MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE X. — ÉPURATION DES AUTORITÉS. - RÉVISION DES LOIS RÉVOLUTIONNAIRES. - RAPPEL DES 73 DÉPUTÉS ET AUTRES REPRÉSENTANTS PROSCRITS LE 31 MAI. - THOMAS PAYNE. - COMITÉ D'INSTRUCTION PUBLIQUE ; SES TRAVAUX ; SCIENCES ET ARTS ; MUSÉES.

 

 

SI d'un côté les complices de Robespierre s'efforçaient de comprimer encore l'élan de la nation, de l'autre la majorité de la Convention et l'opinion publique luttaient avec force contre eux. L'impulsion était donnée, aucune puissance ne pouvait plus arrêter le mouvement. De toutes les parties de la France une voix terrible demandait la fin de l'oppression et la punition des oppresseurs. Tallien et Fréron se mirent à la tête d'un parti qui s'appela thermidorien, si l'on peut appeler parti toute une nation. On renouvela les comités de salut public et de sûreté générale, on rappela les représentants du peuple en mission, on en envoya de nouveaux, on changea la plus grande partie des fonctionnaires publics. Enfin, le parti vainqueur, pour prendre les places, en chassa les vaincus. On nommait cela une épuration. Pour cette fois du moins elle était nécessaire, l'autorité était dans des mains incapables et qui l'avaient souillée ; enfin le g thermidor était une véritable révolution. Mais combien d'épurations dans la suite ne furent qu'un tribut payé au triomphe d'une faction, à ses passions Et à son avidité ! Dans cette extrême mobilité des emplois, les citoyens apprirent à la vérité à ne pas les regarder comme une propriété, mais ils apprirent aussi cet art perfide, si perfectionné depuis, de se dénoncer les uns les autres pour se supplanter, cet art non moins funeste pour les mœurs de changer du noir au blanc, de sacrifier à leur intérêt et à l'opinion factice du moment le bien public et leur conscience.

Je publiai l'Histoire du Terrorisme dans le département de la Vienne[1]. Outre ce qui m'était personnel ainsi qu'à ma famille, cet écrit contenait un tableau général des excès de la terreur, appuyé de pièces authentiques. Mon but en le publiant fut de compléter, dans mon département, la révolution du 9 thermidor, d'élever un monument à la mémoire de mes amis et de flétrir leurs bourreaux.

Après avoir changé les hommes, il restait à changer les choses. Cette révolution était plus difficile. Outre les terroristes qui y résistaient de toutes leurs forces d y avait, comme je l'ai déjà dit, dans la Convention des hommes qui pensaient de bonne foi qu'il serait dangereux de détendre le ressort, et qu'il était nécessaire, pour fonder plus sûrement la république, de continuer le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. Ils croyaient que l'arbitraire n'était pas une mauvaise chose dans de bonnes mains. Je n'étais pas de cet avis, et sans vouloir tout renverser violemment il me semblait que l'on devait successivement rapporter les lois oppressives, en faire de plus favorables à la sûreté personnelle en attendant qu'on eût établi un régime constitutionnel.

Parmi les lois existantes, une des plus funestes sans doute était celle du 17 septembre 1793 sur les suspects. Les trois comités de salut public, de sûreté générale et de législation, présentèrent un projet de décret (26 vendémiaire an III) qui défendait toute affiliation entre les sociétés populaires, toute pétition eu nom collectif, et qui portait que tout contrevenant serait traité comme suspect.

Ainsi, deux mois et demi après le 9 thermidor, on appliquait encore le code des suspects. Cette proposition me souleva, et en défendant les sociétés populaires contenues dans de justes limites, je dis : Le mal est dans la latitude que l'on a donnée au gouvernement révolutionnaire. Pour neutraliser l'influence des sociétés populaires, il s'agit bien moins de les empêcher de correspondre entre elles, que de réviser la loi du 17 septembre. Il importe de bien déterminer ce qu'il faut entendre par suspects. Vous n'aurez rien fait tant qu'un homme ne sera pas à l'abri d'un autre homme. J'aime mieux dépendre d'une loi que du caprice de l'homme le plus juste.

