MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XXXI. — INQUIÉTUDE DES DIRECTEURS SUR BONAPARTE, SON MÉCONTENTEMENT. - ILS LUI OPPOSENT AUGEREAU. - DÉMISSION DONNÉE PAR BONAPARTE. - LES DIRECTEURS S'EXCUSENT.

 

 

BONAPARTE vit bientôt que le 18 fructidor n'avait été qu'un remède du moment, et que le parti vainqueur, loin de consolider les institutions constitutionnelles, recommençait le gouvernement révolutionnaire, et compromettait l'existence de la République. Ses inquiétudes prirent le caractère du mécontentement et du blâme. Le Directoire en fut alarmé : il voulut opposer Augereau à Bonaparte, et lui donna le commandement de l'armée d'Allemagne. Parce qu'il avait arraché les épaulettes du commandant de la garde des Conseils, et fait arrêter des représentants du peuple, Augereau se crut un grand homme et en état de lutter contre le général en chef de l'armée d'Italie. Il y expédia des agents ; le Directoire y envoya aussi pour intriguer et espionner. Bonaparte se joua d'eux : il parut indigné ; il accusa le Directoire d'ingratitude ; il offrit sa démission. Le Directoire eut peur ; il se justifia, s'excusa, et gauchement il se mit aux pieds de Bonaparte, qui eut l'air de se faire violenter pour conserver le commandement.

C'est ce qui résulte des lettres suivantes :

Bonaparte à Augereau.

2 vendémiaire en VI.

Il lui annonce l'arrivée de son aide-de-camp.

Toute l'armée a applaudi à la sagesse et à l'énergie que vous avez montrées dans cette circonstance essentielle, et elle a pris part au succès de la patrie avec cet enthousiasme et cette énergie qui la caractérisent ; il est à souhaiter seulement que. l'on ne fasse pas la bascule, et que l'on ne se jette point dans le parti contraire. Ce n'est qu'avec la sagesse et une modération de pensée que l'on peut assurer d'une manière stable le bonheur de la patrie. Quant à moi, c'est le vœu le plus ardent-de mon cœur. Je vous prie de m'instruire quelquefois de ce que vous faites à Paris ?

 

Bonaparte à Français Neufchâteau.

Le sort de l'Europe est désormais dans l'union, la sagesse et la force du gouvernement. Il est une petite partie de la nation qu'il faut vaincre par un bon gouvernement. Nous avons vaincu l'Europe, nous avons porté la gloire du nom franc :ais plus loin qu'elle ni l'aurait jamais été. C'est à vous, premiers magistrats de la République, à étouffer toutes les factions, et à être aussi respectés au-dedans que vous l'êtes au-dehors. Un arrêté du Directoire exécutif écroule les trônes ; faites que des écrivains stipendiés ou d'ambitieux fanatiques, déguisés sous toute espèce de masques, ne nous replongent plus dans le torrent révolutionnaire[1].

 

Le Directoire à Bonaparte.

2 vendémiaire an VI.

Il ne faut plus ménager l'Autriche.... Sa perfidie, son intelligence avec les conspirateurs de l'intérieur sont manifestes..... La trêve n'était pour elle qu'un prétexte de se ménager le temps nécessaire pour réparer ses pertes et attendre les mouvements intérieurs que le 18 fructidor a prévenus. Depuis le général jusqu'au dernier soldat autrichien, on se disait qu'à cette dernière époque les trois directeurs qu'on désignait sous le nom de triumvirs, seraient poignardés, et que la royauté serait proclamée. Tous se flattaient d'être bientôt à Paris avec les émigrés. Condé, le chef de ceux-ci, était déjà secrètement en France, et avait, à l'aide de ses intelligences, pénétré jusque près de Lyon[2].

 

Bonaparte au Directoire.

4 vendémiaire.

Un officier est arrivé avant-hier de Paris à l'armée ; il y a répandu qu'il était parti de Paris le 25, qu'on y était inquiet de la manière dont j'aurais pris les événements du 18 ; il était porteur d'une espèce de circulaire du général Augereau à tous les généraux de division ; il avait une lettre du ministre de la guerre à l'ordonnateur en chef, qui l'autorisait à prendre tout l'argent dont il aurait besoin pour sa route.

Il est constant, d'après tous ces faits, que le gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru après vendémiaire (an IV).

Je vous prie de me remplacer et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera capable de me faire continuer de servir, après cette marque horrible de l'ingratitude du gouvernement, à laquelle j'étais bien loin de m'attendre. Ma santé, considérablement affectée, demande impérieusement du repos et de la tranquillité.

