MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE III. — COMITÉ DE DÉFENSE GÉNÉRALE. - DUMOURIEZ. ÉGALITÉ (D'ORLÉANS). - INFLUENCE DE LA COMMUNE DE PARIS.

 

 

QUOIQUE revêtue de tous les pouvoirs, la Convention nationale fut pendant plusieurs mois sans les exercer. Ainsi que la majorité je regardais leur réunion comme une tyrannie. Sous plusieurs rapports, leur division n'était cependant qu'illusoire. Elle cessa tout-à-fait lorsque la Convention, en créant un comité de salut public, s'empara réellement du gouvernement. Ce résultat était inévitable ; il n'y avait pas alors de possibilité qu'un pouvoir exécutif s'élevât au-dessus du soupçon et reçût une existence assez indépendante pour avoir quelque force. Avant que cette confusion ne fût opérée, la Convention avait un comité de défense générale, auquel elle avait donné sur le conseil exécutif une surveillance immédiate et très-active, sans entendre entraver sa marche ni anéantir sa responsabilité. L'expérience ne tarda pas à prouver que c'étaient deux choses impossibles à concilier. En effet, le comité de défense générale mandait à chaque instant les ministres et les autorités ; les membres de la Convention pouvaient assister à ses séances, et un certain nombre y était toujours présent. Les affaires les plus secrètes se traitaient donc comme publiquement, et le conseil exécutif était tiraillé dans tous les sens, ne sachant à qui répondre, à qui obéir, ni comment remplir ses devoirs.

J'allais quelquefois aux séances du comité. C'était l'époque où l'on y était très-occupé de Dumouriez. Patriote dès les premiers jours de la révolution, général et diplomate, porté en 1792 au ministère des affaires étrangères par la Gironde, et trois mois plus tard par la confiance du roi au département de la guerre, suspect aux constitutionnels et aux royalistes, il n'avait gardé que quelques jours ce dernier ministère, et était allé aux armées dans l'espérance d'y trouver plus de moyens de satisfaire son ambition. En effet, après avoir concouru aux premiers succès des armées républicaines, et négocié la retraite des Prussiens, il s'était rendu à Paris, y avait été accueilli avec enthousiasme, et avait reçu aux Jacobins les embrassements de Robespierre. De retour à l'armée, il avait gagné la bataille de Jemmapes et conquis la Belgique. Il s'y conduisit de manière à se faire accuser de vouloir être duc de Brillant, et rétablir la monarchie en France en faveur du duc de Chartres, qui servait alors dans son armée.

Mais la Convention, en décrétant la réunion de la Belgique, anéantit ces projets, vrais ou supposés, et y envoya des commissaires pour organiser le pays. Alors Dumouriez montra beaucoup d'humeur, lutta ouvertement contre ses agents, dénonça avec aigreur le ministre de la guerre et les commissaires de la Trésorerie, se permit des propos outrageants contre la représentation nationale, et accrédita ainsi les soupçons qui s'étaient élevés contre lui. Il vint à Paris sous le prétexte de pourvoir aux besoins de son armée, mais réellement afin de juger par lui-même des appuis qui pouvaient y servir ses vues. Il y trouva presque tout le monde mal disposé, repartit bientôt, rouvrit la campagne, s'empara de la Hollande, et fut battu à Nerwinde le 18 mars[1].

Le 25, à la séance du comité de défense générale, on lut une dépêche de Dumouriez qu'on ne croyait pas convenable de rendre publique. Il s'y plaignait de la désorganisation absolue de son armée, de l'indiscipline y de la lâcheté de la désertion, du pillage. Il parlait de la mauvaise disposition des Belges contre la France, de la supériorité des ennemis et de l'impossibilité où il était de leur résister et de réorganiser son armée dans la détestable position de Louvain. Il ne voyait pas d'autre moyen de la sauver que de faire sa retraite sur Mons et Tournay. Il invitait le conseil exécutif à lui faire connaître promptement ses intentions, déclarant se décharger sur lui de sa responsabilité. Le ministre de la guerre, c'était alors Beurnonville, dit qu'on avait répondu à Dumouriez qu'il était maître de prendre toutes les mesures qu'il croirait propres à sauver l'armée et la république.