La loi du maximum prolongeait la disette des subsistances. Je l'attaquai un des premiers, le 13 frimaire ; et le 17, après un discours prononcé par Échasseriaux sur l'état de langueur où étaient l'agriculture et le commerce : je dis : Le commerce et l'industrie sont dans un tel état qu'il est bien moins question de leur créer des appuis que de détruire tout ce qui les contrarie. En vain vous établirez des commissions et vous les composerez des hommes les plus habiles, tout cela ne vaudra pas la liberté. On n'a point encore abordé la seule, la véritable question, celle de savoir si la loi du maximum doit subsister. Je la regarde comme désastreuse et la source des plus grands malheurs. Elle a ouvert une vaste carrière à la mauvaise foi, à la fraude, et ruiné ceux qui l'ont respectée. La liberté indéfinie a sans doute des inconvénients, mais les chaînes données au commerce en ont de plus grandes encore. On perd tout en voulant tout réglementer.

Les députés proscrits le 31 mai, et depuis cette époque détenus ou fugitifs, furent rappelés dans le sein de la Convention le 18 frimaire seulement. Ils durent leur rentrée surtout au besoin que les thermidoriens avaient d'auxiliaires. Pour cette fois la politique était d'accord avec la justice. Ce fut un beau jour que celui où les 73[2] furent rendus à leurs fonctions. On les accueillit avec sensibilité et enthousiasme. LOrsqu'ils reprirent leurs places, Lesage d'Eure-et-Loir, l'un d'eux, dit, en leur nom : Qu'ils feraient à la patrie le sacrifice des maux qu'ils avaient soufferts, et qu'ils combattraient également le royalisme et le terrorisme. Ils ne tinrent pas tous parole. Il y en eut plusieurs qui dans la suite oublièrent leurs promesses, sacrifièrent le bien public à leur vengeance, et donnèrent au moins de grandes espérances à la royauté. La montagne, car elle existait toujours, ne prit point de part à la délibération ; Bentabolle eut même le rare courage de s'y opposer. C'était un homme sans talents, mais opiniâtre ; modéré pendant la terreur, il se fit jacobin exagéré lorsque cela n'était plus de mode ; ses vociférations étaient sans influence. Le Cointre de Versailles montra aussi de l'opposition ; ce n'était pas non plus un mauvais homme, il avait du caractère ; on le regardait comme un fou et l'on n'avait pas tout-à-fait tort. Le leader main de la rentrée des 73, on rapporta le décret qui avait placé le 31 mai au rang des fêtes nationales ; la commémoration de la proscription devait tomber avec elle. On donna des pensions et des secours aux veuves et aux enfants des girondins, la plupart dans la misère. Ce fut la seule satisfaction accordée à leur mémoire. Dans d'autres temps on leur eût érigé un monument funéraire, et décerné une statue à Vergniaud ; beaucoup d'autres en ont obtenu qui ne la méritaient pas autant que lui. Mais alors cet hommage eût passé pour un attentat réactionnaire.

Thomas Payne n'était point compris dans le décret de rappel ; je parlai pour lui en ces termes : Il reste encore à la Convention à faire un grand acte de justice. Je réclame en faveur d'un des plus zélés défenseurs de la liberté, d'un homme qui a honoré son siècle par l'énergie avec laquelle il a défendu les droits de. l'homme, qui s'est si glorieusement distingué par le rôle qu'il a joué dans la révolution d'Amérique. Je n'ai jamais entendu articuler aucun reproche contre Thomas Payne. Il avait été naturalisé Français par l'assemblée législative ; il fut nommé représentant du peuple. Son expulsion de la Convention n'a été que le fruit de l'intrigues On a prétexté un décret qui excluait les étrangers de la représentation nationale. Il n'y en avait que deux dans la Convention. L'un est mort[3]. Mais Thomas Payne qui a puissamment contribué à établir la liberté chez une nation alliée de la république, existe encore ; il existe dans la misère. Je demande qu'il soit rappelé dans la Convention. Ma proposition fut adoptée sans réclamation.

