MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME SECOND. — LE DIRECTOIRE

 

CHAPITRE V. — CONSPIRATION ANARCHISTE DE BABEUF.

 

 

LE Directoire fut enfin effrayé de l'audace des anarchistes. Leur club du Panthéon comptait jusqu'à quatre mille membres : on y délivrait des diplômes ; on y entretenait une vaste correspondance ; ses séances se prolongeaient très-avant dans la nuit ; on y faisait les motions les plus séditieuses. Les anarchistes des départements et des étrangers suspects de tous, les pays, affluaient à Paris. Tout an-fonçait une explosion prochaine.

Le Directoire révoqua toutes les permissions de séjour délivrées aux individus non domiciliés à Paris, et les renvoya au ministre de la police pour les renouveler s'il y avait lieu. Il demanda une loi qui donnât au gouvernement les moyens d'éloigner de la capitale les individus qui n'y avaient pas acquis leur domicile.

En se fondant sur l'article 360 de la Constitution, portant qu'il ne pouvait être formé d'association ni de corporation contraire à l'ordre public, il fit fermer les clubs anarchistes du Panthéon et des Patriotes, et, pour se donner un air d'impartialité, les réunions royalistes du Salon des Princes de la maison Serilly, de la Société des échecs. En donnant avis de cette mesure au Corps-Législatif, le Directoire protestait de son intention de combattre également tous les partis, et demandait une loi portant règlement sur les sociétés populaires.

La clôture des sociétés royalistes dont l'objet principal et apparent était le jeu, la danse et les plaisirs, ne produisit pas une grande sensation, parce qu'elles n'avaient pas une attitude menaçante, que leur existence était à peine aperçue et qu'elles se soumirent à l'ordre du gouvernement. La clôture de la société du Panthéon fut un coup de vigueur d'autant plus approuvé par le public, qu'il avait été justement alarmé des projets sanguinaires et désorganisateurs qu'on y avait ouvertement annoncés. Les anarchistes entrèrent en fureur, et rompirent en face au Directoire, pour lequel ils avaient conservé quelque ménagement tant qu'il les avait laissé faire. Dès lors il ne fut plus pour eux qu'une royauté déguisée, composée de cinq tyrans contre lesquels devaient s'armer tous les amis de la liberté. Les anarchistes se rassemblèrent dans les cafés Godeau, Corazza et Chrétien ; ils formaient des groupes dans différents quartiers et jusqu'aux portes des Conseils. Ils y proclamaient la proscription des députés, l'apothéose de Robespierre, la Constitution de 93 et les échafauds. Ils avaient un parti dans le Corps-Législatif. Des représentants ne rougissaient pas de se rendre à leurs réunions. Le député Charlier, connu par son intempérance, se faisait remarquer dans leurs orgies.

Que faisait le Directoire ? Comme épuisé par un instant d'énergie, et craignant toujours d'encourager les royalistes en continuant de poursuivre les anarchistes partout où ils renouaient leurs trames, il en restait tranquille spectateur ; et, comme si dans cette foule de lois de police et de circonstance qu'on avait fabriquées il n'y avait pas eu de quoi réprimer les factieux, il demandait au Corps-Législatif qu'on lui donnât de plus grands pouvoirs pour dissiper les attroupements, et punir les provocateurs au rétablissement de la royauté et de la Constitution de 93.

