauche de l'armée sur le Nil, et attaquer la flottille ennemie au moment où l'on attaquerait les Mamlouks et le village de Chébreis. Malheureusement la violence des vents ne permit pas de suivre en tout ces dispositions. La flottille dépassa la gauche de l'armée, gagna une lieue sur elle, se trouva en présence de l'ennemi, et se vit obligée d'engager un combat d'autant plus inégal qu'elle avait à la fois à soutenir le feu des Mamlouks, des fellahs et des Arabes, et à se défendre contre la flottille ennemie. Il fut extrêmement opiniâtre. On tira de chaque côté plus de 1.500 coups de canon. Les fellahs, conduits par les Mamlouks, se jetèrent, les uns à l'eau, les autres dans des djermes, et parvinrent à prendre à l'abordage la demi-galère et une chaloupe canonnière. Le chef de division Perrée, quoique blessé au bras d'un coup de canon disposa aussitôt ce qui lui restait de forces, et parvint à reprendre à l'ennemi ses deux bâtiments sous la protection de son chebek qui vomissait de tous côtés le feu et la mort, et brûla des chaloupes canonnières à l'ennemi. Il fut puissamment secondé par l'intrépidité et le sang-froid du général Andréossy, qui commandait un corps de troupes de débarquement ; les citoyens Monge, Berthollet et Bourrienne montrèrent beaucoup de courage. L'ordonnateur en chef Sucy fut grièvement blessé en défendant avec vigueur une chaloupe canonnière chargée de vivres.

Cependant le bruit du canon avait fait connaître au général en chef que sa flottille était engagée. Il fit marcher l'armée au pas de charge ; elle s'approcha de Chébreis, et aperçut les Mamlouks rangés en bataille en avant de ce village. Bonaparte reconnut leur position et forma l'armée ; elle était composée de cinq divisions : chacune d'elles formait un carré qui présentait à chaque face six hommes de hauteur ; l'artillerie était placée aux angles ; au centre, étaient les équipages et la cavalerie. Les grenadiers de chaque carré formaient des pelotons qui flanquaient les divisions, et étaient destinés à renforcer les points d'attaque.

Les sapeurs, les dépôts d'artillerie y prirent position et se barricadèrent dans deux villages en arrière, afin de servir de point de retraite, en cas d'événement. L'armée n'était qu'à une demi-lieue des Mamlouks. Tout-à-coup ils s'ébranlèrent par masses, sans aucun ordre de formation y et inondèrent la plaine. Ils débordèrent les ailes des Français, et caracolèrent sur les flancs et les derrières, cherchant le point le plus faible pour pénétrer ; mais partout la ligne était également formidable et leur opposait un double feu de flanc et de front, D'autres masses chargèrent avec impétuosité la droite et le front de l'armée. On les laissa approcher jusqu'à portée de la mitraille. Aussitôt l'artillerie se démasqua et les mit en fuite. Quelques-uns de ces braves fondirent, le sabre à la main, sur les pelotons de flanqueurs. Attendus de pied ferme, presque tous furent tués par le feu de la mousqueterie ou par la baïonnette.

Animée par ce premier succès, l'armée s'ébranla et marcha au pas de charge sur Chébreis, que l'aile droite avait ordre de déborder. Ce village fut emporté après une faible résistance. Les Mamlouks opérèrent leur retraite en désordre vers le Kaire. Leur flottille prit également la fuite en remontant le Nil, et termina ainsi un combat acharné qui durait depuis deux heures. Les cavaliers démontés embarqués sur cette flottille, et commandés par le général Zayonschek, sous les ordres d'Andréossy, contribuèrent beaucoup à la gloire de cette journée. La perte de l'ennemi fut de plus de 600 hommes tués ou blessés ; celle des Français d'environ 70.

Après le combat, le général Zayonschek eut ordre de suivre la rive droite du Nil, avec 1.500 hommes, à la hauteur de la marche de l'armée qui s'avançait sur la rive gauche.

Le chef de division Perrée fut nommé contre-amiral ; le général de brigade d'artillerie Dommartin fut promu au grade de général de division.

L'armée coucha le 25 à Chébreis. Le lendemain, elle se mit en marche pour aller coucher à Chabour. Cette journée était forte ; on marchait en ordre de bataille et au pas accéléré dans l'espérance d'atteindre la flottille ennemie ; mais les Mamlouks brûlèrent les bâtiments qu'on était sur le point d'atteindre. Le 26 au soir, l'armée bivouaqua à Chabour, sous de beaux sycomores 'et trouva des champs pleins de pastèques, espèce de melons d'eau formant une nourriture saine et rafraîchissante. Le 27, l'armée coucha à Koûm-Chérik. Elle était sans cesse harcelée par les Arabes. On ne pouvait s'éloigner à une portée de canon sans tomber dans quelque embuscade. S'ils étaient les plus nombreux, ils assassinaient et pillaient ; ils prenaient la fuite à nombre égal et lorsqu'il fallait combattre. L'adjoint aux adjudants-généraux, Gallois, officier distingué, fut tué en portant un ordre du général en chef. L'adjudant Desnanots, neveu du savant Lacépède, tomba entre leurs mains et fut emmené à leur camp. Bonaparte envoya au chef de la tribu un messager porteur d'une lettre et de 100 piastres pour le rachat de ce jeune homme. Il s'éleva une vive querelle sur le partage de la somme entre ceux qui l'avaient fait prisonnier. Ils étaient prêts à en venir aux mains, lorsque le chef, pour terminer la contestation, tira un pistolet de sa ceinture, fit sauter le crâne au malheureux Desnanots, et rendit de sang-froid les cent piastres au messager, pour qu'il les rapportât au général en chef.

La division Desaix reprit l'avant-garde., Le 28, l'armée coucha à Algam ; le 29, à Abounochabeh, et le 30, au gros village de Ouardarn ; là elle bivouaqua dans une grande forêt de palmiers. Le soldat commençait à connaître les usages du pays et à déterrer les lentilles et autres légumes que les fellahs avaient coutume de cacher sous la terre. Mais le pain et le vin manquaient ; le biscuit apporté d'Alexandrie était consommé depuis longtemps. On trouvait d'immenses tas de blé ; on n'avait ni fours ni moulin. Pour tirer parti du grain, on était réduit à le piler entre deux pierres, ou à le faire griller et à le manger en galettes ou en bouillie. Le général en chef, pour donner l'exemple, bivouaquait au milieu de l'armée, dans les endroits les moins commodes. Le dîner de l'état-major consistait dans un plat de lentilles. La soirée du soldat se passait en conversations politiques sur les résultats de la campagne qui venait de s'ouvrir. Quelques-uns allaient jusqu'à dire que Je Directoire les avait déportés en Égypte, et qu'il n'existait pas de ville du Kaire. Leur imagination était tellement tourmentée que. deux dragons se jetèrent tout habillés dans le Nil et s'y noyèrent. Mais dans ce malaise extrême, au milieu même des murmures et des clameurs des soldats, on retrouvait toujours la gaîté française. Ils accusaient Caffarelli d'être l'agent dont s'était servi le Directoire pour tromper Bonaparte et l'armée, et ils disaient, en faisant allusion à sa jambe de bois : Il se moque bien de cela, lui, il a un pied en France.

L'armée passa toute la journée du 1er thermidor à Ouardam, pour se délasser des fatigues de la route, réparer l'artillerie, nettoyer les armes et se préparer au combat. Le 2 thermidor, elle se mit en marche et alla coucher au village d'Om-Dinar, à six lieues du Kaire, presque à la hauteur de la pointe du Delta, dite en arabe Badel-Baqarâh — ventre de la vache —, où le général Zayonscheck prit position avec sa troupe. Là, Bonaparte fut instruit que Mourad-Bey avait réuni dans la plaine, d'Embabeh tous ses Mamlouks, la milice du Kaire et un grand nombre d'Arabes, résolu de livrer une bataille décisive.

Le 3 thermidor, à deux heures du matin, l'armée partit d'Om-Dinar. Pour la première fois, depuis Chébreis, elle rencontra un corps de Mamlouks ; c'était l'avant-garde de Mourad-Bey. Elle se replia avec ordre et sans rien tenter. Tout annonçait que cette journée déciderait du sort de l'Égypte. Les soldats reprirent courage, instruits qu'ils approchaient du terme de leurs souffrances ;- une ardeur martiale régnait dans tous les rangs. Lorsque le soleil parut à l'horizon, l'armée aperçut les Pyramides. Aussitôt elle posa ses armes, et fit une halte spontanée pour les contempler. Soldats ! s'écria Bonaparte, dont la figure s'anima tout-à-coup d'un noble enthousiasme, soldats, vous allez combattre aujourd'hui les dominateurs de l'Égypte ; songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent !

A dix heures, l'armée aperçut Embabeh et les ennemis en bataille ; à deux heures après midi y les deux armées se trouvèrent en présence, séparées par une plaine d'une demi-lieue. L'armée ennemie s'étendait depuis le Nil jusqu'aux Pyramides. Elle était forte d'environ 60.000 hommes. Les janissaires et les spahis, au nombre de 20.000, gardaient un grand camp retranché pratiqué près du village d'Embabeh, et garni d'une quarantaine de canons que l'on avait tirés de la flottille.

Les Mamlouks occupaient le centre ; ce corps s'élevait à 9 ou 10.000 cavaliers, servis chacun par trois fellah à pied. Un corps de 3.000 cavaliers arabes tenaient l'extrême gauche jusqu'aux Pyramides[7]. Ces dispositions étaient formidables.

L'armée française ne s'était point encore mesurée contre les janissaires et spahis ; mais elle avait éprouvé l'impétueuse bravoure des Mamlouks, Le général en chef forma son ordre de bataille comme à Chébreis, mais de manière à présenter plus de feu à l'ennemi. Desaix commandait la droite, formée de sa division et de celle du général Reynier. La division Kléber, aux ordres du général Dugua, tenait le centre. La division Bon, et celle de Menou, commandée par le général Vial, occupaient la gauche appuyée au Nil.

Bonaparte, instruit que l'artillerie du camp retranché n'était pas sur affûts de campagne, et par conséquent ne pouvait sortir de l'enceinte, résolut de prolonger sa droite et de faire suivre le mouvement de cette aile à toute l'armée, en passant hors de la portée du camp retranché. Par-là, l'armée française n'avait affaire qu'aux Mamlouks ; l'infanterie et l'artillerie de janissaires ne pouvaient être d'aucun secours à l'ennemi.

Mourad-Bey vit les colonnes de Desaix s'ébranler et ne tarda pas à deviner le but de Bonaparte., Quoique ce chef ne connût point la tactique, la nature l'avait doué d'un grand caractère, d'un courage à toute épreuve, et d'un coup-d'œil pénétrant. La bataille de Chébreis lui avait servi d'expérience. Il sentit avec une habileté qu'on pourrait à peine attendre du général européen le plus consommé, que le destin de la journée consistait à empêcher les Français d'exécuter ce mouvement, et à profiter de l'avantage de sa nombreuse cavalerie pour les attaquer en marche[8].

