HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXXVIII.

 

 

Nouveaux exploits du Bon Chevalier en Italie. - Sa visite au duc de Bourbon. - Il défend la ville de Mézières. 1516-1521.

 

Le cardinal de Sion ne s'était pas en vain réfugié auprès de l'Empereur ; il parvint à tirer ce prince de son indolence invétérée, et à l'amener en Italie à la tète de quelques troupes. Les Suisses des cinq cantons qui n'avaient point accédé au traité précédent, se joignirent en nombre considérable aux Allemands, et Maximilien parut tout  à coup aux portes de Milan. Les Français, trompés par son activité, après l'avoir été tant de fois par sa lenteur, n'avaient point assez de troupes pour garder cette immense cité, où le tumulte et l'effroi augmentaient à chaque moment. Déjà Bourbon était pressé d'abandonner Milan et de se retirer en France ; mais il n'écouta que Bayart. Le Bon Chevalier lui conseilla d'abandonner les faubourgs de la ville, de se retrancher sous les murailles de la citadelle, et de périr plutôt que de reculer. Un de ces incidents que la composition des armées rendait alors si fréquents, vint tirer le Connétable de cette dangereuse position. La principale force des deux partis consistait en Suisses ; Maximilien, n'étant point en état de corrompre ceux qui servaient dans les rangs français, soupçonna le maréchal de Trivulzio d'avoir acheté les siens, comme jadis il était arrivé à Ludovic Sforza. Saisi d'une terreur juste ou fausse, l'Empereur, un matin, déserte le camp, et se sauve en Allemagne. Abandonnés de leur chef, les Allemands et les Suisses se retirèrent en désordre, poursuivis par le comte de Saint-Pol, Montmorency, Lescun et Bayart. Le Bon Chevalier ramassa nombre de prisonniers dans cette expédition ; mais ses gens ne s'enrichirent guère des dépouilles de ces vilains qui n'avaient que la pique et la dague. Une intrigue de cour fit rappeler le connétable de Bourbon en France, et mettre en sa place Odet de Foix, seigneur de Lautrec, frère de madame de Châteaubriand. Le Milanais étant tranquille, Bayart alla passer quelque temps dans son gouvernement de Dauphiné ; mais il n'y fit pas un long séjour sans recevoir des lettres du Roi qui le mandait à Paris. Il s'empressa de se rendre aux instances de François Ier, et, chemin faisant, s'arrêta à Moulins où le fier Bourbon dévorait son chagrin en silence. Le Connétable reçut le Bon Chevalier avec les plus grands témoignages d'estime et d'affection, et le pria de faire chevalier son fils aîné, encore au berceau, estimant, disait-il, cet honneur le plus grand que son fils pût recevoir, et du plus haut présage pour le cours de sa vie[1]. Bayart se prêta avec complaisance au désir du prince, et ne tarda pas à continuer sa route.

Le Bon Chevalier ne séjourna pas longtemps à Paris dont l'air ne lui convenait point. Les traditions de la cour de Louis XII allaient se perdant, et le règne de François Ier commençait à devenir celui des maîtresses et des favoris. Servir les rois et les savoir flatter sont deux talents dont l'un ne comporte pas l'autre, et Bayart fut toute sa vie un mauvais courtisan.

De retour en Dauphiné, le Bon Chevalier s'occupa pendant les années suivantes à remplir les devoirs de sa charge de lieutenant-général au gouvernement de cette province. Les finances du Roi étant déjà fort obérées, il faisait vendre de temps à autre dans son royaume des terres de son domaine, à faculté de rachat perpétuel. Les recueils des ordonnances de cette époque ne sont remplis que de ces sortes d'aliénations que faisait et révoquait le chancelier Duprat au profit du trésor royal. Bayart reçut plusieurs commissions semblables, et s'en acquitta avec son intégrité ordinaire[2].

Ces mêmes années furent fertiles en événements qui, sans troubler encore la paix, préparaient les guerres sanglantes de François Ier et de Charles-Quint. Ce jeune prince venait de joindre à l'héritage de Ferdinand, celui de Maximilien, et de poser sur sa tête la couronne impériale, en dépit de son compétiteur, le roi de France. La paix n'était point rompue, mais il existait entre ces deux ambitieux rivaux des ferments de discorde qui allaient éclater à la première occasion. Un événement, en apparence assez peu important fut le préliminaire d'une rupture qui ensanglanta l'Europe pendant près d'un demi-siècle.