L'esprit de parti a essayé d'avilir le citoyen américain et de ridiculiser le député. Il est vrai que Thomas Payne ne savait pas un mot de français, et que, par conséquent, il était incapable de remplir ses fonctions. Mais sa nomination avait été un hommage à la cause de la liberté et à un peuple qui avait donné un glorieux exemple à la France. Les opinions pouvaient être divisées sur cet étranger tomme écrivain et publiciste ; mais loin d'être méprisé de ses concitoyens, il jouissait parmi eux de considération et d'estime. Ils le prouvèrent en me témoignant leur reconnaissance. Cette circonstance me mit en rapport avec plusieurs d'entre eux qui étalent à Paris, et me lia d'amitié avec le citoyen Monroë, ministre auprès de la république, et depuis président des États-Unis. Lorsqu'il quitta la France je cessai d'avoir des relations avec ce citoyen estimable : mais je me flatte que si le sort m'eût jeté dans le Nouveau-Monde, le défenseur de Thomas Payne y eût trouvé une généreuse hospitalité.

Il m'écrivit la lettre suivante en anglais avec la traduction en français.

27 frimaire an III.

S'il eût été en mon pouvoir de vous communiquer mes sentiments, de me dispenser dés délais et des inconvénients que nécessite la traduction 'd'une langue dans une autre, je vous aurais déjà témoigné la reconnaissance que m'ont inspirée la justice que vous avez spontanément rendue à la pureté de mes intentions, et la manière honorable et, généreuse avec laquelle vous avez demandé mon retour dans le sein de la Convention. Mon intention est d'accepter l'invitation de l'Assemblée. Car. je désire qu'il soit connu de l'univers, que, quoique j'aie été victime de l'injustice, je n'attribue point 'mes souffrances à ceux qui n'y ont eu aucune part, et que. je suis bien éloigné d'user de représailles envers ceux mêmes qui en sont les auteurs. Mais comme il est nécessaire que je retourne en Amérique, le printemps prochain, je désire vous consulter sur la situation dans laquelle je me trouve, afin que mon acceptation de rentrer à la Convention ne puisse me priver du droit de retourner en Amérique.

Votre sincère ami,

THOMAS PAYNE.

 

J'eus une conversation avec lui par le moyen d'un interprète. Je l'assurai que sa qualité de représentant ne pourrait point contrarier son projet, et qu'il obtiendrait un congé, s'il ne voulait pas donner sa démission. Il me raconta qu'un jour Marat, qui parlait anglais, lui avait dit, dans la salle de la Convention : Est-ce que vous croyez à la république ? Vous avez trop de lumières pour être la dupe d'une, telle rêverie ; et qu'il essaya de prouver que c'était une chimère. Lorsque Marat fut décrété d'accusation par la Gironde, Thomas Payne écrivit à la société des jacobins pour lui dénoncer ce fait, et envoya copie de sa lettre au Moniteur. Mais elle ne fut point connue. Il soupçonnait que cette circonstance avait pu avoir de l'influence sur sa proscription. Si l'apôtre de la démagogie ne croyait pas à la possibilité d'une république en France, c'était donc un monstre vomi par l'enfer ou par je ne sais quelle puissance ennemie de notre repos et jalouse de notre prospérité.

Quelque temps après, lorsque la Convention s'occupait des lois organiques de la constitution de 1793, ou plutôt de faire une nouvelle constitution, on paraissait vouloir rattacher à la propriété l'exercice des droits politiques. Thomas Payne était opposé à cette idée, et il composa un ouvrage pour la combattre. Je ne sais s'il le fit imprimer. Il m'en parla et m'en envoya une analyse dans la lettre suivante.

18 prairial.

Mon cher ami,

Je vous informai, il y a quelques jours, que je m'occupais d'un petit ouvrage destiné à l'impression et que je vous le soumettrais aussitôt qu'il serait traduit. Le traducteur m'ayant manqué de parole, je n'ai pu vous tenir la mienne et je ne pourrai vous montrer mon ouvrage ni le faire imprimer aussitôt que je the le proposais.

Mon but principal était de rappeler les principes sur lesquels repose l'égalité des droits ou en droits ; car ces principes ont été si complètement oubliés, qu'à commencer du 31 mai jusqu'à présent, tons les partis qui ont successivement possédé l'autorité, les ont violés de fait, et mie violation continue encore.