Il détacha un de ses beys les plus braves avec un corps d'élite de 6 à 7.000 Mamlouks qui, avec la rapidité de l'éclair, chargea les divisions Desaix et Reynier. Elles n'eurent pas le temps de se former et furent un instant compromises ; mais la tête des Mamlouks qui avait commencé le choc, était peu nombreuse ; leur masse n'arriva que quelques minutes après ; ce retard suffit pour former les carrés. Lorsque les Mamlouks furent à cinquante pas du front, on les accueillit par une mitraille et une grêle de balles qui en fit tomber un grand nombre. En vain ces braves s'élancèrent à plusieurs reprises sur les carrés français. Les grenadiers immobiles firent pleuvoir sur eux un feu meurtrier, et leur opposèrent un rempart impénétrable. C'est alors qu'un bey audacieux, voyant tous ses efforts échouer contre le front des Français, se dévoua, avec 40 de ses Mamlouks, de la manière la plus héroïque pour ouvrir un passage à Mourad. Ils acculèrent leurs chevaux contre les baïonnettes des grenadiers et les renversèrent sur eux. Par-là, ils parvinrent à faire une brèche dans le carré ; mais elle se referma aussitôt ; ils périrent tous ; il en vint mourir une trentaine aux pieds de Desaix. Bonaparte, qui était dans le carré du général Dugua, saisit ce moment décisif, fit partir les généraux Bon et Vial pour attaquer le camp retranché d'Embabeh, et se porta en personne, entre le Nil et Reynier, sur le gros des Mamlouks. Ceux-ci ne pouvant rompre la ligne, tournèrent autour des carrés, se jetèrent dans l'intervalle formé par les deux divisions, et dès lors leur charge fut manquée. Un double feu acheva leur défaite. Les Arabes qui formaient la gauche de Mourad-Bey, voyant pencher la victoire du côté des Français, abandonnèrent le champ de bataille et s 'enfoncèrent dans le désert.

Cependant la division Menou, commandée par Vial, s'avançait entre les Mamlouks et les retranchements d'Embabeh, tandis que la colonne d'attaque du général Bon, conduite par Rampon, marchait pour occuper une espèce de défilé entre le camp et Gizeh. A la vue de ces dispositions formidables, une partie des Mamlouks qui étaient dans les retranchements en sortirent, cherchant à se faire jour ; les janissaires, les spahis et les fellahs s'enfuirent vers la gauche d'Embabeh ; mais la division Vial qui, dans ce moment même, terminait son mouvement, les reçut à bout portant, les chargea a la baïonnette et les jeta dans le Nil. Pendant ce temps, les autres divisions gagnaient toujours du terrain. Les Mamlouks qui étaient hors des retranchements, se trouvant pris entre le feu des carrés et celui des colonnes d'attaque, essayèrent de regagner leur camp, et tombèrent en désespérés sur la petite colonne de Rampon, entre le fleuve et le village. Tous leurs efforts furent vains ; un bataillon de carabiniers, sous le feu duquel ils furent obligés de passer a cinq pas, en fit une boucherie effroyable ; le champ de bataille en fut jonché. Ne voulant pas tomber entre les mains des Français, un très-grand nombre se jeta dans le Nil et s'y noya.

Mourad-Bey qui avait, depuis le commencement de la bataille, constamment combattu les divisions Desaix, Reynier et Dugua, voyant son camp retranché au pouvoir des Français, séparé lui-même de sa droite, qui était cernée de toutes parts et en partie détruite, accablé de fatigue, blessé a la joue et couvert de sang, fit sa retraite sur les Pyramides, suivi de 3.000 cavaliers. Il fut poursuivi par Desaix et Reynier ; mais bientôt il s aperçut de la fausse direction qu'il avait donnée a sa retraite, et voulut reprendre la route de Gizeh. Il reconnut en même temps la faute qu'avait faite un corps de sa cavalerie en restant dans les retranchements. Quelques-uns de ces braves, cernés de toutes parts, s'y défendaient encore vaillamment et vendaient chèrement leur vie.

En vain Mourad essaya plusieurs charges pour leur rouvrir un passage. Ses Mamlouks eux-mêmes avaient l'âme frappée de terreur et agirent mollement. Les divisions Desaix, Reynier et Dugua leur coupèrent le chemin de Gizeh et les poursuivirent jusqu'à la lisière du désert.

Alors la confusion et le carnage furent horribles à Embabeh. De cette nombreuse milice, tout ce qui put échapper aux baïonnettes des Français, se précipita sur des djermes, kaïkes et autres bateaux pour passer le Nil qui les engloutit. Un petit nombre seulement parvint à s'échapper ; les fellahs, légèrement vêtus et excellents nageurs, se sauvèrent presque tous. On dit que près de 5.000 Mamlouks furent tués ou noyés dans cette bataille. Leurs nombreux cadavres répandirent en peu de jours jusque Damiette et Rosette, et le long du rivage, la nouvelle de la victoire des Français. On porte à 10.000 hommes la perte de l'ennemi, tant Mamlouks que janissaires et fellah. Plus de 400 chameaux chargés de bagages, un pareil nombre de chevaux, 50 pièces d'artillerie et le camp des Mamlouks tombèrent au pouvoir des Français. Ils n'eurent que 260 blessés[9], et ne perdirent qu'une trentaine d'hommes.

Les Mamlouks avaient sur le Nil une soixantaine de bâtiments chargés de toutes leurs richesses. En voyant l'issue du combat et désespérant de les sauver, ils y mirent le feu. La flottille française n'avait pu suivre la marche de l'armée ; le vent lui avait manqué. Si on l'avait eue, on aurait pu faire un grand nombre de prisonniers, et s'emparer de toutes les richesses qui furent la proie des flammes.

Le contre-amiral Perrée avait entendu le canon des Français, malgré le vent du nord qui soufflait avec violence. A mesure qu'il s'était calmé, le bruit du canon lui avait paru augmenter, de sorte qu'a la fin, il paraissait s'être rapproché de la flottille. Il crut donc que les Français faisaient leur retraite, et que la bataille était perdue ; mais la multitude de cadavres mamlouks que roulait le Nil, rassura bientôt la flottille sur l'issue dit combat.

Les divisions Desaix, Reynier et Dugua, après avoir poursuivi les Mamlouks, jusqu'à la nuit, revinrent à Gizeh ; déjà cette ville était au pouvoir des Français. Bonaparte descendit de cheval à Embabeh, et se rendit à pied à la maison de campagne de Mourad-Bey, à Gizeh ; le contentement était peint sur son visage. Cette habitation ne ressemblait en rien aux châteaux d'Europe. L'état-major eut beaucoup de peine à en reconnaître la distribution et à s'y loger. Là, pour la première fois l'armée trouva en Égypte le luxe et les arts de l'Europe. Les jardins étaient remplis d'arbres magnifiques et de berceaux de vignes chargées de raisins. L'espoir d'un riche butin avait ranimé les forces du soldat. Les divisions Bon et Menou, occupaient le camp retranché, nageaient dans l'abondance. On avait trouvé de nombreuses provisions de bouche, et des bagages. Sur le corps de chaque Mamlouk, les soldats trouvaient une bourse de trois, quatre et cinq cents pièces d'or ; car on sait qu'ils avaient coutume de porter toute leur fortune avec eux, quant ils allaient combattre. Leurs vêtements étaient extrêmement riches et éclatants de magnificence, leurs cimeterres et leurs pistolets ciselés d'or et d'argent ; les harnois, les selles et les housses de leurs chevaux éblouissaient les yeux par leur luxe et leur richesse. Le champ de bataille était devenu un marché. Au milieu des cadavres, on vendait des chevaux, des armes, des vêtements, des chameaux. C'était la joie la plus bruyante dans le silence de la mort ; les uns mangeaient, buvaient ; d'autres se couvraient la tête d'un turban ensanglanté ; celui-ci revêtait une pelisse, son trophée ; personne ne songeait plus aux souffrances qu'il avait endurées. Le chef de brigade Destaing fut nommé général de brigade.

Pendant la nuit, la division Menou passa un bras du Nil, et prit position dans l'île de Roudah. Toute la rive droite offrait l'aspect d'un vaste incendie ; les flammes, qui dévoraient la flottille ennemie, s'élevaient à une grande hauteur, et éclairaient le champ de bataille jusqu'aux Pyramides.

Lorsque, le 3 thermidor au matin, Mourad-Bey se préparait à livrer bataille, Seïd-Aboubeker, pacha du Kaire, où il représentait le fantôme de suzeraineté du Sultan, avait été extrêmement embarrassé sur la conduite à tenir dans une circonstance aussi critique. La lettre que Bonaparte avait chargé le commandant de la caravelle de lui envoyer, ne lui était point parvenue ; il ignorait donc les vues du général. Réuni à Ibrahim-Bey, plus prudent et moins belliqueux que Mourad, il avait invité Baudeuf, l'un des principaux négociants français, à leur faire connaître le but de l'expédition. N'en étant point lui-même instruit, celui-ci avait répondu que les intentions de la France ne pouvaient être hostiles contre la Porte, et que probablement elle ne voulait qu'un passage pour aller attaquer les possessions anglaises dans l'Inde. Le pacha et Je bey avaient décidé que Baudeuf se rendrait auprès de Bonaparte pour entrer en négociation ; mais au moment où il allait partir, on avait appris que les Français en étaient venus aux mains avec Mourad Bey. Alors, réuni à Seïd-Aboubeker, Ibrahim, avec deux mille Mamlouks, avait disposé son camp sur la rive droite du Nil, et, moins confiant que Mourad-Bey, avait pris avec lui ce qu'il avait de plus précieux. Il avait été témoin immobile de la bataille des Pyramides et de la défaite de Mourad. Dans la nuit du 3 au 4 thermidor, il leva son camp, et, accompagné du pacha, se retira vers Belbeïs, sur la route de Syrie, emmenant avec lui ses trésors et ses esclaves.

La ville du Kaire, abandonnée de ses maîtres, devint, de la part de la population, un théâtre de désordre et d'horreur. Pendant toute la nuit, la confusion y fut à son comble. Le peuple se porta avec fureur aux palais de ses tyrans ; ceux des beys furent dévastés ; celui de Mourad fut incendié. On tenta d'attaquer la maison où s'étaient réfugiés les négociants français ; mais les assaillants furent arrêtés par la bonne contenance de l'Italien Barthélemi, qui s'y trouvait aussi enfermé. Les principaux cheyks des mosquées et les agas des janissaires et de la police parvinrent enfin à réprimer ces excès.

Le lendemain, 4 thermidor (22 juillet), Bonaparte adressa cette proclamation aux habitants :

Peuple du Kaire, je suis content de votre conduite ; vous avez bien fait de ne pas prendre parti contre moi ; je suis venu pour détruire la race des Mamlouks, protéger le commerce et les naturels du pays. Que tous ceux qui ont peur se tranquillisent ; que ceux qui se sont éloignés rentrent dans leurs maisons ; que la prière ait lieu comme à l'ordinaire, comme je veux qu'elle continue toujours. Ne craignez rien pour vos familles, vos maisons, vos propriétés, et surtout pour la religion du prophète que j'aime. Comme il est urgent qu'il y ait des hommes chargés de la police, afin que la tranquillité ne soit pas troublée, il y aura un divan composé de sept personnes qui se réuniront à la mosquée de Ver. Il y en aura toujours deux près du commandant de la place, et quatre seront occupés à maintenir la tranquillité publique et à veiller à la police.

 

Bonaparte envoya aux cheyks et aux notables du Kaire cette proclamation et celle qu'il avait adressée aux Égyptiens, en débarquant à Alexandrie. Il leur écrivait en même temps de faire passer de son côté tous les bateaux qu'ils avaient sur la rive droite ; de lui envoyer une députation en témoignage de leur soumission, et de faire préparer du pain, de la viande, de la paille et de l'orge pour l'armée. Soyez sans inquiétude, ajoutait-il, car personne plus que moi ne désire contribuer à votre bonheur.