Comme la plupart des petits souverains qui se trouvent sur les frontières des grands Etats, les seigneurs de La Mark arboraient tantôt les fleurs de lis et tantôt l'aigle impériale. Une injustice qu'il prétendit avoir éprouvée de la part de Charles-Quint, rejeta Robert de La Mark dans les bras de François Ier qu'il avait abandonné quelque temps auparavant. Comptant sur son nouveau protecteur, il choisit le moment où le Corps germanique était réuni à Worms pour envoyer en pleine diète défier l'Empereur, entouré de trente vassaux plus puissants que le seigneur du duché de Bouillon. L'exécution suivit de près la menace ; Fleuranges, à la tête des troupes de son père, entra dans le Luxembourg, ravagea tout le plat pays, et alla mettre le siège devant Vireton. Charles ne douta point que le roi de France n'eût provoqué secrètement une entreprise trop extravagante de la part du Sanglier des Ardennes. Il rassemble une armée de quarante mille hommes, plus proportionnée à l'allié caché qu'à l'adversaire apparent, et peu de jours suffisent à l'envahissement du territoire des seigneurs de La Mark. François ne vit pas sans inquiétude sur les frontières de son royaume des forces aussi menaçantes entre les mains des deux plus renommés capitaines de l'Empire, le comte de Nassau et le célèbre aventurier Francisque de Sickinghen. Il envoya le duc d'Alençon, son beau-frère, en qualité de lieutenant-général de la Champagne, pourvoir à la défense des places de cette province, et s'avança lui-même jusqu'à Reims.

Sur ces entrefaites, le roi d'Angleterre intervint entre les deux rivaux prêts à s'élancer l'un sur l'autre, et leur proposa son arbitrage. Des conférences furent indiquées à Calais, où se rendirent, au nom de leurs maîtres, le chancelier de Gattinara et le maréchal de La Palice, duquel il était difficile de dire s'il était plus utile pour la guerre qu'excellent pour la paix. François contremanda ses troupes ; mais, héritier de la bonne foi comme des Etats de Ferdinand, son petit-fils Charles-Quint traitait d'une main, et préparait les hostilités de l'autre.

Le comte de Nassau, campé à Douzy, de l'autre côté du Chers, trompait les envoyés du Roi par de fausses protestations, en attendant l'occasion favorable d'entrer sur les terres de France. Il crut l'avoir trouvée, franchit un matin la rivière, enseignes déployées, et, pour toute déclaration de guerre, investit la ville de Mouton. Le baron de Montmoreau, brave gentilhomme d'Angoumois, se jeta dans la place, résolu de la défendre jusqu'à la dernière extrémité ; mais sa garnison n'était composée que de nouvelles levées qui s'effrayèrent aux premiers coups de canon, et le forcèrent à capituler[3]. Cette importante et soudaine conquête ouvrit la Champagne aux Impériaux, et leur enfla le cœur. Elle répandit la terreur en France. Le Roi convoqua le ban et l'arrière-ban des provinces voisines, et ordonna de nouvelles aliénations dans tout le royaume, pour subvenir à l'entretien des armées employées pour résister aux ennemis qui avaient déjà pris la ville de Monzon.

