HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XLI.

 

 

Bayart s'empare de Lodi et assiège Crémone. - Camisade de Robecco. 1523-1524.

 

Lorsque l'amiral se fut décidé à paraître sous les murs de Milan, il trouva prête à le recevoir une garnison de vingt mille hommes que secondait toute une population fanatisée par les discours du célèbre Jérôme Moroni. Reconnaissant trop tard sa faute, il se proposa de former le blocus de cette immense cité, et de l'affamer en s'emparant de toutes les places et de tous les passages environnants. Instruit que le duc de Mantoue venait d'arriver à Lodi avec cinq cents chevaux et quatre cents gens de pied que le Pape envoyait au secours de la Ligue, l'amiral détacha Bayart à sa rencontre. Accompagné de huit mille piétons, de quatre cents hommes d'armes et de huit à dix pièces de canon, le Bon Chevalier s'avança avec tant de rapidité, qu'il aurait surpris lé duc de Mantoue, s'il n'eût été averti de sa marche par Frédéric de Bozzolo, capitaine des gens-de pied français, son parent et son ami. Il n'eut garde d'attendre Bayart, et au bruit de sa marche, il s'enfuit précipitamment de Lodi. Le Bon Chevalier ayant mis garnison dans la place, jeta un pont sur l'Adda, et courut porter des vivres et des secours au château de Crémone. Cette dernière possession, des Français en Italie leur était conservée depuis dix-huit mois avec une constance et une intrépidité digne à jamais d'admiration. 'Bayart n'y trouva que huit soldats, illustres et derniers débris de quarante guerriers qui s'étaient dévoués à sa défense.

Le Bon Chevalier fut rejoint devant Crémone par Renzo, de Ceri, baron romain, à la tête de quatre mille gens de pied qu'il venait de lever des deniers du Roi dans les Etats de Ferrare et de Carpi. Les deux capitaines résolurent d'assiéger la ville, sans s'inquiéter du voisinage de l'armée vénitienne logée à Pontici. Reconnaissant que les profondes tranchées faites par les habitants, entre le château et la ville, rendaient l'attaque impraticable de ce côté, ils choisirent un endroit plus, favorable. Colonna, instruit de là marche de Bayart, avait déjà fait entrer dans Crémone trois mille cinq cents hommes, sous la conduite de Barthélemy Martinengo et de François Stampa. Il dépêcha envoyés sur envoyés au duc d'Urbin et au marquis de Mantoue, en les conjurant d'aller au moins camper usez près des Français pour qu'ils n'osassent exécuter leur dessein. Le Bon Chevalier, inébranlable dans sa résolution, établit ses batteries à la barbe des armées vénitiennes et papales, et canonna la ville avec tant de succès, qu'au troisième jour plus de trente pas de murailles avaient été renversés. Il donna le signal de l'assaut, et le seigneur de Lorges et les gens de pied se précipitèrent à la brèche ; mais à l'instant il survint une pluie si abondante, que las pieds glissaient aux soldats sur la terre détrempée, et qu'ils reculaient au lieu d'avancer. Bayart fut contraint de remettre l'attaque au lendemain, et la pluie continuant sans relâche pendant quatre jours et quatre nuits, il fallut toujours différer. Cette intempérie de la saison, non-seulement donna le temps aux assiégés de réparer leurs murailles, mais encore elle rendit la route de Lodi impraticable à ce point, que les vivres n'arrivèrent plus au camp des Français. Les Vénitiens et les troupes de l'Eglise occupaient tous les passages, et la disette devint telle dans l'armée, qu'elle fut obligée d'avoir recours aux vivres qu'elle avait apportés pour l'approvisionnement du château. Bayart, craignant de le dépourvoir davantage, y laissa une bonne garnison, et, vaincu par la saison, il leva le siège.

Il revint se poster à Monza, d'où il interceptait toute communication entre Milan et les fertiles vallées du Bergamasque et du Bressan. L'amiral était maitre de tous les autres passages, et la famine commença à se faire sentir dans la ville. Colonna, que rien ne pouvait abattre, résolut d'affamer Bonnivet lui-même dans son camp ou de le faire sortir de ses positions. Il envoya ordre à Antonio de Leva et au marquis de Mantoue de marcher au pont de Vigevano, à la faveur duquel les vivres arrivaient du Novarèse et de la Loméline dans le camp français. L'imprévoyant Bonnivet rappela Bayart, pour ainsi dire malgré lui, de Monza, et l'envoya au secours de Vigevano.