Instruit que le pacha n'avait point reçu sa lettre du 12 messidor, et le croyant resté au Kaire, Bonaparte lui écrivit de nouveau pour l'assurer des intentions pacifiques de la République envers la Porte-Ottomane.

Bientôt une députation des grands cheyks, précédés du cheyk de la grande mosquée, de Jémil-Azar et du kiaya du pacha parut sur le Nil. Elle se rendit à Gizeh, auprès du général en chef, annonça qu'Ibrahim-Bey était parti avec lé pacha ; que les janissaires s'étaient assemblés et avaient décidé de se rendre ; qu'elle venait traiter de la reddition de la ville et implorer la clémence du vainqueur. Les députés restèrent plusieurs heures à Gizeh, où on employa les moyens qu'on crut les plus efficaces pour les confirmer dans leurs bonnes dispositions, et leur inspirer de la confiance. Le kiaya dit que, le pacha étant parti, il avait cru de son devoir de venir à Gizeh, puisque le général en chef déclarait que ce n'était pas aux Turcs, mais aux Mamlouks qu'il faisait la guerre. Il eut une conférence avec Bonaparte qui le persuada. Ce kiaya entrevoyait l'espérance de jouer un grand rôle et de faire fortune. Il promit donc d'engager Ibrahim-Bey à se retirer de l'Égypte, et les habitants du Kaire à se soumettre.

Bonaparte répondit à la députation, que le désir des Français était de rester amis du peuple égyptien et de la Porte-Ottomane ; que les mœurs, les usages et la religion du pays seraient scrupuleusement respectés. Elle revint au Kaire, accompagnée d'un détachement de la 32e demi-brigade, commandé par le brave Dupuis, que Bonaparte avait nommé général de brigade sur le champ de bataille des Pyramides. Ce corps défila dans les rues du Kaire, au milieu d'une population immense réunie sur son passage, dans un silence respectueux, et alla prendre possession de la citadelle, à l'extrémité de la ville sur les, confins désert.

Bonaparte. écrivit au pacha qu'il était très-fâché de la violence que lui avait faite Ibrahim-Bey, en le forçant de quitter le Kaire pour le suivre, et l'engagea à revenir dans cette ville, s'il en était encore le maître, lui promettant qu'il y jouirait de la considération et du rang dus au représentant du sultan, l'ami de la France. Ce pacha ne fit aucune réponse et ne revint pas.

Cependant le peuple du Kaire se préparait à recevoir les Français.

Les vainqueurs trouvent partout des adulateurs et des poètes, même parmi les peuples qu'ils ont domptés. Le 5 thermidor, le chef des mouphtys entonna un cantique de louanges dans la principale mosquée du grand Kaire, et le Triomphe des braves de l'Occident et du favori de la victoire y fut chanté[10].

Pendant ce temps-là, l'armée se délassait de ses fatigues, et s'appropriait les riches dépouilles des vaincus. On pêchait dans le Nil les cadavres des Mamlouks ; leurs armes étaient précieuses, et la quantité d'or que l'on trouvait sur eux rendait le soldat très-zélé pour cette recherche. La ville de Gizeh était environnée d'une enceinte assez vaste pour renfermer tous les établissements de l'armée, et assez forte pour résister aux Arabes et aux Mamlouks. On s'empressa de la mettre en état.

Mourad-Bey s'était jeté dans la Haute-Égypte pour réorganiser les débris de ses forces et en rassembler de nouvelles. A ce guerrier, qui montrait du courage et de l'habileté, Bonaparte opposa un de ses meilleurs lieutenants. Il ordonna à Desaix de se porter, avec sa division, à deux lieues en avant de Gizeh, en suivant les bords du Nil ; de choisir un emplacement qui, hors le temps de la crue, ne fût pas inondé, et cependant assez près du fleuve. L'intention du général en chef était que ce point fût retranché par trois redoutes formant le triangle, se flanquant entre elles, et pouvant être défendues chacune par quatre-vingt-dix hommes, deux canonniers et deux petites pièces de canon ; de les réunir entre elles par trois bons fossés qui formeraient les courtines, de maniéré que ce triangle pût contenir toute la division et lui servir de camp retranché. Des ordres furent en conséquence donnés aux commandants du génie et de l'artillerie de tracer les ouvrages et de pousser vivement les travaux. Il était recommandé à Desaix d'ordonner à Belliard d'envoyer des espions, de fréquentes reconnaissances au loin, pour connaître ce que faisaient les Mamlouks, des lettres et proclamations, et d'exiger que les villages envoyassent des députés pour prêter le serment d'obéissance.

Après toutes ces opérations, pour lesquelles Bonaparte n'accordait que deux jours, Desaix devait laisser une partie de sa division sous le commandement de Belliard, et revenir avec le reste à Gizeh pour recevoir de nouveaux ordres. Dès que les redoutes seraient susceptibles de quelque dépense, il y laisserait un bataillon, et recevrait l'ordre de rejoindre la division.

De semblables dispositions furent faites pour tracer aux Pyramides un fort à étoile, ou redoute brisée, capable de contenir de deux cent cinquante à trois cents hommes et deux pièces de canon, afin de contenir les Arabes. Pour protéger, ces travaux, Dugua y envoya son avant-garde avec une pièce de trois et trente hommes à cheval, sous le commandement de Verdier, et lui prescrivit de faire une circulaire aux Arabes des environs, pour les prévenir que le général en chef tirerait vengeance contre eux des assassinats qui seraient commis sur les Français[11].

Ces menaces ne produisirent pas d'abord un grand effet. La population des villages montrait des dispositions hostiles. Vu la difficulté qu'on, éprouvait à faire travailler le soldat, on employait à ces ouvrages des paysans qui faisaient fort peu ; de chose, et qu'il fallait encore garder avec les troupes. Quelques soldats de Verdier étant allés sans armes au village d'El-Khyam, pour moudre du grain, furent assaillis par une vingtaine d'Arabes qui en massacrèrent quinze et en blessèrent quatre dangereusement. Il ne s'en serait pas sauvé un seul, sans une compagnie de carabiniers qui, au premier coup de fusil, coururent à leur secours[12].

Pour soumettre Mourad-Bey, Bonaparte eut aussi recours à la voix des négociations. Il paraîtrait même que ce bey lui avait fait faire quelque proposition, à en juger par la lettre suivante du général en chef qui chargea l'Italien Rosetti de conclure et signer, avec Mourad-Bey, une convention qui mit fin aux hostilités.

Vous vous rendrez secrètement, citoyen y auprès de Mourad-Bey, vous lui direz que vous m'avez présenté l'homme qu'il avait envoyé ; que cet homme, par des paroles indiscrètes, des discours verbeux et faux, n'était parvenu qu'à m'indisposer davantage contre lui ; mais que j'ai compris que le moment pouvait venir où il fût de mon intérêt de me servir de Mourad-Bey comme de mon bras droit, et que je consentais à ce qu'il conservât, la province de Girgeh, dans laquelle il devrait se retirer dans l'espace de cinq jours, et que, de mon côté, je n'y ferais point entrer de troupes. Vous lui direz que, ce premier arrangement fait, il sera possible, en le connaissant mieux, que je lui fasse de plus grands avantages ; et vous signerez de suite un traité en français et en arabe, conçu à peu près en ces termes :

I. Mourad-Bey conservera avec lui cinq ou six cents hommes à cheval, avec lesquels il gouvernera la province de Girgeh, depuis les cataractes jusqu'à une demi-lieue plus bas que Girgeh, et la maintiendra à l'abri des Arabes.

II. Il se reconnaîtra, dans le gouvernement de ladite province, dépendant de la France. Il paiera, à l'administration de l'armée, le miry que cette province payait.

III. Le général s'engage, de son côté, à me faire entrer, aucune troupe dans la, province de Girgeh, et à en laisser le gouvernement à Mourad-Bey.

IV. Mourad-Bey se retirera au-delà de Girgeh, dans l'espace de cinq jours. Aucun de ses gens n'en pourra sortir, pour entrer dans les limites d'une autre province, sans une permission du général.

 

Le 6 thermidor (24 juillet), Bonaparte écrivit au Directoire pour l'instruire des opérations de l'armée depuis son départ d'Alexandrie, des combats de Rahmanieh et de Chébreis, de la victoire éclatante qu'il venait de remporter au pied des Pyramides, et de la soumission du Kaire.

Le 7 thermidor (25 juillet), le général en chef fit son entrée dans la capitale de l'Égypte, à quatre heures après midi. Il alla loger sur la place Esbekieh, dans la maison d'Elfi-Bey, et y établit son quartier-général. Cette maison était située à une extrémité de la ville, et le jardin communiquait avec la campagne. Le soir de son entrée au Kaire, Bonaparte écrivit à son frère Joseph, député au conseil des Cinq-cents :

Tu verras, dans les papiers publics, la relation des batailles et de la conquête de l'Égypte qui a été disputée assez pour ajouter une feuille à la gloire militaire de cette armée. L'Égypte est le pays le plus riche en blé, riz, légumes, viande, qui existe sur la terre ; la barbarie est à son comble, il n'y a point d'argent, pas même pour solder la troupe. Je pense être en France dans deux mois. Fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne ; je compte y passer l'hiver[13].

Que penser de cette lettre ? A-t-elle été écrite par celui auquel on l'attribue, ou fabriquée ? Comment Bonaparte pouvait-il songer à retourner en France, trois mois après son débarquement en Égypte ? C'est tout simple, répondent les auteurs de l'introduction à la correspondance ; de concert avec Bonaparte, le Directoire avait résolu de se débarrasser de l'armée ; c'est pour cela qu'il l'avait envoyée en Égypte. Le but était rempli. Bonaparte se proposait donc d'abandonner l'armée à son mauvais sort, et de revenir en France avec quelques-uns de ses compagnons privilégiés. Lorsque, en Italie., les armes de la France furent malheureuses, et que, sans nouvelles de l'Égypte, on croyait l'armée et son général perdus sans ressource, dans les conseils législatifs on accusa aussi le Directoire de les avoir déportés en Égypte pour les vouer à une ruine certaine. On l'accusa d'avoir fait ce sacrifice impie aux suggestions de l'Angleterre. On ne réfutera pas sérieusement des suppositions aussi contradictoires qu'absurdes, dont le temps et la raison ont fait justice. Il serait donc naturel d'en conclure que la lettre de Bonaparte avait été fabriquée pour accréditer indirectement la première de ces suppositions.

D'un autre côté, on a vu[14] qu'avant de décider définitivement l'expédition d'Égypte, le Directoire et Bonaparte s'étaient occupés sérieusement d'une descente en Angleterre. On a vu[15] que quelques jours avant de partir de Paris pour Toulon, le 24 germinal, Bonaparte avait remis au Directoire le plan de cette descente pour être exécutée l'hiver suivant. On assure qu'alors il fut convenu qu'il la commanderait, et qu'il reviendrait en France après avoir établi son armée en Égypte., où il la laisserait sous le commandement de Kléber[16]. Si sa lettre du 7 thermidor est vraie, il est donc probable qu'elle se rapportait à ce projet, et que celui d'aller passer l'hiver à la campagne avait pour objet de le dissimuler à l'ennemi, si la lettre tombait entre ses mains. La perte de la flotte à Abouqyr, la déclaration de guerre de la Porte, et la nécessité où Bonaparte fut de rester en Égypte, pour combattre les armées qui venaient l'y attaquer, durent nécessairement le faire changer de résolution.

