MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XXXII. — SUITES DU 18 FRUCTIDOR. - MADAME DE STAËL. - MORT DE HOCHE. - PROJET DE DÉPORTER LES NOBLES. - PAIX. - BONAPARTE À PARIS. - GUERRE NOUVELLE ENTRE LES CONSEILS ET LE DIRECTOIRE. - COSTUMES DES PREMIÈRES AUTORITÉS. - PROJET DE RÉVISER LA CONSTITUTION. - PROJET DE DESCENTE EN ANGLETERRE. - EXPÉDITION D'ÉGYPTE.

 

 

APRÈS le 18 fructidor, j'allai moins exactement aux séances, je ne parlai plus dans le Conseil. Je ne prenais plus de part aux délibérations. A demi déporté, moralement proscrit, j'étais resté suspect au Directoire qui exerçait sur moi une sorte de surveillance. J'aurais, en m'en mêlant, gâté les meilleures causes. Les principes, le langage, tout était changé, et la pudeur, lorsque ma conscience n'y aurait pas répugné, ne me permettait pas d'adopter cette métamorphose. On me blâmait de cette inflexibilité. Je n'en voulais point à ceux qui pouvaient jusqu'à un certain point s'accommoder aux circonstances ; mais il y a des hommes qui ont une manière d'être à laquelle ils ne peuvent résister, ils sont subjugués à la fois par leur nature et par l'honneur. Ils restent inébranlables à leurs risques et périls sur une ligne qu'ils se sont tracée. Si j'avais continué de parler après le 18 fructidor comme auparavant, on m'eût accusé de folie ou d'imprudence. Si j'eusse parlé sur le ton du jour, on m'eût accusé de pis encore. Il valait donc mieux se taire. Ce fut le parti que prirent la plupart des députés qui se trouvaient plus ou moins dans le même cas que moi.

Les journalistes, après la rude leçon que le Directoire et les Conseils venaient de leur donner, chantaient tous les louanges des vainqueurs et donnaient le coup de pied de l'âne aux vaincus. Il n'y a pas de sortes de sottises et de calomnies qu'ils ne débitassent sur des déportés qui étaient enchaînés, et sur moi-même qui étais là pour les confondre ; mais je dédaignais de leur répondre, bien convaincu que c'eût été inutile pour des libellistes qui ne croyaient pas un seul mot de ce qu'ils disaient ; et qu'essayer de se justifier dans des temps de factions, c'est plutôt accréditer qu'atténuer des bruits qui finissent par tomber d'eux-mêmes devant le caractère connu des hommes qui en sont l'objet. On avait beau imprimer que j'étais un royaliste, cela ne pouvait entrer dans la tête d'aucune personne sensée : je ne m'inquiétais guère de l'opinion des autres.

Je passais la plus grande partie de mon temps dans un jardin que j'avais acheté à Meudon pour la somme de 8.000 francs, provenant d'une maison dotale qui appartenait à ma femme, et que j'avais vendue. Je revendis ce jardin à Perregaux, banquier, mon ami, lorsque, sorti du Conseil des Cinq-Cents, je fus réduit à la condition privée et que je n'eus plus le moyen de conserver cette propriété. Il y avait deux ou trois chambres à peine habitables, et meublées au pied de l'ordonnance. C'est dans cet asile dont la modestie n'avait pas, avant le 18 fructidor, effrayé des personnes qui depuis ont habité des palais, que je recevais les consolations de quelques amis fidèles. Maret qui était de ce nombre, étant un jour venu m'y voir, me dit qu'il était chargé par madame de Staël de m'exprimer le vif intérêt qu'elle n'avait cessé de prendre à ma situation. Je reçus fort mal cette communication ; et je ne pus dissimuler mon étonnement de ce qu'après les relations que j'avais eues avec madame de Staël jusqu'au 8 fructidor, elle fût restée deux mois entiers sans me donner le moindre signe de vie. Ma réponse lui fut rapportée : elle m'écrivit (26 brumaire) :

Un de vos amis que j'avais chargé, il y a plus de six semaines, de vous parler de moi, à qui j'avais écrit pour cet intérêt de la campagne où j'étais, un de vos amis s'est montré très-négligent pour moi dans cette circonstance. J'ai appris seulement hier  qu'il vous avait parlé, et que vous me supposiez des torts à mille lieues de mon esprit et de mon cœur. Donnez-moi une manière de m'expliquer avec vous, et croyez d'avance que je n'en ai pas besoin.

 

Je ne mis pas beaucoup d'empressement à lui procurer cette explication que je croyais pour le moins inutile, et je dis à quelqu'un que madame de Staël m'avait écrit pour la provoquer. Elle en fut informée, et m'écrivit, le 30, le billet suivant :

Il me revient, Monsieur, qu'un billet que je vous ai écrit d'après les plaintes que vous avez bien voulu faire de ce que vous appelez mon oubli, il me revient que vous en avez parlé. Cette indiscrétion vous a sans doute échappé ; je rappelle à votre délicatesse qu'une nouvelle serait un tort[1].

 

Le ton de ce billet me souleva, et j'y répondis sur-le-champ en ces termes :

Le séjour que j'ai fait à la campagne ne m'a pas permis de recevoir exactement vos billets. Je n'ai eu celui du 26 brumaire que le 30, et celui du 30 ne m'est parvenu que le 4 courant, au moment même où j'allais vous envoyer ma réponse. Je n'ai pas cru devoir la faire ; mon style n'eût pas été en harmonie avec celui de votre second billet.

Je vous prie de croire d'abord que je ne me suis pas plaint de votre oubli, et que je n'ai par conséquent, chargé personne de vous en porter mes plaintes. Supporter un peu plus, un peu moins d'ingratitude publique et d'injustices privées, qu'est-ce que cela fait à ma situation ? je sais d'ailleurs me résigner.

Quant au reproche que vous me faites, il est' possible qu'il me soit échappé de parler de votre billet. Il est si doux d'exprimer le plaisir qu'on éprouve en croyant toujours inspirer, au sein même de ses malheurs, des sentiments que les événements n'ont point altérés ! Si c'est là mon motif, vous voyez qu'il n'est pas criminel. Au surplus je n'entends pas du tout comment j'aurais commis une indiscrétion ; j'ai peut-être hasardé légèrement ma confiance, mais je n'ai pas certainement trahi la vôtre. Quand on craint là peste, il ne faut pas rechercher un pestiféré, s'en faire comme une gloire auprès de lui, et l'accuser ensuite d'avoir voulu communiquer sa maladie.

Au fond je ne vous ai point supposé de torts envers moi, il est reçu qu'on est dispensé d'en avoir avec les malheureux ; on ne vous a pas rapporté fidèlement mes paroles. Voilà à quoi se réduit ce que vous appelez mes plaintes. J'ai dit à mon ami que depuis le 26 thermidor — j'ai de la mémoire — jusqu'au jour où il me parlait de vous, il s'était écoulé plus de trois mois de temps, et je ne sais combien de siècles d'événements, auxquels nous avions appartenu vous et moi, à la vérité d'une manière un peu différente ; que pendant cette longue époque à demi déporté, condamné au malheur de ne pouvoir applaudir à toute la victoire, ni plaindre tous les vaincus, j'avais eu l'occasion de faire l'expérience de l'instabilité des affections humaines, mais que j'avais aussi senti que le courage et la fierté d'un républicain digne d'être persécuté, s'accroissaient dans l'infortune, et qu'il se consolait facilement de l'oubli des autres par sa propre estime.

