MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE XIX. — PICHEGRU PRÉSIDENT DU CONSEIL DES CINQ-CENTS. - ESPRIT DES DISCUSSIONS.

 

 

LE général Pichegru fut nommé président du Conseil des Cinq-Cents le 1er prairial, pour ainsi dire à l'unanimité ; car sur 444 suffrages, il en obtint 387. Les constitutionnels et les royalistes furent d'accord : il n'y eut qu'une cinquantaine dé directoriaux qui lui refusèrent leurs voix. Les royalistes opposaient au Directoire un général qu'ils croyaient avoir à s'en plaindre. Les constitutionnels rendaient un hommage aux armées. Sa nomination avait été arrêtée dans le club de Clichy sur la proposition de Pastoret ; et malgré l'observation de Quatremère, qu'il fallait se garder d'accroître l'influence des militaires, que Pichegru devait son élévation à la Convention, et qu'il avait été général pendant la terreur, il était difficile de porter plus loin la délicatesse et le scrupule contre-révolutionnaire. Quels étaient les principes de ce général ? avait-il des projets formés ? les royalistes étaient-ils sûrs de lui ? les constitutionnels n'en savaient rien. Alors, au-dessus du soupçon, il avait été précédé dans la carrière législative par une grande réputation militaire. Lorsqu'au premier appel nominal du nouveau tiers on entendit prononcer son nom, tous ses collègues, tous les citoyens présents se levèrent pour le voir, non par simple curiosité, mais par le vif intérêt qu'inspiraient sa gloire et sa modestie.

Le général Jourdan venait d'entrer aussi dans le Conseil des Cinq-Cents, honoré par le parti de la Révolution, pour lequel il s'était vivement prononcé. Les républicains voyaient en lui le vainqueur de Fleurus. Les députés sages et impartiaux désiraient écarter tout sujet de rivalité entre ces deux généraux, et nommer Jourdan secrétaire, en attendant qu'on le fit succéder à Pichegru dans la présidence ; mais les passions du club de Clichy l'emportèrent encore : les républicains, le Directoire et une partie de l'armée ressentirent vivement l'outrage fait à Jourdan.

L'intolérance et le mépris du nouveau tiers pour les hommes de la Révolution, et surtout pour les conventionnels, étaient d'autant plus imprudents, y en avait partout, dans les Conseils, dans le Directoire, dans les tribunaux et les administrations : l'esprit et les principes de la Révolution régnaient toujours dans la plus grande partie de la France ; ils y étaient, à la vérité, un peu comprimés ; mais ils éclataient avec d'autant plus de force dans les armées.

Dès la première séance du Conseil des Cinq-Cents, Pénières, qu'une ardeur irréfléchie, car il était républicain, avait entraîné à Clichy, proposa le rapport des lois qui, conformément à celle du 3 brumaire, avaient exclu quelques députés des Conseils. On demanda le renvoi de cette proposition à une Commission ; mais elle fut enlevée de vive force par les membres du club de Clichy, et décrétée d'enthousiasme. Alors Hardy demanda par représailles, car la guerre était déclarée, et obtint le rapport de la loi du 21 floréal an IV, qui excluait de Paris des ex-conventionnels ; plusieurs députés du nouveau tiers s'y opposèrent, et, par une partialité révoltante, demandèrent le renvoi à une Commission qu'ils venaient eux-mêmes de refuser. Il y en eut même un qui, dans cette discussion, dit qu'il n'y avait point eu, avant le 13 vendémiaire an IV, de conspiration contre la Convention.

Le rapport de ces lois de circonstance était juste au fond, mais hostile dans la forme. Les discours jetaient de nouveaux brandons de discorde dans l'Assemblée. Un succès, bien loin de satisfaire le parti qui l'avait obtenu, ne faisait qu'augmenter son audace ; ainsi, dans la séance du 6, le nouveau tiers enleva encore avec violence, sur le rapport de Bonnières, la résolution sur les doubles élections du département du Lot en faveur des royalistes, et fit prononcer le 7 l'ajournement du projet présenté par Dubois des Vosges, pour l'approbation des élections de la Corse, faites dans le sens républicain.

Les Clichyens obtinrent la création de commissions pour les affaires (les colonies, pour réviser les lois révolutionnaires, celles sur les cultes, sur l'instruction publique, sur la marine, sur les armées. Les discussions qui précédèrent la création de ces Commissions étaient remplies d'aigreur et de fiel.