D'ailleurs la haute ambition dont Bonaparte eut les premières idées après la bataille de Lodi, se déclara tout-à-fait sur le sol de l'Égypte, après la victoire des Pyramides et la possession du Kaire. Alors il crut pouvoir s'abandonner aux rêves les plus brillants[17].

Fondateur d'États libres en Italie, Bonaparte ne vint pas, comme ses détracteurs l'ont prétendu, établir en Égypte la liberté telle que l'entendaient alors les peuples les plus éclairés de l'Europe. Pour la comprendre, la nation égyptienne était trop ignorante, trop abrutie par le despotisme. Cependant par le tableau que nous avons fait de ses institutions, on a pu voir qu'elles étaient loin d'être barbares, qu'elles consacraient les droits des gouvernés, qu'elles imposaient des devoirs aux gouvernans ; il ne leur manquait donc pour la prospérité du pays, que d'être respectées. Fondateur d'une colonie française, Bonaparte sentait qu'il devait d'abord s'appuyer sur les lois du peuple conquis, sur ses mœurs et ses usages. Cependant conquérant d'un pays, berceau des lumières, il eut la noble pensée d'y ramener les bienfaits de la civilisation. Par une heureuse innovation, il résolut donc de faire concourir au gouvernement et à l'administration, les habitants les plus distingués par leurs lumières, leurs talents et leur influence sur le peuple. C'était aussi, par une sage politique, tempérer la rigueur du commandement, et rendre l'obéissance plus facile. On aurait pu, avec le temps, faire comprendre aux Égyptiens, par leur propre expérience, l'avantage des formes administratives de l'Occident sur celles du despotisme oriental. Cette espérance n'a été qu'un rêve ; mais ce fut alors celui d'un homme de génie, qui, dans ses hardies conceptions, envisageait le bien de l'humanité, et qui, portant sa pensée au-delà du présent, bâtissait pour l'avenir.

Avant d'entrer au Kaire, mais après la soumission de cette ville, Bonaparte avait déjà, dans sa proclamation du 4 thermidor, invité les notables habitants à établir pour la police un divan provisoire. A peine fut-il entré dans cette ville, qu'il y constitua définitivement le divan, et qu'il organisa l'administration des provinces. Le divan du Kaire fut composé de neuf personnes, savoir : le cheyk El-Sadat, le cheyk El-Cherkaouï, le cheyk El-Sahouï, le cheyk El-Bekri, le cheyk El-Fayoumy, le cheyk Chiarichi, le cheyk Mussa-Lirssi, le cheyk Nakibel-Ascheraf Seid-Omar, le cheyk Mohamed-el-Émir. Le divan nommait dans son sein son président et choisissait un interprète pris hors de son. sein, deux secrétaires interprètes sachant le français et l'arabe, deux agas pour la police, deux commissions de trois, l'une pour surveiller les marchés et la propreté de la ville, et l'autre chargée de faire enterrer les morts qui se trouver aient au Kaire, ou à deux lieues aux environs.

Le divan s'assemblait tous les jours à midi, et il y avait constamment trois membres en permanence.

Il avait a sa porte une garde française et une garde turque.

Le général Berthier et le commandant de la place furent chargés d'installer le divan et de lui faire prêter le serment de ne rien faire contre les intérêts de l'armée[18].

Le général en chef lui adressa plusieurs questions sur la formation, la composition et les appointements des divans provinciaux, sur les successions, sur la manière de rendre la justice, sur les propriétés et les impositions. Les réponses, du divan furent pleines de sagacité, rappelèrent les lois et usages qui régissaient l'Égypte, et servirent en grande partie de base au système de gouvernement et d'administration adopté par Bonaparte.

Le divan fut d'avis que les villes d'Alexandrie, Rosette et Damiette fussent représentées dans le divan du Kaire ; qu'il fût convoqué dans ces trois villes une assemblée des gens de loi, des schérifs, des négociants et des notables, pour faire le choix de trois membres ; que la même assemblée nommât douze ou quinze membres pour composer son divan particulier, ayant soin de faire des choix agréables à la République Française et aux habitants, et que les nominations fussent adressées au divan du Kaire, pour être présentées à la confirmation du général en chef.

Quant aux autres provinces d'Égypte, l'assemblée proposa que dans chaque grande province on formât quatre divans de douze membres qui se tiendraient dans les villes principales, et dont la nomination se ferait par l'assemblée générale de chaque province, sauf la confirmation du général en chef ; que dans les provinces d'une moindre étendue, il n'y eût que trois divans, et deux dans les petites, formés de la même manière que ceux des grandes provinces ; que chacun de ces divans eut trois députés dans le divan du Kaire, comme ceux d'Alexandrie, Damiette et Rosette. L'assemblée décida que le plus grand bien du pays voulait que l'on confirmât toutes les lois existantes au sujet des successions, et qu'il n'y avait rien à changes ni à innover dans la manière de rendre la justice. Elle pensa qu'il était nécessaire de faire un règlement pour fixer d'une manière claire les droits que le qady et ses subalternes pourraient retirer d'un procès ; que ces droits devaient être supportés par les deux parties en proportion de l'importance de la cause, sans s'écarter cependant des usages reçus dans chaque lieu et sans vexation ni tyrannie ; que le choix des qadys dans chaque province fût laissé au divan, comme le plus capable de connaître ceux qui étaient le plus propres à cette place, ainsi que les lieux où ils devaient être établis ; qu'on envoyât dans chaque province un commandant français avec des forces suffisantes pour y maintenir le bon ordre, et qu'il y eût auprès de ce commandant un ancien officier des milices du Kaire, en qualité de conseiller, et un commissaire entendu dans la perception des impôts ; que le commandant, l'officier musulman et le commissaire percepteur, résidassent ensemble dans la capitale de la province, de tout temps siège du gouverneur ; que le commandant de la province, selon les anciens usages, perçût les droits dits kouchoufyeh, et les impositions territoriales que devaient payer les villages ; qu'ensuite il s'acquittât vis-à-vis du gouvernement, payât ce qui revenait aux milices, les salaires des employés, les pensions assignées sur le miry de sa province, les sommes assignées à celui qui était chargé de porter des provisions et des rafraîchissements à la caravane des pèlerins, à son retour de là Mekke, enfin que sur les revenus le commandant prélevât les dépenses nécessaires pour ses besoins particuliers, ses troupes et sa maison ; que si le général en chef trouvait à propos de faire régir les provinces pour le compte de la République, et de faire payer par le trésor public tous les objets désignés ci-dessus, la perception fût faite d'après les usages anciens, en supprimant les vexations mises successivement sous le gouvernement tyrannique des Mamlouks. Les sujets le conjurent, disait le divan, de vouloir bien alléger leurs charges pour le bonheur et la prospérité du gouvernement ; car ce sont ces vexations accumulées qui ont ruiné les villages, écrasé la fortune des pauvres sujets, et occasionné la ruine des tyrans, et l'extrême misère des cultivateurs.

Pour la levée des impôts, tel était le système du divan : envoyer dans chaque village un officier musulman des anciennes milices, en qualité de lieutenant, ou bien un commissaire temporaire qui serait accompagné d'un écrivain cophte ou d'un exacteur nommé par l'intendant-général du Kaire. Ces préposés lèveraient les impositions dans le temps propre et fixé par les anciens usages, sans employer des moyens tyranniques. Les villages qui paieraient ce qu'ils devaient seraient protégés ; quant à ceux qui s'y refuseraient, le lieutenant en donnerait avis au conseiller et à l'intendant qui seraient auprès du commandant de la province, et ceux-ci demanderaient au commandant les troupes nécessaires pour faire rentrer dans le devoir le village rebelle. Lorsque les Arabes et les voleurs de grands chemins infesteraient les routes dans une partie de la province, le lieutenant musulman le ferait incontinent savoir au commandant et au conseiller de gouvernement, qui enverraient les troupes nécessaires pour faire cesser le désordre, et, s'il le fallait, le commandant se mettrait lui - même à la tête de la force pour punir les malfaiteurs selon leurs crimes ; ce qui procurerait la prospérité du pays, la tranquillité des habitants, et la facilité de la perception des impôts.

Pour la police des Arabes, le divan jugeait convenable que les commandants des provinces envoyassent des lettres de sauf-conduit à ceux de leurs gouvernements respectifs pour les engager à se présenter et à se fixer dans leur domicile ordinaire ; qu'on exigeât d'eux des otages pour assurer leur obéissance ; que ceux qui ne se rendraient pas à cette invitation, seraient déclarés rebelles, et que le commandant et le conseiller du gouvernement prendraient des mesures pour les faire repentir de leur rébellion, en employant tous les moyens autorisés par les anciens usages.

Bonaparte organisa l'administration des provinces, conformément à plusieurs des vues exprimées par le divan, et arrêta qu'il y aurait dans chaque province, 1°. un divan composé de sept personnes chargées de veiller aux intérêts de la province, de faire part au général en chef de toutes les plaintes qu'il pourrait y avoir ; d'empêcher les guerres que se faisaient les villages entre eux, de surveiller les mauvais sujets, de les châtier, en demandant main-forte au commandant français, et d'éclairer le peuple toutes les fois que cela serait nécessaire ; un aga des janissaires, qui se tiendrait toujours avec le commandant français ; que cet aga aurait avec lui une compagnie de 60 hommes du pays, armés, avec lesquels il se porterait partout où il serait nécessaire, pour maintenir le bon ordre, et faire rester chacun dans l'obéissance et la tranquillité ; 3°. un intendant, chargé de la perception du miry et du feddam, et de tous les revenus qui appartenaient ci-devant aux Mamlouks, devenus propriétés de la République ; 4°. qu'il y aurait près de cet intendant un agent français, tant pour correspondre avec l'administration des finances que pour faire exécuter tous les ordres qu'il pourrait recevoir, et se trouver toujours au fait de l'administration[19] ; que tous les propriétaires de l'Égypte seraient confirmés dans leurs propriétés ; que les fondations pieuses affectées aux mosquées, et spécialement à celles de Médine et de la Mekke, seraient confirmées ; que toutes les transactions civiles continueraient à avoir lieu, et que la justice civile serait administrée comme par le passé[20].

Bonaparte fit ses dispositions pour soumettre et occuper les provinces. Il avait laissé Kléber à Alexandrie, Menou à Rosette, et nommé Dumuy, commandant dans le Bahyreh, à Damanhour. Il envoya Zayonschek dans le Menoufieh, Murat dans le Qélioubeh, Vial dans les provinces de Mansourah et de Damiette, Fugières dans celles de Garbyeh, et Belliard à Gizeh.

Ils avaient pour instruction générale d'organiser les divans et les compagnies de janissaires, de désarmer les habitants, de requérir des chevaux pour monter la cavalerie, d'établir de petits hôpitaux, et de bâtir des fours pour la troupe ; d'activer le travail des commissions pour l'inventaire des biens appartenant aux Mamlouks, de faire connaître les ressources pécuniaires qu'offraient les provinces, d'y répandre des proclamations, de faire lever par des officiers du génie ou de l'état-major des croquis de la situation des villages, de recueillir des renseignements sur la population et le produit des impôts[21].

