MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE IX. — CONSPIRATION ROYALISTE DE BROTIER, DUVERNE DE PRESLE ET LA VILLEURNOY.

 

 

L'ÉNERGIE que le Directoire avait déployée contre les anarchistes dans la conjuration de Babeuf et l'attaque du camp de Grenelle, les ayant comprimés pour quelque temps, il donna alors tonte son attention aux royalistes, dont ces conspirations avaient relevé les espérances et encouragé les manœuvres. Il semblait n'avoir frappé qu'à regret un parti pour lequel il se sentait plus d'affinité ou moins d'éloignement que pour celui de la royauté. Une centaine de députés, qui partageaient encore plus vivement ce regret, attendaient avec impatience que le royalisme voulût bien enfin se-compromettre, et leur offrir une occasion de reprendre leur revanche. Ils regardaient comme une bonne fortune une conspiration qui cependant, même lorsqu'elle échoue, ébranle toujours la confiance qu'il importe d'inspirer au peuple dans la solidité de son gouvernement. Cette occasion tant désirée ne tarda pas à se présenter, grâce à l'imbécillité de quelques agents royaux qui donnèrent tête baissée dans le piège qui leur était tendu. C'étaient l'abbé Brotier, mathématicien et littérateur, Duverne de Presle, noble, officier de marine, émigré, conduisant depuis longtemps, sous le nom de Dunan, des intrigues royalistes, La Villeurnoy, ancien maître des requêtes, et un agent subalterne nommé Poly.

Depuis l'attaque du camp de Grenelle où il avait vigoureusement repoussé les anarchistes, le colonel Malo s'était fait une sorte de renommée qui lui avait donné quelque importance. Il avait jeté le froc de cordelier pour se faire hussard ; sans instruction, ni éducation, il ne manquait pas d'ambition, il avait de l'audace, de la jactance, et n'était pas très-difficile sur les moyens de faire son chemin. Parce qu'il avait battu les anarchistes, qu'il s'en était fait des ennemis implacables et qu'ils le traitaient hautement de royaliste, Brotier et ses collègues crurent  qu'il l'était en effet.

L'adjudant-général Ramel, commandant les grenadiers de la garde du Corps-Législatif, quoiqu'il fût moins prononcé que Malo, et qu'il n'eût pas eu encore l'occasion de mettre ses principes au grand jour, n'était cependant pas bien vu des anarchistes. Il n'en fallait pas davantage pour lui attirer l'estime des royalistes.

Le représentant Mathieu Dumas était très-lié avec ces deux hommes-là. C'était lui' qui, étant membre de la commission des inspecteurs, avait fait attacher à la garde du Corps-Législatif le 2Ie régiment de dragons, commandé par Malot et qui avait fait venir Ramel de l'armée du Rhin pour prendre le commandement des grenadiers de la garde. Dumas passait pour tenir à la constitution de 1791 et au parti de l'Assemblée Constituante.

Cette réunion de circonstances inspira donc aux royalistes une certaine confiance dans ces deux chefs militaires. C'eût été d'ailleurs un coup de partie que de les gagner eux et leurs troupes, car ils tenaient jusqu'à un certain point dans leurs mains le sort du gouvernement ; et l'espoir de le renverser par leur moyen valait bien la peine que l'on hasardât quelque chose.

Brotier et ses collègues, munis de pouvoirs, leur firent donc des ouvertures. Malo et Ramel se montrèrent prêts à répondre à cette marque de confiance, et entrèrent en négociations. Dans quelles intentions ? A cet égard, il s'éleva des doutes sur eux, comme il est toujours permis d'en élever sut les hommes qui entrent dans un complot et qui le dénoncent ensuite. Quoi qu'il en soin ils en firent confidence au Directoire et au ministre de la police, qui les encouragèrent à filer le crible, à continuer de prêter l'oreille aux agents royaux, à abonder dans leurs projets, et à rendre un compte exact de leurs démarches.

Au bout d'un mois, et la dusse paraissant assez mûre, Malo attira les agents royaux à une conférence chez lui, où ils apportèrent leurs pouvoirs et leurs papiers, et où on les saisit ainsi que leurs personnes, après leur avoir fait répéter leurs projets pour qu'ils fussent entendus par des témoins secrètement apostés.