Les ennemis ne demandaient pas autre chose, et ce poste évacué, les provisions entrèrent dans Milan en telle abondance que Bonnivet dut renoncer à l'espoir de l'affamer. Il ne songea plus qu'à se retirer au-delà du Tésin pour établir en quartier d'hiver, ses troupes plus fatiguées de cette longue inaction que de la guerre la plus active. Il fit sa retraite sur Biagrasso sans être inquiété par les ennemis. Tous les capitaines impériaux demandaient la bataille à grands cris, mais le prudent Colonna leur répondit : Que Bonnivet achèverait bien lui-même la ruine de son armée sans qu'on lui aidât. Sa prédiction ne fut que trop véritable, mais cet illustre capitaine ne vécut pas assez pour en voir l'accomplissement, ayant été surpris par la mort quelques jours après. Le vice-roi de Naples, Charles de Lannoy, le remplaça, et ni lui ni ses deux lieutenants Bourbon et Pesciaire n'étaient d'humeur à laisser échapper les débris de l'armée de Bonnivet.

Celui-ci était campé à Biagrasso, lorsqu'un jour il fit appeler le Bon Chevalier, et lui dit : Monseigneur de Bayart, il faut que vous alliez loger à Robecco avec vos cent hommes d'armes, et les gens de pied des seigneurs de Larges, de Mézières et de Saint-Mesmes. Nous serons, par ce mayen, plus à pariée de couper les vivres à ceux de Milan, et de veiller sur leurs mouvements. Le Bon Chevalier n'avait de sa vie refusé commission d'aucune es-pète, mais il connaissait trop son métier pour ne pas apercevoir le péril évident de celle-ci. Monseigneur, répondit-il, je ne sais comme vous l'entendez, mais pour garder cette position, il ne serait pas assez de la moitié des troupes qui sont ici. Je connais l'activité et la vigilance de nos ennemis, et il me semble impossible que je n'y reçoive de la honte, car s'ils étaient eux-mêmes à Robecco, je me chargerais de les aller réveiller quelque nuit à leur désavantage. Veuillez donc bien, Monseigneur, adviser quel est le poste où vous voulez m'envoyer. L'amiral insista et l'assura qu'il ne sortirait pas une souris de Milan qu'il n'en frit averti et ne volât à son secours. Après lui avoir fait de vaines représentations, Bayart n'eut plus qu'à obéir, et il partit de fort mauvaise humeur. Prévoyant bien ce qui devait arriver, il ne mena que-deux grands chevaux avec lui, et renvoya à Novarre le reste de ses équipages.

Le Bon Chevalier, arrivé à Robecco, trouva un mauvais village ouvert de tous côtés, et où il était impossible d'établir autre ratification que deux barrières aux principales avenues. Il écrivit plusieurs fois à l'amiral que s'il voulait qu'il demeurât plus longtemps dans une position aussi dangereuse, il eût à lui envoyer du canon et des gens de pied. N'en recevant pas même de réponse, il ne douta plus, que Bonnivet ne l'eût sacrifié à sa jalousie.

L'armée des ennemis, sortie de Milan, s'était venu loger sur la rouie de cette ville à Pavie ; le Vice-roi fut averti par ses espions que le capitaine Bayart était dans Robecco, en petite compagnie, et hors de portée - de tout secours. Il résolut de lui donner ce qu'on appela depuis une camisade, et d'enlever eux Français le dernier capitaine qui balançât la fortune des confédérés. Il chargea de cette expédition deux de ses plus habiles lieutenants, le marquis de Pescaire et le seigneur Jean de Médicis, neveu du nouveau pape Clément. Il leur donna cinq mille gens de pied, cinq mille hommes d'armes, et promit de s'avancer avec le reste de l'année pour les secourir, en cas de besoin, jusqu'à deux lieues de Robecco. Ils partirent à minuit, guidés par des paysans du village même, après avoir eu la précaution de faire mettre à leurs soldats des chemises blanches par-dessus leurs armes pour se reconnaître dans l'obscurité.

