MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XXX. — RÉFLEXIONS SUR LE 18 FRUCTIDOR.

 

 

LA révolution du 18 fructidor reculait la difficulté, et ne l'avait point résolue. Annuler les élections de la plus grande partie des départements, destituer les administrations, rappeler dans tous les emplois exclusivement des hommes de la Révolution, déporter des directeurs et des députés sans jugement, proscrire en masse les nobles et les prêtres, briser les presses de quarante journalistes pour créer des journaux aux ordres du parti vainqueur, tout cela ne pourvoyait qu'au moment, et nullement à l'avenir. Si les auteurs de cette révolution n'avaient eu en vue que le bien de la République, et eussent été capables de s'élever aux grandes conceptions qu'il dit dû leur inspirer, ils eussent pu convertir en un remède utile à la France le poison violent qu'ils venaient de lui administrer. Boulay de la Meurthe avait mis le doigt sur la plaie ; il avait tout dit dans cette phrase de son rapport : Une vérité doit vous être démontrée à tous : c'est que la Constitution française est telle que le gouvernement ne peut marcher qu'avec l'appui, je dirais presque la bienveillance du Corps-Législatif. Mais dans le moment où il prononçait ces paroles, on n'avait d'oreilles que pour entendre des folies, on était aveuglé par l'enivrement de la victoire. Ce fut donc une bonne semence qui tomba sur le chemin ; elle fut foulée aux pieds et perdue.

Je penserai toujours que le Directoire eût pu s'épargner ce coup d'état, et triompher autrement des attaques du royalisme ; que, s'il eût voulu de bonne foi entrer dans le régime constitutionnel, il eût obtenu une grande majorité dans les Conseils. Mais puisqu'il avait cru devoir recourir à la violence, il fallait en profiter, du moins pour réviser la Constitution et prévenir le retour des inconvénients que l'expérience avait révélés ; il le fallait à l'instant même où l'on venait de les prendre, pour ainsi dire, sur le fait. Quoique abreuvé d'amertume, je ne désespérai point de la chose publique, et je lui sacrifiai mes injures et mes ressentiments. Je n'étais plus en situation de proposer à la tribune, dans les comités, ni au Directoire, une révision de la Constitution ; mais j'en parlai sérieusement à des députés qui avaient alors de l'influence. Ils sentaient comme moi la nécessité de donne aux pouvoirs de nouvelles garanties. On ne sut pas, on ne voulut pas saisir l'instant favorable. On s'enfonça rapidement dans les mesures les plus révolutionnaires et, huit jours après le 18 fructidor, le parti victorieux était déjà entraîné de manière à ne pouvoir plus s'arrêter.

Si j'avais pu faire entendre alors ma voix aux Français, je leur aurais dit :

Rappelez-vous ce que vous demandiez en 1789, ce que vous arrachâtes de droits des mains du despotisme, et voyez ce que vos magistrats, vos représentants vous en ont laissé. Vos premières conquêtes étaient immenses et nous coûtèrent peu : ce qui vous en restait, vous l'avez payé des plus cruelles souffrances, des plus grands malheurs, de vos biens, de vos vies, du sang d'un million d'hommes, et les factions l'ont dévoré ! Cette Révolution qui devait améliorer le sort de l'espèce humaine et changer la face du inonde, n'aura donc brisé le sceptre des rois que pour en créer un plus pesant ! La République ne sera donc qu'un changement de nombre, un calcul arithmétique, une multiplication du despotisme ! Peuple, tu voulus la liberté ; va chercher parmi les directeurs entourés de licteurs et de faisceaux, les organes de tes besoins, les défenseurs de tes droits ! Ta souveraineté ! elle n'est plus qu'un vain mot. Encore quelques jours, et peut-être n'en auras-tu pas même conservé le souvenir. Ta liberté ! tu n'as plus que celle d'obéir : par les victoires, tu commandes au monde, et c'est dans ton propre sein que les factions te préparent des fers ! Ainsi, le voyageur s'étonne à l'aspect de ces monuments superbes que l'art a extérieurement embellis de tous ses prodiges, et qui ne renferment que des malades, des insensés ou des furieux.

En rompant, toute faible qu'elle était, la barrière que la Constitution a placée entre les pouvoirs, le Directoire a détruit la garantie du Corps-Législatif, son indépendance et son inviolabilité. Le pouvoir créé a brisé le pouvoir créateur, et s'est, pour ainsi dire, mis à sa place. La force morale du législateur s'est évanouie. Après un tel attentat, il ne peut plus exister de liberté d'opinions ; elles seraient libres, qu'on ne le croirait pas. Il n'y a donc plus de représentation ; une fois asservie, elle paraîtra toujours esclave. Le Directoire lui-même s'est suicidé ; il succombera tôt ou tard sous les factions et sous les armées avec lesquelles il a opprimé les Conseils. Il a semé tous les germes de destruction ; il en recueillera les déplorables fruits.

Convaincu qu'il est des circonstances où l'homme de bien, assiégé par d'injustes préventions, sert véritablement sa patrie en s'isolant de la chose publique, je me condamne au silence. La tyrannie a souvent étouffé la voix de l'homme libre ; mais les tortures n'ont pas toujours réussi à le faire parler. Je n'élèverai la voix que lorsque je le croirai véritablement utile, car alors cette stoïque abnégation deviendrait une lâcheté criminelle. Que l'on se dispute la triste gloire d'outrager des malheureux, et de fouler aux pieds des cadavres je ne m'associerai point à cet horrible triomphe ; on n'arrachera point la pitié de mon cœur. Ah ! plutôt que les déserts brûlants de l'Afrique ou les marais infects de Sinamary me dévorent, avant que je me soumette à ce degré d'humiliation et d'opprobre !

 

Chazal fit imprimer un long discours qu'il avait composé avant le 18 fructidor, en réponse à mon rapport sur le message du Directoire. Ce discours, désormais sans utilité, puisque les baïonnettes avaient tranché la question, était une apologie anticipée de ce qu'on appelait la glorieuse journée du 18 fructidor, et une accusation tardive d'hommes que la foudre directoriale avait frappés, et qui n'étaient plus en état de se défendre. J'en fis une réfutation ; quoiqu'elle fût très-modérée, mes amis m'empêchèrent de la faire imprimer. Ils avaient raison : ce n'était plus dans le fait qu'une misérable affaire de vanité.