Mais lorsque dans la théorie on reconnaissait l'égalité des droits tomme un principe sacré et indispensable, on pouvait en considérer la violation dans la pratique, comme un accident presqu'inséparable d'un temps de révolution, qui cesserait aussitôt qu'une constitution fondée sur ce principe et qui le reconnaîtrait pour inviolable, serait établie et en pleine activité. C'est d'après ces réflexions que mon incarcération m'a toujours paru excusable.

Mais on répand aujourd'hui que, sous le nom de lois organiques, la Convention se propose d'attaquer le principe de l'égalité des droits, et de donner une distinction de droits pour base à une nouvelle constitution. J'ai peine à lé croire, et j'en serai affligé, parce que je suis convaincu non-seulement que ce serait Une grande injustice ; mais qu'elle produirait ou la guerre civile ou la contre= révolution ; et l'un ou l'autre de ces événements exposerait les promoteurs du plan à devenir les victimes de leur perfidie. Je dis perfidie, parce que c'est le nom qu'on ne manquera pas de donner à cette innovation ; 1° parce que les membres de la Convention ont été élus d'après le principe de l'égalité des droits, et que la destruction du principe d'après lequel s'est faite leur élection, entraînerait indubitablement la dissolution de l'assemblée. En adoptant cette nouvelle base, la Convention cesserait d'être .une autorité légale et représentative. Dès cet instant elle ne serait plus une convention nationale, une représentation de tout le peuple, mais une création ; 2° parce que la Convention n'a ni le droit ni la puissance de toucher à l'égalité des droits. Les droits ne sont point une concession d'un homme à un autre ; ni des membres d'une classe aux membres d'une autre classe. Chaque individu tient son droit de lui-même ou de la nature ; et celui qui se prépose de priver un individu de ses droits propose de commettre un vol ; car quelle différence peut-on établir entre dépouiller un homme de ses droits ou le dépouiller de sa propriété ?

Mais comme je n'ai point le projet de traiter à fond ce principe dans une lettre, je me bornerai à le considérer du côté de la politique.

Il est évident que la France vient d'opposer à la multitude de ses ennemis étrangers une masse de forces que n'avait encore jamais pu réunir la nation la plus puissante. Quelle est donc la source de cette force extraordinaire ? Je soutiens que c'est le principe de l'égalité des droits. Car les réquisitions n'ont pu être fondées que sur ce principe qui renferme en même temps l'égalité des devoirs ; et la destruction du droit entraîne évidemment la suppression du devoir.

Les armées françaises ont rempli avec fidélité leur tache honorable. Elles sont composées d'hommes de tous les états, depuis le plus pauvre jusqu'au plus riche, et on peut raisonnablement présumer que la plus forte partie des soldats de la république est composée de ceux qui, dans l'opinion générale, sont considérés comme dépourvus de toute espèce de propriétés, c'est-à-dire de propriétés ostensibles et distinctes de l'individu. La propriété de ceux dont je parle, consiste dans leur droit et dans la faculté de procurer à eux et à leur famille une subsistance. Or leurs droits et leurs familles sont une nature de propriété quoique différente des propriétés ostensibles et distinctes de l'individu.

Si les nouvelles spéculations tendent aujourd'hui, comme on l'assure, à fonder les droits en proportion des propriétés ostensibles, peut-on espérer que les soldats de réquisition, qui n'ont marché à l'ennemi qu'en conséquence du principe de l'égalité des droits, continueront à porter les armes pour la cause d'une distinction de droits dont ils supporteront la privation, tandis que d'autres en recueilleront les avantages ?

Si un homme méditait profondément les moyens de désorganiser les armées, de plonger la France dans l'anarchie et la confusion, de provoquer et de justifier une guerre contre les propriétés, il lui serait impossible d'inventer une mesure plus infaillible que l'abolition du principe de l'égalité des droits, et la distinction graduelle des droits en proportion des propriétés ostensibles.

Ne pouvant vous présenter l'ouvrage dont je vous ai parlé aussi promptement que je l'espérais, j'ai jeté rapidement, dans cette lettre, quelques idées dont je vous prie de vouloir bien faire part à vos collègues du comité chargé des lois organiques.

