HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXXIX.

 

 

Le Roi envoie Bayart à Gênes. - Il se signale à la bataille de la Bicoque. - Le Bon Chevalier demeure seul à la défense des frontières. 1521-1522.

 

C'est une étrange particularité de l'histoire, que l'obstination des Papes à chasser de l'Italie les rois de France, leurs bienfaiteurs et leurs suzerains temporels depuis Charlemagne. Léon X, fidèle au plan de ses prédécesseurs, venait de conclure avec l'Empereur une ligue dont l'objet était le rétablissement de François Sforza, fils puîné de Ludovic-le-More, et l'expulsion des Français de toute l'Italie. Le premier résultat de cette alliance fut une tentative sur Gênes. Octavien Frégose, doge ou plutôt gouverneur de cette ville au nom du roi de France, déjoua habilement les projets qu'avaient assis les confédérés sur l'apparition de Jérôme Adorne, à la the de quelques bannis secondés de trois mille Espagnols. Les Génois, craignant que les ennemis ne s'en tinssent point à ce commencement d'hostilité, envoyèrent demander au Roi un capitaine vaillant et expérimenté pour diriger leurs troupes en cas d'attaque. François Ier manda le Bon Chevalier à Compiègne et le pria d'entreprendre ce voyage pour l'amour de lui, ayant, disait-il, grand espoir en sa personne. Bayart ne se lassait jamais d'être utile ; et il accepta la commission d'aussi bon cœur qu'elle lui était donnée. Il prit la route de Grenoble où il fut contraint d'accorder quelques jours aux vieux et aux instances de ses compatriotes. Certes, le Dauphiné avait produit avant lui nombre d'illustres guerriers, mais, aucun n'avait fait rejaillir plus d'honneur et de gloire sur le nom dauphinois. Il lui fallut raconter à ses parents et à ses amis les détails du siège de Mézières, les combats qu'il avait livrés et la déconvenue du seigneur de Sickinghen[1] ; Les fêtes et les honneurs furent prodigués au Bon Chevalier ; les gentilshommes quittaient leurs châteaux, les paysans leurs chaumières, et des extrémités de la province accouraient, jaloux de le contempler et de pouvoir dire un jour à leurs enfants : Nous avons vu Bayart !

Il ne tarda pas à leur faire ses adieux, passa les monts dans les premiers jours de février et se rendit à Gènes sans aucune troupe, accompagné seulement de Charles Alleman de Laval son cousin, des senneurs Balthazar de Beaumont, Gumin de Romanèche et de quelques autres gentilshommes ses compatriotes[2]. Il fut reçu dans cette cité en homme que sa réputation y avait précédé, et tout en veillant aux intérêts du Roi, il sut tellement se conformer au génie et aux mœurs de ce peuple, que les Génois associèrent dans leur reconnaissance le nom de Bayart à celui de leur ancien et vénéré gouverneur le maréchal de Boucicault. Sa présence suffit pour éloigner tout danger de la ville de Gènes, et après avoir rendu compte au Roi de sa situation tranquille, le Bon Chevalier courut chercher dans le Milanais des dangers plus dignes de son grand cœur.

Les rigueurs et les exactions du successeur du connétable de Bourbon avaient disposé les esprits à un soulèvement général que le Pape et l'Empereur secondèrent de toute la puissance de leurs intrigues et de leurs armes. Lautrec et son frère le maréchal de Foix, plus soldats que capitaines, ne purent lutter autre les talents et l'habileté réunis de Prospero Colonna et du jeune Fernand d'Avalos, marquis de Pescaire. Une antique et pernicieuse coutume remettait les prisonniers à la disposition de ceux qui les avaient faits sur le champ de bataille. Une rançon plus ou moins forte rendit en pleine guerre à l'Italie les deux capitaines qui en chassèrent les Français. A la tête de l'armée confédérée, Colonna et Pescaire s'emparèrent de Milan et successivement des principales villes de la Lombardie. Lautrec se hâta d'envoyer son frère chercher à la cour des troupes et-de l'argent et se tint sur la défensive.

