MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE VI. — LOI DU 3 BRUMAIRE.

 

 

DÈS les premières séances du Conseil des Cinq-Cents, Fayolle avait demandé le rapport de la loi du 3 brumaire, qui excluait des fonctions publiques les parents d'émigrés, et ceux qui, dans les dernières assemblées primaires, avaient provoqué ou signé des mesures contraires aux lois. Cette motion fut rejetée presque sans discussion.

J'avais prévu et dit dans la Convention que cette loi, qui devint réellement si fameuse et fit tant de bruit, serait un brandon de discorde pour nos successeurs et pour la France. On pouvait naturellement supposer que les parents d'émigrés devaient incliner pour eux, mais non en conclure qu'il fallait en faire des ilotes : c'était bien assez que la terreur eût eu ses suspects, sans que le régime constitutionnel eût aussi les siens. On le rendait, pour ainsi dire, encore plus Sévère qu'elle ne l'avait été sous ce rapport ; elle n'avait point du moins légalement exclu des fonctions publiques les parents d'émigrés. La loi du 3 brumaire, rendue d'ailleurs après les élections, ne se trouvait applicable qu'à un petit nombre d'individus ; car si, aux yeux de la France, la qualité de parent d'émigrés n'était pas un motif d'exclusion, elle n'était pas non plus un titre de recommandation. Parmi les nouveaux députés, il n'y en avait que neuf ou dix qui se trouvassent dans ce cas, et en vérité, pour un aussi petit résultat, ce n'était pas la peine de se faire accuser d'injustice et de persécution.

Aymé, député de la Drôme, qu'on s'obstinait, je ne sais pourquoi, à appeler Job, quoiqu'il s'appelât Jean-Jacques, fut le premier dont on proposa l'exclusion du Conseil des Cinq-Cents ; il y était précédé d'une renommée monstrueuse : on le signalait comme un des chefs royalistes du Midi, et comme ayant eu à ses ordres une armée de vingt mille hommes, que certainement il n'avait jamais mise en campagne. Dans l'Assemblée primaire de Montélimar, il avait signé un arrêté contre les décrets des 5 et 13 fructidor. La pièce était rapportée ; il était donc compris dans la loi du 3 brumaire. Boissy, Dumolard, Pastoret, demandèrent qu'on suivît à son égard les formes prescrites par la Constitution pour accuser un représentant, ce qui eût été une manière indirecte de rapporter la loi ; et c'était en effet leur but. Aymé essaya de se justifier, et dit : Quel que soit le résultat de cette affaire, je subirai mon sort sans remords, parce que j'ai toujours vécu sans crime ; je ferai même des vœux pour le salut et la prospérité de la République. A ces mots, comme si l'orateur se fût parjuré, plusieurs députés acharnés après lui se levèrent, le menacèrent, le poursuivirent ; et lui auraient peut-être fait un mauvais parti si ses amis ne l'avaient, pour ainsi dire, enlevé. Le Conseil des Cinq-Cents prit une résolution qui l'excluait jusqu'à la paix des fonctions législatives.

Au Conseil des Anciens, la discussion fut aussi, très-vive. Crenières attaqua la résolution, la loi du 3 brumaire, les décrets des 5 et 13 fructidor, et l'on ne sait ce qu'il n'aurait pas attaqué s'il n'avait pas été interrompu. Goupilleau apostropha l'orateur imprudent en disant que la royauté ne reviendrait jamais. Non, non, jamais ! s'écrièrent tous les membres du Conseil ; et Dupont de Nemours ajouta : Il n'y a point de royalistes dans le Conseil ; tout le monde veut la Constitution de 95, qui est républicaine. La résolution fut approuvée.

La planche était faite, et les députés Mersan, Ferrand-Vaillant, Polissart, Lecerf, Pallier, Fontenay, Doumerc et Gau, furent également exclus.

Noailles proposa une exception à la loi en faveur des militaires en activité de service. Comme il était suspecté de royalisme, elle fut rejetée ; elle fut ensuite adoptée à la demande de Rouhier, malgré l'opposition des plus ardents défenseurs de la loi, qui, tels que Bentabolle, l'appelaient le Palladium de la liberté, et traitaient de chouans ceux qui n'étaient pas résolus à mourir pour elle.