Les hommes de la Révolution étaient frappés de terreur ; les constitutionnels sentirent plus que jamais la nécessité d'arrêter ce système de dérivation. Tronçon-Ducoudray fut un de ceux qui, quoique venu l'année précédente dans le Conseil des Anciens avec une réputation de royalisme, se prononça avec le plus de force[1] ; il détestait le club de Clichy, il voyait très-bien le parti royaliste et le signalait ouvertement. De la probité et un beau talent donnaient du poids à ses opinions. Il avait donc préparé un discours qu'il voulait prononcer le 7 prairial, au moment de la nomination du nouveau directeur : c'était comme une installation de ce magistrat suprême, ou comme une ouverture de la session. Dans une analyse des travaux du Conseil des Anciens, il traçait une marche pour l'avenir. Il y avait sur la modération de ce Conseil et son respect pour la Constitution, parmi des choses vraies, quelques éloges exagérés qui n'étaient que des leçons indirectes pour le nouveau tiers. Annoncer à la France et à l'Europe que des députés qui étaient arrivés l'année précédente au Corps-Législatif avec une réputation vraie ou fausse de royalisme, étaient maintenant inébranlables sur la ligne constitutionnelle et républicaine ; arrêter par cette manifestation de sentiments et de principes les projets royalistes du nouveau tiers : tel était le but de ce discours, écrit d'ailleurs avec décence et dignité. L'orateur crut devoir consulter quelques-uns de ses collègues ; leurs avis furent partagés. Dans le doute, il suivit le précepte du sage, et s'abstint de prononcer son discours. Le lendemain 8, il réunit encore quelques députés pour en entendre la lecture. Portalis et Siméon dirent que ce discours choquerait les hommes que l'on espérait convertir, qu'ils savaient bien qu'il y avait des royalistes dans les Conseils, mais qu'il ne fallait pas les aigrir, et qu'il valait mieux les combattre lorsque l'occasion s'en présenterait naturellement que les régenter hors de propos ; qu'on avait d'autant plus besoin de circonspection, que les meneurs de Clichy y répandaient que Portalis et Tronçon-Ducoudray avaient la prétention de diriger le club.

Emmery et moi nous disions qu'il était plus convenable de prévenir le combat que de le livrer, même lorsqu'on serait assuré de la victoire ; que ce discours, qui n'avait que le défaut d'être trop modéré, serait utile pour fixer l'opinion, attentive au résultat du renouvellement constitutionnel du Corps-Législatif ; qu'il était puérile de louvoyer et d'user de tant de ménagements envers des hommes et des projets qu'en définitive on serait bien forcé de combattre.

Tronçon-Ducoudray applaudit à cet avis ; cependant il renonça à prononcer son discours, parce que l'occasion de la veille était perdue, et qu'il manquait d'énergie.

Non contents de leur réunion de Clichy, les royalistes en avaient une moins publique chez Gibert-Desmolières. On assurait qu'elle était composée d'un député (le chaque département, et que, pour centraliser son action et mieux dissimuler sa marche, elle avait imaginé de nommer un comité de quarante membres qui s'étaient réduits successivement à vingt, et de vingt à neuf individus qui avaient le secret du parti, et faisaient agir à Clichy et dans les Conseils, conformément au plan convenu.

La conduite des agents du Directoire dans les colonies, répréhensible sous plusieurs rapports, avait donné lieu à une discussion très-animée, et qui durait plusieurs séances. Les discours de Vaublanc, de Tarbé, de l'amiral Villaret-Joyeuse se faisaient remarquer par leur amertume. Dans la séance du 13 le parti royaliste avait voulu emporter une décision, quoique plusieurs orateurs, et entre autres Garan de Coulon, défenseur officieux et permanent du parti républicain dans le Nouveau-Monde, eussent réclamé un ajournement, pour avoir le temps de préparer leurs réponses. On avait enfin renvoyé à la Commission des colonies tous les projets, en la chargeant d'en présenter un sous deux jours. Une autre Commission avait aussi été chargée de proposer une loi pour déterminer la responsabilité des agents du Directoire.

La séance du 15 commença sous de funestes auspices.