Dans les Conseils, tout en accédant aux vues du Directoire, les députés qui étaient ses organes semblaient, à l'exemple qui leur était donné dans ses actes publics, s'excuser auprès des anarchistes de ce qu'on prenait contre eux des mesures extraordinaires pour les empêcher de dissoudre le Corps-Législatif et le Gouvernement, de jeter la Constitution au vent et de tout bouleverser. Ne pouvant nier l'existence d'atroces projets aussi clairs que le jour, ces députés les rejetaient encore sur le royalisme. Suivant eux, c'était lui qui poussait les anarchistes, et, sans le savoir, ils travaillaient pour lui. Le royalisme et l'anarchie ne faisaient qu'un ; c'était la même chose ; et, si on avait voulu m'en croire, on aurait frappé des royalistes pour punir les anarchistes de leurs complots. C'était la marotte de Tallien, qui n'y croyait guère, et de Louvet, qui, victime des jacobins en 93, leur avait pardonné ses souffrances, et de bonne foi ne voyait de danger pour la République que du côté des royalistes. Et encore sur quels royalistes faisaient-ils tomber leur courroux ? Non pas sur les princes, sur les émigrés qui les environnaient, sur ceux qui étaient armés, sur leurs agents dans l'intérieur ; mais sur les constituants, sur la minorité de la noblesse, nominativement sur les Lameth et quelques autres hommes de cette couleur, qui avaient pourtant, dans l'Assemblée Constituante, professé leur attachement à la liberté, et contribué à faire la Révolution. Parmi les anarchistes, les uns riaient de bien bon cœur, et les autres se fâchaient très-sérieusement de ce qu'on les accusait de conspirer pour les royalistes, sur lesquels ils comptaient faire main basse. Un succès des anarchistes eût bien été probablement, suivant la marche ordinaire des choses, une transition qui eût mené la France à la royauté, et sous ce rapport ses partisans pouvaient bien n'être pas fâchés de voir cette faction acharnée contre le gouvernement constitutionnel ; c'était toujours un ennemi de plus. Mais enfin jusqu'alors on n'avait pas trouvé la preuve que ces deux partis fissent cause commune, et cette supposition était un roman politique qui n'avait d'autre but que de confondre toutes les idées, et de faire prendre le change à l'opinion. On pouvait bien présumer aussi qu'à l'ouverture d'une campagne qui promettait de nouveaux triomphes aux armées de la République, les puissances coalisées le cabinet de Londres feraient tous leurs efforts pour attiser les discordes dans l'intérieur, et y produire une diversion. Mais à quoi bon se disputer sur les causes plus ou moins médiates, plus ou moins réelles des dangers qui nous menaçaient ? C'étaient des questions oiseuses ; car l'essentiel n'était pas de savoir qui mettait en avant les anarchistes, mais de marcher sur eux lorsqu'ils se préparaient au combat, et de prévenir leur attaque. A force de tâtonnements et d'hésitations, les Directeurs faillirent y être pris et le Corps-Législatif avec eux.

Le 21 floréal au matin, on parlait d'une grande conspiration découverte par le Directoire. An Conseil des Cinq-Cents, Rouhier vint, au nom de la commission des inspecteurs, interrompre une discussion pour un rapport dont l'objet était urgent. Un profond silence s'établit dans la salle. Il se borna à faire sentir la nécessité d'organiser la garde du Corps-Législatif, qui, par parenthèse, ne l'était pas encore, et en attendant de renforcer avec les troupes de la garnison le corps de grenadiers alors affecté à ce service. Le Conseil ajourna ce projet jusqu'à ce qu'il eût reçu du Directoire un message qui lui était annoncé ; il ne-tarda pas à arriver.

Un horrible complot, y était-il dit, devait éclater le lendemain, dès la pointe du jour : son objet était de renverser la Constitution française d'égorger le Corps-Législatif, tous les membres du gouvernement, l'état-major de l'armée de l'intérieur, toutes les autorités constituées de Paris, et de livrer cette grande commune à un pillage général et au plus affreux massacre.

Le Directoire exécutif, informé du lieu où les chefs de cette affreuse conspiration étaient rassemblés, et tenaient leur Comité de révolte, a donné des ordres pour les faire arrêter ; plusieurs d'entre eux le sont en effet, et c'est avec douleur que nous vous apprenons que parmi eux se trouve un de vos collègues, le citoyen Drouet, pris en flagrant délit.

Le Directoire terminait en demandant comment il devait procéder à l'égard de ce représentant et de ses papiers. Le. Conseil passa à l'ordre du jour, motivé sur ce que le Directoire avait le droit de saisir les papiers d'un représentant arrêté.