Croyez, Madame, qu'a quelque époque que me viennent de vous des témoignages d'intérêt, je sais apprécier votre cœur et votre esprit.

 

Je reçus de madame de Staël la lettre suivante :

Je suis la personne que le malheur change le moins. Je ne voulais pas que vous montrassiez ma lettre, parce que cela nuisait à mon repos, sans vous servir ; mais je n'ai pas changé un instant d'opinion sur vous. Je vous crois très-républicain, très-estimable, très-courageux. Je n'ai pas été de votre avis avant le 18 fructidor, je vous l'ai dit. Je crois que vous avez commis une erreur dans votre plan de conduite, mais je suis certaine que votre but était celui de tout ce qui est honnête, le maintien de la République et la destruction du système de la terreur. Des amis négligents ne vous ont pas parlé de moi, mais j'ai constamment cherché depuis le 18 une occasion de vous rencontrer, ou un interprète de mes sentiments pour vous. Je tiens à votre estime, parce que je prise et votre caractère et vos opinions véritables, et je m'unis à vous dans cette phrase vraiment belle : Je n'approuve pas toute la victoire, sans pouvoir plaindre tous les vaincus.

Le ton de cette justification contrastait avec celui des reproches que madame de Staël m'avait faits. Je crus devoir me contenter de cette satisfaction, et je ne poussai pas plus loin cette correspondance. Je ne voulais pas nuire au repos d'une femme d'un grand talent, qui avait eu le tort de jouer un rôle politique. Nous nous étions lancés dans deux routes opposées, il nous était difficile de nous rencontrer ; à compter de cette époque tout fut rompu entre nous.

Tous mes amis n'avaient pas été aussi indifférents sur mon sort que madame de Staël. Le Hoc vivait retiré dans une charmante campagne, Bains, en Picardie. Dès qu'il apprit la journée du 18 fructidor, il m'envoya messagers sur messagers, lettres sur lettres, pour m'engager à partager sa retraite. Ne me voyant point arriver m'écrivait :

Je n'entends rien à votre retard. Est-ce tee vous n'avez pas besoin de l'amitié, et d'une amitié digne de la vôtre ? Si nous sommes méconnus l'un et l'autre, n'est-ce pas une raison de plus pour nous consoler ensemble ? Ô combien de nuits je viens de passer avec ma patrie et mon chagrin ! combien je suis consterné des malheurs que nous avions si bien prévus ! combien je maudis cet exécrable tiers, ces gens d'esprits imbéciles, ces constitutionnels contre-révolutionnaires qui ont rendu- nécessaire telle ou telle autre calamité ! Bien loin d'abandonner la République, servez-lui toujours de soutien. Je vous l'avoue, plus je fuis Paris, plus je vis dans les champs, plus la liberté m'est nécessaire. J'ai besoin, tout-à-fait besoin, d'une atmosphère républicain. Arrivez donc !

Le général Hoche mourut moins d'un mois après le 18 fructidor. Cet événement ne parut pas naturel, et donna lieu à toutes sortes de conjectures : on accusa hautement le Directoire de l'avoir fait empoisonner. Par sa lettre du 12 vendémiaire à Bonaparte, le Directoire en accusait les conspirateurs royaux. Hoche avait annoncé qu'il avait livré à l'impression plusieurs pièces relatives aux inculpations dirigées contre lui relativement aux contributions de guerre et au mouvement des troupes de son armée sur l'intérieur. Ces pièces n'ont jamais paru : cependant on ne croit pas que le Directoire ait commis ce crime ; il n'était pas dans les mœurs du temps. On guillotinait, on déportait, mais l'on n'empoisonnait pas. Quoique à la fleur de l'âge, Hoche portait en lui-même des germes de mort, suites d'une vie usée par le plaisir et par la guerre : c'était un des généraux les plus distingués de la Révolution. Guerrier et citoyen, il réunissait à une grande élévation d'âme des connaissances politiques ; il savait manier et l'épée et la plume ; il en avait donné des preuves dans la Vendée, où il avait apaisé la guerre civile, plus encore par sa loyauté et son esprit pacificateur que par les armes. Il était facile à irriter ; une grande injustice eût pu le porter à opprimer la République, mais jamais à la trahir. L'amour de la gloire le rendait jaloux de Bonaparte ; sa propre ambition lui faisait pressentir celle du vainqueur de l'Italie. La mort de Hoche fut elle un bien ou un mal ? La solution de cette question reste cachée dans sa tombe.

Augereau, qu'on n'avait employé que comme instrument le 18 fructidor, voulut avoir sa part de la victoire. Il ne prétendit à rien moins qu'à une des places vacantes dans le Directoire, il n'eut que l'honneur d'être l'un des candidats. Il témoigna son mécontentement de ce qu'on ne l'avait pas nommé ; il faisait sonner très-haut le service qu'il venait de rendre : le Directoire le fit partir pour l'armée. Il emmena, en qualité de secrétaire, Méhée, un des écrivains du parti jacobin. Augereau devint suspect au Directoire qui, après avoir, sous divers prétextes, diminué les troupes confiées à son commandement, finit par l'envoyer à Perpignan en lui dorant la pilule, mais réellement en disgrâce. On assurait que le Directoire avait intercepté une lettre écrite par ce général au directeur Merlin pour lui offrir ses services. Il eût volontiers recommencé tous les matins un 18 fructidor.

Deux éléments bien distincts avaient concouru à la journée du 18 fructidor : d'une part, les militaires qui n'avaient eu d'autre but que de jeter les royalistes dans la boue, et qui, satisfaits de ce succès, ne voulaient point abuser de leur victoire ; de l'autre, les révolutionnaires[2], qui prétendaient en finir une fois pour toutes. A la tête du premier parti étaient Barras et Bonaparte. Boulay de la Meurthe, Lamarque, etc., et derrière eux les jacobins, qui les pressaient de toutes parts, se ralliaient autour de Sieyès. Pour frapper un coup décisif sur les royalistes, ce parti voulait purger la France des émigrés, des nobles et des prêtres. Le temps des mitraillades et des noyades était passé, la guillotine était dépopularisée, et n'eût pas été assez expéditive : c'était le tour de la déportation ; elle était à la mode. Boulay de la Meurthe avait dit dans son rapport sur le 18 fructidor : La déportation doit être désormais le grand moyen de salut pour la chose publique : c'est la peine qu'il faut faire subir à tous les ennemis irréconciliables de la liberté et de la République. Il faut déterminer un lieu où seront transportés tous ceux dont les préjugés, les prétentions, dont l'existence, en un mot, est incompatible avec celle du gouvernement républicain. Nous ne faisons dans ce moment que vous indiquer ce moyen ; mais il faut que le Corps-Législatif, de concert avec le Directoire, s'empresse de le réaliser le plus tôt possible.