Bonaparte leur écrivait :

Les Turcs ne peuvent être conduits que par la plus grande sévérité ; tous les jours je fais couper cinq ou six têtes dans les rues du Kaire. Nous avons dû les ménager jusqu'à présent pour détruire cette réputation de terreur qui nous précédait : aujourd'hui, au contraire, il faut prendre le ton qui convient pour que ces peuples obéissent ; et pour eux, obéir c'est craindre[22].

Il recommandait à Vial, aussitôt son arrivée à Damiette, d'en prévenir le citoyen Blanc, directeur général de la santé à Alexandrie, d'établir de suite un lazaret dans la première de ces villes ; de ne laisser rien sortir du port ; il lui ordonnait de lever à Damiette une contribution extraordinaire de 150.000 fr. ; de percevoir les douanes et les impositions directes et indirectes comme à l'ordinaire ; de faire réparer les forts situés à l'embouchure du Nil, de manière à les mettre à l'abri d'un coup de main ; de se faire instruire et de l'avertir de tout ce qui se passerait à Acre et en Syrie ; de se mettre en correspondance avec une frégate française qui croisait aux embouchures du Nil, ainsi qu'avec les bombardes, afin de s'en servir, et de les faire avancer jusqu'au Kaire, il mesure que le Nil s'accroîtrait[23].

Dans la capitale de l'Égypte, l'armée se trouva de suite très-riche en denrées, mais très-pauvre en numéraire. En échange de quelque argent, qu'avaient fourni des négociants d'Alexandrie, Bonaparte avait donné des lingots ; il chargea Kléber de convoquer ces négociants et de leur proposer de rendre contre des denrées ces lingots avec lesquels on battrait monnaie au Kaire.

L'armée avait grand besoin de ses bagages ; Bonaparte envoya à Rosette l'adjudant-général Almeyras avec un bataillon de la 85e et une grande quantité de vivres pour l'escadre, et le chargea d'embarquer à son retour tous les effets de l''armée et de les escorter jusqu'au Kaire. Il ordonna à Kléber de les faire transporter à Rosette, entre autres les vins, eaux-de-vie, tentes, souliers, etc., et l'imprimerie arabe et française. J'attends, lui écrivait-il[24], des nouvelles de votre santé ; je désire qu'elle se rétablisse promptement et que vous veniez bientôt nous rejoindre. Nous avons essuyé plus de fatigues, que beaucoup de gens n'avaient le courage de le supposer ; mais dans ce moment nous nous reposons au Kaire, qui ne laisse pas de nous offrir beaucoup de ressources.

En attendant que les hauteurs d'Alexandrie fussent retranchées, Kléber arrêta un système provisoire de défense. Les troupes continuèrent à bivouaquer sur la place, on leur distribua des nattes et tout ce qui pouvait les garantir de l'humidité pendant la nuit, et les mettre pendant le jour à l'abri de l'excessive chaleur.

La garnison était de 1.000 hommes, non compris les grenadiers. La garde journalière, réduite autant que possible, était de 400. Un renfort était indispensable ; on espérait le tirer des vaisseaux, s'ils entraient dans le port.

On n'obtenait rien des Turcs et des Arabes qu'à force d'argent. Le schérif Koraïm disait au général Kléber qui s'en plaignait : Pour gagner la confiance des habitants, il faut payer largement leurs services. Mourad-Bey est généralement aimé, parce qu'il donne comme il prend, à tort et à travers.

Pour avoir des ouvriers du pays aux travaux de la place, il fallut donc les payer. On donna à un travailleur 20 sous par jour, 25 sous à un piqueur arabe chargé de 18 hommes, 9 fr. à un chef, espèce d'ingénieur, ayant la surveillance et la police des ateliers.

Kléber établit une commission de subsistances pour le service journalier, composée du commissaire de la place, de l'agent des vivres et du consul Magallon. Cette commission fut chargée de faire construire des fours, de se pourvoir de tous les ustensiles nécessaires aux hôpitaux, d'acheter des bestiaux pour ne pas répandre l'alarme en faisant des réquisitions.

On espérait avoir dans les citernes assez d'eau pour la consommation jusqu'au prochain débordement du Nil.

Pour réprimer les excès commis la nuit par des Français et des Turcs, il fut convenu entre Kléber et le schérif que les patrouilles seraient, composées d'hommes des deux nations.

Conté fut chargé d'établir des télégraphes à, Rosette, à Abouqyr, g Alexandrie, à Kérioun et à Damanhour.

Kléber écrivit au général en chef[25] : Quoique ma plaie ne doive se cicatriser que dans un mois d'ici n rien ne m'empêchera de me rendre au Kaire, ou du moins d'aller joindre ma division. Je regarde Alexandrie comme un lieu d'exil, permettez-moi d'en sortir le plus tôt possible.

Le 25 messidor, on eut une alerte à Alexandrie. Un Français, canonnier marin, fut assassiné dans le moment même où, d'un autre côté, le domestique d'un officier du génie était jeté dans la mer. On cria aux armes : Français et Arabes coururent dans les rues, les uns pour se renfermer chez eux, les autres pour se rendre à leur poste. Le tumulte fut à son comble ; le canonnier, frappé d'un coup de sabre fort grave et de huit coups de stylet, fut porté dans la maison du général Kléber. Il fit battre la générale, envoya chercher le schérif, et convoqua les chefs musulmans. Il se plaignit de cet attentat, fit apporter sur un brancard le canonnier mourant, leur rappela leurs serments, et leur demanda justice et vengeance. En leur faisant le tableau des forces qui les environnaient, il leur déclara sa résolution d'abîmer leur ville, dût-il s'enterrer sous ses ruines, pour punir la moindre violence exercée sur un Français. Quand Mourad-Bey serait à vos portes, leur dit-il, une marine formidable n'est-elle pas là pour réduire vos maisons en cendres ? Il termina en ordonnant que les coupables seraient recherchés et punis suivant toute la rigueur des lois, et qu'on remît entre ses mains huit otages à son choix. Les cheiks ayant osé répondre qu'ils livreraient le coupable, si le peuple y consentait, le général leur déclara qu'il regarderait toute réunion des Musulmans comme séditieuse, et que si, dans l'intervalle de cinq jours, le meurtrier n'était pas puni, il ferait pendre un des otages au bout d'une vergue. Après une séance de cinq heures, on obtempéra à ce qu'exigeait le général, et sur la demande des notables de la ville il prit en outre un otage de chaque quartier pour leur répondre à eux-mêmes de la tranquillité des habitants. D'après les rapports et les circonstances qui avaient précédé ou accompagné cet événement, le général était tenté de croire que c'était une sédition manquée. Il en prit occasion pour faire diriger quelques ouvrages contre la ville.

Le 26 messidor, il adressa cette proclamation à la garnison :

Soldats ! Un de vos frères d'armes a été assassiné hier ; il a reçu huit coups de stylet et un coup de sabre. Un autre a été jeté à la mer ; j'en ai demandé vengeance ; je l'obtiendrai, ou il sera impossible de découvrir les coupables.

Soldats ! vous serez exposés à de pareils événements tant que vous ne vous conformerez pas aux ordres du général en chef, c'est-à-dire tant que vous ne respecterez pas les propriétés des habitants, leurs usages, leurs cultes. Chargé de les protéger, ainsi que je le suis de veiller à votre sûreté, j'ai cru, en calculant les suites de vos excès et de vos désordres, devoir ordonner ce qui suit :

I. Celui qui s'introduirait dans le harem d'un Musulman, sera regardé comme provocateur de trouble et de meurtre et puni de mort.

II. Celui qui escaladerait le mur de la maison d'un Musulman ou de tout autre, sous quelque prétexte que ce puisse être ? sera regardé comme voleur et puni de mort.

III. Celui qui, chassant dans l'intérieur de la ville, tirerait des coups de fusil sur des pigeons, au risque de tuer ou de blesser les habitants, ainsi que cela est arrivé, sera regardé comme assassin et puni de mort.

IV. Celui qui troublerait les Musulmans, soit dans l'exercice de leur culte dans les mosquées 7 soit dans les bâtiments des bains où ils font leurs ablutions, sera regardé comme provocateur de trouble et de meurtre et puni de mort.

 

Kléber fit lire pendant trois jours cet arrêté aux appels de la garnison, ainsi que la, proclamation du général en chef, du 3 messidor, sur le viol et le pillage[26].

Le relâchement de la discipline motivait la sévérité de ces mesures. Le camp, sur la place d'd'Alexandrie, ressemblait à une halte de Cosaques. Mais le soldat se bâtit de petites cabanes couvertes de feuilles de palmiers, et le camp fut aligné dans son développement et dans sa profondeur. Le coup-d'œil, la salubrité et la défense y gagnèrent également.

L'assassin du canonnier disparut ; on procéda contre lui ; il fut condamné par les juges du pays, à la peine du talion ; ils ordonnèrent que sa maison serait démolie. Kléber fit demander par le canonnier lui-même l'annulation de cette dernière disposition du jugement. Il n'espérait cependant pas un grand succès de cet acte de clémence, parce que les Turcs prenaient cela pour un aveu de faiblesse, tandis qu'ils tombaient aux pieds du général lorsqu'il usait de rigueur, ou qu'il montrait seulement de la fermeté. Il ne pouvait compter sur leurs serments qu'après l'entrée de Bonaparte au Kaire.

Après l'argent, ce dont on manquait le plus, c'était le bois de chauffage : aussi les soldats se portaient-ils à des excès difficiles à réprimer ; ils enlevaient jusqu'aux roues à chapelets des citernes pour les brûler.

Si j'ai le regret, écrivait Kléber à Bonaparte, de n'avoir pu vous suivre, et de n'avoir pas contribué à vos succès, j'ai du moins l'espérance de vous revoir bientôt. J'attends vos ordres à cet égard ; et rendant compte des travaux du génie et de l'artillerie, il s'écriait[27] : Que de grandes, que de belles choses il y aurait à faire ici.

Un employé de l'armée fit courir le bruit à Alexandrie, qu'il y avait eu, à Paris, un mouvement dans le sens contraire au 18 fructidor de l'an V ; que Lamarque, Sieyès et plusieurs autres avaient été déportes ; que Talleyrand était ambassadeur à - Vienne ; Bernadotte ministre de la guerre, et Bonaparte rappelé. Cette dernière assertion produisit une grande sensation. Kléber fit arrêter le nouvelliste pour l'interroger. Ce qui avait donné quelque consistance à ces bruits, c'est qu'un courrier qui, quelques jours auparavant, était arrivé de Toulon, pour Bonaparte, avait pris un air fort mystérieux. Kléber, en informant le général en chef de ce fait, le priait de lui faire connaître ce qu'il y avait de vrai : Car je suis résolu, lui mandait-il[28], de vous suivre partout ; je vous suivrai également en France. Je n'obéirai plus jamais à d'autre qu'à vous, et je ne commanderai pas, parce que je ne veux pas être en contact immédiat avec le gouvernement.

Le général Dumuy, que Kléber avait, envoyé avec un petit corps dans le Bahyreh, trouva les habitants de Damanhour insurgés, fut obligée de faire sa retraite et rentra dans Alexandrie.

Kléber résolut de faire un emprunt de 30.000 f, sur le commerce. Koraïm fut d'abord de cet avis. Des députés s'étant réunis avec lui chez le général en chef, Koraïm fit des difficultés, s'emporta et injuria un interprète français. Kléber réduisit a 15.000 fr. l'emprunt offert par les marchands francs et neutres, et taxa les Musulmans à une contribution militaire de 100.000 fr., payable dans vingt-quatre heures.