Dès le jour même de cette expédition (le 12 pluviôse), la nouvelle s'en étant répandue dans les Conseils, chaque parti, ignorant les détails, s'observait, s'accusait tout bas de complicité avec les conspirateurs, et l'on se perdait en commentaires et en conjectures. Les députés suspectés de royalisme disaient à leur tour que c'était une conspiration feinte, imaginée par les anarchistes.

Le lendemain (12) le Directoire envoya, par un message, un rapport du ministre de la police qui contenait le récit de toute cette affaire et auquel étaient jointes des pièces trouvées sur les conspirateurs et deux lettres de Malo et de Ramel au ministre.

Sur la proposition de Defermon, le Conseil prit une résolution portant que Malo et Ramel avaient bien mérité de la patrie. Quelle que pût être au fond l'importance de leur service, la forme dans laquelle ils l'avaient rendu aurait semblé ne pas permettre de le récompenser par une déclaration jusqu'alors consacrée aux triomphes des armées ; mais dans ce moment on était trop passionné pour sentir cette inconvenance et en faire la remarque et l'on exagérait l'éloge pour faire ressortir d'au.' tant plus la culpabilité des royalistes.

D'après les pièces et rapports, le plan des agents royaux était de s'assurer militairement des barrières, des principaux établissements publics, des télégraphes, des magasins et arsenaux, de consigner les membres des deux Conseils, pour les empêcher de se réunir, de mettre à prix la tête des directeurs, s'ils ne se soumettaient pas à une amnistie, d'établir au Temple le quartier-général et la résidence des représentants du roi de s'assurer des autorités secondaires, des jacobins et principaux terroristes, de rétablir la juridiction prévôtale et les anciens supplices, etc. ; enfin de faire la contre-révolution complète, et ensuite de proclamer une amnistie.

Ils désignaient pour ministres, Hénin aux affaires étrangères, Fleurieu à la marine, Siméon à la justice, Vignoles des Granges aux finances, Barbé-Marbois aux colonies ; ils laissaient Benezech à l'intérieur et Cochon à la police, ou, comme il avait voté la mort du roi, ils y mettaient Portalis,

Dans son rapport au Directoire, Cochon avait déjà montré son étonnement de ce que les agents royaux l'avaient nommé, ne sachant pas comment il avait pu mériter leur confiance, et il avait protesté de sa haine égale pour la royauté et pour l'anarchie.

Siméon (séance du 15) opposa, aux honneurs injurieux qu'on lui destinait, ses principes et sa conduite, et se justifia avec beaucoup de tact et de mesure.

Ramel avait dit dans son rapport avoir été invité par Poly à une conférence chez Tallien, ou chez le marquis del Campo, ambassadeur d'Espagne, à laquelle il ne s'était pas rendu, ne voyant là qu'une basse intrigue, et n'ayant pas soupçonné un moment ces deux personnages. Tallien déclara à la tribune qu'il n'avait jamais eu aucun rapport direct ou indirect avec les individus arrêtés, et qu'il n'avait été qu'une seule fois avec son épouse chez le marquis del Campo.

Chazal prononça un discours commençant par ces mots : Il n'est donc phot possible de le nier, il y a en France des royalistes. Ils conspirent, ils conspirent sous couleurs anarchiques, et tout son discours ne fut que le développement de ce texte. Il le termina en proposant la création d'une commission spéciale chargée d'examiner le message du Directoire et d'indiquer des mesures.

Lamarque succéda à Chazal, et dans un discours assez modéré, établit que ce n'était, ni sur les conjectures, ni sur les réflexions politiques de tel ou tel citoyen, mais sur les pièces originales, qu'on devait juger et caractériser la conspiration ; il proposa donc de les faire imprimer et envoyer aux départements et aux armées. Cette proposition fut adoptée. On demanda l'impression du discours de Lamarque. Henri Larivière s'y opposa, parce qu'il croyait voir que l'orateur y jetait des doutes sur la véracité des rapports de Malo et de Rame !, que le Corps-Législatif venait de déclarer avoir bien mérité de la patrie. Sans cette horde de factieux (les anarchistes), dit-il, que les conjurés déclarent eux-mêmes avoir voulu mettre en avant, je déclare et je proclame devant la France entière que cette royauté, si redoutable et si redoutée, serait sans force et sans moyens.....