Le lendemain le conseil exécutif était réuni au comité. On fit lecture d'une nouvelle dépêche du général, datée d'Enghien. Il y rendait compte d'une affaire très-vive où la perte avait été égale des deux côtés, des mesures qu'il continuait de prendre pour opérer promptement la retraite de l'armée, sans quoi elle contrait les plus grands risques, et les places frontières pourraient être enlevées par les ennemis, parce qu'elles n'avaient ni garnisons, ni vivres, ni munitions, et qu'alors ils parviendraient facilement à se frasyer une route vers Paris.

Beurnonville opina pour la retraite de toutes les armées sur les frontières et pour une guerre purement défensive.

Prieur témoigna son étonnement de ce qu'on voulût abandonner avec tant de précipitation et de légèreté des peuples chez lesquels on avait porté la liberté et qu'on s'était engagé à protéger. Il demanda qu'on renforçât promptement l'armée et qu'on s'occupât des moyens de lui rendre la confiance.

Dumouriez fut violemment attaqué. Danton et Camus étaient présents. Ils avaient été l'un et l'autre envoyés en mission dans la Belgique. Ils furent interpellés de dire ce qu'ils pensaient de ce général. Leur rapport fut uniforme, en voici le résumé :

Dumouriez a de grands talents militaires et la confiance des soldats. Il est surtout dans cet instant très-nécessaire à l'armée. Il a eu des torts assez graves dans la Belgique. Le décret de réunion a contrarié ses idées. Il manifeste des principes politiques souvent contraires à ceux de la Convention. Il s'était persuadé qu'il appartenait à lui seul de diriger les révolutions de la Belgique et de la Hollande qu'il voulait élever comme ses enfants et à sa manière. Il aime à être caressé. Il a été entouré de flatteurs et d'intrigants, surtout d'anciens révolutionnaires du Brabant, qui lui ont fait faire beaucoup de sottises. Lors de son retour à Bruxelles dans ce mois même, il a réintégré dans leurs fonctions les administrateurs provisoires destitués en vertu d'un arrêté des représentants du peuple en mission. Il a fait à Anvers un emprunt en son propre nom. Il n'a ni pour les commissaires de la Contention, ni pour la Convention elle-même le respect qui leur est dû. Il a dit qu'elle était composée moitié d'ignorants, moitié de scélérats. À l'exemple de leur chef, les autres généraux se permettent des plaisanteries amères sur toutes les opérations du gouvernement. Cette conduite répréhensible a une influence funeste sur l'opinion de l'armée. En présence du représentant Gossuin, auquel on ne faisait nulle attention, les soldats s'écriaient : Voilà Dumouriez, notre père ! nous irons partout où il voudra ! Ils se pressaient autour de lui, baisaient ses mains, ses bottes et son cheval. Cependant nous ne pensons pas que Dumouriez ait des vues d'ambition personnelle. Mais l'anéantissement de ses plans de campagne, et les désastres de la Belgique et de l'armée lui ont donné beaucoup d'humeur. Son moral et son physique en ont singulièrement souffert. C'est dans cette situation qu'il s'est permis des actes d'autorité répréhensibles, et des lettres insolentes à la Convention, que par prudence on n'a pas lues publiquement. Il faut lui laisser le commandement, mais le surveiller. Il faut fixer les bornes de l'autorité des généraux, et punir ceux qui les dépasseront.

On fut très-étonné de cette conclusion et de la modération de ce rapport. Robespierre dit que d'après ce qu'il venait d'entendre, Dumouriez était indigne de la confiance de la nation, et dangereux pour la liberté ; que si on le ménageait sous prétexte qu'il pouvait être utile dans les circonstances actuelles, il s'en prévaudrait, et serait prêt à en abuser à mesure que la situation de la république empirerait ; qu'il ne fallait pas hésiter un instant à lui ôter le commandement.

Tout fut renvoyé au conseil exécutif pour prendre les mesures qu'il jugerait convenables, et en rendre compte.

Le 29, Beurnonville communiqua encore une lettre de Dumouriez. Il y continuait ses plaintes sur la lâcheté des soldats et les brigandages auxquels ils se livraient. Il vantait la modération et l'humanité des Autrichiens. D'après lui, la Convention nationale était sans autorité ; tant que le gouvernement resterait entre les mains de certaines personnes, la patrie serait dans le plus grand danger ; le mal était à son comble, les places étaient dépourvues de garnisons et d'approvisionnements, l'ennemi pouvait facilement s'en emparer et se rendre à Paris. Il appelait la France le royaume.