A la nouvelle des succès de la ligue, Léon X éprouva des transports de joie si violents qu'il lui en resta une fièvre qui le mit au tombeau quatre jours après, le 2 décembre 1522. La mort de ce pontife offrit aux Français quelques chances plus favorables que ne tarda pas à faire évanouir l'élection de l'ancien précepteur de Charles-Quint, Adrien VI. Cependant, le, maréchal de Foix et Pietro Navarro amenèrent de France à Gênes un secours assez considérable, auquel se joignit le Bon Chevalier avec ses compagnons. Ils traversèrent la Loméline continuellement harcelés dans leur marche per les Italiens et les Espagnols, et opérèrent à la pointe de l'épée leur jonction avec Lautrec. Leur arrivée et celle du maréchal de La Palice, à la tète d'un renfort de seize mille Suisses, changèrent la face de la guerre et rendirent la supériorité à l'armée française. Elle s'avança vers Milan et vint camper à Monza à quelques milles de cette Capitale, Prospero Colonna se hâta de suivre le mouvement de Lautrec et se posta entre lui et Milan, à la Bicoca, ancienne résidence ducale, dont le nom vulgaire n'est devenu que trop fameux. Un blocus de peu de jours suffisait pour affamer les ennemis ; les attaquer dans cette position où l'art avait ajouté à l'avantage des lieux, était s'exposer à une défaite certaine, et c'est à cette extrémité que des troupes mercenaires réduisirent Lautrec. Ce général avait eu l'imprudence de se séparer de sa caisse et de la laisser à Aronna de l'autre côté du lac Majeur. Les Suisses, privés de leur solde, éclatèrent en murmures et menacèrent de se retirer. On les conjura d'attendre quelques jours, mais les prières et les remontrances furent inutiles, on n'en put tirer que ces trois mots : Argent, bataille ou congé. Lautrec obéit à ceux auxquels il devait commander, et en dépit de La Palice qui préférait laisser partir les Suisses, il donna le signal du combat. Eh bien, dit le grand maréchal[3], que Dieu favorise donc les fous et les superbes, et combattons si vaillamment que l'on connaisse que la fortune nous a manqué plutôt que le courage. Ces paroles mémorables sont l'histoire de la bataille de la Bicoca.

Lautrec avait chargé deux de ses plus expérimentés capitaines d'aller reconnaître les retranchements et l'ordre de bataille des ennemis. Bayart et Pietro Navarro[4] s'en acquittèrent avec l'habileté dont ils avaient donné tant de preuves ; mais que pouvaient les meilleures dispositions contre la force des lieux ? Le Bon Chevalier reprit sa place à l'avant-garde et seconda par des prodiges de valeur les efforts du maréchal de Foix. Un instant, la fortune parut céder à leur courage, et si le camp ennemi eût pu être forcé par une poignée d'hommes, il l'eût été par Montmorency, Bayart et Pontdormy[5]. Mais l'audace des Suisses était passée comme feu de paille ; leur première pointe avait été terrible, et, au milieu de l'action, ils abandonnèrent dans le danger ceux qu'ils y avaient précipités. Les Français se retirèrent enfin de désespoir, laissant plus de six mille hommes sous les retranchements de la Bicoca. Cette défaite entraîna les suites les plus malheureuses, les Vénitiens renièrent l'alliance des Français, les Suisses désertèrent leur service, et de toutes leurs conquêtes au-delà des Alpes, il ne leur restait, un mois après, que les citadelles de Milan et de Crémone.

Avec ce qu'ils purent ramasser des débris de leurs troupes, les capitaines français se hâtèrent de franchir les monts et de courir à Paris se justifier et accuser les financiers du Roi. Bayart, craignant que les ennemis ne profitassent de l'occasion pour entrer dans le royaume, s'arrêta sur la frontière du marquisat de Saluces. Sans autres forces que sa compagnie, deux mille gens de pied, sous la charge de Pierre de Théys, seigneur d'Herculez, et de Philippe de la Tour, seigneur de Vatillieu, gentilshommes dauphinois, il fit bonne contenance pendant deux mois, jusqu'à ce que les confédérés eussent pris une autre direction.

 

 

 



[1] Et antequam e Delphinatu abiret, magnum cum eo de gestis apud Meserias colloquium habui. (RIVALLII, folie 351.)

[2] Salutato autem senatu nostro Gratianopolitano, decimo sexto calend. januar. Bayardus Genuam sine militibus ivit et eum comitati sunt, Carolus Alamandus, Balthezar Bellimontis, Guminus et aliquot alii Delphinates. (RIVALLII, folio 361.)

[3] Les Espagnols l'appelaient souvent el capitan La Paliça, gras mariscal de Francia. (BRANTÔME, Hommes illustres français, disc. 9, p. 63 et 66.)

[4] Lotrechius Navarro atque Baiardo, qui locum et castra hostium explorarent, prœmissis, etc. (PAUL JOVE, de Vita Piscarii, l. II, p. 338.)

[5] Nec deerant œmulatione decoris Memorantius atque Baiardus et Pontiremius, ducum promptissimi. (PAUL JOVE, de Vita Piscarii, l. II, p. 340.)