HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XLII.

 

 

Passage de la Sesia. - L'amiral Bonnivet remet à Bayart le commandement de l'armée française. - Bayart est blessé à mort. - Son entretien avec le connétable de Bourbon. - Dernières paroles du Bon Chevalier. 1524.

 

Peu de jours après cet échec qui fit le plus grand tort à sa réputation, l'amiral se retira de Biagrasso à Novarre, où il attendit un corps de douze mille Suisses et Grisons que le Roi envoyait à son secours. L'armée impériale s'était grossie à mesure que les maladies et la misère avaient diminué la sienne, et ce renfort état son dernier espoir. Mais Jean de Médicis harcela avec tant de succès les Grisons à leur passage dans le Bergamasque, qu'il les força de reprendre le chemin de leur pays, et il n'y eut qu'environ six à huit mille Suisses qui s'avancèrent jusque sur les bords de la Sesia. Dans son impatience, Bonnivet évacue Novarre et vient à leur rencontre à Romagnano. Il leur fait dire de passer de son côté et de se joindre à lui pour repousser les Impériaux qui s'étaient mis à sa poursuite ; les Suisses lui répondirent qu'ils n'étaient pas venus pour servir sous lui, mais pour chercher leurs compatriotes et les ramener dans leur pays.

Ce malheur en entraîna un autre. Les Suisses qui se trouvaient dans l'armée française, voyant leurs compagnons à l'autre bord, se débandèrent et passèrent en foule la rivière. L'amiral fut donc réduit à les suivre pour sauver le reste de : ses troupes. Au milieu de la nuit, il traversa en silence la Sesia, mais il ne put échapper à l'activité de Pessaire et à la haine plus vigilante encore de Bourbon. Ces deux capitaines tombèrent sur l'arrière-garde française, et en firent carnage affreux. Parvenu à Gattinara, de l'autre côté du fleuve, l'amiral feignit d'y vouloir passer la nuit, et dès que les ennemis se furent retirés, il poussa outre, et alla se loger à Ravisingo, trois lieues plus loin. Il se remit en route le lendemain à la pointe du jour, après avoir rangé ses troupes dans le plus grand ordre, et s'être placé lui-même au poste que l'honneur lui assignait.

Cédant aux instances de Bourbon, le Vice-roi avait traversé dans la nuit la Sesia, à la tête de l'armée impériale, et ses chevau-légers atteignirent les Français à deux milles de Ravisingo. Bonnivet, Bayart et le seigneur de Vandenesse soutinrent vaillamment leur choc, et plusieurs fois les repoussèrent au loin. Mais le marquis de Pescaire étant survenu à la tête d'un corps considérable d'hommes d'armes et d'arquebusiers, l'attaque recommença avec une nouvelle fureur. Dans une charge qui fut faite à l'aube du jour, le seigneur de Vandenesse, ce digne frère de La Palice, fut tué d'un coup d'arquebuse et l'amiral blessé grièvement au bras gauche. Il fit incontinent appeler le Bon Chevalier, et lui dit : Monseigneur de Bayart, vous voyez mon état, je vous remets le commandement comme au plus digne que j'en connaisse dans toute l'armée du Roi ; au nom de l'honneur de la France, je vous conjure de sauver l'artillerie et les enseignes que je consigne entièrement à votre valeur et bonne conduite. — Monseigneur, lui répondit le Bon Chevalier, je voudrais bien que vous me fissiez cet honneur en quelque occasion où la fortune nous fût moins contraire ; mais n'importe, je vous donne ma foi de les défendre si bien, qu'elles ne viendront pas de mon vivant au pouvoir des ennemis. Cette promesse, il ne tarda pas à la sceller de son sang. Bonnivet se fit porter dans sa litière à l'avant-garde, ne craignant rien autant que de tomber aux mains de Bourbon son mortel ennemi qui, en effet, croyait toucher au moment de la vengeance.

L'audace des ennemis s'était accrue à mesure qu'ils avaient reconnu le pitoyable état où la misère et la famine avaient réduit notre armée. Tous les chevaux de bataille étaient morts, et les hommes d'armes montés sur des courtauds exténués de fatigue et de maigreur ne rappelaient guère l'irrésistible gendarmerie française. Aux nombreuses bandes d'arquebusiers espagnols, s'opposaient à peine quelques Suisses aussi mal armés qu'inhabiles à se servir du mousquet. Mais les Français sous les ordres de Bayart reprirent une vigueur à laquelle leurs adversaires ne s'attendaient pas. Aux cris de France, France ! Bayart, Fête-Dieu Bayart ! ils repoussèrent les ennemis, et firent un grand carnage de ceux qui s'étaient trop avancés. Intimidés, les Espagnols ne suivirent plus l'arrière-garde qu'à coups de mousquets, de fauconneaux et d'arquebuses à croc. Durant plus de deux heures, Bayart les tint à distance, tandis que l'artillerie et le bagage défilaient en sûreté.