Il fut donc question de déporter tous les nobles. Les partisans de cette mesure se fondaient sur l'opinion de Sieyès, c'était leur prophète. Elle parut violente et atroce, et produisit une grande stupeur. Sieyès disait à ses collègues : Vous m'avez demandé un habit neuf, je vous l'ai donné ; s'il vous parait trop long, raccourcissez-le ; s'il vous semble trop large, rétrécissez-le, mais je n'y changerai rien. Au cercle constitutionnel, on ne parlait plus que de l'ostracisme, comme pour rendre la déportation moins odieuse. Si j'avais jugé celle des nobles indispensable, je n'aurais jamais eu peut-être le courage de la voter. Ceux qui la proposaient se croyaient conséquents ; à mon avis ils se trompaient, car le seul moyen légitime de se défaire des ennemis de la République, c'était de les exterminer en bataille rangée ; le danger de la lutte ennoblissait la victoire. Ses résultats alors étaient positifs, mais leur déportation ne conduisait à rien ; ils devenaient un Objet de commisération, la pitié devait leur rouvrir un jour les portes de la patrie, et ils y rentraient bien plus dangereux, car le retour des proscrits est toujours un triomphe pour eux. C'était encore un de ces remèdes du moment ou un de ces palliatifs qui ne guérissent point le mal. Puisqu'on ne pouvait détruire son ennemi, il fallait, tout en le contenant, chercher à le convertir, rendre la République honorable, et lui soumettre tous les cœurs par un bon gouvernement. C'était, il est vrai, une entreprise difficile, mais elle était glorieuse ; et quelque précieuse que soit la liberté, la fonder sur des massacres prémédités ou de grandes proscriptions, c'est l'acheter trop cher.

Tous les journaux combattirent donc le projet de déportation des nobles, tous, excepté le Journal des Hommes libres et l'Ami de la Patrie, organes imperturbables des jacobins. Le ci-devant duc, alors citoyen Lauraguais, publia une dissertation sur l'ostracisme, qui contenait des épigrammes et des injures sur Boulay de la Meurthe, Benjamin Constant et Gay-Vernon. On sait que M. de Lauraguais à son retour d'un voyage en Angleterre, interrogé par Louis XV sur ce qu'il y avait appris, répondit : A penser. — Des chevaux, lui avait reparti le roi, qui ne se piquait pas d'être philosophe. Le duc s'était fait citoyen, mais n'était point flatté pour cela des honneurs de l'Ostracisme. C'était un bon homme, il avait de l'esprit, quoique le genre du sien eût un peu vieilli. Il affectait de dissimuler son âge sous le costume bizarre des jeunes gens qu'on appelait incroyables ; il imitait leurs airs, leurs manières et leur gazouillement. C'était un travers innocent. Depuis l'élévation de Barras au Directoire, M. de Lauraguais lui faisait assidûment sa cour. Ils se disaient cousins et en tiraient tous les deux vanité. Le salon du noble directeur était le rendez-vous de quelques dames galantes de la noblesse, et de quelques nobles qui faisaient les républicains, pour exploiter la protection de leur patron. On y disait que Bonaparte était gentilhomme. Avant d'être devenu le fils de ses propres œuvres, il avait été mis au grand monde par Barras au 13 vendémiaire an IV. On prétendait que c'était Barras qui l'avait marié avec madame veuve Beauharnais. D'après toutes ces circonstances, on peut se figurer le scandale que dut causer dans la cour de Barras le projet de déporter les nobles. M. de Lauraguais disait nettement dans son écrit : La mesure est principalement dirigée contre le directeur et le vainqueur de l'Italie. Sans prétendre partager les destins de Bonaparte et de Barras, je suivrai leur sort. — Mais on ne souffrira pas cette injustice et cette ingratitude, s'écriaient les autres courtisans, nous aiguisons nos sabres. Tallien, dont la femme faisait l'ornement et les délices de cette société, se préparait à combattre à la tribune : J'enlèverai l'épiderme à l'abbé, disait-il en parlant de Sieyès. Lui et 'son parti n'étaient pas de force à vaincre cette résistance. Ils transigèrent donc d'eux-mêmes par prudence, et se bornèrent, ne pouvant pas déporter les nobles, les priver de tous droits politiques et à en faire des ilotes. Ils cédèrent même de mauvaise grâce ; car le rapporteur de la commission déclara qu'elle n'en persistait pas moins à regarder la déportation comme nécessaire, et Chénier régenta très-amèrement les aines timorées qui en avaient été effrayées. Il n'y eut qu'une faible opposition au nouveau projet. Tallien et ses adhérents gardèrent le silence. Il renonça même à l'impression annoncée d'un dia-cours qu'il avait préparé pour démasquer ces gens-là. Sous l'empire d'une Constitution, déshériter' de ses droits, en masse, une partie de la nation ; mettre hors de la loi commune plusieurs milliers de Français et les laisser en France, c'était peut-être encore pire que de les chasser.

Le Directoire conclut la paix avec l'Autriche. On ne manqua pas de l'attribuer à la révolution du 18 fructidor. Cela ne prouvait-il pas au contraire qu'il l'avait dans sa main auparavant, et qu'il ne l'avait pas faite pour en imputer le retard aux royalistes ? En effet, l'Autriche n'était guère en situation d'attendre la contre-révolution en France. Menacée jusqu'au cœur de ses états, elle avait couru au-devant de la paix. La guerre avait d'ailleurs changé d'objet. Du côté de cette puissance, il ne s'agissait plus de rétablir la royauté en France, ni du côté de la République de défendre son indépendance. Les rôles étaient tout-à-fait changés : c'était la République qui menaçait la royauté au-dehors et l'avait mise à son tour sur la défensive. D'ailleurs l'Autriche gagnait peut-être plus par les concessions qu'on lui faisait, qu'elle ne perdait par les sacrifices qu'on semblait lui imposer.

Le Directoire annonça cet événement aux Conseils, le 5 brumaire. Des orateurs directoriaux prononcèrent à cette occasion des discours préparés d'avance. Le traité fut renvoyé à une commission. Salicetti en ayant été proclamé membre, se leva et fit signe qu'il ne pouvait pas accepter. Les patriotes italiens étaient mécontents ; la création de la République cisalpine ne les consolait point de la ruine de Venise qu'engloutissait la monarchie autrichienne : ils disaient qu'elle avait été vendue, que Bonaparte avait inventé les massacres de Vé. : roue, pour avoir un prétexte d'anéantir cette ancienne république ; que les Vénitiens avaient offert toutes les réparations, tous les sacrifices possibles pour conserver leur indépendance ; que Bonaparte avait été impitoyable et les avait indignement trompés et livrés ; qu'il avait enfin fait arrêter les députés que Venise envoyait à Paris pour réclamer la conservation de son existence. Boccardi, ministre de Gênes, colportait toutes ces accusations, très-inquiet lui-même sur le sort de sa patrie ; mais toutes ces plaintes étaient inutiles. Le Directoire était trop enivré de ses triomphes et trop enorgueilli de la loi qu'il imposait à l'Autriche, pour daigner prêter l'oreille à un petit peuple dont les cris se perdaient dans ses lagunes. Il avait trouvé des défenseurs dans le Corps-Législatif avant le 18 fructidor, mais ils étaient proscrits ou réduits au silence. Était-ce par respect pour l'indépendance des peuples, ou par opposition au Directoire et à Bonaparte que certains députés avaient alors élevé leur voix en faveur des Vénitiens ? Je ne puis rien affirmer à cet égard ; mais moi qui avais rêvé ; lors de nos premiers succès militaires (en 1793), la résurrection de la Pologne, j'avais toujours regardée toute atteinte de notre part-aux droits des peuples, comme un contre-sens politique. Je ne pouvais concevoir qu'une grande nation qui combattait si glorieusement pour son indépendance, pût attenter à celle des autres ; et qu'un peuple qui s'était insurgé pour conquérir sa liberté, pût aliéner celle de ses voisins. Nous avions inondé l'Europe de promesses d'affranchissement. On avait fait plus, on avait proposé de créer une phalange de tyrannicides ; et sans respect pour nos promesses, nos discours et nos principes, au lieu d'élever la liberté de Venise sur les ruines de son aristocratie, sans pitié pour la gloire passée de cette république, nous la vendions à un gouvernement absolu, nous en faisions l'esclave du despotisme. Dans mon dernier rapport au Conseil des Cinq-Cents, j'avais dit : Si la guerre a été faite aux états d'Italie, qui a pu la déclarer sans votre aveu ? Si c'est un traité de paix, de commerce, de subsides, qu'on a rédigé, qui a pu le conclure, ou du moins le faire exécuter sans une loi ? Des invasions chez des peuples neutres, des taxes imposées, des traités de protection ou de tranquillité, la dissolution subite d'anciens gouvernements, des créations constitutives, tout cela serait-il donc l'ouvrage de cette seule partie des Français qui n'a point d'autre mission nationale que celle de la force et de la gloire ?.....