Par un second message, le Directoire demanda une loi portant que tout membre de la Convention nationale sans, fonction à Paris, et qui n'y avait pas son domicile établi avant l'époque de. sa nomination ; tout ex-fonctionnaire publie et militaire, destitué ou licencié, dont le domicile n'était point établi. dans cette commune ; tout prévenu d'émigration, ou non rayé définitivement, fût-il même de Paris ; tous les particuliers, nés hors de France, qui ne seraient pas attachés par leurs fonctions au corps diplomatique, ou qui ne seraient pas établis à Paris avant le 14 juillet 1789, seraient tenus de sortir de cette commune dans l'espace de trois fois vingt-quatre heures après la publication dg la loi ; et de se tenir à dix lieues au moins de la commune de Paris, sous peine de déportation, sauf au Directoire à faire des exceptions en faveur des citoyens dont la présence à Paris serait jugée utile à la République.

Une Commission fit, séance tenante, un rapport sur ce projet, et y ajouta les individus libérés de condamnations ou d'accusations par l'amnistie.

Chazal, par une sorte de représailles en faveur des conventionnels, demanda qu'on l'étendît aux membres des Assemblées constituante et législative. Cet amendement fut rejeté après une vive discussion, dans laquelle Henri Larivière, qui le combattit, paya, contre son usage, un tribut d'éloges au Directoire, pour avoir arraché la République vivante des mains de ses assassins.

Alors Hardy proposa qu'on réduisît la mesure aux ex-conventionnels qui avaient été déclarés non-rééligibles, attendu qu'en l'appliquant à ceux qui, au nombre de deux cents, n'avaient pas été réélus, on frappait pour là plupart des citoyens estimables et paisibles. Il avait parfaitement raison ; l'amendement n'en fut pas moins rejeté après un violent débat par le nouveau tiers, à cause de la haine qu'il portait aux conventionnels, et par la majorité sur le seul motif que le Directoire avait présenté la mesure dans toute sa latitude comme indispensable. Dans l'opinion où l'on était que l'on avait échappé à un grand danger, je ne sais pas ce qu'on n'aurait pas accordé au Directoire. C'est toujours par la peur et la reconnaissance que l'on sacrifie au pouvoir les principes et la liberté.

On n'avait encore que des notions vagues et imparfaites sur la conspiration ; on savait seulement que les conjurés étaient des anarchistes, et à leur tête Babeuf, digne d'y figurer par son exaltation démagogique, et Drouet. qui, non moins fougueux, et n'ayant plus retrouvé, en rentrant de sa captivité, les choses dans l'état où il les avait laissées en 93, ne doutait pas que tout ce qui s'était fait pendant son absence ne fût la contre-révolution.

Par plusieurs messages subséquents, le Directoire détailla le plan des conjurés, dont quinze étaient déjà arrêtés, et envoya diverses pièces à leur charge. On y trouvait un Comité insurrecteur de salut public, l'occupation des établissements publics, la séduction des troupes, la proclamation de la Constitution de 93, l'égorgement des autorités et d'une foule de citoyens portés sur des listes de proscription, l'établissement d'une Convention, la reconstruction de la salle des jacobins, aux frais et par les mains de ceux qui l'avaient fait détruire ; un acte insurrectionnel et des placards déjà imprimés, contenant ces mots : Constitution de 93, liberté, égalité, bonheur commun ; ceux qui usurpent la souveraineté doivent être mis à mort par les hommes libres.

Lemérer renchérissait sur Henri Larivière, et, comparant le Directoire au vigilant consul qui avait sauvé Rome des fureurs de l'incendiaire Catilina, demandait qu'il fût déclaré que le Directoire, remplissant les hautes espérances qu'il avait données, avait bien mérité de la patrie.

Il fut appuyé par Pastoret qui, par cette phrase, la Constitution vient d'être attaquée, enfin vous connaissez ses véritables et ses plus cruels ennemis, sembla donner le secret du tendre intérêt que les coryphées du parti royaliste prenaient au Directoire. Du complot de Babeuf ils auraient voulu faire conclure que la Constitution n'avait rien à craindre que des anarchistes. La proposition de Lemérer fut rejetée.