A cette lecture éclata un mouvement général d'indignation. On ne douta plus que Dumouriez ne fût traître ou fou, et quelques personnes trouvaient qu'il était l'un et l'autre ; car il était impossible de conspirer contre la Convention et la république avec plus d'imprudence, de légèreté et de présomption. Il n'y eut qu'une voix pour lui retirer de suite le commandement de l'armée. Cependant Beurnonville, qui avait plus de loyauté que de pénétration, essaya encore de le défendre. Je l'ai vu, dit-il, se battre avec tant de bravoure et d'intrépidité que je ne puis le croire coupable de trahison. Accoutumé à des victoires rapides, il a été abattu par ses revers et les désordres de son armée. Le mal ne peut pas être aussi grave qu'il le fait. Il ne s'agit, pour le moment, que de jeter de bonnes garnisons dans nos places frontières, et de former deux camps sous Dunkerque et Maulde, et je suis assuré que les ennemis ne viendront pas nous attaquer. S'ils avaient un coup de main à faire, ce serait plutôt sur la Lorraine et l'Alsace.

Mais on répandait ouvertement que Dumouriez avait déjà traité avec le prince de Cobourg, et qu'ils se disposaient à marcher sur Paris pour rétablir la royauté en faveur du duc de Chartres.

Le lendemain 30, sur le rapport de Camus, au nom du comité de défense générale, la Convention décréta que Dumouriez serait mandé à la barre, et que quatre commissaires, pris dans son sein, accompagnés du ministre de la guerre, Beurnonville, et investis du droit de faire arrêter les généraux qui leur paraîtraient suspects, partiraient sur-le-champ pour l'armée de la Belgique ; Camus fut un de ces commissaires. Il signifia le décret de la Convention au général ; mais il était en révolte ouverte, il fit arrêter les commissaires ; les livra aux Autrichiens, écrivit à la Convention une lettre menaçante, voulut livrer Condé, surprendre Lille, fut abandonné de son armée ; obligé, pour se sauver, de se jeter entre les bras de l'ennemi, et erra chez l'étranger sous le poids d'un décret de mise hors la loi qui ferma à jamais les portes de la France à ce général que l'esprit d'intrigue et d'ambition avait jeté tour à tour dans tous les partis, et à la fin hors des voies de l'honneur. La trahison qui, de quelque prétexte qu'on veuille la colorer, n'est jamais honorée par le succès ne devient que plus odieuse quand elle échoue.

Depuis le commencement de la révolution la famille d'Orléans avait été le prétexte de bien des accusations. Il n'était pas douteux que plusieurs fois on avait pensé sérieusement à l'élever au trône constitutionnel. Dans la Convention, à peine venait-on de décréter la république, que les partis qui la divisaient renouvelèrent l'un contre l'autre cette accusation. La Gironde, par l'organe de Louvet, avait l'aida motion d'expulser du territoire de la république tous les membres de la famille royale; la montagne et surtout Robespierre l'avaient combattue : elle avait été rejetée. Au moment où l'on croyait que Dumouriez travaillait pour le duc de Chartres, dans une séance de la Convention (27 mars) où, l'on discutait sur' les dangers de la patrie, Robespierre, après une discussion de près d'une heure, reproduisit la proposition de Louvet qui demanda avec chaleur qu'elle fût mise aux voix ! Mais la montagne s'y opposa encore, et l'ordre du jour fut adopté à une très-grande majorité. Lorsque Robespierre fut revenu de la tribune à sa place, Massieu lui demanda comment il se faisait qu'après avoir combattu, dans le temps, la motion de Louvet, il vint la reproduire aujourd'hui ? Robespierre répondit : Je ne puis pas expliquer mes motifs à des hommes prévenus et qui sont engoués d'un individu ; mais j'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi, et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres. La conversation continuant sur ce sujet, Robespierre ajouta : Comment peut-on croire qu'Égalité — le duc d'Orléans — aime la république ? Son existence est incompatible avec la liberté; tant qu'il sera en France, elle sera toujours en péril. Je vois parmi nos généraux son fils aîné, Biron son ami, Valence, gendre de Sillery, son courtisan. Ses autres fils sont élevés par la femme de Sillery. Il feint d'être brouillé avec Égalité ; mais ils sont tous les deux intimement liés avec Brissot et ses amis. Ils n'ont /fait la motion d'expulser les Bourbons que parce qu'ils savaient bien qu'elle ne serait pas adoptée. Ils n'ont supposé à la montagne le projet d'élever Egalité sur le trône que pour cacher leur dessein de l'y porter ensuite.