J'avais dit enfin qu'un homme libre était un ami de plus pour les Français. Mais au 18 fructidor, le sabre trancha toutes ces questions et la liberté des peuples. Puissions-nous ne pas nous en repentir ! puissent cette injustice et cette grande erreur ne pas retomber sur nos têtes !

Malibran, l'un des familiers de Barras, fit à l'occasion de la paix la motion d'accorder des récompenses aux généraux. Il proposa de donner une somme considérable à Bonaparte et une pension réversible à sa femme. La République n'avait pas encore payé les services de ses généraux avec de l'argent. L'amour de la gloire et de la patrie avaient suffi jusqu'alors pour produire des héros. La motion fut rejetée.

Bonaparte vint à Paris. Ce fut un événement. Vainqueur et pacificateur, il y était précédé par une grande renommée. Presque inaperçu deux ans auparavant, dans la journée du 13 vendémiaire an IV, il revenait dans la capitale environné d'un. éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue vie. Tous les partis se levèrent pour voir un grand homme, tous portèrent leurs regards sur lui pour attirer les siens. Le Directoire lui fit une réception publique. On s'attendait à un long discours du général ; ce n'était pas sa manière. Chacun le composait ou l'interprétait d'avance. Il fut bref comme un homme qui connaît sa hauteur et veut faire sentir sa supériorité. Tout le monde fut désappointé. On y remarqua ces mots : L'ère des gouvernements représentatifs commence..... l'Europe sera libre, les lois organiques de la République sont à faire. Ces mots donnaient à penser ; ils renfermaient beaucoup de choses. Si Bonaparte fut court, le président du Directoire, Barras, ne l'imita pas dans sa réponse. On avait quelques raisons de croire que son discours serait modéré, parlait à la Francs et à l'Espagne puisque la paix extérieure était une occasion de prêcher la paix intérieure ; mais il fut aigre et vindicatif. On vit bien qu'on avait à tort espéré de voir sortir du miel d'un vase rempli d'absinthe. Les directeurs profitaient de ces sortes de solennités pour exhaler leur bile. Des fêtes se succédèrent en l'honneur du général. Elles ne rappelaient pas à beaucoup près les, pompes triomphales de la Grèce et de Rome. On lui donna des phrases, des dîners, des bals. Le peuple montra plus de curiosité que d'enthousiasme. L'envie marchait déjà à côté de l'admiration. On attribua à Talleyrand le discours de Barras. Ce directeur, qui menaçait souvent de son sabre ; ne se piquait pas de manier aussi bien la plume ; et lorsqu'il dit que Bonaparte avait secoué le joug des parallèles, chacun faisant celui de cette pensée avec le talent de l'orateur, en conclut qu'il l'avait empruntée quelque part.

Le parti révolutionnaire n'avait point été battu dans la question de la déportation des nobles ; il avait cédé par prudence. Il montra sa force en nommant président du Conseil des Cinq-Cents Sieyès, auquel les thermidoriens opposaient Tallien :

Le Directoire voulut enlever la présidence à Barras dont le tour était arrivé, et nommer Merlin. On disait : Lorsque le tour de Barthélemy vint de présider, pour que le sceau de l'état ne fût pas entre les mains d'un directeur royaliste, on nomma La Révellière ; mais actuellement les choses doivent rentrer dans l'ordre, et Merlin succédant à Barthélemy a droit à la présidence. C'était une chicane de procureur. Elle n'arrêta point Barras. Ayant appris en revenant de la chasse ce que le Directoire avait délibéré en son absence, il entra en fureur, déchira, dit-on, la délibération, menaça de tout exterminer, et prit possession de la présidence. Les colporteurs crièrent dans les rues : Grands détails de ce qui s'est passé au Directoire, arrêté concernant le directeur Barras. Le Directoire prit un arrêté contre les journalistes qui répandaient ces bruits de division, et protestait qu'il n'y en avait pas. Il le répétait dans des messages aux Conseils, et des orateurs en faisaient autant à la tribune. Cette affectation accréditait les bruits au lieu de les détruire, et les amis et les commensaux de Barras ne parlaient que de révolutions et de batailles.

Mais tout annonçait une division bien plus importante. C'était entre le Corps-Législatif et le Directoire. Celle-là imposait de temps en temps silence à toutes les autres et fit présager qu'elle amènerait une nouvelle catastrophe entre les pouvoirs. En effet, tant qu'ils avaient craint le royalisme, ils s'étaient réunis pour l'attaquer ou se défendre. Depuis qu'ils se croyaient en sûreté de ce côté-là, les divisions intestines recommençaient entre eux. Le Corps-Législatif ne fut pas longtemps sans se trouver blessé de la situation secondaire et humiliante où le Directoire l'avait placé par le 18 fructidor, et il voulut reprendre ses prérogatives et ses droits. L'esprit de corps donnait la majorité à l'esprit de parti. On voyait une seconde représentation de toutes les scènes qui avaient eu lieu avant le 18 fructidor, les mêmes prétentions, les mêmes résistances ; c'étaient pour la plus grande partie les mêmes acteurs, ils avaient seulement changé de rôle.

Ainsi les inspecteurs des Conseils continuaient de former une espèce de puissance. Ils écrivirent (15 frimaire) au commandant de la garde du Corps-Législatif pour se plaindre de ce qu'elle avait formé un club, un cercle constitutionnel où elle délibérait : Ainsi que les armées, disaient-ils, ont eu l'occasion de le faire avant la journée mémorable du 18 fructidor, le soldat peut présenter des adresses lorsqu'il voit la liberté en péril ; mais jamais dans une république bien constituée la force armée ne doit se rassembler en société délibérante. Quelle misérable distinction ! législateurs imprévoyants, ils voulaient en vain relever la barrière qu'ils avaient eux-mêmes renversée. Le torrent avait pris son cours, il devait tôt ou tard les entraîner dans l'abîme.

