MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE VI. — DES TRAITEMENTS EXERCÉS CONTRE LE CLERGÉ.

 

 

L'HOMME a-t-il besoin d'une religion ? C'est une question oiseuse, puisque l'espérance et la crainte reportent continuellement sa pensée vers une cause première, invisible, incompréhensible, source de tous les biens et de tous les maux. Essayer d'arracher de son âme ridée d'un être supérieur à sa faiblesse, qu'il invoque ou contre lequel il blasphème dans ses misères, ce serait vouloir changer la nature humaine. Ériger en loi l'athéisme, t'eût donc été la plus monstrueuse de toutes les folies.

Un État peut-il exister sans culte ? Faut-il un culte national ou une libre concurrence ? Comment concilier la liberté des autres cultes avec un culte national ? Dans le cas où l'on aurait voulu établir un culte national, lequel était le plus conforme à la raison, au temps, et le plus approprié à la France ?

Telles étaient les questions que les législateurs avaient à examiner en mettani.de côté tout esprit de controverse et toute discussion théologique.

Depuis deux siècles, les voies, avaient été préparées pour une grande réforme religieuse en Europe.

Depuis plus de cinquante ans, la philosophie l'avait faite en France dans les esprits. Excepté un très-petit nombre d'écrivains qui avaient professé l'athéisme, ou plutôt donné de l'intelligence à la matière, et divinisé la nature, la plupart des philosophes n'avaient attaqué que le fanatisme, l'intolérance et le papisme. Les cérémonies du culte n'étaient plus, pour ainsi dire, qu'un spectacle, on s'en dispensait sans remords, on les pratiquait par habitude ou par hypocrisie. La haute société, la cour même, en donnaient l'exemple, et l'incrédulité ou l'indifférence s'étaient répandues dans toutes les classes. Voltaire avait fait des prosélytes dans toutes les cours de l'Europe. Le grand Frédéric, Catherine la grande, et presque tous les petits princes d'Allemagne, correspondaient avec lui, avec Diderot, D'Alembert, et prêchaient hautement leur amour pour la tolérance et leur mépris pour la superstition. Les maximes et la dignité du trône daignaient s'abaisser jusqu'aux philosophes ; il en recevait et en propageait les leçons.

L'Assemblée constituante aurait pu faire scission avec la cour de Rome. Le clergé s'insurgea parce qu'on l'avait dépouillé. Le serment à la constitution civile du clergé fut plutôt une question de propriété et de prérogative qu'une affaire de conscience. L'esprit de parti se revêtit du manteau, de la religion. L'aristocratie, d'incrédule qu'elle était, devint tout-à-coup dévote. Les prêtres et les émigrés firent cause commune et conspirèrent, au nom de Dieu et du roi, contre la liberté publique. Le peuple confondit donc dans sa haine et les nobles et les prêtres, et le trône et l'autel.

On savait à quoi s'en tenir sur les reproches qu'alléguait le clergé ; mais, en le supposant, dégagé de tout intérêt temporel, quelle proportion y avait-il entre le mal que pouvait faire aux prêtres leur condescendance, et celui que devait causer au peuple leur obstination ? N'est-ce pas leur refus du serment exigé à tort ou à raison qui alluma la guerre civile dans la Vendée, et fournit un motif ou un prétexte aux persécutions dont ils furent avec tant d'autres Français les déplorables victimes ?

On a exalté leur martyre. Il y a de la gloire à mourir sur une croix pour le salut du genre humain ; mais celui qui périt en entraînant les autres dans sa ruine, s'il était dé bonne foi, on peut tout au plus le plaindre.

Si le clergé se fût soumis, si comme le lui prescrivait sa religion, il se fût résigné aux sacrifices qu'on lui imposait, qui sait les malheurs et les crimes qu'il eût épargnés !

Tout ce qu'on peut dire de plus favorable au clergé pour excuser sa conduite, c'est qu'il était imprégné des mœurs du temps, et qu'il pouvait être injuste d'exiger des prêtres des vertus qu'on ne trouvait pas chez les autres citoyens.

L'Assemblée constituante n'était pas plus religieuse que ne le comportait le progrès des lumières, ou si l'on veut le relâchement des mœurs ; mais elle ne fit point la guerre à la religion, car son maintien ne dépendait nullement de l'existence d'un clergé propriétaire et formant un ordre dans l'État. Je parle, il est vrai, de la religion telle qu'elle est sortie des mains de son auteur, et non telle qu'il a plu aux passions humaines de la défigurer depuis.

Il arriva au clergé ce qui arriva au roi, à la cour et aux nobles. En refusant de faire des concessions raisonnables il entraîna la ruine de la religion, comme ils causèrent celle de la monarchie.

Telles étaient, sur cet objet, les idées toutes faites, avec lesquelles j'arrivai à la Convention.

Dans la guerre avec les prêtres, on commença aussi par des discours on en vint ensuite aux lois et on finit pat les massacres. On prit les biens du clergé, on dépouilla les églises et on se livra à toutes sortes de profanations. Le premier qui, dans sa frénésie, osa fouler impunément aux pieds les objets consacrés par la religion, lui porta un coup mortel. Il n'y avait qu'un miracle qui pût la sauver.

La Convention trouva l'édifice renversé. C'eût été une belle occasion pour le reconstruire d'après les idées et les besoins du temps. Mais la terreur en ensanglantait les débris, et la Convention, en proie elle-même aux fureurs dont elle était assiégée, n'avait pas plus alors la puissance de relever l'autel que le trône.

Cependant les dominateurs sentaient qu'il fallait donner quelque chose au peuple, pour remplacer ce qu'il avait perdu, et, après avoir essayé en vain d'établir un culte à la liberté et à la raison, Robespierre fut assez généreux pour réhabiliter l'Être-Suprême dans tous ses droits, et rendre à l'âme son immortalité. Ce retour vers la religion fut précisément ce qui le perdit. A dessein ou par hasard, il se trouva à la première place dans une procession en l'honneur de l'Être-Suprême ; dès-lors ses complices l'accusèrent d'aspirer au privilège de la tyrannie, et quelques jours après il périt sur l'échafaud.

Je ne me sentais aucun goût pour me mêler des affaires des cultes ; si j'en avais eu la moindre velléité, cet exemple-là m'en aurait guéri.

Lorsque le Calendrier républicain fut en vigueur, on y prit, ainsi que chez les Grecs et chez les Romains, des noms pour les enfants nouveau-nés, et beaucoup d'individus se débaptisèrent eux-mêmes pour s'appeler Brutus, Aristide et Scévola. Plusieurs communes quittèrent aussi spontanément leurs noms parce qu'ils rappelaient la monarchie la féodalité ou des saints. La Convention changea les noms de quelques grandes villes pour les punir de leur révolte, telles que Lyon qui reçut celui de Commune Affranchie. Ces exemples furent naître dans quelques têtes l'idée d'un système général. Il en fut plusieurs fois question au comité d'instruction publique. C'était une extension du projet de l'abbé Grégoire, sur les noms des rues. Il s'agissait de donner aux communes des noms nouveaux, tirés de la situation des lieux, de l'histoire et de la statistique du pays, avec un certain nombre de désinences communes à plusieurs départements. On allait jusqu'à proscrire la France pour rétablir les Gaules. Je combattis ce projet qui ne tendait à rien moins qu'a bouleverses toue les rapports sociaux et à jeter la plus grande confusion dans la géographie et l'histoire.