On le voyait, aussi assuré que s'il eût été en sa maison, rallier, presser ses gens d'armes et se retirer au petit pas toujours le dernier, faisant à chaque instant face aux ennemis, l'épée au poing, et leur donnant plus de crainte qu'un cent d'autres.

Vers les dix heures du matin, il rejoignait sa troupe, après une nouvelle charge et tournait le visage pour observer les Espagnols, lorsqu'il fut tiré un coup d'arquebuse à croc, dont la pierre le frappa dans le flanc droit et lui brisa l'épine du dos. Jésus ! hélas mon Dieu ! je suis mort ! s'écria-t-il en portant à ses lèvres la garde de son épée en guise de croix ; Miserere mei, Deus, secundam magnam misericordiam.... Il ne put achever, devint pâle comme la mort, et il serait tombé de cheval s'il n'eût eu encore le cœur de se retenir à l'arçon de sa selle. Jacques Joffrey, jeune gentilhomme son Maître-d'hôtel[1], accourut et le reçut dans ses bras. Qu'on me descende, dit le Bon Chevalier, au pied de cet arbre et qu'on me mette en sorte que gaie la face regardant les ennemis ; ne leur ayant jamais tourné le dos, je ne veux pas commencer en finissant ; car c'en est fait de moi. Joffrey exécuta sa volonté à l'aide de quelques soldats suisses[2]. Jean de Diesback, capitaine bernois, fit croiser les piques à quatre de ses gens et le voulait absolument emporter au milieu de son bataillon. Bayart le remercia en lui disant : Laissez-moi, je vous prie, penser un peu à ma conscience ; m'ôter de là ne ferait qu'abréger cruellement ma vie, car dès que je remue, je sens toutes les douleurs que possible est de sentir, hors la mort, laquelle me prendra bientôt. S'apercevant que les ennemis avançaient, il commanda de les repousser, pendant que, faute de prêtre, il se confessait à son Maître-d’hôtel. Le jeune gentilhomme fondait en larmes en voyant son bon maître si mortellement navré, et Bayart lui même le consolait : Jacques, mon ami, lui disait-il, laisse ton deuil, c'est le vouloir de Dieu de me retirer aujourd'hui de ce monde, où il m'a comblé de plus de jours et de biens que je n'en ai mérité.

Le capitaine d'Alègre, prévôt de Paris, reçût ses dernières volontés et son testament militaire. Il institua son héritier universel Georges Terrail, son frère, en lui substituant, dans le cas où il mourrait sans casus mâles, Gaspard Terrail de Bernin, son cousin, qui était alors dans l'armée. Cependant, les ennemis approchaient, et tous ses hommes d'armes et ses serviteurs l'entouraient en grands pleurs et gémis-semais, sans pouvoir se résoudre à l'abandonner. Mes amis, leur dit-il, je vous supplie, allez-vous-en, autrement vous tomberiez entre les mains des ennemis, et cela ne me profiterait de rien, car il en est fait de moi. Adieu, mes bons seigneurs et amis, je vous recommande ma pauvre âme, et vous, monseigneur d'Alègre, saluez, je vous prie, de ma part, le Roi notre maître, et dites-lui combien je suis marri de ne le pouvoir servir davantage ; recommandez-moi à Messeigneurs les princes, à tous mes compagnons et généralement à tous les gentilshommes du très-honoré royaume de France, quand vous les reverrez.

Le seigneur d'Alègre lui dit adieu et s'éloigna en pleurant à chaudes larmes, suivi des hommes d'armes du Bon Chevalier, que son exprès commandement arracha seul d'auprès de lui. Il resta avec Jacques Joffrey que rien ne put forcer à abandonner son maître.