Le Conseil des Cinq-Cents fut transféré au Palais Bourbon. Le 19, Talot présenta, au nom de la Commission des inspecteurs, un projet pour déterminer l'enceinte extérieure dont chaque Conseil devait avoir la police, afin d'établir la liberté de leurs communications et le service de leur garde. C'était seulement sur une plus petite échelle, la même question qui s'était élevée pour le rayon constitutionnel à l'occasion du mouvement des troupes de l'armée de Sambre-et-Meuse. Ce projet mit en mouvement les mêmes passions et donna lieu aux mêmes oppositions. Les journaux du Directoire l'attaquèrent avec violence, et en même temps l'institution des Commissions d'inspecteurs, leur réunion et leur permanence. Lamarque à la tête des défenseurs du projet disait : Je ne puis taire le sentiment douloureux que j'éprouve lorsque je vois dans les meilleurs citoyens une fatale propension à contrarier, tantôt sous des rapports politiques, tantôt sous des considérations de finance, tout ce qui a pour objet de soutenir ou de relever la dignité de la représentation nationale, et une tendance également déplorable à favoriser ce qui peut restreindre les droits, ou la majesté du peuple dans ses représentants. Nous semblons comme effacés du corps politique, et, sans cette tribune nationale où l'on peut encore faire entendre la vérité, il n'y aurait plus de Corps-Législatif. Une faction conspiratrice en parlant souvent de la dignité de la représentation a dit des vérités ; on l'a combattue alors parce qu'on savait qu'elle conspirait ; mais un temps viendra où les vrais représentants du peuple devront les reproduire.

Leclerc — de Maine-et-Loire —, ami intime de La Révellière, était le plus fort opposant. Il dit : L'enceinte doit être réduite au lieu des séances, aux cours et jardins du palais. Les messages sont le seul moyen légal de communication entre les Conseils. Les Commissions ne doivent point se réunir pour délibérer ; chaque Conseil doit s'administrer séparément. L'usage actuel et le projet sont un attentat à la Constitution, un reste d'habitudes conventionnelles qui pourrait donner des espérances à ceux qui désirent que les deux Conseils se fondent en un seul. On a demandé une garantie contre les entreprises du Directoire ; sa force et la vôtre sont uniquement dans l'opinion. Le premier qui violera la Constitution se perdra ; et vous seriez vaincus comme les conspirateurs du 18 fructidor, quand vous mettriez tout Paris sous votre surveillance, s'il pouvait vous accuser d'attenter à la Constitution.

Ou l'invoquait donc pour et contre. Elle était favorable au projet ; mais elle n'était plus qu'une arme meurtrière, ou plutôt qu'un vain simulacre, depuis qu'on l'avait foulée aux pieds. Que de réflexions amères naissaient de ces discours ! Lamarque invité à s'expliquer avec Leclerc, dit : Comment s'entendre avec un homme qui est entré hier au soir au Directoire sans opinion, et qui en est sorti avec une opinion toute faite dans sa poche !Il n'est pas du Corps-Législatif, disait Talot, il est du Directoire.

Le Conseil des Cinq-Cents adopta le projet ; l'envoi de la résolution au Conseil des Anciens fut ajourné. Cette discussion dura plusieurs mois ; elle se compliqua encore par les motions formelles que firent au Conseil des Anciens Pilastre, et à celui des Cinq-Cents Savary, pour circonscrire les attributions des Commissions des inspecteurs, et qui furent renvoyées à des Commissions.

Depuis l'Assemblée constituante jusqu'au 18 fructidor, les représentants du peuple n'avaient point eu, même dans leurs fonctions, de costume qui les distinguât des autres citoyens. Les costumes des trois ordres disparurent avec leur fusion en assemblée nationale. Les conventionnels ne portaient dans les cérémonies qu'une simple écharpe tricolore, et ceux qui avaient des missions aux armées y ajoutaient un panache aux mêmes couleurs. Après le 9 thermidor, où la convention se débattait contre toutes les factions, ceux de ses membres qui avaient l'humeur guerrière ceignaient le sabre pour la moindre alerte. Merlin de Thionville, plus soldat que législateur, laissait en outre croître sa moustache. Mais après le 18 fructidor, on donna aux représentants du peuple la pourpre sénatoriale, comme on pare les rois encore après leur mort de tous les ornements de la royauté. Misérable vanité qui n'empêche pas les cadavres de tomber en putréfaction, ni les noms dans l'oubli ! On avait donné ad Directoire l'habit de la chevalerie ou de la féodalité, et aux Conseils celui de la Grèce ou de Rome. Rien n'était plus grotesque que La Révellière dans cet équipage, rien de plus boursouflé que certains députés sous cette draperie. Les directeurs se croyaient des Bayards, et les représentants des Aristides et des Catons. Lorsqu'il fut question de donner des costumes, de très-bons esprits répétant une opinion de J.-J. Rousseau, croyaient à leur influence, et regardaient les signes du pouvoir comme une puissance. Je n'étais point de cet avis. Cette invention me semblait appartenir à l'enfance des sociétés et bien plus à la barbarie qu'à la civilisation, encore nécessaire à la guerre, au moins inutile dans nos magistratures. Nous formions à cet égard deux sectes politiques, comme les catholiques et les protestants en fait de religion : l'une voulait commander le respect par l'appareil du pouvoir, l'autre par la simplicité et de bonnes lois. On citait l'exemple dei ; deux seuls peuples libres sur la terre, l'Angleterre et les États-Unis, où les représentants n'ont aucune distinction. On opposait celui du clergé catholique et des anciennes républiques ; la secte des costumes l'emporta. Quant à leur forme, aucune raison politique n'en décida, ce furent la convenance des artistes et la vanité. Les manteaux de la chevalerie et les draperies antiques étaient plus favorables à la peinture et à la sculpture, et il y avait tel directeur, tel député qui n'était pas insensible au plaisir d'aller à la postérité par le ciseau d'Houdon ou le pinceau de David.

Le Directoire, dès son installation, porta son costume. Je ne sais quelles circonstances avaient empêché le Corps-Législatif de prendre le sien. On ne trouvait point en France d'étoffe assez belle. Les inspecteurs des Conseils chargés de ce détail auraient envoyé chercher la pourpre de Tyr, si la nouvelle Carthage ne leur eût paru en avoir hérité. On fit donc la commande des manteaux des représentants du peuple français en Angleterre, où les représentants siègent sur des balles de laine indigène. Ils furent saisis à la frontière comme marchandise de contrebande, et les employés de la douane donnèrent une leçon aux législateurs. C'était une espièglerie du Directoire. Le ministre Sotin s'était vanté dans le salon de Barras qu'il jouerait ce tour-là. Le 27 nivôse, la Commission des inspecteurs fit un rapport au Conseil sur cet incident, et proposa une résolution pour charger le Directoire de poursuivre sans délai les auteurs et fauteurs de cet outrage fait à la représentation nationale, et dans son rapport la Commission désignait clairement le ministre de la police. La presque unanimité du Conseil partagea la noble indignation de la Commission, les révolutionnaires surtout. Ils saisirent cette occasion pour se plaindre amèrement de l'indécence avec laquelle les ministres recevaient les représentants du peuple. Un orateur eut l'ingénuité de citer deux de ses collègues à qui le ministre Sotin avait osé faire faire antichambre. Quelques voix crièrent très-sensément : Pourquoi y vont-ils ? Le Directoire répondit le lendemain que, d'après la loi rendue, il allait ordonner l'expédition des manteaux à Paris, affecta de ne pas dire un mot de la Commission des inspecteurs qu'il ne reconnaissait plus, et ne parut pas mettre autant d'importance à cette affaire que le Conseil ; sur quoi les inspecteurs dirent qu'il y avait bien assez d'un outrage, sans en ajouter un second.