Mézières était la seule barrière qui s'opposât encore aux Allemands ; mais les fortifications de cette place tombaient en ruines : armes, vivres, soldats, tout y manquait. A la première nouvelle de la capitulation de Monzon, le Roi avait assemblé un conseil de guerre auquel assista Bayart. Les plus expérimentés capitaines furent d'avis de ruiner Mézières, dans l'impossibilité de la défendre, et d'incendier et de ravager au loin tout le pays pour affamer l'armée ennemie. Le Bon Chevalier eut horreur de ces dévastations, insista pour conserver la ville, disant qu'il n'y avait point de place faible là où il y avait des gens de bien pour la défendre, et il offrit de s'en charger et d'en rendre bon compte. Le Roi répondit qu'il n'y avait homme en son royaume en qui il se fiât plus, et le nomma sur-le-champ son lieutenant-général dans Mézières[4]. Le duc d'Alençon reçut ordre de lui fournir hommes, vivres, munitions, tout ce qu'il demanderait. Le Bon Chevalier n'avait reçu de sa vie commandement qu'il prisât à l'égal de celui-ci. Il courut se jeter dans la place avec pouvoir d'y commander absolument sur tous ceux qui se trouveraient dedans, quel que fût leur rang et leur grade. Il n'avait avec lui que la compagnie du duc de Lorraine, dont il était lieutenant, et deux ou trois mille hommes de pied, sous la charge des seigneurs Boucar du Reffuge et Montmoreau. Mais ce fut parmi la jeune noblesse à qui l'accompagnerait en qualité de volontaire. Anne de Montmorency, jeune homme de grand cœur, depuis connétable de France, partit l'un des premiers, se trouvant, disait-il, heureux et glorieux de servir sous un si grand et renommé capitaine. Les seigneurs d'Annebaut, de Lucé, de Villeclair, le suivirent. Quant aux gentilshommes, ses compatriotes, ils n'avaient garde d'abandonner en cette occasion le parangon d'honneur du Dauphiné ; nous nommerons entre autres ses deux cousins, Charles Alleman, seigneur de Laval, et Gaspard Terrail, seigneur de Bernin, Antoine de Clermont-Tallard, François de Sassenage, Jean-Jacques et Laurent Eynard, Guigo Guiffrey, seigneur de Boutières, Imbert de Vaulx, seigneur de Milieu, Philippe de Ville et Balthazar de Beaumont.

Le premier soin de Bayart fut de faire sortir de la ville toutes les bouches inutiles, et de rompre ensuite le pont sur la Meuse qui joignait Mézières à la France. Puis il rassembla les soldats et les bourgeois, leur fit jurer de ne jamais se rendre, et de défendre la patrie et leurs foyers jusqu'à la mort. Si les vivres nous manquent, nous mangerons d'abord nos chevaux, et après, ajouta-t-il avec sa gaieté ordinaire, nous salerons et nous mangerons nos valets[5]. De crainte que les vivres et les munitions ne fussent inconsidérément prodigués, il en donna la garde et l'intendance à Philippe de Ville, gentilhomme d'une longue expérience et consommé au fait de la guerre.

Bayart avait trouvé la place en fort mauvais état, et il fit travailler jour et nuit à réparer les fossés et à relever les murailles. Pour encourager les ouvriers, il mit lui-même la main à l'œuvre, et l'on vit, à son exemple, tous les gentilshommes porter des pierres, brouetter de la terre comme maçons et pionniers. Le Bon Chevalier dépensa aux fortifications de Mézières plus de trois mille écus de son argent[6], et c'est ainsi qu'il employait la rançon que venait de lui payer Prospero Colonna. Mes amis, disait-il à ses compagnons de guerre, nous sera-t-il reproché que cette ville soit perdue par notre faute, à nous qui sommes si belle compagnie ensemble, et de si gens de bien ? Il me semble que quand nous serions en un pré, n'ayant devant nous qu'un fossé de quatre pieds, encore combattrions-nous longtemps avant que d'être défaits. Dieu merci, nous avons fossés, murailles et remparts ; je crois qu'avant que les ennemis y mettent le pied, beaucoup des leurs dormiront aux fossés. Il encourageait tellement ses gens par ses discours et sa résolution, qu'ils pensaient tous être en la meilleure et plus forte place du monde.

Peu de jours après, la ville fut assiégée des deux côtés, en-deçà et en-delà de la rivière. Mézières est bâtie dans une péninsule formée par la Meuse, dont l'extrémité de l'isthme n'offre qu'environ deux cents toises de large. C'est là, devant la porte dite de Bourgogne, que Sickinghen se posta avec quinze mille hommes, tandis que le comte de Nassau s'établit à l'opposite, au-delà de la Meuse, avec vingt mille hommes. Leur artillerie se montait à plus de cent pièces, parmi lesquelles se trouvaient des mortiers à bombes, dont l'essai meurtrier fut fait à ce siège[7].

