MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE PREMIER. — OUVERTURE DE LA CONVENTION NATIONALE.

 

 

NÉ le 23 mars 1765, j'avais vingt-quatre ans et je venais d'être reçu avocat à Poitiers, lorsque les états-généraux s'assemblèrent. Mon père y fut député par le tiers-état de sa province je l'accompagnai à Versailles et j'y commençai mon éducation politique. Témoin des premiers travaux de l'Assemblée nationale et des premières scènes de la révolution, j'en embrassai les principes avec chaleur et enthousiasme. Je retournai à Poitiers après les fameuses journées des 5 et 6 octobre, et je devins, avec quelques amis de mon âge, le fondateur d'un club patriotique qui alluma et entretint parmi nos concitoyens le feu sacré de la liberté. Dès que j'eus atteint l'âge prescrit pour exercer les droits politiques (vingt-cinq ans), je fus appelé, par le choix du peuple, aux fonctions municipales[1]. Je les exerçais encore, lorsque l'Assemblée législative décréta le 11 août 1792 la convocation d'une Convention nationale. J'y fus nommé député par les électeurs de mon département (la Vienne). Je n'étais point préparé à cette nomination, je n'y avais pas pensé.

La guerre avait été déclarée à l'Autriche. Le 10 août avait renversé le trône. L'Assemblée législative avait suspendu le roi de ses fonctions. La famille royale était prisonnière au Temple. Je partis pour Paris, persuadé, dans la candeur de mon âme, que, dans l'espace de six mois au plus, la Convention nationale aurait prononcé sur le sort du roi, fait à la constitution les modifications qu'exigeaient les besoins du temps, et, qu'après avoir donné à la France au moins la paix intérieure, les députés reviendraient dans leurs départements recueillir les bénédictions de leurs concitoyens.

La Convention décréta, dans sa première séance et à l'unanimité, l'abolition de la royauté et l'établissement de la république. C'était une chose convenue d'avance et qui fut généralement approuvée. Depuis, et lorsque l'empire s'est élevé sur les ruines de la république, on a amèrement blâmé la Convention d'avoir décidé par acclamation et pour ainsi dire à l'improviste, une question aussi majeure et qui était d'un aussi grand intérêt pour la France ; mais il est certain que les esprits y étaient préparés[2]. Les évènements précédents l'avaient déjà forcément décidée. Dans la situation des choses, il était impossible de relever le trône ; une assemblée de Lycurgue et de Solon n'y eût pas réussi. Il n'était au pouvoir de qui que ce fût de rétablir la dynastie qui avait cessé de régner. Personne n'y pensait. D'Orléans, le seul prince qui avait eu quelque popularité, était avili, et la monarchie flétrie. Si la Convention eût pu résister à son propre enthousiasme, à l'impulsion d'une grande partie de la nation et à la nécessité sous laquelle elle se trouvait placée, elle eût, en travaillant à la contre-révolution, allumé la guerre civile dans toute la France.

Je siégeai à la Montagne. J'y fus entraîné par des députés de mon département, déjà membres de l'Assemblée législative, par une conformité de principes, l'énergie des opinions et la rapidité des résolutions ; enfin, ayant voté la république, je crus devoir m'unir à ceux que je regardais comme ses plus chauds défenseurs.

Je fus longtemps sans pouvoir me décider à à parler. J'étais comme étourdi par les talents des uns, la facilité des autres et l'audace du plus grand nombre. Ce spectacle n'était point nouveau pour moi. J'avais vu à l'Assemblée constituante d'aussi grands talents sans doute ; mais alors je n'étais qu'au parterre. J'avais parlé au barreau, au club, mais c'était devant mes compatriotes. Maintenant j'étais acteur moi-même sur un grand théâtre, en présence d'une grande nation, de l'Europe entière. J'étais effrayé de mon inexpérience et de ma portion de responsabilité. La défiance de mes forces et une sorte de timidité enchaînaient ma voix et m'écartaient de la tribune.

D'un autre côté, il fallait souvent disputer et conquérir pour ainsi dire la parole, braver les signes d'improbation et les murmures. Pour rompre le silence il m'eût fallu un grand effort. Je trouvai plus facile de me taire. Une fois que j'en eus pris l'habitude, je n'eus plus la volonté d'y renoncer.

Siéger à la Montagne et ne point aller aux Jacobins, cela paraissait un contre-sens. Plusieurs de mes collègues voulurent me mener à la société-mère. Je résistai opiniâtrement. J'avais fondé un club dans ma ville natale ; j'étais alors simple citoyen. Lorsque ma voix eut de l'influence sur les affaires de l'État, je me fis une loi de conserver mon indépendance. Il me paraissait contraire à la dignité de législateur d'aller, dans une réunion qui n'avait que le droit de pétition, rendre compte de ses opinions, en recevoir de toutes faites et préparer les décrets de la Convention nationale. D'ailleurs la société des jacobins rivalisait avec les pouvoirs nationaux et menaçait de les asservir. Représentant du peuple, je voyais les choses d'un autre point de vue, et je ne voulais pas du moins me rendre complice d'un mal que je ne pouvais empêcher. Ma résolution, quelque purs qu'eu fussent les motifs, rendit mon patriotisme suspect aux yeux de certaines personnes, me priva de la part d'influence que j'aurais pu avoir dans les affaires, et ne contribua pas peu à me susciter les persécutions que j'éprouvai dans la suite.

 

 

 



[1] Substitut du procureur de la commune, et ensuite procureur de la commune.

[2] Quelques heures après que le départ du roi pour Varennes fut connu à Paris, tous les signes de la royauté avaient disparu.