Des jeunes gens connus sous le nom d'Incroyables, et qui l'étaient en effet par leurs ridicules, se faisaient remarquer par la bizarrerie de leur habillement, l'affectation de leur langage et la fatuité de leurs manières. C'était une création que les salons de Paris avaient, depuis le 9 thermidor, opposée à la rudesse des républicains, à la brutalité du jacobinisme, et dont le royalisme s'empara. Ces messieurs se disaient les types du suprême bon ton, et les représentants de la bonne compagnie. Ils persiflaient les institutions républicaines et frondaient le gouvernement. Les spectacles, les cafés, les promenades, étaient le théâtre de leurs exploits. Dans les jours de troubles, ils se cachaient chez eux et quittaient leurs costumes distinctifs ; ils venaient avec le calme, comme ces nuées d'insectes qui paraissent après l'orage. Ils s'étaient montrés dans les sections le 13 vendémiaire, et la leçon qu'ils avaient reçue avait singulièrement amorti leur courage. Le 18 fructidor, ils avaient disparu, mais bientôt après ils reprirent leur essor. Leur quartier-général était au café Carchy ; c'était là qu'ils dictaient leurs arrêts et prononçaient leurs oracles. Le Directoire en prit de l'humeur, car il ne redoutait pas leur puissance. Au lieu d'opposer le ridicule au ridicule, et (le les faire jouer sur les théâtres, comme on le fit depuis avec tant de succès, il ordonna une expédition militaire contre eux. Une trentaine d'officiers et de soldats, armés de sabres, font une irruption soudaine dans le café Carchy, sous prétexte de prendre des rafraîchissements. Ils se prétendent insultés par les regards et les propos des Incroyables qui y étaient réunis, tombent dessus, et massacrent impitoyablement des adversaires sans défense. Le Directoire annonça, le lendemain, par un message, cette honteuse victoire, comme la suite d'une querelle politique, ecce guet-apens prémédité, comme un incident imprévu. Le public ne prit point le change, son indignation fut extrême.

Le citoyen Lamothe, à la fois témoin et victime, contredit formellement le message par une lettre publiée dans les journaux : Il est faux, dit-il, qu'une querelle politique ait été la cause de ce massacre. Il en rétablit toutes les circonstances, et prouva que l'expédition avait été ordonnée par l'autorité. La force armée n'était arrivée que très-tard sur le champ de bataille, et avait laissé s'évader quatre des assaillants arrêtés dans le combat.

Il s'était trouvé par hasard parmi les battus des jeunes gens recommandables, même des militaires ; et rien ne pouvait dans aucun cas justifier, même pour ceux qui étaient coupables, une punition digne d'Alger ou de Maroc.

Les Directeurs, à qui une inconséquence de phis ne coûtait rien, furent forcés par les clameurs de l'opinion à prendre un arrêté pour ordonner au ministre de la justice de poursuivre les auteurs d'un attentat qu'ils avaient hautement excusé. Mais il n'en resta pas moins impuni.

Les divisions qui se manifestaient de nouveau entre les pouvoirs, entre le Corps-Législatif et le Directoire, étaient cependant un sujet de réflexions profondes. Il y avait des hommes qui, acteurs ou témoins dans ce mouvement des partis et dans ce jeu de la machine politique, méditaient sur les causes de ces oscillations et sur les moyens de fonder enfin un gouvernement.

Bonaparte était resté à Paris depuis la paix. Il observait les partis, et en apparence n'en épousait aucun. Tous le craignaient. C'était surtout pour le Directoire une charge bien pesante qu'un général victorieux et alors sans occupation. Chaque directeur se mesurant avec lui était effrayé de sa hauteur. Il avait des liaisons avec les thermidoriens, Barras et Tallien. Les jacobins, qui avaient toujours un instinct merveilleux pour flairer leurs ennemis, ne tardèrent pas à attaquer ouvertement le vainqueur d'Italie. Ils démolissaient d'abord sa renommée pour diminuer son influence. Bonaparte jugeait bien sa situation, et prévoyait que s'il s'endormait à Paris sur ses lauriers, on aurait bientôt oublié ses services et flétri sa gloire. Une femme s'était présentée chez lui, et lui avait dit que lui et les cinq Directeurs devaient être empoisonnés dans un dîner. Il méprisa cet avertissement. Le ministre de la police en ayant été instruit fit rechercher cette femme ; on la trouva assassinée, baignée dans son sang. Elle fit cependant des déclarations importantes avant de mourir. Aréna, compatriote de Bonaparte, mais son ennemi, disait : Vous ne connaissez pas cet homme-là. C'est lui qui, après avoir envoyé Augereau à Paris pour faire le 18 fructidor, l'a fait disgracier ensuite par le Directoire ; qui a poussé l'ingratitude jusqu'à mettre en délibération de le faire arrêter. Il a volé vingt millions en Italie, il a laissé tons les généraux piller à son exemple. C'est l'homme le plus dangereux pour la liberté.

A la commission des Onze, nous avions regardé l'équilibre des pouvoirs-domine la-pierre philosophale en politique, comme une chimère. Dans notre Constitution, en conférant une grande puissance au Directoire, nous avions donné la- prééminence au Corps-Législatif, et pris toutes sortes de précautions pour assurer son indépendance contre les entreprises du pouvoir exécutif. Alors on attaquait ce système sans 'examiner les causes qui en avaient empêché le succès. On prétendait qu'un gouvernement qui avait besoin de l'appui et de la bienveillance du Corps-Législatif, ne pouvait pas marcher, et que le Directoire, n'ayant aucun moyen légal de résistance, avait été forcé d'employer la violence ; on versait donc du côté opposé. Subordonner en quelque sorte la législature à un pouvoir qu'elle nommait, c'était une absurdité : pour l'éviter, il était évident que l'on voulait faire sortir le pouvoir exécutif de la même source que le pouvoir législatif. Nous avions imité les constitutions des États-Unis ; les réformateurs projetaient de nous ramener, sous plusieurs rapports, à la Constitution d'Angleterre, moins la royauté dont le seul nom aurait causé un bouleversement général.

Lauraguais fut encore mis en avant ; il colporta un mémoire qu'il avait, disait-il, composé pour prouver la nécessité d'une révision. U me le communiqua. J'étais d'avance tout converti ; mais j'avais des idées plus favorables à la liberté que celles des faiseurs, quoiqu'ils eussent soin de les envelopper d'obscurité. Saint-Simon, plus franc, me dit que c'était pour amuser le tapis qu'on discutait sur les prochaines élections ; qu'il y avait un plan arrêté pour réviser la Constitution ; qu'elle n'offrait aucun aliment à l'ambition des membres sortants du Directoire ; qu'il y aurait un Sénat dont ils seraient membres de droit à la fin de leur exercice ; qu'on supprimerait le Conseil des Anciens ; qu'on centraliserait le pouvoir exécutif. Ils me dirent l'un et l'autre avoir communiqué leurs vues à Barras et à Bonaparte, qui les avaient adoptées. Le Journal des hommes libres sonna l'alarme sur ces innovations. Il signala une nouvelle faction qui voulait une chambre perpétuelle et un président perpétuel. Il reprocha aux journalistes thermidoriens de menacer toujours de leur Bonaparte. Lorsqu'on se rappelait les lettres qu'il avait écrites au gouvernement ligurien et cisalpin, qui étaient une critique indirecte, mais sanglante de l'état intérieur de la France, et ces lois organiques dont il avait parlé dans son discours au Directoire, on ne pouvait pas douter qu'il n'eût des idées toutes faites sur une révision de la Constitution. Talleyrand l'encourageait en secret. Ses idées étaient-elles désintéressées ? Son ambition personnelle le poussait-elle au contraire vers ces projets ? On ne pouvait à cet égard former que des conjectures. On ne peut pas dire non plus s'il eût alors réussi. Mais l'opinion publique lui était favorable et lui donnait des moyens de tout entreprendre et de tout oser. On était fatigué des déchirements dont on n'apercevait pas le terme ; et, pour se reposer, la nation se fût jetée dans les bras d'un homme qu'elle croyait assez fort pour arrêter la révolution, et assez généreux pour en consolider les bienfaits.