Danchez demanda qu'il fa permis aux parents dont les enfants avaient reçu des noms révolutionnaires, tels que Marat, etc., de leur en donner d'autres ; il proposa un projet de loi raisonnable an fond : Savary le combattit, et surtout le considérant dans lequel se trouvaient ces mots, et autres scélérats. Il disait que les expressions de cette espèce, employées depuis quelque temps à la tribune, avaient pour but d'enchaîner la liberté des opinions ; qu'ainsi l'on avait dit que personne n'osait défendre Sonthonax, qu'il n'y avait que des brigands qui plissent le faire.

Dumolard, en succédant à Savary, annonça qu'il parlerait sans passion, et il se livra aux déclamations les plus virulentes : Oui, dit-il, des scélérats seuls peuvent défendre Sonthonax. Cette discussion s'était terminée par le renvoi à une Commission de la proposition de Danchez ; mais elle avait singulièrement aigri les esprits.

Tarbé vint faire le rapport sur les colonies. Si l'on n'ose pas, dit-il en commençant, défendre Sonthonax, on veut ajourner le moment où ses pouvoirs cesseront..... Vous savez quels maux ont produits pour la France les décrets atroces qui ont été enlevés par les mêmes hommes qui demandent aujourd'hui des ajournements..... Marec — dans la Conventiona cru devoir colorer les crimes des agents du nom de faiblesse et d'erreur ; Marec ne fut pas assez courageux pour s'élever contre le crime avec l'énergie de la vertu.... A ces mots, l'indignation longtemps comprimée éclata avec violence. Plus de cent membres se levèrent à la fois, et demandèrent à grands cris le rappel à l'ordre du rapporteur, et se précipitèrent à la tribune. J'obtins la parole : je commençai par m'élever contre ce système, attentatoire à la liberté des opinions, d'accuser d'avance de complicité les membres qui voudraient défendre des hommes inculpés dans l'Assemblée. Je rappelai à ce sujet les expressions inconvenantes de Dumolard et autres dans de précédentes séances.

Il n'est pas question sans doute, dis-je, de faire le procès à ceux qui ont servi la Révolution. Punissez le crime, il ne peut jamais avoir d'excuse ; il n'en a pas même dans les orages qui nous ont agités. Punissez ! mais ne comprenez pas dans la punition des hommes qui s'honorent d'avoir fondé la République, et qui sauront la maintenir. Je le déclare : si l'on veut bannir de cette enceinte la liberté, étouffer les voix, enchaîner les suffrages, on n'y réussira pas ; et si ce joug affreux nous menaçait de nouveau, nous saurions encore le briser. Je demande le renvoi du rapport à la Commission, pour qu'elle en présente un plus digne de l'Assemblée.

Tarbé s'excusa sur la précipitation avec laquelle il avait rédigé son rapport, et fit amende honorable.

Henri Larivière, en improuvant conditionnellement les expressions du rapporteur, demanda néanmoins avec instance qu'il continuât c'était aussi l'avis de Vaublanc. Pastoret, que ses amis voulaient empêcher de parler, parce que c'était un de ces orateurs qui, dans les occasions délicates, nuisent plus à leur parti qu'ils ne le servent, blâma cependant le rapport, et appuya le renvoi. Il fut ordonné à la presqu'unanimité. Ce résultat donna la mesure de la force des partis dans le Conseil. Il était clair que les constitutionnels et les directoriaux formaient une grande majorité, et qu'en se réunissant au moyen de quelques sacrifices réciproques, ils auraient pu déjouer les complots des royalistes. Pour le moment, cette séance arrêta leur audace dans l'Assemblée et dans la République ; elle mit le club de Clichy en fureur ; Larivière et Boissy m'y censurèrent amèrement. Quant à Pastoret, qui avait parlé dans le même sens que moi, on le ménagea comme un bon frère qu'on ne croyait pas coupable d'avoir pensé ce qu'il avait dit. Parmi les journalistes du parti, les uns me traitèrent de terroriste ; les plus modérés me désignèrent comme le chef du ventre.

 

 

 



[1] Il avait dit dans la séance du 3 : Les membres des deux anciens tiers et du nouveau sont tous républicains et gens honneur. Nous tiendrons tous notre serment, et s'il est diverses espèces, je ne dis pas de contre-révolutionnaires, mais de fous qui osent concevoir l'idée de renverser la République, nous saurons bien les contenir.