Une douleur générale se répandit avec cette nouvelle dans l'armée française ; mais elle n'aurait su égaler le désespoir des pauvres gentilshommes de sa compagnie, qui ne pouvaient se consoler parce qu'il n'était plus. Las, disaient-ils, sous quel pasteur irons-nous désormais aux champs ? Où trouverons-nous dorénavant un capitaine qui nous rachètera quand nous serons prisonniers, qui nous remontera quand nous serons démontés, et qui nous nourrira comme il le faisait ? Ah ! cruelle mort, en le frappant tu nous as tous frappés ! Comment Bayart n'aurait-il pas été pleuré des siens, puisque son trépas arracha des larmes même à ses ennemis ? A peine ses gens s'éloignaient-ils que le marquis de Pescaire arriva et se précipitant à bas de son cheval : Plût à Dieu, seigneur de Bayart, lui dit-il, qu'il m'en coûtât une quarte de mon sang, et que je vous tinsse en bonne santé mon prisonnier, car par le traitement que vous recevriez de moi, vous connaîtriez la haute estime que j'ai toujours faite de votre singulière prouesse ! Depuis que je suis sous les armes, je n'ai jamais ouï parler d'un chevalier qui approchât de vous, comme ceux de ma nation vous en ont donné cette louange, MUCHOS GRISONES Y POCOS BAYARDOS. Le généreux Pescaire, en disant ces paroles, fit dresser sa tente autour de l'arbre et mettre le Bon Chevalier sur son lit de camp où il aida lui-même à le coucher, en, lui baisant les mains. Il voulait que ses chirurgiens visitassent sa blessure, mais Bayart lui répondit qu'il n'avait plus besoin des médecins du corps, mais de ceux de l'aine, et il lui demanda un aumônier auquel il renouvela dévotement sa confession. La France, dit Pescaire les larmes aux yeux, ne sait pas tout ce qu'elle a perdu aujourd'hui en ce bon chevalier. Ne pouvant demeurer plus longtemps auprès de lui, il reprit son poste à la tète des chevau-légers, après avoir laissé à sa garde deux de ses gentilshommes, pour qu'il ne fût ni offensé, ni fouillé par aucun soldat. Mais de cela il n'était besoin, l'humanité et la générosité du capitaine Bayart envers les prisonniers n'étaient pas moins connues que sa valeur, et il n'y eut pas six hommes de toute l'armée espagnole qui n'allassent nul après l'autre visiter et plaindre un si noble ennemi.

Bourbon, acharné à la poursuite des Français, l'aperçut en passant. Le ciel voulut qu'il s'arrêtât pour recevoir de la bouche de Bayart mourant un arrêt plus terrible que tous ceux que le Roi et ses Parlements avaient lancés contre lui[3]. Ah ! capitaine Bayart, lui dit-il en mettant pied à terre, vous que j'ai toujours aimé pour votre grande prouesse et loyauté, que j'ai grand-pitié de vous voir en cet état ! Le preux chevalier reprenant ses esprits lui repartit d'une voix assurée : Monseigneur, je vous remercie, mais ce n'est pas de moi qui meurs en homme de bien, servant mon Roi, qu'il faut avoir pitié ; c'est de vous qui portez les armes contre votre prince, votre patrie et votre foi ![4] Charles de Bourbon, sans répliquer, monta à cheval et courut étourdir ses remords à la poursuite de Bonnivet.

Le Bon Chevalier, resté seul, ne pensa plus qu'à son âme, et après avoir reçu le saint viatique, il commença d'une voix intelligible cette prière : Sire Dieu, tout indigne que je suis, j'ai confiance en la promesse que tu as faite de recevoir toujours à merci le pécheur si grand qu'il soit, qui de bon cœur retournerait à toi. Hélas ! mon créateur et rédempteur, si je t'ai offensé durant ma vie grièvement, j'en ai eu mon âme la plus vive repentance. Je sais bien que quand je serais à la géhenne mille ans au pain et à l'eau, ce ne serait pas assez pour avoir urée en ton paradis, si, par ta grande et infinie bonté, il ne te plaît de m'y recevoir. Mon père et mon sauveur, je te supplie d'oublier les fautes que j'ai commises et de m'écouter que te grande miséricorde. Veuille-moi pardonner selon les mérites de la sainte-passion de ton fils Jésus..... Il ne put achever ; son premier cri quand il se sentit blessé avait été le nom de Jésus, et ce fut en articulant ce nom adorable que le Bon Chevalier sans peur et sans reproche, rendit son dernier soupir, le 30 avril 1524, vers les six heures du soir.

Dès qu'il fut mort, les gentilshommes commis à sa garde le transportèrent, d'après les ordres qu'ils avaient reçus de Pescaire, dans l'église du bourg le plus voisin, où il lui fut fait un service auquel assistèrent les principaux capitaines espagnols et une partie de l'armée. Son corps fut ensuite remis à Jacques Joffrey, son fidèle serviteur, avec un sauf-conduit pour le rapporter en France. A son passage sur les terres de Savoie, le Duc le lui fit rendre, dans tous lieux où il s'arrêtait, les mêmes honneurs que s'il eût été un prince de son propre sang. Quand il fut arrivé en Dauphiné, les regrets et les larmes que l'on avait donnés à la nouvelle de sa mort, se renouvelèrent avec une vivacité qu'il serait impossible de décrire. De mémoire d'homme, il ne s'était vu en la province un deuil aussi véhément et universel que celui qui suivit, pendant plusieurs mois, le trépas du Bon Chevalier. Prélats, gens, d'Eglise, nobles et bourgeois, riches et pauvres, semblaient chacun en particulier avoir perdu son père ou son fils unique.