Il parut dans le Rédacteur, journal du Directoire, une lettre prétendue anonyme, écrite dé Strasbourg, par laquelle on avertissait le Directeur Reubell et le général Bonaparte que l'on fabriquait contre eux des documents qui avaient pour but de prouver que, de concert, ils avaient le projet d'attenter à la sûreté du Corps-Législatif et du Directoire, et à la liberté de la France. Ce fut un moyen indirect employé pour éveiller l'attention du Directoire et de Reubell en particulier sur ce qui se tramait, et ils en profitèrent pour déjouer ces projets en les révélant au public.

Il ne s'était pas écoulé six mois depuis que le Directoire avait décimé le Corps-Législatif et s'était mutilé lui-même. Il était effrayé de sa situation ; elle était dans le fait très-critique. En abusant de son pouvoir, il avait révélé sa faiblesse, détruit les garanties constitutionnelles, et montré à tous les ambitieux le chemin de l'usurpation. Les jacobins, dont il s'était servi et dont il avait frustré les espérances, criaient dans le cercle constitutionnel : Nous n'avions qu'un roi, et maintenant nous en avons cinq ! Les généraux qu'il avait appelés à son secours convoitaient son pouvoir ; depuis la paix, ils apportaient dans l'intérieur leurs prétentions ennoblies par leur gloire. Ceux qui ne connaissaient que le sabre offraient le leur aux jacobins ; ceux qui raisonnaient sur l'organisation sociale, se présentaient aux partis modérés comme des .régénérateurs. La représentation nationale s'efforçait de reprendre son rang dans l'ordre constitutionnel. Tout portait donc ombrage au Directoire. Il voyait des ennemis partout, et nulle part des amis. En proie à ses frayeurs, il caressait et repoussait tour-à-tour les divers partis, il.ne se ralliait point à la nation, et mécontentait tout le monde. il voulait être tyran, il n'en avait pas la force. On n'entendait parler que de fermer les barrières de Paris, de changer le mot d'ordre, de cartouches délivrées aux troupes de la garnison, de petits complots, de coups de main et autres projets vrais ou faux qui irritaient les esprits et détruisaient toute confiance. L'ineptie se succédait rapidement dans les ministères. La police était déshonorée par les Dondeau et les Sotin. Il y avait absence d'administration dans la République ; les fournisseurs dévoraient les finances ; et le Directoire, qui paraissait un colosse au-dehors, n'était dans le fait qu'une machine mal organisée, qui, après trois ans d'existence, avait déjà tous les symptômes de la décrépitude et de la corruption.

Il n'avait point renoncé à la descente en Angleterre. Il n'avait plus que cet ennemi au-dehors, et rassemblait toutes ses forces pour le combattre. Le commandement de cette entreprise étant devenu vacant par la mort de Hoche, le Directoire le proposai Bonaparte. On avait des hommes et des vaisseaux, mais on manquait d'argent. Il fut question d'un emprunt ayant pour hypothèque un impôt sur le sel. Le Directoire le proposa au Conseil des Cinq-Cents. Il fut discuté en comité secret le 4 nivôse. Tout le monde l'attaqua, personne ne le défendit. C'était, disait-on, la gabelle avec tous ses abus.

L'ambassade de Constantinople étant vacante par la mort d'Aubert du Bayet, on dit que Bonaparte l'avait demandée pour l'occuper après son retour d'Angleterre. L'opinion, étonnée de son inaction, le portait à toutes les places ; le Directoire, fatigué de sa présence, cherchait toutes' les occasions de l'écarter de Paris ; et lui, jouant le désintéressement et la lassitude, ne se pressait pas d'accepter de l'emploi, ne paraissait aspirer qu'au repos, et observait en silence tout ce qui se passait sous ses yeux.

Cependant le général Bonaparte sentit bientôt que le pavé de Paris serait brûlant pour lui, et qu'avec toute sa gloire il n'y tiendrait pas. Le Directoire et lui étaient deux puissances rivales qui ne pouvaient vivre en paix l'une à côté de l'autre. Il fallait donc se faire la guerre ou se séparer.

La descente en Angleterre, outre la difficulté de l'argent, en présentait d'autres. Limitée à une invasion partielle, à une attaque de flibustier, elle ne pouvait convenir à un homme qui se regardait, non sans raison, comme le premier général de la République, et qui était accoutumé aux grandes entreprises. Destinée à bouleverser la Grande-Bretagne et à détruire sa puissance, une descente exigeait une masse de forces et de moyens qui ne se trouvaient pas prêts, et qu'on ne pouvait pas assez promptement réunir[3].

L'expédition d'Égypte fut donc résolue. Le pro- jet en avait déjà été formé sous Louis XV par le duc de Choiseul. Tous les plans en existaient au ministère des relations extérieures. Talleyrand les y trouva et les communiqua à Bonaparte. Il y avait déjà sérieusement pensé, tandis qu'il commandait l'armée d'Italie.

Il écrivit le 29 thermidor an V au Directoire :

Les îles de Corfou, Zante et Céphalonie sont plus intéressantes pour nous que toute l'Italie ensemble. Je crois que si nous étions obligés d'opter, il vaudrait mieux restituer l'Italie à l'empereur et garder les îles, qui sont une source de richesses et de prospérité pour notre commerce. L'empire des Turcs s'écroule tous les jours ; la possession de ces îles vous mettra à même de le soutenir, autant que cela sera possible, ou 'd'en prendre notre part.

Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut rems emparer de l'Égypte. Le vaste empire ottoman, qui périt tous les jours, nous met dans l'obligation de penser de bonne heure à prendre des moyens de conserver notre commerce du Levant.

 

Le thermidor, au ministre des relations extérieures, Talleyrand :

Je pense que désormais la grande maxime de la République doit être de ne jamais abandonner Corfou, Zante, etc. Nous devons au contraire nous y établir solidement. Nous y trouverons des ressources pour notre commerce ; elles seront d'un grand intérêt pour nous et les événements futurs de l'Europe.

Pourquoi ne nous emparerions-nous pas de l'ile de Malte ? L'amiral Brueys pourrait très-bien mouiller là et s'en emparer. Quatre cents chevaliers et an plus un régiment de cinq cents hommes sont la seule garde qu'ait la ville de Lavalette. Les habitants, qui montent à plus de cent mille, sont très-bien portés pour nous, et fort dégoûtés de leurs chevaliers qui ne peuvent plus vivre et meurent de faim. Je leur ai fait exprès confisquer tous leurs biens en Italie. Avec l'île de Saint-Pierre, que nous a cédée le roi de Sardaigne, Malte et Corfou, nous serons maîtres de toute la Méditerranée.