Quant aux règlements organiques de la présente constitution, je conviens qu'ils me paraissent très-fautifs. La totalité de la représentation, ne formant qu'une seule assemblée discutante et délibérante dans la même chambre, a les vices d'un individu. Elle agit avec passion, avec précipitation et par esprit de parti. Il vaudrait mieux sans doute que la représentation fût divisée au sort en deux chambres ; et qu'elles se continssent et se censurassent réciproquement. Mais, dans tous les cas, la représentation ne doit avoir qu'une seule et même racine, et cette racine est l'égalité des droits. Si l'on y touche, adieu la révolution.

THOMAS PAINE.

En prenant une part plus active aux travaux généraux de la Convention, je cessai de consacrer tous mes momeus au comité d'instruction publique. Pendant le temps que j'en restai encore membre, je fis plusieurs rapports. Je n'en citerai que deux. Les autres ne sont pas 'assez importans pour être rappelés :

La Convention avait ouvert un concours (floréal an II) pour divers monuments à ériger à Paris : sur la place des Victoires ; à la mémoire des citoyens morts le 10 août 1792 ; sur les ruines de la Bastille, une statue de la nature régénérée ; sur le boulevard, un arc de triomphe au 6 octobre 1790 ; sur la place de la Révolution, une statue de la liberté, et une statue du peuple français terrassant le fédéralisme ; au Panthéon, une colonne aux guerriers morts dans les combats et une statue à J.-J. Rousseau. Mais on n'avait point publié de programmes de ces monuments ; on n'avait déterminé aucune récompense et l'on avait fixé un délai beaucoup trop court. Ce concours ne produisit que des compositions médiocres. Cependant les concurrents, qui avaient, une meilleure idée de leurs productions, demandaient qu'on les jugeât. La Convention, sur mon rapport, décréta l'établissement d'un jury. J'y annonçais un travail plus étendu dont le comité s'occupait pour donner des encouragements aux arts. Cette dette, y disais-je, est depuis longtemps arriérée ; on a beaucoup parlé des arts, mais on n'a encore rien fait pour eux. La médiocrité audacieuse et jalouse a profité des circonstances pour comprimer le talent modeste. Il faut que la patrie, délivrée de ses modernes oppresseurs, relève le courage des artistes recommandables par leurs travaux, qu'elle leur accorde à tous la même protection, qu'elle appelle tous les peintres à ressaisir leurs pinceaux, pour retracer, d'une manière digne du peuple, les époques glorieuses de la révolution, et leur assure que leurs talents ne seront plus pour eux une cause de proscription, mais un titre à la reconnaissance nationale.

Heureusement ces concours ne produisirent rien. La même exagération, qui régnait dans les esprits, dans les actions, dans le style et jusque dans le langage, s'était emparée des artistes. La plupart de ceux que l'on faisait travailler ; à force de tendre au grandiose, tombaient dans un gigantesque bizarre. La sculpture, la peinture, l'architecture, pour ne pas être accusées d'aristocratie, se faisaient sans-culottes ; on outrageait les premières règles de l'art en paraissant s'attacher à la nature. D'ailleurs, tous ces projets de monuments n'étaient que des représentations abstraites, ou des trophées élevés par les factions à leurs victoires éphémères et à des époques que la politique attrait plutôt commandé de couvrir d'un voile. Que signifiait une statue de la nature régénérée ? Qui pouvait méconnaitre dans le fédéralisme renversé la Gironde et tant d'amis de la liberté expirant sur l'échafaud ou dans les horreurs de l'inhospitalité, sur le sol même de leur patrie ? Il n'y avait dans tons ces projets d'éminemment conforme au vœu public que ce qui pouvait consacrer la mémoire des guerriers morts pour la cause de la liberté et de l'indépendance nationale : car de tous temps en France les vertus et l'héroïsme du citoyen ont été effacés par la gloire militaire. Mais, depuis le commencement de la guerre, avant et depuis le 9 thermidor, on avait bien autre chose à faire ; les vivants étaient trop occupés d'eux-mêmes pour songer aux morts. La succession rapide des événements, le choc continuel des partis, l'instabilité dans le pouvoir, les dépenses de la guerre, ne laissaient ni le loisir de concevoir des monuments glorieux, ni les moyens d'en ériger de durables. On ne faisait que des statues de plâtre et des colonnes de bois, et il n'est rien resté, d'une époque de plusieurs années fertiles en grandes choses, que quelques médailles et des discours. Les faits cependant vivront éternellement dans l'histoire, les uns pour épouvanter la postérité les autres pour exciter son admiration ; car c'est le propre des grands crimes et dés grandes vertus.