Vaublanc avait été nommé député du départe. ment de Seine - Marne le 24 vendémiaire, et condamné à mort par contumace, le 26, comme accusé d'avoir été un des chefs de la révolte du i 3. Il écrivit au Conseil des Cinq-Cents pour justifier sa conduite, et demander à jouir de la garantie accordée aux représentants par la Constitution ; mais il n'y eut pas moyen d'aborder la question : on ferma la discussion avant de l'avoir ouverte, et on passa à l'ordre du jour.

Sept mois après, Vaublanc revint à la charge. Ses amis avaient longtemps hésité à lui permettre de faire cette nouvelle démarche. Pour cette fois, le Conseil nomma une Commission ; j'en fus membre : il entendit le rapport, et rendit une résolution qui annulait le jugement comme contraire à la Constitution. Tout cela se passa cette fois-ci sans discussion et sans réclamation.

Cependant, quelques jours après, le président annonça que Vaublanc allait monter à la tribune pour prêter serment de haine à la royauté. Il se manifesta une vive agitation parmi ceux qui, l'ayant d'abord repoussé du Conseil, avaient l'air de présumer qu'il allait faire un faux serment. Je jure, dit-il, haine à la royauté. — Levez la main, lui cria Savary, comme si cela eût ajouté quelque chose de plus à la validité du serinent. Malgré les murmures qui éclatèrent à cette apostrophe, Vaublanc leva complaisamment la main, et descendit de la tribune.

On avait déjà discuté pendant plusieurs séances un projet pour donner de l'extension à l'amnistie décrétée par la Convention. Les adversaires de la loi du 3 brumaire profitèrent encore de cette occasion pour en demander le rapport. Couchery prononça un discours dans lequel on remarquait ces mots : Une faction avait remué, bouleversé l'ordre social dans ses antiques fondements. Julien Souhait, d'un autre côté, dit qu'autrefois la tribune aurait été la Roche Tarpéienne pour les orateurs des rois. La séance devint très-orageuse ; Merlin calma les esprits en proposant de créer une Commission pour examiner la loi. Lemérer, par une phrase encore très-déplacée, excita de nouveau le tumulte. Cependant la Commission fut créée ; mais elle fut composée de partisans de la loi, ce qui faisait clairement entrevoir qu'elle ne serait pas rapportée.

Rien n'était plus propre à lui en créer, que la manière inconvenante, maladroite et grossière dont elle était attaquée : c'était une cause que l'on plaidait devant un tribunal composé de deux tiers de conventionnels, à la fois juges et parties, puisqu'ils avaient fait cette loi. Eh bien ! au lieu de chercher à se rendre ces juges favorables, à les émouvoir au nom des principes, de leur dignité, de leur honneur, on les accablait plus ou moins directement d'injures et d'outrages. On fouillait sans cesse dans la fange de la Révolution pour les en couvrir ; on les chargeait de tout ce qu'elle avait enfanté de malheurs ou de crimes, on ne leur tenait pas même compte de ceux qu'ils avaient empêchés, du bien qu'ils avaient pu faire, des dangers qu'ils avaient courus, des blessures qu'ils avaient reçues, des pertes qu'ils avaient faites dans le combat. On les irritait, on les exaspérait, on les remplissait d'alarmes sur eux, sur la République et sur la révolution, et l'on refoulait ainsi malgré eux, dans les voies du régime révolutionnaire, ceux qui n'auraient pas mieux demandé que d'en sortir, pour faire marcher à pleines voiles la Constitution.

Et quels étaient ces hommes dont la bouche ne s'ouvrait que pour répandre le blâme et le Sel ? Pour la plupart des individus qui s'étaient prudemment effacés de la scène au plus fort de la lutte, et qui s'y montraient en spadassins, lorsque la fureur des combattants était apaisée ; des orateurs qui s'inquiétaient bien moins de faire rapporter une mauvaise loi que d'en dénigrer les auteurs, et qui, traîtres à leurs devoirs, ou aveuglés par un sot orgueil, pour se créer une vaine renommée, ébranlaient les colonnes du temple, au risque d'être eux-mêmes écrasés par sa chute.