Ses parents et amis allèrent recevoir son corps à la frontière, et l'amenèrent d'église en église jusqu'à une demi-lieue de Grenoble ; là ils trouvèrent le Clergé, le Parlement, la Cour des Comptes, et une immense population qui venaient au-devant de lui. Ils accompagnèrent son convoi à l'église Cathédrale de Notre-Dame, où, durant un jour et une nuit, il fut célébré des services avec un appareil aussi pompeux que si Bayart eût été, non le gouverneur, mais le souverain du Dauphiné. Le Bon Chevalier avait ordonné en mourant que son corps fût déposé à Grénion, dans la sépulture de son père et de sa mère ; mais ses parents assemblés jugèrent plus convenable à sa qualité de lieutenant-général du pays, de l'inhumer dans le couvent des Minimes de la Plaine-lez-Grenoble, dont son oncle, l'évêque Laurent Alleman, était le fondateur. Son corps y fut transporté avec les mêmes cérémonies qui avaient honoré son entrée dans la ville, et déposé sous une simple pierre qui, à défaut d'autre épitaphe, ne reçut pas mémo son nom. La piété plus soigneuse des enfants de saint Bruno t'inscrivit en leur Rituel. Le Prieur-Général de l'ordre institua dans toutes les chartreuses du monde, pour le repos de l'aîné du Bon Chevalier, un Obit perpétuel et anniversaire, an mois de mai 1524. Il appartenait à ces pieux solitaires de consacrer la mémoire d'un guerrier qui avait porté dans les camps les vertus qu'ils pratiquaient au désert[5].

Environ un siècle après, Henri IV se trouvant à Grenoble, résolut de faire ériger un tombeau plus convenable au renom du Bon Chevalier et à l'amour qu'il portait à ses mérites. Ce prince fut arrêté dans sa carrière, avant qu'il eût eu le temps d'exécuter un projet si digne de tous deux. Les trois Etats du Dauphiné, quelques années plus tard, votèrent un fonds de mille livres pour le mène objet ; mais les deniers ayant été divertis, il resta sans exécution. Enfin, vers le milieu du dix-septième siècle, Scipion de Polloud, seigneur de Saint-Agnin, sans être ni son parent, ni son allié, acquitta à ses frais la dette négligée de ses concitoyens. Il fit dresser à Bayart, dans le chœur de la même église des Minimes, un tombeau surmonté de son buste en marbre blanc, au-dessous duquel on lisait une épitaphe latine contenant l'abrégé de sa vie[6].

L'année 1823 a vu les Dauphinois acquitter complètement le vœu de leurs aïeux, et la ville de Grenoble s'est décorée d'un monument qui manquait moins à Bayart qu'à elle-même.

 

 

 



[1] J. Joffrey, gentilhomme de Saint-Chef en Dauphiné, avait remplacé au service de Bayart, Humbert de Vaux, seigneur de Milieu, tué au siège de Mézières.

[2] Et tunc mediocri tormento gregarius hostium miles ad medium corpus eum decima hora percussit et ex quo suo per Jacobum Joffredum suæ domui prœpositum et aliquot Helvetios in terram positus est. (RIVALLII, folio 356.)

[3] Dès qu'il (Bourbon) se fut desvoyé du bon chemin, je trouve quatre grands arrests donnez contre lui. Le premier par le roy François séant en son lict de justice ; le second par le grand capitaine Bayart, lequel en la retraite, etc., etc. (PASQUIER, Recherches de la France, l. VI, ch. 12, p. 570.)

[4] DU BELLAY, l. I. — Et Carolus Borbonius ipsum in infirmate vidit cumque magnum colloquium habere voluit. (RIVALLII, folio 356.)

[5] Ob singularem ipsius virtutem Cartusienses in Maio anni Christi millesimi quingentesimi vigesimi quarti, perpetuum anniversarium eidem in qualibet mundi Cartusia instituerunt. (RIVALLII, folio 358.)

[6] Nous ne rapportons point cette pièce où, pour louer un capitaine français, on a mis à contribution les Grecs et les Romains. Que signifie, par exemple, cet étrange rapprochement entre Hercule et le chevalier Sans Peur et Sans Reproche : Bayardum Alcidi confudit impavidi et inculpati Equitis cognomentum ?