La conspiration était prouvée autant 'que possible par des écrits ; elle avait été découverte ou plutôt trahie par le capitaine Grisel que la police avait introduit dans les conciliabules des conjurés ; mais Babeuf écrivit su Directoire une lettre où, débutant par cette phrase : Regarderiez-vous au-dessous de vous de traiter avec moi comme de puissance à puissance ? Et sortant, continuait-il, de cette route lâche et frayée des dénégations dont le commun des accusés se sert pour par venir à se justifier, il déclarait se porter le défenseur des droits éternels du peuple, être prêt à braver l'exil et la mort, et conseillait au Directoire, dans son propre intérêt, de ne point donner d'éclat à la conspiration. Cette lettre était un manifeste très-remarquable du parti.

Le mode d'instruction de cette affaire était subordonné à la décision qui serait prise par le Corps-Législatif à l'égard de Drouet. On suivit les formes prescrites par la Constitution envers les représentants prévenus de crimes ou délits. La dénonciation faite contre lui par le Directoire fut admise ; et après avoir été entendu en Comité secret, il fut décrété d'accusation au Conseil des Cinq-Cents par trois cent vingt membres contre soixante-douze, et aux Anciens par cent quarante-un contre cinquante-huit. Ce scrutin donnait donc à peu près la force du parti qui, dans le Corps Législatif, favorisait les anarchistes.

Malgré l'énergie qu'avaient développée le Directoire et les Conseils contre les conjurés, ils ne se tenaient pas pour battus : ceux qui étaient arrêtés défiaient la justice, lui insultaient et bravaient ses arrêts. Leurs complices et leurs protecteurs s'agitaient pour les sauver. Par quelques demi-mots que m'avait dits un directeur, j'avais entrevu que dans cette affaire Barras n'était pas très-net aux yeux de ses quatre collègues. Un incident mit au jour des soupçons qui n'étaient que trop fondés.

Des membres du Conseil des Cinq-Cents se plaignirent de ce que des agents du Bureau central porteurs de mandats d'amener, étaient venus chez eux pour les arrêter. Tout faisait présumer que c'était un malentendu, à la vérité grossier et presque inexcusable, et qu'on les avait pris, comme cela se vérifia par la suite, pour des ex-conventionnels non réélus, que la loi obligeait de sortir de Paris. La dignité de la représentation nationale exigeait donc que le fait fût éclairci, et Dumolard demanda qu'il fût fait un message au Directoire : il n'y avait rien à objecter.

Tallien, qui, depuis quelque temps gardait le silence, monta à la tribune. Il y avait du désordre dans ses traits et dans son costume, et dans tout son aspect quelque chose de sinistre. Il prétendit qu'il y avait dans les bureaux de la police une conspiration contre la représentation nationale ; que des espions étaient attachés à tous les pas de certains députés ; que le ministre de la police n'employait que des émigrés ; il cita le baron de Batz et Dossonville ; il dit enfin que depuis trois mois on préparait une réaction contre les patriotes.....

A ces mots, l'indignation éclata dans le Conseil ; une foule de membres se précipitèrent vers la tribune, le calme se rétablit, et Tallien termina en vantant ses services et en injuriant d'avance ceux qui se proposaient de lui répondre. J'eus ensuite la parole ; il semblait que le sort voulût m'opposer à lui. Je parlai en ces termes :

Je crois aussi qu'il est de la dignité du Conseil d'adopter la proposition qui lui a été faite par Dumolard, non que vous deviez chercher à connaître dans quelle intention a été commise la violation qui vous est dénoncée, ceci est ressort des tribunaux ; mais en effet pour savoir quelle a été la conduite du Directoire envers ses agents.

Je crois également qu'il est nécessaire de réfuter à cette tribune une déclaration tout-à-fait étrangère à l'objet qui occupe le Conseil, et qu'on aurait pu lui épargner, si l'on avait eu le désir bien prononcé de maintenir l'ordre et le calme dans son sein.

On a parlé de réaction : à ce mot je me suis levé pour répondre, certain que c'est aussi d'une réaction qu'il faut vous entretenir, si l'on veut relever le véritable esprit public, rallier les hommes de bien et comprimer les scélérats.