Bayart, qui ne pouvait être tranquille dans sa position, avait passé les trois nuits précédentes aux avant-postes, et la fatigue, la froidure jointe à l'inquiétude, lui donnèrent un de ces violens accès de fièvre auxquels il n'était que trop sujet. Beaucoup plus malade encore qu'il ne le faisait paraître, il fut contraint de garder la chambre toute la journée. Quand vint le soir, il ordonna à ses capitaines de faire une ronde avancée, et de placer force sentinelles sur tous les points. Ils y allèrent ou firent semblant d'y aller, et une petite pluie les fit bientôt rentrer, ainsi. que tous les archers à l'exception de trois ou quatre.

Les Espagnols arrivèrent jusqu'à un jet d'arc du village, sans rien rencontrer, et furent si ébahis, qu'ils crurent qu'averti de leur entreprise, le capitaine Bayart s'était retiré à Biagrasso. Ils marchèrent en avant, et n'eurent point fait une centaine de pas qu'ils trouvèrent trois ou quatre archers, à moitié endormis et transis de froid. Ils les chargèrent sans faire de bruit, et les pauvres diables s'enfuirent aussitôt en criant : Alarme, alarme ! Mais ils furent serrés de, si près, que les ennemis parvinrent aux barrières en même temps qu'eux.

Le Bon Chevalier, depuis son arrivée à Robecco, ne reposait que tout vêtu, armé de ses cuissards, de ses avant-bras, et sa cuirasse auprès de lui. Au premier cri, il se jeta sur son coursier qu'il faisait tenir sellé jour et nuit, et, quoiqu'il eût pris médecine le soir même, il courut aux barrières, suivi de son Cousin Gaspard Terrail, de Michel de Poisieu et de trois ou quatre de ses hommes d'armes. De Lorges y arriva presque aussitôt avec quelques gens de pied, et ils se mirent vigoureusement en défense. Pescaire avait recommandé à Jean de Médicis d'entourer le village avec sa cavalerie, et de ne -pas laisser échapper le capitaine Bayart. Mais ils ne le tenaient pas encore. Tout en se battant aux barrières, le Bon Chevalier jugea du nombre des ennemis au bruit que faisaient leurs trompettes et leurs tambours.

Lorges, mon ami, dit-il à son compagnon, la partie n'est pas égale ; s'ils forcent cette barrière, nous sommes fricassés. Croyez-moi, faites retirer vos gens, serrez le mieux possible, et ouvrez-vous passage au travers de ceux qui barrent le chemin, pendant qu'avec mes gens d'armes je tiendrai ferme sur le derrière. Il faut se résoudre à abandonner notre bagage aux ennemis et sauver les hommes s'il est possible.

Le capitaine de Lorges exécuta son commandement et se retira en si bon ordre, qu'il ne perdit que fort peu des siens. Cette résistance avait donné le temps aux Français de se rassembler et de monter à cheval, et ils firent leur retraite sans laisser aux ennemis plus de douze ou quinze gens d'armes. Pour le bagage, les valets et environ cent cinquante chevaux, ils restèrent au pouvoir des Espagnols. Pescaire et Jean de Médicis parcouraient le village, faisant par les maisons chercher le Bon Chevalier ; car ils ne voulaient autre chose que sa personne, et s'ils l'eussent pris, peu leur importait le reste ; mais Bayart était déjà sur la route de Biagrasso, où il rencontra à moitié chemin Bonnivet qui arrivait enfin à son secours.

Le Bon Chevalier était de sa nature haut à la main, et la mort dans le cœur de l'affront qu'il venait de recevoir par la faute de l'amiral, il l'accabla des plus sanglants reproches. Au surplus, Monseigneur, lui dit-il, vous m'en ferez raison en temps et lieu ; aujourd'hui le service du Roi doit passer avant tout. Bonnivet, fier de sa faveur, n'était pas endurant, mais cette fois, il acquiesça un peu, voyant qu'il avait tort, l'ayant envoyé là sur sa foi et promesse, contre son opinion et toute forme de guerre. Nul doute que si Bayart eût vécu plus longtemps, les choses n'en fussent point restées là à son retour en France. Le galant favori eût appris à ses dépens qu'il n'était pas si facile de se jouer de sa parole avec le Bon Chevalier qu'avec les dames de la cour[1].

 

 

 



[1] J'ai ouy dire tout cecy à un vieux gendarme sien de Dauphiné. (BRANTÔME, Hommes illustres et Capitaines français, disc. 9, art. 3, M. de Bayart.)