Nos monuments nationaux ne se sont élevés que sur les ruines de la république, et c'est le despotisme qui a immortalisé par le marbre et l'airain les vertus civiques, les défenseurs de la liberté et la gloire nationale.

J'en excepte cependant quelques grands établissements. Dans la succession de la monarchie, du clergé, des corporations et des émigrés, la république avait recueilli des livres, des tableaux, des statues. La plus grande partie du mobilier des arts et des sciences était devenue propriété nationale. C'était une richesse immense augmentée encore par des conquêtes en Belgique et en Hollande. Les différentes assemblées avaient rendu de lois pour sa conservation. On avait établi une grande quantité de dépôts provisoires. Ici quelques hommes instruits et amis éclairés des arts les avaient ordonnés avec goût et bien conservés. Là, l'ignorance avait tout accumulé sans discernement et sans précaution. Sur plusieurs points on avait brûlé de tableaux et mutilé des statues, comme des monuments de l'aristocratie et du fanatisme. On avait partout renversé et brisé les effigies des rois. C'était une destruction du moins conséquente au système républicain. Dans leur longue série combien y en avait-il de dignes des regrets du peuple ? Un seul, Henri IV. La terreur avait porté à la vérité l'inquisition jusque dans les foyers du citoyen. On n'osait y rien conserver de ce qui rappelait la royauté. Mais la royauté a-t-elle été plus tolérante ? N'a-t-elle pas à son tour effacé de nos monuments publics tout ce qui pouvait rappeler la république et l'empire[4] ? Et si la colonne de la place Vendôme est encore debout, le devons-nous à l'amour de l'art, au respect de la gloire nationale ? Sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, les royalistes n'ont rien à reprocher aux républicains. Il n'a manqué aux premiers, pour surpasser peut-être les violences et les excès des autres, que le nombre et la force. Abandonnés à l'ivresse de leurs passions, les soi-disant gens comme il faut ne valent pas mieux que la prétendue canaille, et ils ont de moins pour excuse le défaut d'éducation, l'ignorance et la misère.

L'Assemblée constituante avait décrété que les bâtiments du Louvre seraient destinés à recueillir les monuments des sciences et des arts. C'était une belle idée que de leur consacrer le plus magnifique de nos palais, que nos rois avaient élevé à grands frais, et abandonné ensuite à la destruction. La Convention eut la gloire de réaliser ce projet. Par son décret du 24 juillet 1793, elle avait ordonné que le Musée national serait dans la galerie du Louvre et ouvert au public le 10 août. Ce délai ne suffisait pas seulement pour mettre en ordre les tableaux. Le local exigeait d'ailleurs beaucoup de travaux préparatoires. Le Musée des arts fut cependant ouvert sous la Convention, et seulement agrandi et perfectionné sous l'empire. Je ne me rappellerai jamais sans quelque orgueil la part que je pris, comme membre du comité d'instruction publique, à l'érection d'un monument qui n'avait point son égal dans le monde. Quoique justement envié par les nations étrangères que la victoire en avait rendues tributaires, il leur commandait l'admiration par sa grandeur et sa magnificence. Lorsque dans nos revers on nous a enlevé ces glorieux trophées, des Français, pour nous consoler de cette perte, ont essayé de prouver que des tableaux et des statues n'étaient pas des conquêtes légitimes, que leur réunion à Paris avait ôté au Laocoon et à l'Apollon du Belvédère tout leur prix et tous leurs charmes, et que jamais le Musée n'avait brillé de plus d'éclat 'que depuis que ces hôtes dépaysés étaient retournés dans leur patrie, et que nous étions réduits à nos richesses patrimoniales. Le peuple français n'a pas trop bien compris comment le droit de la guerre permettait de tuer, de saccager, de conquérir des provinces, et défendait de s'approprier des objets d'art. Mais il a bien compris dans son affliction que la fortune aveugle reprenait ce qu'elle avait donné, sans autre droit que ses caprices. Si les chevaux de Saint-Marc qu'elle a promenés tant de fois en triomphe, pouvaient parler, ils nous diraient sans doute s'ils sont la propriété légitime de Venise ; sous quelle latitude seront-ils dans dix ans ? L'étranger qui nous a imposé des milliards pouvait bien faire main-basse sur le Musée : mais sans contester ce droit du plus fort, tout bon Français en parcourant ces salles désertes, l'âme oppressée d'une patriotique douleur, montrera longtemps les places qu'occupaient naguères tant de chefs-d'œuvre, conquêtes légitimes de nos victoires.