Je parlerai donc à mon tour d'une réaction, et celle que je désignerai est de notoriété publique : c'est celle de la faction détestable du sein de laquelle sont sortis les conjurés que l'on vient de saisir avec les preuves matérielles, écrites et signées, de leur exécrable projet ; c'est celle de la faction du 2 septembre....... (Une vive agitation se répand dans le Conseil.) C'est celle de la faction qui a fait le 31 mai, qui a proscrit et décimé la représentation nationale, qui a asservi la France et dressé à Robespierre un trône élevé sur les cadavres des meilleurs citoyens ; c'est elle qui s'agite encore et renouvelle des mouvements réprimés, non sans danger, mais avec succès répand ses émissaires pour provoquer au trouble et à la sédition ; c'est elle qui, par des menaces et des vociférations, veut vous effrayer pour sauver les grands coupables qu'elle avait reconnus pour ses chefs.

Voilà, citoyens représentants, la réaction que je devais signaler, et sur laquelle il n'est aucun de vous qui n'ait les yeux ouverts. Il est pénible sans cloute de s'occuper avant le temps des coupables que le glaive de la loi ne peut manquer d'atteindre ; il est pénible de hâter le moment où leur arrêt sera dicté : quelle que soit l'énormité du crime, l'humanité a toujours à gémir, même lorsqu'un coupable périt ; mais il était nécessaire de relever les expressions que nous venions d'entendre, et de 'rappeler avec un peu plus d'exactitude les circonstances présentes.

Le 13 vendémiaire, le royalisme attaqua la Convention nationale, et l'assiégea jusque dans son enceinte ; elle triompha par son courage et par celui des guerriers rangés autour d'elle ; mais après la victoire, qui voulut s'emparer et profiter de l'avantage ? C'est encore la faction dont j'ai parlé. La Convention avait vaincu, la faction voulut régner ; il ne dépendit pas d'elle que le gouvernement révolutionnaire ne fût prolongé. Cette fois, son attaque fut vaine, et le Corps-Législatif succéda à la Convention. Alors la faction a investi, assiégé le gouvernement : honneurs, places, emplois, argent, pouvoir, tout lui a été prodigué ; on lui a imprudemment livré les moyens de percer le sein de la République, qui voyait avec douleur Ces nouveaux dominateurs se préparer une seconde fois à l'ensanglanter. Auprès du Pouvoir même, cette faction est entièrement démasquée, elle a prouvé qu'aucun ordre de choses ne lui était convenable ; elle ne veut rien, rien que la plus complète anarchie, rien que le désordre, le pillage et la dévastation ; elle est, elle sera toujours la même, tant que le glaive des lois ne se sera pas appesanti sur ceux qui lui servent de chefs, et relèvent ses espérances. Vous avez vu, dans la découverte de la dernière conspiration, de quelle nature étaient ses atroces plans d'extermination : voilà la réaction véritable, qu'il ne faut pas un instant perdre de vue.

J'étais absent[1] lorsque les conjurés ont levé sur vous leurs poignards ; mais s'ils avaient réussi à anéantir le gouvernement et à vous dissoudre, leur triomphe eût été court, et le cercle de leur puissance ne se fût pas beaucoup étendu.

Je déclare qu'armé avec les citoyens de mon département, j'eusse secondé le mouvement général qui eût éclaté dans la République ; les complices des factieux étaient connus, signalés ; ils auraient été exterminés, et le sceptre sanglant des proscriptions eût été brisé dans les mains des féroces auteurs de la conjuration.

Non, j'en atteste les maux soufferts et les victimes regrettées ; non, la terreur ne régnera plus sur les Français ; non, les Bastilles ne s'ouvriront plus pour l'innocence ; non, les têtes ne rouleront plus sur les échafauds

(Un mouvement unanime éclate dans le Conseil ; ce seul cri se fait entendre : Non, non jamais !)

Il n'est pas un Français qui ne courût aux armes si le signal du combat était donné ; car enfin, après les exemples éclatants d'audace et de scélératesse dont ils ont été les témoins, et dont un si grand nombre furent les victimes, il vaut mieux périr en combattant dans les dissensions civiles que de tendre lâchement la tête à ses bourreaux.