Koraïm, tout en affectant le plus grand zèle pour les Français, travaillait en secret à entraver leurs opérations et à leur aliéner l'esprit des naturels du pays. Kléber dissimulait cependant avec lui ; mais il vit clairement que Koraïm avait donné avis aux Arabes de la marche de Dumuy, fomenté l'insurrection de Damanhour, et que ce schérif cherchait, en trahissant l'armée, à justifier, auprès du gouvernement égyptien, ses premières démarches en faveur des Français. Kléber le fit arrêter et conduire sur un des bâtiments de l'escadre ; il le remplaça par Mohammed-el-Guriani, ennemi irréconciliable des beys qui l'avaient dépouillé de tous ses biens.

Comme le général en chef avait accordé beaucoup de confiance à Koraïm, et recommandé à Kléber de le traiter avec une grande déférence, ce général manda à l'amiral Brueys d'avoir pour son prisonnier, toute la considération due à son rang ; et il écrivit à Koraïm qu'il ne voulait que lui fournir les moyens de se rendre auprès du général en chef pour se justifier ; et à Bonaparte, que la rentrée de ce personnage dans Alexandrie, ferait un mauvais effet, même parmi ceux de sa nation, dont il n'était ni aimé ni estimé.

Il y a trois jours, écrivit l'amiral à Bonaparte, que le général Kléber m'a envoyé le schérif d'Alexandrie ; je lui ai destiné un grand local pour lui et ses gens ; enfin je le traite avec égard et distinction, en attendant que vous ayez prononcé sur son sort. Il paraît fort content, et ne cesse de donner des bénédictions au général Bonaparte et au capitan-pacha, car c'est ainsi qu'il me nomme. Le général Kléber me dit vous avoir rendu compte des motifs qui l'ont déterminé à l'éloigner d'Alexandrie et à l'envoyer à mon bord[29].

Avant d'avoir reçu cette dépêche, et sur l'avis donné par Kléber, qu'il avait fait conduire Koraïm à bord de l'amiral, Bonaparte ayant des preuves de la trahison de Seïd-Mohammed-el-Koraïm, arrêta qu'il paierait une contribution de 300.000 f., à défaut de quoi il aurait la tète tranchée. Il écrivit à Brueys : Faites bien garder Koraïm. C'est un coquin qui nous a trompés ; s'il ne nous donne pas les cent mille écus que je lui ai demandés, je lui ferai couper la tête[30].

Depuis que Koraïm était à bord de l'Orient, on jouissait, dans l'intérieur d'Alexandrie, de la plus grande tranquillité ; on n'entendait plus de propos incendiaires ; il ne se manifestait plus de ces terreurs paniques qui prouvaient l'inquiétude et l'irrésolution des habitants. Il n'en était pas de même hors de la ville ; l'affaire du général Dumuy, à Damanhour, avait donné une telle insolence aux Arabes-Bédouins, qu'ils osèrent se montrer en assez grand nombre autour d'Alexandrie. Ils arrêtaient les messagers et enlevaient les dépêches ; ils assassinaient les soldats qui avaient l'imprudence de s'écarter. Deux hommes du poste établi à la colonne de Pompée, poursuivirent un chien h deux cents toises dans la plaine, deux Arabes à cheval sortirent d'une embuscade, tuèrent un soldat d'un coup de pistolet, et blessèrent l'autre mortellement. Kléber convoqua les chefs du pays, et convint avec eux de mesures pour entreprendre sérieusement de pacifier ces hordes du désert. Il fit faire une petite expédition contre elles par le chef d'escadron Rabasse, qui tua quarante-trois hommes. Les Arabes revinrent le lendemain pour enterrer les leurs, et entre autres leur chef, auquel ils élevèrent un petit monument de pierres brutes ; mais on ne leur laissa pas le temps de l'achever. On leur donna la chasse, et ils ne reparurent plus.

Kléber était toujours sans nouvelles du général en chef ; mais il avait appris, par Menou, son entrée au Kaire. On la célébra avec toute la pompe dont Alexandrie était susceptible. Les agents diplomatiques, les négociants de toutes les nations et les principaux Musulmans vinrent visiter le général Kléber, et lui protester de leur dévouement et de leur fidélité à la nation française. Pendant la nuit, les marchés, les maisons, les boutiques furent illuminées ; les musiques des deux nations échangèrent des sérénades en l'honneur de leurs chefs ; les principaux Musulmans se tenaient dans' une grande salle, ou allaient et venaient pêle-mêle Turcs, Français, et quelques femmes d'officiers et de négociants. On y distribuait largement et gratis des rafraîchissements et des parfums. Kléber y parut un instant ; la joie était générale et paraissait sincère.

Ayant reçu, le 12 thermidor (30 juillet), tout à la fois les dépêches de Kléber, Bonaparte approuva la conduite qu'il avait tenue, notamment l'arrestation de Koraïm, et lui transmit l'ordre d'arrêter encore d'autres individus ses complices. La chose que nous avions le plus à craindre, lui mandait-il[31], c'était d'être précédés par la terreur qui n'existait déjà que trop, et qui nous aurait exposés dans chaque bicoque, à des scènes pareilles à celles d'Alexandrie. Tous c'es gens-ci pouvaient penser que nous venions dans le même esprit que saint Louis, et qu'ils portent eux-mêmes lorsqu'ils entrent dans les États chrétiens ; mais aujourd'hui les circonstances sont tout opposées. Ce n'est plus ce que nous ferons à Alexandrie qui fixera notre réputation, mais ce que nous ferons au Kaire ; d'ailleurs répandus sur tous les points, nous sommes parfaitement connus. Je vous prie d'organiser la place d'Alexandrie. Dès que tous les officiers seront nommés et que vos blessures seront cicatrisées, vous pourrez rejoindre l'armée. Vous sentez que votre présence est encore nécessaire dans cette place, une quinzaine de jours.

Le général en chef ordonna à Kléber de percevoir, à Alexandrie, 600.000 fr. de contribution extraordinaire destinée, un tiers au service de la marine, un tiers à la solde des troupes, et un tiers aux frais d'administration de l'armée.

Bonaparte ayant acquis de nouvelles preuves de la trahison de Koraïm, chargea l'amiral Brueys de le faire mettre aux fers, et de prendre toutes les précautions pour qu'il ne s'échappât pas ; de faire arrêter tous les domestiques et autres individus qu'il aurait avec lui, et de les envoyer, sous bonne escorte, au général Kléber. L'on assurait que son argent était dans une citerne ; qu'il avait un registre dans lequel était tout le détail de ses affaires ; que plusieurs de ses domestiques étaient au fait de tout ; il s'agissait donc de les interroger et de mettre le scellé dans la maison de Koraïm. S'il payait dans les huit jours les 300.000 fr. auxquels il avait été imposé, l'intention du général en chef était qu'on le retînt prisonnier à bord de l'escadre, de manière qu'il ne pût s'échapper, et jusqu'à ce qu'il y eût une occasion sûre de l'envoyer en France. Si dans les cinq jours, il n'avait pas payé le tiers au moins des 300.000 fr., Bonaparte ordonnait à Kléber de le faire fusiller[32].

Mais dans ce moment, Koraïm n'était plus à bord de la flotte. Dès le 11 thermidor, Brueys écrivit au général en chef : Le schérif d'Alexandrie, détenu à mon bord, a le plus grand désir d'aller vous rejoindre. J'attends vos ordres. Cependant il ne les attendit pas. Cédant aux instances de Koraïm, l'amiral le relâcha le 13, et l'envoya à Rosette. Il s'y promena quelques heures en attendant le général Menou qui, en rentrant d'une course, le fit consigner à bord d'un aviso, et l'envoya au Kaire sous bonne et sûre escorte.

Menou était parti d'Alexandrie, pour se rendre à Rosette, avec les guides à pied et à cheval qui étaient restés en arrière et avec des employés. Les vents étant contraires, il avait failli échouer, et s'était vu contraint de rentrer. Il était reparti le 23 messidor, et y était arrivé après une navigation extrêmement pénible. Les communications de Rosette avec l'armée, étaient, ainsi que celles d'Alexandrie, interrompues par les Arabes et les habitants. Ils attaquaient les bateaux expédiés sur le Nil, principalement dans les villages de Tfemeh et de Métoubis. On envoya contre eux un aviso et quelques troupes ; ils se soumirent et fournirent des otages.

Quelques jours après, une barque fut attaquée devant la ville de Fouèh, dans le territoire de Rosette. Les Français qui la montaient furent arrêtés, conduits à Salmieh et fusillés. Menou voulut faire un grand exemple. Il partit avec deux cents hommes sur des barques, descendit à une demi-lieue de Salmieh, et trouva les insurgés à cheval en bataille ; ils attaquèrent les premiers, furent reçus à coups de fusils et de canons, et bientôt mis en déroute. Le village fut livré au pillage et incendié. En revenant de cette expédition, Menou et sa troupe furent reçus en triomphe, dans les villages et les villes de la province, notamment à Fouèh, où ils furent traités par les principaux du pays.

Bonaparte ordonna à Menou de lever sur les habitants de Rosette une contribution de 100.000 f. dont le tiers était destiné à l'ordonnateur en chef, pour les dépenses de l'administration, et les deux autres tiers à la solde des troupes[33].

Tous les généraux auraient voulu être constamment auprès de Bonaparte. Kléber espérait bientôt rejoindre sa division ; Menou demandait à reprendre le commandement de la sienne. Le général en chef lui répondit que sa présence était encore, pendant quelques jours, nécessaire à Rosette pour l'organisation de cette province.

Desaix, chargé de poursuivre Mourad et de le tenir en échec, était dans son camp retranché, en avant de Gizeh, sur la rive gauche du Nil. Ses avant-postes et ceux de Mourad étaient en présence.

Ibrahim-Bey attendait à Belbeïs le retour de la caravane de la Mekke pour se renforcer des Mamlouks qui l'escortaient, et exécuter une attaque combinée avec Mourad. Pendant ce temps-là, il soufflait la révolte parmi les fellahs du Delta et les habitants du Kaire.

La situation des Français était précaire, tant que les Mamlouks ne seraient pas chassés de l'Égypte ou au moins éloignés de la capitale ; mais avant de les poursuivre, il fallait laisser l'armée se reposer de ses fatigues, établir une administration provisoire du pays, organiser les divers services, et se mettre, par une position retranchée à l'abri de toute surprise.

Le 15 thermidor, le général Leclerc fut envoyé à El-Kangah pour y prendre position et observer Ibrahim-Bey, avec un corps de cavalerie et d'infanterie et deux pièces d'artillerie légère, tirés de la division Reynier qui était à la Koubeh. Leclerc arriva le 16 à El-Kangah, situé à moitié chemin du Kaire à Belbeïs, sans rencontrer l'ennemi, et y fit bâtir des fours. L'intention du général en chef était de faire constamment occuper ce village. Il ordonna qu'on y établit une boulangerie et qu'on y réunît le plus de légumes, blé et riz que possible, qu'on s'y retranchât en crénelant quelques maisons et en creusant des fossés. L'exécution de ces mesures fut confiée à Reynier. Il reçut donc l'ordre de se porter sur ce point avec le reste de sa division. Un autre motif décidait Bonaparte à le faire occuper en force. Plusieurs cheicks étaient réunis à Belbeïs avec Ibrahim-Bey et la caravane y était à chaque instant attendue.