Le Jardin des Plantes n'avait été destiné dans son origine qu'a la culture des plantes médicinales. On y avait fondé ensuite des cours de médecine et de chirurgie pour le consacrer phis spécialement encore à l'art de guérir. On y avait 'établi aussi un cours de chimie. Ce fut le grand mouvement que Tournefort imprima à la botanique, qui fit diriger tous les efforts vers cette science : Buffon la trouva très-avancée ; mais toutes les autres sciences naturelles étaient négligées. Aidé par les immenses travaux de Daubenton, el forma le Cabinet d'histoire naturelle, et profit de l'enthousiasme qu'inspirait son génie égal à la majesté de la nature[5], pour faire naître le goût et répandre l'étude de cette science. Le Jardin des Plantes avait reçu de grandes améliorations, cependant il était encore incomplet, sans règle : as fixes et sans lois. Les objets réunis dans le Cabinet n'étaient point la matière d'un cours spécial, et plusieurs branches importantes n'avaient point de professeurs.

La Convention voulut en faire un Musée d'histoire naturelle. Par divers décrets elle avait donné des professeurs à la culture, à l'anatomie comparée, aux arts chimiques, à la minéralogie, à la géologie, à l'iconographie ; elle y avait fondé une bibliothèque. Elle y avait ordonné la réunion d'une grande quantité de plantes, d'arbres et d'arbustes destinés aux jardins de botanique des départements. On devait y rassembler, dans le règne animal, la nature vivante à côté de la nature morte, et au lieu de renfermer les animaux comme dans la plupart des ménageries, leur donner un espace nécessaire pour développer aux yeux du public leurs instincts et leurs mœurs. Enfin on avait le projet d'y réunir l'école vétérinaire d'Alfort.

Toutes ces circonstances exigeaient une augmentation de terrain et des constructions nouvelles. L'architecte Molinos avait été chargé d'en faire le plan. Il était vaste et magnifique ; et, s'il eût été exécuté, jamais la main de l'homme n'eût élevé dans nos villes un plus beau temple à la nature. Le comité d'instruction publique fut effrayé de là dépense. Il ajourna les constructions des bâtiments et doubla l'étendue du Musée d'histoire naturelle, en votant l'acquisition des terrains environnants. La Convention adopta, le 21 frimaire an III, sur mon rapport ce projet ainsi réduit, et diverses dispositions réglementaires qui avaient pour but d'améliorer l'administration et le sort des professeurs alors si misérables, que Daubenton, octogénaire, n'avait que 2.800 francs de traitement en assignats.

Chargé, dès le principe, de ce travail, je l'embrassai avec chaleur, et je le suivis dans tous ses détails. Il me mit en relation avec tous les savants estimables attachés au Musée d'histoire naturelle. Ils me regardaient comme son patron ; et mon nom a servi longtemps de recommandation aux étrangers et aux Français qui venaient voir ce bel établissement.

 

 

 



[1] Il ne m'en est pas resté un seul exemplaire, ainsi que de mes autres écrits ou discours. J'ai puisé dans le Moniteur ce que j'en cite.

[2] On continua de les appeler ainsi d'après leur nombre ; mais outre les 73 expulsés de la Convention et seulement détenus il y avait d'autres députés mis hors la loi, tels que Louvet, qui s'étaient sauvés en se cachant en France ou à l'étranger.

[3] Anacharsis Clootz, Prussien des provinces du Rhin, venu à Paris à l'âge d'onze ans.

[4] Dans l'ivresse de la victoire du 9 thermidor, Fréron voulait faire démolir l'Hôtel-de-Ville de Paris. Granet s'écria : Les pierres de Paris ne sont pas plus coupables que celles de Marseille.

[5] Majestati naturœ par ingenium.