Le lendemain, les deux capitaines allemands envoyèrent un héraut sommer Bayart de rendre la ville à l'Empereur, en lui remontrant que la place n'était pas, tenable contre leurs forces ; ils avaient bien voulu l'en prévenir, par égard pour sa prouesse et sa réputation, dans la crainte que, s'il venait à être emporté d'assaut, il n'en mésarrivât à son honneur et à sa vie. Enfin, s'il consentait à se rendre, comme l'avaient sagement fait ses compagnons à Monzon, ils lui accorderaient si bonne composition qu'il en serait satisfait. Le Bon Chevalier n'eut pas besoin de réfléchir à sa réponse : Mon ami, dit-il en souriant au héraut, je m'ébahis de la gracieuseté que me font et présentent Messeigneurs de Nassau et de Sickinghen, et du soin qu'ils veulent bien avoir de ma personne, sans que j'aie jamais eu grande connaissance avec eux. Retournez leur dire que le Roi, mon souverain seigneur, m'a confié cette place, et que, Dieu aidant, vos maîtres seront las de l'assiéger avant que je le sois de la défendre ; je n'en sortirai que sur un pont fait des corps morts de ses ennemis. Cette réplique audacieuse remplit d'une nouvelle confiance les soldats du Bon Chevalier ; dans la bouche de tout autre, elle eût paru fanfaronnade ; mais dans la bouche de Bayart, c'était une infaillible prédiction. Il commanda de festoyer le héraut, puis l'ayant rencontré comme on le conduisait hors de la ville : Héraut, mon ami, ajouta-t-il en raillant à son habitude, n'oubliez point de rapporter à M. de Nassau que le Bayart de France ne craint pas le Roussin d'Allemagne.

De retour au camp, le héraut rendit aux seigneurs de Nassau et de Sickinghen cette réponse peu satisfaisante, en présence d'un vieux capitaine nommé Grand-Jehan-le-Picard[8], qui avait autrefois servi avec Bayart dans les armées du roi de France. Messeigneurs, leur dit-il, ne vous attendez pas à entrer dans Mézières tant que vivra monseigneur de Bayart ; je le connais, j'ai combattu sous ses ordres, et il est conditionné de façon à donner du cœur aux plus couards gens du monde. Sachez que tous ceux qui sont avec lui, mourront à la brèche, et lui le premier, avant que nous mettions le pied dans la ville. Quant à moi, je préférerais qu'il y ait dans la place deux mille hommes de plus, et lui seul de moins. — Capitaine Grand-Jehan, répliqua le comte de Nassau, votre seigneur de Bayart n'est de fer ni d'acier pas plus qu'un autre. S'il est si brave, qu'il le montre, car d'ici à quatre jours je lui enverrai tant de coups de canon, qu'il ne saura de quel côté se tourner. — On verra ce qui adviendra, dit le capitaine Grand-Jehan, mais vous ne l'aurez pas ainsi que vous le croyez.

Là-dessus, les deux capitaines retournèrent chacun à leur poste et donnèrent le signal aux batteries. A la première décharge, les gens du baron de Montmoreau furent, comme à Mouton, saisis d'une telle frayeur, qu'en dépit de leur capitaine, ils s'enfuirent les uns par les portes, les autres en se jetant par-dessus les murailles. Bayart, sans s'émouvoir, fit entendre au reste de la garnison qu'il était ravi d'être débarrassé de ce tas de bélîtres indignes de partager l'honneur d'une aussi glorieuse défense. L'artillerie allemande était si bien servie, qu'en moins de quatre jours il fut tiré sur la ville plus de cinq mille coups, bombes et boulets. Les assiégés ripostaient de leur mieux ; mais leur artillerie était trop faible pour rendre aux ennemis le mal qu'ils en éprouvaient. En revanche, le Bon Chevalier les tourmentait par des sorties continuelles, dans la plupart desquelles il remportait honneur et profit. Le comte de Nassau et Sickinghen reconnurent qu'ils avaient affaire à d'autres gens qu'à ceux de Mouzon, et maintes fois se rappelèrent les paroles du capitaine Grand-Jehan.

Le siège durait ainsi depuis plus d'un mois, et, malgré les précautions de Bayart, les vivres et les munitions touchaient à leur fin. Pour surcroît de malheur, une dysenterie épidémique se mit dans la ville, et diminua tellement les troupes, qu'elles pouvaient à peine suffire à la garde de l'immense brèche qu'avait faite l'artillerie des ennemis. La place était ouverte depuis la tour qui forme le coin du côté d'Attigny, jusqu'à la tour Jolie, et de celle-ci jusqu'à la porte de Bourgogne. Le quartier de Sickinghen, en raison de sa proximité et de sa position, incommodait les assiégés autrement encore que celui du comte de Nassau ; placées sur une colline qui commande la ville, vers le sud-ouest, les batteries du seigneur Francisque foudroyaient Mézières, et rien ne pouvait en sortir sans tomber entre ses mains. Bayart, qui non-seulement était l'un des plus hardis capitaines, mais encore l'un des plus inventifs et subtils guerroyeurs de son temps, chercha en lui-même quel expédient il emploierait pour faire repasser l'eau à Sickinghen. Toujours bien informé, à son ordinaire, de tout ce qui se passait chez les ennemis, il connaissait la mésintelligence qui existait entre le comte de Nassau, capitaine - général de l'armée, et Sickinghen peu familier à l'obéissance ; Bayart résolut d'en tirer parti et d'accroître leur défiance mutuelle.