A ces mots une foule de membres demanda le rappel à l'ordre de l'orateur, et se porta à la tribune. Le président fut obligé de se couvrir deux fois, et tout ce tumulte se termina par un ordre du jour que le Conseil, fatigué de ce désordre, adopta avec empressement sur la proposition de Camus.

On lisait dans le rapport de Ramel au ministre que Poly lui avait dit que le Parlement devait décréter de prise de corps Mrs Lafayette, Menou, Dumas, Lameth, d'Aiguillon, etc. ; que Lafayette devait être apporté à Paris dans une cage de fer, qu'on devait inventer pour lui des supplices que pour les hommes qui avaient joué depuis le 10 août un si grand rôle les galères étaient le seul châtiment digne de ces misérables. Enfin Ramel ajoutait que la première victime de la contre-révolution aurait été à Paris Mathieu Dumas et ensuite Menou.

Malo avait rapporté que, dans les conférences des agents royaux avec lui, ils avaient dit que Mathieu Dumas était destiné au ministère de la guerre, mais que, sur l'observation faite par Duverne de Presle que ce député était un traître et un républicain, son nom avait été supprimé. Dans leurs interrogatoires, les agents royaux déclarèrent au contraire que cette suppression n'avait eu lieu qu'à la demande de Malo.

Des conventionnels, membres des Conseils, étaient extrêmement jaloux de ce que le royalisme fût moins acharné contre eux que contre les constituants. Ils réclamaient, ils croyaient mériter la priorité dans la proscription, et ils disaient que Mathieu Dumas, pour écarter tout soupçon d'intelligence entre certains constituants et le prétendant, et pour se laver lui-même de la tache que laissait sur lui la désignation que les agents royaux avaient faite de sa personne pour le ministère de la guerre, avait arrangé avec Ramel et Malo cette partie de leurs rapports. Au fait, les agents royaux n'avaient aucun intérêt à en imposer sur un point aussi indifférent ; le patronage que Mathieu Dumas exerçait sur ces deux militaires, pour ainsi dire ses créatures, et l'importance extrême qu'ils cherchaient à lui donner, en le désignant comme la première victime du royalisme, étaient bien propres à faire regarder comme officieux, en ce qui le concernait, les rapports de Malo et de Ramel. Leur invraisemblance sur ce point en faisait suspecter la véracité sur plusieurs autres. Au lieu de se borner à rendre compte, pour ainsi dire, passivement des faits, ils se passionnaient, et prenaient une couleur dans les débats qui s'élevaient au sujet de la conspiration. On apercevait clairement que, par de petites intrigues, l'on cherchait à l'embrouiller et à la compliquer, et qu'on avait plus à cœur de se compromettre mutuellement que de se réunir franchement pour faire justice des véritables conspirateurs connus, pris en flagrant délit avec leurs pouvoirs et leurs plans écrits, et, sans aucun doute, conspirateurs royaux, s'il en fut jamais.

Le Directoire avait arrêté qu'ils seraient jugés militairement, comme prévenus d'embauchage. Pastoret dénonça cet arrêté comme contraire aux lois. Le Conseil des Cinq-Cents refusa de nommer une Commission pour examiner cette question.

Les accusés, traduits devant le Conseil militaire, déclinèrent sa juridiction, et refusèrent de répondre jusqu'à ce qu'il eût été statué sur leur déclinatoire. Il renvoya à prononcer sur l'incident lorsqu'il statuerait sur le fond. Ils se pourvurent devant le Conseil des Cinq-Cents, qui passa à l'ordre du jour. Ils s'adressèrent au tribunal de cassation ; il ordonna qu'à la diligence du commissaire du Directoire, le jugement ou la décision du Conseil militaire, attaqué comme incompétent, serait rapporté au greffe. Le Directoire défendit à tout dépositaire de la force ou de l'autorité d'exécuter cet acte du tribunal de cassation, et en instruisit le Conseil des Cinq-Cents par un message. Dumolard, Pastoret attaquèrent le Directoire, en demandèrent la censure, et l'annulation de son arrêté. Dubois de Crancé le défendit. La discussion se termina par un ordre du jour. Il en fut de même, quelques jours après, sur un long mémoire envoyé par le tribunal de cassation contre l'arrêté du Directoire exécutif.