A El-Kanqah, écrivit le général en chef à Reynier, vous vous trouverez au milieu de plusieurs tribus d'Arabes. Faites ce qu'il vous sera possible pour leur faire entendre qu'ils n'ont rien à gagner à nous faire la guerre ; pour qu'ils nous envoient des députations, et pour qu'ils vivent tranquilles sans nous attaquer, vous leur enverrez de mes proclamations.

Vous vous tiendrez en carde contre les attaques que pourrait vous faire Ibrahim-Bey. Vous vous retrancherez dans le village de manière à être à l'abri de toute insulte, et, une heure avant le jour, vous ferez faire des reconnaissances, afin d'être prévenu, et de pouvoir me prévenir aussi, avant que la cavalerie ne soit sur vous. Vous interrogerez en détail tous les hommes qui viendraient de Belbeïs ou de Syrie, et vous m'enverrez leurs rapports. Si la caravane se présentait pour venir, vous l'accueillerez de votre mieux ; mais vous ne dissimulerez pas au bey qui l'escorte, s'il y était encore, que mon intention est, comme je lui ai fait écrire, qu'arrivés à la Koubeh, les Mamlouks livrent leurs armes et leurs chevaux, excepté lui et les siens.

Je n'attends pour me mettre en marche et me porter à Belbeïs que la construction des fours et l'établissement de la boulangerie[34].

 

Tandis que le général en chef faisait ces dispositions, Leclerc était attaqué, le 18 au point du jour, par un corps de 4.000 hommes Mamlouks, Arabes et fellahs ; il les contint par son artillerie et les força enfin, à quatre heures du soir, à se retirer. Mais ayant consommé toutes ses munitions, sa position n'était plus tenable, lui-même fit donc aussi sa retraite.

Murat, qui était à Qelioub, entendant la canonnade, marcha avec un bataillon qu'il commandait et en prévint le général en chef, qui donna l'ordre à Dugua de se rendre avec un bataillon de la 75e à Qelioub, pour être à la disposition de Murat[35] ; mais, dès que Reynier parut avec sa division, il repoussa cette nuée d'Arabes et de fellah avec lesquels Leclerc était toujours aux prises, leur tua quelques hommes et reprit position à El-Kanqah, Alors Bonaparte se disposa à quitter le Kaire pour marcher lui-même contre Ibrahim-Bey, l'éloigner du théâtre des principales opérations, et délivrer l'Égypte de l'influence des Mamlouks. Il fit partir la division commandée par le général Lannes et celle de Dugua..

En prescrivant à l'ordonnateur en chef d'envoyer chaque jour à l'armée la quantité de vivres qui lui était nécessaire, il lui donnait des instructions sur les subsistances du Kaire. La police de cette ville lui semblait exiger que le blé y fût maintenu à un bon prix, et pour cela qu'on en fit vendre tous les jours une certaine quantité au tarif, ce qui procurerait en outre de l'argent. Il recommandait d'avoir en magasin le plus de farine qu'on pourrait, et de fabriquer dans io jours 300.000 rations de biscuit pour assurer les subsistances de l'armée dans ses routes, et qu'elle ne mourût pas de faim dans ses opérations.

Le général délégua pendant son absence des pouvoirs extraordinaires au général Desaix dont la division, dans la position où elle se trouvait, avait le double but de garantir la province de Gizeh., et de former une réserve pour le Kaire. Il avait donc la liberté de faire faire à sa division et à la garnison de cette ville tous les mouvements qu'exigeraient les circonstances. Le commandant de la place était tenu de l'instruire de tous les événements qui pourraient exiger des mesures extraordinaires, et le chef de bataillon Beauvoisin, commissaire près le divan du Kaire, de lui rendre compte tous les jours des séances. 50 ou 60 hommes avec un officier devaient chaque jour être expédiés au général en chef pour lui porter les dépêches, et s'il arrivait un courrier de France, il recommandait de ne l'envoyer que fortement escorté[36].

Bonaparte partit pour l'armée. Ibrahim-Bey ne l'attendit point et se retira vers Salhieh., emmenant avec lui une grande partie de la caravane de la Mekke qu'il avait rencontrée ou qui l'avait rejoint. Un parti d'Arabes traînait le reste dans le désert. Sous prétexte de la préserver du pillage des Français, ces escortes, arabes et mamlouks, l'avaient pillée. Avant d'arriver a Belbeïs, l''armée aperçut les Arabes, les mit en déroute, délivra environ 600 chameaux chargés d'hommes, de femmes et d'enfants. A Koraïm, où l'armée coucha le 23, elle trouva une autre partie de la caravane toute composée de marchands qui avaient été d'abord arrêtés par Ibrahim-Bey, ensuite relâchés et pillés par les Arabes. Le pillage devait avoir été considérable. Un seul négociant assura qu'il perdait 200.000 écus en schals et autres marchandises des Indes. Il avait avec lui ses femmes. Bonaparte leur donna à souper. Plusieurs d'entre elles paraissaient avoir une assez bonne tournure, mais leur visage était couvert selon l'usage du pays, usage auquel l'armée s'accoutumait le plus difficilement[37]. Bonaparte fit conduire au Kaire tous ces débris de la caravane.

Le 24, à 4 heures après midi, l'avant-garde, composée d'environ 300 hommes de cavalerie, arriva en vue de Salhieh, le dernier lieu habité d'Égypte. Au moment où elle y entrait, Ibrahim-Bey venait d'en sortir ; on le voyait défiler avec ses trésors, ses femmes et une grande quantité de bagages. Environ 1.000 Mamlouks formaient son arrière-garde. Un parti de 150 Arabes, qui avait été avec eux, proposa aux Français de charger ensemble pour partager le butin. La nuit approchait, les chevaux étaient exténués de fatigue ; l'infanterie était encore éloignée d'une lieue et demie. Bonaparte lui envoya l'ordre d'accélérer sa marche. En attendant, il poursuivait Ibrahim. Des détachements de cavalerie, emportés par leur fougue, et sans doute aussi par l'espoir de s'emparer des trésors du bey, chargèrent avec impétuosité les Mamlouks, et s'ouvrirent un passage à travers leurs rangs. Ils y furent enveloppés ; la charge devint générale, les guides suivirent les hussards ; les aides-de-camp, les généraux, se jetèrent dans la mêlée. Bonaparte resta presque seul. Des deux côtés, on se battit en désespérés. Chaque officier, chaque soldat soutenait un combat particulier. Enfin le 3e de dragons s'avança, et, par une fusillade bien dirigée, força les Mamlouks à la retraite, laissant les deux seules pièces de canon qu'ils avaient, une cinquantaine de chameaux chargés de tentes et d'autres effets, mais sauvant le gros de leurs bagages. Le combat fut de courte durée, l'infanterie n'arriva pas à temps pour y prendre part. Les Mamlouks se battirent avec le plus grand courage. Destrée, chef d'escadron du 7e de hussards, reçut 14 coups de sabre, et y survécut malgré l'arrêt des chirurgiens qui l'avaient condamné. L'aide-de-camp Sulkowski fut blessé de sept à huit coups de sabre et de plusieurs coups de feu. Lasalle, chef de brigade du 22e de chasseurs, ayant, dans la charge, laissé tomber son sabre, mit pied à terre, le ramassa, remonta à cheval, et attaqua un des Mamlouks les plus intrépides. Le général Murat, l'aide-de-camp Duroc, l'adjudant Arrighi, l'adjudant-général Leturcq, engagés trop avant par leur ardeur, coururent les plus grands dangers. Les Français durent perdre plus de monde que les Mamlouks.

Le général en chef décerna des éloges aux divers corps qui avaient pris part à cette affaire, et fit diverses promotions, entre autres celle du chef d'escadron Destrée au grade de chef de brigade. Il écrivit à l'adjudant-général Leturcq pour lui annoncer un très-prochain avancement.

On a reproché à Bonaparte d'avoir compromis sa cavalerie, en ordonnant la charge contre un enneini supérieur et qui se retirait, et d'avoir commis cette imprudence pour s'emparer des bagages d'Ibrahim-Bey et de la caravane de la Mekke dont le pillage avait été le véritable but de cette expédition. , dit-on, comme à la bataille de Chebreïs et des Pyramides, on voyait les soldats français tellement embarrassés de schals de cachemire, qui se paient 2.000 francs à Constantinople et 3.000 à Paris, qu'ils s'en servaient comme de toile d'emballage pour envelopper beaucoup d'autres objets infiniment moins précieux[38].

Que Bonaparte ait donné à sa cavalerie l'ordre de charger une arrière-garde ennemie qui se retirait, ce n'était pas une faute. Il pouvait compter sur l'avantage que donnaient à sa troupe la tactique et la discipline. Mais il paraît que les soldats et les officiers se laissèrent emporter imprudemment par leur fougue et par l'appât du riche butin que leur offrait la victoire. Le général en chef lui-même pouvait aspirer à cette proie et à dépouiller son ennemi ; il n'y avait rien là que de légitime d'après les lois et les usages de la guerre. Mais que les richesses d'Ibrahim et le pillage de la caravane fussent le véritable but de l'expédition, c'est une assertion démentie par des faits, et à laquelle on ne peut ajouter la moindre foi, pour peu qu'on réfléchisse sur la situation où se trouvait l'armée. Elle ne pouvait pas rester au Kaire, assiégée pour ainsi dire par les Mamlouks. Il fallait les en éloigner, les battre, les détruire ou les chasser de l'Égypte, pour en soumettre les habitants et être maître du pays. Qu'était le pillage de la caravane auprès d'un si grand intérêt ? L événement répondit à l'attente du général en chef ; Ibrahim-Bey fut rejeté dans la Syrie et ne parut plus en Égypte.

Si la caravane se présentait pour venir, écrivait Bonaparte au général Reynier, deux jours avant de se mettre en marche contre les Mamlouks, vous l'accueillerez de votre mieux.

Non loin de Belbeïs, dit Miot[39], témoin oculaire, nous rencontrâmes la caravane de la Mekke qui s'avançait lentement dans le désert : elle avait été pillée par les Mamlouks et les Arabes ; Bonaparte en fit escorter les débris jusqu'au Kaire.

Les Arabes qui escortaient la caravane, dit Martin lui-même[40], comme s'il avait été dans leur confidence, présumant que la malheureuse caravane allait devenir la proie, ou des Français ou d'Ibrahim, crurent devoir les prévenir, et se mirent à piller les bagages. Mais loin d'ajouter que Bonaparte en fit accompagner les débris au Kaire, il suppose que les Français se les approprièrent, et fait cette peinture romanesque des soldats qui se servaient de schals précieux comme de toile d'emballage. Quelques individus de l'armée purent abuser de la désorganisation de la caravane pour faire payer leur protection aux marchands qui vinrent la réclamer ; mais il y avait loin de ces abus particuliers à un système de pillage médité par le général en chef. Son intérêt et sa politique lui prescrivaient de favoriser le commerce, de protéger la religion, et de rassurer les Musulmans que ces deux motifs attiraient de toutes parts en Égypte. Tel était le système de Bonaparte, et il y fut constamment fidèle depuis son entrée dans ce pays jusqu'au moment où il en sortit.