S'il arrivait qu'à notre paix avec l'Angleterre nous fussions obligés de céder le Cap de Bonne-Espérance, il faudrait alors nous emparer de l'Égypte. Ce pays-là n'a jamais appartenu à une nation européenne ; les Vénitiens seuls y ont eu une prépondérance précaire. On pourrait partir d'ici avec vingt-cinq mille hommes, escortés par huit ou dix bâtiments de ligne ou frégates vénitiennes, et s'en emparer.

L'Égypte n'appartient pas au grand-seigneur.

Je désirerais que vous prissiez à Paris quelques renseignements, et que vous me fissiez connaître quelle réaction aurait sur la Porte une expédition d'Égypte.

Avec des armées comme les nôtres, pour qui toutes les religions sont égales, mahométane, cophte, arabe, etc., tout cela nous est indifférent ; nous respecterons les unes comme les autres.

 

Talleyrand lui répondit, le 2 vendémiaire an VI :

Quant à l'Égypte, vos idées à cet égard sont grandes, et l'utilité doit en être sentie : je vous écrirai sur ce sujet au large. Aujourd'hui je me borne à vous dire que, si l'on en faisait la conquête, ce devrait être pour déjouer les intrigues russes et anglaises qui se renouvellent si souvent dans ce malheureux pays. Un si grand service rendu aux Turcs les engagerait aisément à nous y laisser toute la prépondérance et tous les avantages commerciaux dont nous avons besoin. L'Égypte, comme colonie, remplacerait bientôt les productions des Antilles, et, comme chemin, nous donnerait le commerce de l'Inde. Car tout, en matière de commerce, réside dans le temps, et le temps nous donnerait cinq voyages contre trois par la route ordinaire.

 

Le Directoire, satisfait d'éloigner de lui une renommée aussi importune que celle de Bonaparte, lui écrivit (15 ventôse an VI) pour lui donner à cet égard les pouvoirs les plus étendus. Le secret fut bien gardé. Tandis qu'on faisait tous les préparatifs de l'expédition, on s'évertuait à Paris pour en deviner la destination. Les uns la dirigeaient sur la Grèce, les autres sur l'Égypte ; de plus rusés politiques voyaient déjà la puissance anglaise renversée dans l'Inde. La plupart de ceux qui faisaient partie de l'expédition ignoraient eux-mêmes la vérité. On se perdait en mille conjectures diverses. Les amis de la liberté rêvaient la délivrance de la Grèce et la renaissance de ses beaux jours. On en entendait alors qui, enivrés des glorieux souvenirs de l'histoire, épris de tous les charmes de la mythologie, ne tarissaient pas d'éloges sur un projet qui devait réveiller les peuples de l'Orient, les tirer de leur honteux esclavage, répandre un nouvel éclat sur le berceau des sciences et des arts, agrandir leur domaine et changer la face du monde.

Le général Bonaparte recrutait de toutes parts officiers et soldats, savants et gens de lettres, ouvriers et artistes. Il rassemblait des instruments, des outils, des livres, des machines, des modèles ; il semblait en effet par toutes ces dispositions qu'il allait, nouveau Colomb, explorer un monde et lui porter la civilisation. Tout se réunissait à Toulon ; on eût dit que Paris allait émigrer dans la Méditerranée. Malgré tout l'appareil de la guerre, on partait comme pour une partie de plaisir. C'était à qui serait de la fête ; il y avait dans ceux qui y étaient admis un enthousiasme bien différent de celui qui précède les combats ; et Denon ne parlait que de Bayadères, de la pureté du ciel et des parfums qu'exhalait la terre promise.

Bonaparte conservait l'attitude du grand-prêtre qui a seul la clef d'un profond mystère ; il exerçait un grand pouvoir sur tout ce qui concernait l'expédition ; il admettait, il rejetait, il choisissait son monde. Républicain ou royaliste, aristocrate ou jacobin, tout lui était égal pourvu qu'il pût s'en servir à ses fins. Il écrivait au général Menou, qui croyait avoir eu besoin de se justifier de sa conduite au 13 vendémiaire de l'an IV : J'ai vu cette affaire de plus près que personne. Je sais que vous avez été victime de la lâcheté et de la perfidie des commissaires ridicules qui s'étaient attribué tout le pouvoir pour laisser peser toute la responsabilité sur les généraux. Et Bonaparte écrivait cela sous les yeux du Directoire, où il y avait des députés de la Convention, et en présence de Barras qui avait été l'un de ces commissaires Alors c'était à qui essaierait de se laver des injures faites dans d'autres temps au capitaine d'artillerie, sous les murs de Toulon. Un ex-député, dans une adresse présentée au Corps-Législatif relativement à l'emprunt forcé, et qui avait été commissaire de la Convention en 1793, disait : Je n'ai point ordonné l'arrestation du général Bonaparte. Elle a été faite par ordre des représentants Albite et Salicetti, exécutée par Viervein, commandant de gendarmerie, et Aréna, adjudant-général. Ses papiers ont été examinés par le commissaire ordonnateur Déniée. Il était remarquable que deux des compatriotes de Bonaparte eussent alors concouru à son arrestation.

Le général Menou, avec de la bravoure et des connaissances militaires, avait commencé tard à faire la guerre, et n'était renommé par aucun fait d'armes. Son esprit un peu aventurier, la situation équivoque dans laquelle il était avec le Directoire, le dérangement de ses affaires i le jetèrent dans l'expédition. Une réputation de talents administratifs, d'habitude des affaires, et son nom, le firent accueillir par Bonaparte. Il était flatté de mener à sa suite, avec tout ce qu'il y avait de plus distingué, dans l'armée républicaine, des personnages de l'ancienne armée. Ce fut à ce titre qu'il accepta les services du général Dumuy qui, le plus ancien général divisionnaire, avec cent mille livres de rente, avait plus de bonne volonté que de moyens de servir. Le général Kléber, qui détestait cordialement Bonaparte, partit aussi pour voir, disait-il dans son langage grossièrement énergique, ce que ce petit b..... là avait dans le ventre. Tel était alors l'ascendant de Bonaparte, qui enrôlait sous ses drapeaux ses ennemis comme ses amis.

Il s'était à peine écoulé deux mois, et tout était prêt. Le 14 floréal, Bonaparte se rendit à Toulon. Il fit à l'armée une proclamation vague. Le 30, il mit à la voile avec l'expédition. Elle se composait de treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, un grand nombre de bâtiments portant l'élite de l'armée et de la marine, Berthier, Caffarelli, Kléber, Desaix, Regnier, Lannes, Damas, Murat, Andréossy, Belliard, Zajonscheck, etc. ; Brueys Duchayla, Decrès, Gantheaume, etc., et cent artistes et savants.

 

 

 



[1] D'après le style de ces billets, on ne croirait pas qu'ils sont de madame de Staël.

[2] On entend par là, non les partisans de la Révolution, car c'était toute la France ; mais ceux qui voulaient continuer à gouverner révolutionnairement.

[3] Bonaparte et Reubell eurent une discussion très-vive an sujet de Dufalgua. Reubell ne voulait pas qu'il fût ministre, parce qu'il avait refusé le serment du 10 août. Bonaparte répondit que quand on avait comme lui donné tant de gages à la révolution, on devait passer pour y être attaché de bonne foi. Au reste, ajouta-t-il, vous ferez ce que vous voudrez, mais je vous déclare que je ne puis travailler à la descente qu'avec lui.