La situation de mon aine a aussi besoin de se retremper dans la masse des citoyens. Depuis trop longtemps un grand pouvoir est confié dans mes mains : je m'en suis servi dans toutes les circonstances pour le bien de la patrie ; tant pis pour ceux qui ne croient pas à la vertu, et qui pourraient avoir suspecté la mienne. Ma récompense est dans ma conscience et dans l'opinion de la postérité.

Je puis, aujourd'hui que la patrie est tranquille et à l'abri des dangers qui l'ont menacée, quitter sans inconvénient le poste où je suis placé.

Croyez que, s'il y avait un moment de péril, je serais au premier rang pour défendre la liberté et la Constitution de l'an III.

 

Le Directoire répondit le 12 vendémiaire à la lettre de Bonaparte ; il se justifiait et s'excusait des reproches de méfiance et d'ingratitude.

Quant aux motifs d'inquiétudes que vous avez conçus, disait-il, les propos d'un jeune homme, propos qu'on lui avait peut-être prêtés, pouvaient-ils l'emporter sur les communications constantes et directes du gouvernement ?

Quant à la lettre du général Augereau, comme des représentants royalistes avaient écrit dans leur sens à des généraux de l'armée d'Italie, et que cela était connu à Paris, ce général avait cru apparemment devoir y opposer le contrepoison : cela ne pouvait être susceptible d'aucune interprétation contre vous.... Il en est de même de la lettre du ministre de la guerre ; il ne s'agissait sans doute que de fonds pour frais de route.

Craignez que les conspirateurs royaux, au moment où peut-être ils empoisonnaient Hoche, n'aient essayé de jeter dans votre âme des dégoûts et des défiances capables de priver votre patrie des efforts de votre génie.

 

Le Directoire envoya Bottot à Bonaparte ; cet agent de Barras n'avait point entièrement rassuré le général. Le Directoire écrivit à Bonaparte.

30 vendémiaire

Le Directoire a été peiné lui-même de l'impression qu'a pu produire sur vous la lettre dont était porteur un aide-de-camp pour le payeur-général. La rédaction de cette lettre a fort étonné le gouvernement, qui n'a jamais nommé ni reconnu un agent pareil : c'est au moins une erreur de bureau ; mais elle ne doit pas altérer l'idée que vous deviez avoir d'ailleurs de l'estime et de la manière de penser du Directoire à votre égard. Il paraît que le 18 fructidor est défiguré dans les lettres qui parviennent à l'armée d'Italie ; vous avez très-bien fait d'intercepter ces lettres, et il serait nécessaire d'adresser les plus marquantes au ministre de la police[3].

Dans vos observations sur la pente trop forte des esprits vers le gouvernement militaire, le Directoire reconnaît un aussi éclairé qu'ardent ami de la République. Rien de plus saint que la maxime, Cedant arma togœ, pour le maintien des républiques. Ce n'est pas un des traits les moins glorieux de la vie d'un général placé à la tête d'une armée triomphante, de se montrer lui-même si attentif sur un point aussi important.

 

Bottot, de son côté, écrivit à Bonaparte le 5 brumaire, pour le rassurer, et lui peindre l'intérêt avec lequel il avait été reçu à son retour d'Italie. Il avait retrouvé le Directoire plein d'admiration et de tendresse pour la personne du général.

Peut-être le gouvernement commet-il beaucoup de fautes ; peut-être ne voit-il pas toujours aussi juste que vous dans les affaires ; mais avec quelle docilité républicaine il a reçu vos observations !

Les trois armées du Nord, du Rhin et de Sambre-et-Meuse ne forment plus que l'armée d'Allemagne. Augereau..... mais c'est vous qui l'avez envoyé ; l'erreur du Directoire est la vôtre. Bernadotte..... il est auprès de vous. Cacault..... est rappelé. Douze mille hommes..... ils sont en marche. Le traité de Sardaigne..... est ratifié. Bourrienne...... est rayé. La Révolution..... est ajournée. Éclairez donc le Directoire.... Je le répète, ils ont besoin d'instruction ; c'est de vous qu'ils l'attendent[4].

 

 

 



[1] La bascule était faite ; le parti révolutionnaire dominait. La sagesse et la modération étaient proscrites.

[2] Bonaparte savait à quoi s'en tenir sur tous ces contes, bons tout au plus pour en imposer à la plus sotte crédulité et effrayer la multitude. On ne conçoit pas que le Directoire osât écrire de ces choses-là à un général qui connaissait parfaitement les intrigues et les complots des royalistes, et qui avait la certitude que Condé n'était pas vents s'aventurer en France.

[3] Le beau rôle que l'on proposait à un général couvert de gloire !

[4] Ils ne l'attendirent pas longtemps ; il la leur donna le 18 brumaire.