(Oui, oui ! s'écrient une foule de membres.)

Je demande que la proposition de Dumolard soit adoptée, et sur tout le reste l'ordre du jour. Lorsqu'on discutera l'affaire qui nous est soumise ; on verra de quel côté est la réaction, et quels sont les conspirateurs les plus redoutables.

On demande de toutes parts que la motion de Dumolard soit mise aux voix. Elle est adoptée.

Avant la fin de la séance, Rouhier vint dire, au nom de la commission des inspecteurs, que cette nuit même un mouvement devait éclater, et que le gouvernement avait pris toutes les mesures pour écraser les factieux.

J'appris quelques jours après que Tallien, au moment où il était venu faire cette étrange sortie, arrivait de la campagne avec Barras, et que pour l'excuser auprès de ses collègues, ce directeur leur avait dit que Tallien avait trop bu. En effet, il était reconnu pour se livrer quelquefois à cet excès, et alors il était violent, et justifiait par ses indiscrétions l'axiome in vino veritas[2].

Le tribunal de cassation, investi par le Directoire lu délit reproché aux membres du bureau central, en référa au Conseil des Cinq-Cents, parce que la loi, leur ayant donné le droit de décerner des mandats d'arrêts, les avait assimilés aux juges que le Corps-Législatif seul pouvait décréter d'accusation.

 Bourdon de l'Oise dit alors que toute cette affaire n'était qu'une misérable intrigue ; qu'après plusieurs nuits d'un travail opiniâtre, il n'avait pas été difficile aux amis de Babeuf de surprendre des signatures aux membres du bureau central dont le patriotisme était aussi constant que leurs services étaient recommandables ; que le but de cette manœuvre était facile à saisir ; que ce Conseil allait prononcer alors sur Drouet ; et qu'on avait voulu effrayer les députés et leur inspirer des craintes sur leur sûreté.

Le Conseil entendit les membres du bureau central à la barre, et, après leurs explications, décida qu'il n'y avait pas lieu à accusation contre eux. En ce qui le concernait, le ministre de la police donna par une lettre le démenti le plus formel à Tallien. Loin d'avoir employé le baron de Batz, il avait donné l'ordre de l'arrêter. Quant à Dossonville, il avait concouru avec le plus grand zèle à découvrir la conspiration de Babeuf, et à arrêter les chefs. Indè irœ.

D'après la Constitution, le représentant Drouet, décrété d'accusation, devait être jugé par la haute cour nationale, et y entraînait ses complices. Elle n'était point organisée, et, tandis que le Corps-Législatif s'occupait de cette organisation, Drouet s'évada des prisons de l'abbaye, en plein jour. On trouva un barreau de sa fenêtre scié et plusieurs bouts de corde ; mais un procès-verbal constata qu'il n'était pas probable qu'il se fût sauvé par ces moyens. Tout annonçait qu'on lui avait tout simplement ouvert les portes de la prison. Les concierges et geôliers furent traduits devant le tribunal criminel, et acquittés. Drouet écrivit au Conseil des Cinq-Cents qui refusa la lecture de sa lettre. Il en écrivit une au Directoire, dans le genre de celle de Babeuf, où il prétendait savoir que le Directoire avait reçu vingt-cinq millions pour donner un roi à la France, et où il offrait, malgré cela, si on voulait lui donner un sauf-conduit, de communiquer les grands moyens qu'il avait pour pacifier l'intérieur de la République. L'évasion de Drouet arrangeait tout le monde, excepté les royalistes qui ne lui pardonnaient pas l'affaire de Varennes, et qui l'auraient vu avec une grande joie porter sa tête sur l'échafaud. Beaucoup de républicains, au contraire, qui s'intéressaient vivement à lui, précisément à cause du rôle qu'il avait joué dans cette affaire et des persécutions qu'elle lui avait attirées pendant sa captivité, étaient bien aises qu'il ne fie pas exposé aux chances d'une procédure. Son parti en était radieux. Enfin son absence soulageait un procès, déjà assez grave, d'un poids qui nécessairement en aurait encore plus embarrassé la marche.