Mais où sont les preuves ?

Des preuves ! des preuves ! veut-on que j'en fournisse de légales ? J'ai là-dessus une conviction morale. Au surplus, les événements prouveront si j'ai raison. Vous y viendrez. Prenez garde que ce ne soit pas trop tard.

L'existence de cette famille en France me paraissait aussi incompatible avec la république. J'aurais volontiers donné ma voix à cette espèce d'ostracisme qui nous en débarrassait. C'eût été rendre service à ce prince auquel beaucoup de républicains, par une sorte de pudeur, prenaient encore quelque intérêt. Pendant cette conversation, comme pendant la discussion qui l'avait précédée, je voyais Égalité au haut de la montagne, paraissant indifférent et résigné à la triste destinée qui l'attendait et qui l'atteignit bientôt après.

La commune de Paris et la société des jacobins, soufflées et soutenues par la montagne, rivalisaient ouvertement avec la Convention, et menaçaient hautement la gironde. Les revers de l'armée, la conduite audacieuse de Dumouriez et le rejet même de la motion de Robespierre pour expulser les Bourbons, faisaient crier de toutes parts à la trahison. On réclamait le désarmement des gens suspects et la mise en activité du tribunal extraordinaire. La section des Tuileries arrêta de communiquer aux quarante-huit sections une pétition dans laquelle on demandait à la Convention si elle se croyait en état de sauver la patrie. Toutes les sections et la commune elle-même avaient adopté cette pétition. La fermentation était extrême.

Le comité de défense générale manda (27 mars) le conseil exécutif, la municipalité et le département, pour s'entendre sur les mesures à prendre afin de prévenir les troubles dont on était menacé.

Avant l'ouverture de la séance, Marat dit ces paroles remarquables : Il est faux que la souveraineté du peuple. soit indivisible. Chaque commune de la république est souveraine sur son territoire dans les temps de crise, et le peuple peut prendre les mesures qui lui conviennent pour son salut.

Le maire et Chaumette, procureur de la commune, complices de toute cette agitation, la représentèrent comme peu dangereuse et cherchèrent à endormir ceux qu'elle menaçait. Les girondins protestèrent que si l'on se portait à quelque attentat contre la représentation nationale, les départements tireraient une vengeance éclatante de Paris. Gensonné dit que les députés n'étaient que les mandataires de leurs commettants directs, et ne devaient point de compte à d'autres, jusqu'à ce qu'il eût été fait une constitution d'après laquelle les députés seraient considérés comme représentants de la nation. Ces déclamations et ces théories n'étaient guère propres à conjurer l'orage.

Le lendemain le maire vint présenter l'adresse à la Convention. Pétion proposa de faire convoquer les assemblées primaires pour rappeler les députés qu'elles ne trouveraient pas dignes de leur confiance. Sur la proposition de Boyer-Fonfrède, la Convention décida qu'il serait répondu aux pétitionnaires qu'elle sauverait la patrie, mais que la commune de Paris répondait de la sûreté de la Convention.

Cette responsabilité n'effrayait guère ceux qui mettaient en mouvement et dirigeaient la commune.

 

 

 



[1] Dumouriez avait entamé une négociation avec l'Angleterre. Son ambition se bornait alors, si elle eût réussi, à devenir ambassadeur auprès de cette puissance. La déclaration de guerre dérangea ce projet.

Lorsque Dumouriez repartit pour l'armée, il voulait livrer une bataille, la gagner et marcher sur Paris avec une armée exaltée par la victoire, renverser la Convention et rétablir la monarchie constitutionnelle en faveur du duc d'Orléans ; mais il fut battu à Nerwinde, et cette défaite, que l'on doit peut-être attribuer à la trahison de Miranda qui commandait une division de son armée, anéantit tous ses plans. De-là son irrésolution, son découragement, ses inconséquences et la fin déplorable de sa conduite politique. Dumouriez avait une de ces ambitions vulgaires qui ne se soutiennent que par des succès.