Cependant Ibrahim-Bey battait en retraite, et Bonaparte, jugeant que le moment pouvait être favorable pour entamer une négociation, lui écrivit aussitôt après le combat[41] :

La supériorité des forces que je commande ne peut plus être contestée : vous voila hors de l'Égypte et obligé de passer le désert. Vous pouvez trouver dans ma générosité la fortune et le bonheur que le sort vient de vous ôter. Faites-moi de suite connaître votre intention. Le pacha du grand-seigneur est avec vous, envoyez-le-moi porteur de votre réponse, je l'accepte volontiers comme médiateur.

Cette lettre resta sans réponse :

Il ne suffisait pas à Bonaparte d'avoir rejeté Ibrahim et ses Mamlouks hors de l'Égypte ; il fallait les empêcher d'y rentrer et se préparer les moyens de faire marcher l'armée vers la Syrie, si jamais un ennemi menaçait cette frontière. Bonaparte résolut de réunir à Salhieh des magasins de vivres et de munitions pour une armée de 30.000 hommes pendant un mois. Il était indispensable que ces magasins fussent contenus dans une forteresse qui les mît à l'abri d'être enlevés par une attaque de vive force, et dans laquelle une garnison de 7 à 800 hommes obligeât l'ennemi à un siège d'autant plus pénible qu'il ne pouvait voiturer son artillerie qu'après une traversée de neuf jours dans le désert. Une fois cette forteresse construite, on pourrait, si on le jugeait convenable, y appuyer un camp retranché, soit pour tenir pendant longtemps les corps de l'ennemi éloignés, soit pour protéger un corps d'armée inférieur en forces, mais trop considérable pour y tenir garnison. Le général en chef chargea le général du génie de travailler d'après ces données, et de diriger les travaux de manière que dans 40 ou 50 jours cette forteresse eût déjà l'avantage d'un fort poste de campagne, et qu'avec une garnison plus nombreuse que celle qu'on y tiendrait lorsqu'elle serait achevée 5 les magasins pussent être déjà à l'abri d'une attaque de vive force.

Il donna l'ordre au général Dommartin de se concerter avec celui du génie pour tous les établissements de l'artillerie, indépendamment des magasins nécessaires à l'approvisionnement pour 3 ou 4 pièces de campagne, et 5 ou 600.000 cartouches.

Jusqu'à ce que la forteresse fut construite ? il était indispensable que Salhieh fût occupé en force. Bonaparte y laissa donc Reynier avec sa division, comme gouverneur de la province de Charqyeh ; lui recommanda d'envoyer des espions en Syrie, pour se tenir instruit de tous les mouvements qu'on pourrait faire de ce côté-la ; de se mettre en correspondance suivie avec le général Vial, à Damiette, cette ville étant plus en état de recevoir par nier des nouvelles de Syrie ; de bien reconnaître Salhieh, par rapport aux différents canaux du Nil et à la mer. Quand on aurait reconnu la route qui, de la mer, conduit à Salhieh, l'intention du général en chef était d'avoir une frégate et un ou plusieurs avisos à portée de ce point, pour apporter du vin, du canon, des outils que l'on avait à Alexandrie et les bagages de la division. Il prescrivit à Reynier de répandre, soit dans sa province, soit en Syrie, le plus de proclamations qu'il pourrait ; et de prendre des mesures pour que tous les voyageurs qui arriveraient de ce côté-là lui fussent amenés pour être interrogés. Indépendamment de ces fonctions militaires, Reynier en avait encore d'administratives a remplir. Il était chargé d'organiser la province Charqyeh, dont le chef-lieu était a Belbeïs. Il devait commencer par se mettre en correspondance avec toutes les tribus arabes, afin de connaître les camps qu'ils occupaient, les champs qu'ils cultivaient, et dès-lors le mal qu'il pourrait leur faire lorsqu'ils désobéiraient à ses ordres. Cela fait, il avait deux buts à remplir : le premier, de leur ôter le plus de chevaux possible ; le second, de les désarmer. Il fallait ne leur laisser entrevoir que peu à peu cette intention, et ne leur demander d'abord qu'une certaine quantité de chevaux pour remonter la cavalerie. Après les avoir obtenus, on verrait à prendre d'autres mesures ; mais auparavant, il fallait s'occuper de connaître les intérêts qui liaient les Arabes aux Français ; ce qui seul pourrait diriger dans les menaces et le ma] que l'on serait dans le cas de leur faire[42].

Comme dans toutes les provinces, Reynier installa, avec solennité, son divan à Belbeïs.

Les généraux commandants saisirent cette circonstance pour se rendre auprès des magistrats du pays, les interprètes des principes et des sentiments du général en chef. Pour donner une idée du langage que tenait le vainqueur au peuple conquis, nous citerons le discours que le général Reynier prononça dans cette circonstance :

L'intention des Français, dit-il, en chassant les esclaves mamlouks de l'Égypte, n'a pas été d'imposer un nouveau joug à ses habitants, mais de leur rendre l'exercice des droits que la nature leur a donnés. Le peuple d'Égypte sera gouverné par ses magistrats, sous la protection des Français. Justice lui sera rendue, car l'arbitraire a dû disparaître avec les Mamlouks. Habitans du Charqyeh, vous devez respecter vos magistrats, parce qu'ils sont les organes de la justice ; et vous, membres du divan, gouvernez toujours dans les intérêts du peuple et à l'avantage de la République française, car les Français sont les amis des Musulmans. Cette amitié doit vous être précieuse j parce que les Français protègent leurs amis et terrassent leurs ennemis. Vous allez jurer obéissance et fidélité à la République française, activité et vigilance pour l'exécution des lois.

Ce discours, traduit en arabe, fut rapporté aux membres du divan et aux assistants ; les membres du divan se levèrent, prêtèrent le serment dans la formule prescrite, et le consacrèrent par une prière qu'ils adressèrent à la Divinité.

Établi au grand Kaire, et se regardant comme maître de toute l'Égypte, Bonaparte promenait ses regards en Orient, pour y étendre ses relations. Les Iles-Ioniennes lui offraient des ressources pour ravitailler son escadre, et lui fournir, ainsi qu'à son armée, une foule d'objets essentiels qu''il ne trouvait pas en Égypte. Il entretenait une correspondance suivie avec le général Chabot qui commandait dans ces îles ; il écrivit au commissaire du Directoire, Rulhières, et même aux administrations départementales. Il leur demandait de lui envoyer la plus grande quantité possible de vins, d'eau-de-vie, de raisins secs et de bois ; d'engager les négociants à faire ces expéditions ; de former une compagnie de douze des plus riches. Il offrait de leur remettre en échange du café, du sucre, de l'indigo, du riz et toute espèce de marchandises des Indes. Il donnait l'ordre à Chabot de faire confectionner pour l'escadre, beaucoup de biscuit, que le défaut de bois ne permettait pas de fabriquer en Égypte, et de tirer, pour cette dépense, 50.000 fr. sur le payeur du Kaire, qui les acquitterait en argent ou en marchandises, au choix du porteur des lettres de change. Il annonçait que, dès que le pays serait organisé, et que les impositions seraient assises, il enverrait 300.000 fr. pour la solde, et par la première occasion, du blé et du riz pour son approvisionnement. Il l'invitait à le tenir instruit de toutes les nouvelles, des affaires des Turcs et surtout de Passwan-Oglou. Continuez, écrivait-il à Rulhières[43], à bien mériter des peuples par votre conduite sage et philanthropique, et croyez au désir vrai que j'ai de vous donner des preuves de l'estime et de l'amitié que vous savez que je vous porte. Soit en Égypte, soit en France, soit ailleurs, vous pouvez compter sur moi.

 

 

 



[1] Lettre du 17 messidor.

[2] Ce phénomène a lieu aussi dans la plaine de la Crau, département des Bouches-du-Rhône, et dans les landes de Bordeaux.

[3] Larrey, Relation chirurgicale de l'armée d'Orient, page 9.

[4] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 6 thermidor (24 juillet).

[5] Derniers moments de Napoléon. — Antommarchi, t. II, p. 4.

[6] Les Égyptiens appellent ce village Chobrâris ; nous lui conserverons néanmoins le nom de Chébreis, sous lequel il est plus connu.

[7] Cette évaluation est extraite des Mémoires de Napoléon. Gourgaud, tome II, page 234.

Miot, témoin oculaire, rapporte que l'armée ennemie était forte de 6.000 Mamlouks environ, et d'une foule d'Arabes et de fellahs.

Jomini dit 6.000 Mamlouks, soutenus par une foule innombrable de Cophtes, de Grecs, de fellahs et d'Arabes à cheval. Nous ignorons sur quelle autorité cet écrivain s'est fondé ; on ne voit nulle part qu'il y ait eu des Cophtes et des Grecs.

Berthier dit que Bonaparte fut instruit à Om-Dinar que Mourad-Bey était retranché à la tête de 6.000 Mamlouks, une foule d'Arabes et de fellahs. Ceci n'établit pas la force des Mamlouks au moment où les deux armées se trouvèrent en présence.

On sait que la milice des Mamlouks s'élevait à 12.000 hommes. Ibrahim-Bey en avait sur la rive droite environ 2.000. Il n'y en avait alors dans aucun autre endroit de l'Égypte ; quelques centaines seulement escortaient la caravane de la Mekke. Reste donc pour Mourad-Bey 9 à 10.000.

[8] Gourgaud, tome II, page 256.

[9] Larrey, Relation chirurgicale de l'armée d'Orient, page 13.

[10] Nous avons renvoyé a la fin de ce volume cette pièce remarquable, vrai Te Deum oriental, qui peut donner une idée de la littérature arabe a cette époque. V. Pièces Justificatives, n° VI.

[11] Lettres du 5 thermidor (23 juillet).

[12] Lettre de Verdier, du 10 thermidor.

[13] Cette lettre se trouve imprimée dans la Correspondance interceptée de l'armée d'Orient, publiée à Londres.

[14] Campagnes d'Italie, chapitre dernier.

[15] Chapitre I ci-dessus.

[16] Ce fait nous a été confirmé par un membre du Directoire, Merlin de Douai, en fonction à cette époque.

[17] Las Cases, tome VI, page 403.

[18] Arrêté du 7 thermidor (25 juillet).

[19] Arrêté du 9 thermidor (27 juillet).

[20] Arrêté du 13 (31).

[21] Lettre de Bonaparte à Zayonschek, du 12 thermidor (30 juillet).

[22] Lettres des 12 et 13 thermidor à Zayonschek et Menou.

[23] Lettre du 8 thermidor.

[24] Lettre du 9 thermidor.

[25] Lettre du 24 messidor.

[26] Voyez Pièces Justificatives, n° IV.

[27] Lettre du 29 messidor.

[28] Lettre du 1er thermidor.

[29] Lettre du 8 thermidor.

[30] Lettre du 9.

[31] Lettres du 12 thermidor.

[32] Lettres du 14 thermidor.

[33] Lettre du 12 thermidor.

[34] Lettre du 18 thermidor.

[35] Lettre du 18 thermidor.

[36] Lettre du 20 thermidor.

[37] Lettre de Bonaparte au Directoire, du 2 fructidor (19 août).

[38] Martin, Histoire sur l'Expédition d'Égypte, tome I, p. 222.

[39] Miot, Mémoires sur l'Expédition d'Égypte, page 58.

[40] Martin, Histoire sur l'Expédition d'Égypte, tome I, page 223.

[41] Lettre du 24 thermidor.

[42] Lettres du 16 thermidor (13 août).

[43] Lettres du 16 thermidor.