D'après l'article 267 de la Constitution, la haute cour ne devait se former que par une proclamation du Corps-Législatif, rédigée et publiée par le Conseil des Cinq-Cents. Il s'éleva des doutes sur le sens de ces mots qui formaient une exception au mode ordinaire de publication des lois et actes du Corps-Législatif attribuée au Directoire. On nef voyait pas trop le motif de cette exception. Mais, pour se conformer à la lettre de l'article, le Conseil décida en comité secret et d'après mon opinion que son président ferait cette publication. Le Directoire n'en tint aucun compte, prit les devants, et publia la proclamation dans la forme ordinaire. II fut dénoncé pour usurpation du pouvoir législatif. On lui en demanda compte. Il justifia son procédé, et y persista. La chose était en elle-même indifférente ; mais cet incident révéla une lacune dans la Constitution, qui, en cas d'excès de pouvoir du Directoire, ne laissait au Corps-Législatif que le remède violent et presque inadmissible de l'accusation.

La haute Cour s'assembla à Vendôme. Elle s'y trouva en présence de quarante-sept accusés, l'état major des jacobins, de leurs familles, de leurs amis, de leurs défenseurs : car pendant quelque temps le public se demandait, si c'était la Cour elle-même qui était en jugement. L'insolence et l'audace du plus grand nombre des accusés étaient à leur comble. Ils interrompaient, ils huaient, ils apostrophaient de la manière la plus indécente et la plus grossière les organes de la justice, ils faisaient retentir la salle de chants patriotiques, d'hymnes à la liberté. Les excès furent portés à un tel point, que la Cour, étourdie de tout ce désordre et méconnaissant ses attributions, son devoir et sa dignité, suspendit ses séances, et en référa au Conseil des Cinq-Cents, qui passa à l'ordre du jour, motivé sur ce que les tribunaux avaient la police de leurs audiences. Enfin elle fut obligée, pour rétablir l'ordre, de menacer les accusés les plus turbulents de leur retirer la parole, de les exclure des débats et de passer outre à leur jugement en leur absence.

Quelques accusés restèrent étrangers à ces excès, et inspirèrent de l'intérêt par la décence de leur maintien, la modération de leur défense et l'éloquence de leurs discours. Réal, journaliste du parti et défenseur de Babeuf, mit en œuvre pour le sauver toute l'habileté d'un procureur au Châtelet, expert dans les révolutions et versé dans les chicanes du palais. Ils espéraient, accusés et défenseurs, qu'en prolongeant la durée du procès, il arriverait des événements qui leur seraient favorables. Il y avait peu d'exemples d'une procédure, pour crime politique, conduite avec autant de solennité, où l'on eût plus respecté les formes protectrices de l'innocence, et laissé une plus grande latitude à la défense.

Après plus d'une année intervint enfin le jugement. Le jury déclara qu'il n'y avait point eu de conspiration pour renverser le gouvernement, qu'il y avait eu provocation au rétablissement de la Constitution de 93. Babeuf et Darthé furent condamnés à mort ; Buonarotti, Germain, Moroy, Cazin, Blondeau, Bouin et Ménessier, à la déportation. Tous les autres accusés furent acquittés. Babeuf et Darthé se frappèrent d'un stylet en entendant prononcer leur jugement. Ils furent conduits l'un mort et l'autre mourant à l'échafaud.

 

 

 



[1] En congé.

[2] Quant à l'espionnage dont se plaignait Tallien, voici ce que Cochon me raconta. On lui avait dénoncé un Anglais qui distribuait de l'argent, faisait le terroriste, avait des liaisons avec les royalistes, et menaçait de faire assassiner Carnot. Cochon fit espionner cet étranger. On le vit monter en cabriolet, et aller chez Tallien. On vint en prévenir le ministre qui ordonna de l'arrêter quand il sortirait. Mais c'était le jour ; de chez Tallien on aperçut les agents de police. Quand la nuit fut venue, la porte cochère s'ouvrit tout-à-coup ; un cabriolet sortit au galop, sans qu'il fût possible de l'arrêter, et l'Anglais s'échappa.