Ainsi, par sa faute, une simple question de compétence amena, entre les premiers corps de l'État, un conflit très-grave auquel on ne voyait pas d'autre issue légale que la question de la forfaiture à l'égard du tribunal de cassation ou de l'accusation du Directoire. Il avait évidemment excédé ses pouvoirs ; car la Constitution, qui portait (art. 264) que le Corps-Législatif ne peut annuler un jugement du tribunal de cassation, l'interdisait à plus forte raison au Directoire ; c'est cependant ce qu'il avait osé se permettre ; car défendre l'exécution d'un jugement, c'était tout autant que l'annuler. Des ordres du jour n'étaient qu'un refus de prononcer très-peu digne du pouvoir législatif. On ne pouvait pourtant pas, pour une affaire si peu importante, courir le risque de produire une commotion violente et ébranler l'État.

Les agents royaux étaient prévenus de conspiration contre la République et d'embauchage. La conspiration, délit principal, était de la compétence des tribunaux ordinaires. L'embauchage, comme délit accessoire ou comme moyen, était de la compétence du tribunal d'exception, du Conseil de guerre. On pouvait donc, de part et d'autre, faire beaucoup de phrases et présenter de nombreux arguments pour et contre, et c'est ce qui arriva. Au fond on s'inquiétait bien moins des principes que du sort des accusés. Leurs partisans espéraient trouver plus d'indulgence dans un jury, et les républicains plus de sévérité dans la justice militaire.

Fondé sur cette série de décisions, le Conseil militaire menaça les accusés de passer outre au jugement, malgré leur refus. Ils se décidèrent enfin à se défendre. Ils étaient au nombre de dix-huit. D'après les insinuations du Directoire pour terminer les débats relatifs à sa compétence, le Conseil ne statua que sur le délit d'embauchage. Il y en eut quatorze acquittés. Brotier, Duverne de Presle, La Villeurnoy et Poly furent déclarés coupables et condamnés à mort ; mais le Conseil, usant de la faculté qui lui était accordée par la loi, commua cette peine en plusieurs années de réclusion. En considérant l'espèce de boucherie qu'on avait faite des conspirateurs du camp de Grenelle et la culpabilité des conspirateurs royaux, on ne pouvait méconnaître qu'ils avaient été traités avec une bien grande modération. Le Directoire arrêta donc qu'ils seraient de nouveau poursuivis pour le crime de conspiration.

Pendant le procès, il avait demandé par un message une loi qui remît la peine encourue par les accusés ou condamnés qui feraient des révélations utiles à l'État. Après quelques jours de discussion sur les dangers ou les avantages de cette mesure, elle fut ajournée. Je m'étais préparé à la combattre. Le ministre de la police Cochon me dit ensuite que le message du Directoire avait été déterminé par l'offre faite par un des conspirateurs royaux de dénoncer les députés qui correspondaient avec Louis XVIII, le trésor des conjurés et tous leurs moyens ; que postérieurement au message cet individu avait déclaré qu'il y avait dans la conspiration des députés des deux côtés des Conseils, et notamment toute la société de Clichy ; que cent quatre-vingt-quatre députés avaient traité avec Louis XVIII ; qu'il n'avait nommé que Lemérer et Mersan. Cochon ajouta qu'il savait que depuis plus de six mois Lemérer avait été vu dans des réunions de conspirateurs royalistes.

Ces bruits finirent bientôt par se répandre dans les Conseils. Cent quatre-vingt-quatre députés vendus à la royauté, c'était une chose assez sérieuse pour qu'on cherchât à l'éclaircir. Lanjuinais en parla à Carnot, qui lui répondit que le fait était vrai, que le Directoire avait la liste, et que, puisque dans les Conseils on voulait l'attaquer, il prendrait les devants. Cependant peu de jours après le Directoire, dans son journal officiel (12 germinal), démentit ce bruit. Duverne de Presle, à qui on avait imputé cette prétendue révélation, la nia aussi par une lettre qu'il fit insérer dans les journaux.

Je ne vis dans tout cela qu'une des mille petites intrigues qui se forgeaient au Directoire et que malheureusement il regardait comme des moyens de gouvernement. Il jetait ainsi en avant des soupçons plus ou moins fondés, et, malgré les démentis, il en restait toujours quelques traces, dont il profitait ensuite dans l'occasion.