Il y avait même quelques écrivains d'un vrai talent, et quelques hommes recommandables à plus d'un titre, qui se laissaient gagner par cette manie. Des écrivains mercenaires ouvraient la voie, se disant les organes des honnêtes gens, et il était du bon ton de crier après eux. Ainsi, Rœderer et Adrien Lezay tonnaient aussi dans le Journal de Paris contre la loi du 3 brumaire. Ils entrevoyaient que par le résultat des élections prochaines, la minorité actuelle des Conseils deviendrait la majorité, et que l'opprimé prendrait la place de l'oppresseur. Ils conseillaient donc au Directoire et aux Conseils de prendre de suite l'esprit de la législature qui existerait dans six mois. A la manière dont l'avis était donné, n'y avait-il pas de quoi jeter les Conseils et le Directoire dans des mesures violentes, pour conserver la majorité et garder le pouvoir de l'oppression, qui, après tout, aurait bien pu leur sembler préférable à l'honneur d'être opprimé ? Pour moi, l'injustice n'était pas capable de me faire dévier de la ligne que je m'étais tracée ; mais en vérité je ne pouvais trop en vouloir à des hommes que j'estimais, lorsque je les voyais l'abandonner quelquefois, dans la crainte de s'y trouver associés à des royalistes ou à des hommes passionnés, qui gâtaient les meilleures causes par la manière dont ils les défendaient.

Riou fit un rapport au nom de la Commission : suivant lui, la loi du 3 brumaire n'avait rien de commun avec l'amnistie. Une amnistie s'appliquait aux délits ; la loi du 3 brumaire était une mesure de haute police ; les parents d'émigrés qu'elle excluait des fonctions publiques n'étaient coupables d'aucun délit. La Commission était donc d'avis qu'elle devait être maintenue, excepté la disposition relative aux individus impliqués dans la révolte du 13 vendémiaire, auxquels il paraissait convenable d'étendre l'amnistie.

La discussion s'ouvrit ; elle eut autant de gravité, d'éclat et de solennité que s'il eût été question d'une mesure décisive pour le salut de la République. Pendant plusieurs séances, on prononça de très-beaux discours : c'était faire de l'esprit en pure perte, d'abord parce que la chose n'en valait guère la peine, et que les opinions étaient formées d'avance. Avec toute cette éloquence, on ne pouvait espérer que de conquérir une poignée de ventrus qui flottaient incertains jusqu'au dernier moment, mais qui ne pouvaient pas même donner la majorité au côté pour lequel ils se décideraient. Et moi aussi j'apportai mon tribut à cette discussion ; mes antécédents m'en faisaient, pour ainsi dire, l'obligation : j'étais connu pour un des principaux adversaires de la loi parmi les conventionnels, et comme je n'étais pas inscrit en rang utile, les membres du nouveau tiers me firent céder par un des leurs son tour de parole, pour avoir de leur côté un orateur qui leur semblait (le quelque importance.

La discussion n'avait pas cessé d'être décente ; mais lorsqu'elle fut fermée, il y eut sur la manière de poser la question un tel tumulte et une telle confusion, que le président fut obligé de se couvrir. Il fallut recourir à l'appel nominal, et une grande majorité donna la priorité à l'avis de la Commission.

Les adversaires de la loi voyant qu'ils allaient perdre leur procès, proposèrent alors de l'étendre aux amnistiés, croyant, par cette tournure, amener ses partisans à en faire plutôt le sacrifice que d'en consentir l'extension à une classe pour laquelle on leur supposait un vif intérêt ; mais les auteurs de cette proposition se prirent dans le piège qu'ils avaient tendu ; elle fut adoptée, et les deux partis, qui s'étaient si vivement combattus sur la question de savoir si l'on rapporterait enfin une loi révolutionnaire si odieuse aux uns et si peu utile aux autres, finirent, au grand scandale de la justice et de la raison, par se donner la main pour l'appliquer à un beaucoup plus grand nombre de victimes. Doulcet de Pontécoulant et moi nous fûmes presque les seuls qui votèrent contre cette extension ; elle fut approuvée par le Conseil des Anciens.

Quelques mois plus tard (floréal an V), le Conseil des Cinq-Cents rapporta enfin, presque sans opposition, cette fameuse loi qui n'avait servi qu'à aigrir les partis.