Il fit écrire au seigneur Robert de La Mark, alors à Sedan, la seule ville qu'il eût conservée, la lettre suivante : Monseigneur mon Capitaine, je suis toujours, comme vous devez le savoir, assiégé de deux côtés : en-delà de la Meuse, par le comte de Nassau, et en-deçà, par le seigneur Francisque. Or, je me suis rappelé que vous m'aviez dit, il y a environ six mois, que vous vous proposiez de faire revenir au service du Roi notre maître, le seigneur de Sickinghen, votre ami et frère juré[9]. Je le désirerais fort sur la réputation qu'il a d'être gentil galant ; mais si vous voyez que cela puisse se faire, il vaudrait mieux que ce fût aujourd'hui que demain, parce qu'avant vingt-quatre heures, lui et tout son camp seront mis en pièces. Certes, on croirait qu'en l'envoyant par-deçà l'eau, monseigneur de Nassau lui a voulu jouer quelque tour de méchant compagnon ; car douze mille Suisses et quatre cents hommes d'armes, sous la conduite de monseigneur d'Alençon en personne, viennent coucher ce soir à Launoy. Demain à la pointe du jour ils tomberont sur son camp, pendant que de mon côté, je ferai une vigoureuse sortie, de façon qu'il sera bien habile homme s'il en échappe. J'ai pensé devoir vous en prévenir, mais je vous prie que la chose soit tenue secrète. La lettre achevée, il en chargea un paysan auquel il donna un écu, en lui disant : Va-t-en, il n'y a que trois lieues d'ici, et tu remettras ce papier à messire Robert de la part du capitaine Bayart. Le bon homme partit incontinent. Or, le Bon Chevalier savait bien qu'il était impossible qu'il passât sans tomber entre les mains des gens du seigneur de Sickinghen, comme il lui arriva en effet, avant qu'il fût à deux jets d'arc de la ville. Il fut conduit devant ce capitaine qui lui demanda où il allait. Le pauvre diable, se croyant déjà la corde au cou, lui répondit en tremblant : Monseigneur, le grand capitaine qui est dans notre ville m'envoie à Sedan porter cette lettre à messire Robert. Et il la tira de son sein où il l'avait cachée. Sickinghen ouvrit la lettre, et fut étrangement ébahi de son contenu. Ses querelles avec le comte de Nassau lui revinrent à l'esprit, et il ne douta plus qu'il ne lui eût fait passer l'eau pour l'envoyer à sa perte. A peine eut-il achevé sa lecture, qu'il s'écria : Je n'en puis plus douter à cette heure, le comte de Nassau ne tâche qu'à me perdre ; mais par le sang de Dieu, il s'en trouvera mauvais marchand ! Cinq ou six de ses plus affidés capitaines, auxquels il fit part de la trahison qu'il venait de découvrir, partagèrent son indignation, et Sickinghen, sans plus de réflexions, fit battre les tambours, sonner à l'étendard et plier bagage à ses troupes.

Le comte de Nassau, entendant ce bruit, ne sut qu'en penser, et envoya un gentilhomme s'informer de ce qui se passait. Celui-ci trouva tout le camp en tumulte, et apprit que le seigneur de Sickinghen s'apprêtait à repasser de l'autre côté. Ce rapport redoubla l'étonnement du comte, d'autant plus qu'abandonner cette position c'était lever le siège. Il renvoya sur-le-champ l'un de ses principaux capitaines prier Sickinghen de ne pas bouger de son camp avant d'en avoir conféré avec lui, s'il ne voulait trahir le service de l'Empereur. Francisque répondit en courroux à ce nouvel envoyé. Retournez dire au comte de Nassau que je n'en ferai rien, et que, pour son bon plaisir, je ne resterai pas à la boucherie. S'il me veut empêcher de loger auprès de lui, nous verrons qui de nous deux sera le plus fort. Il y avait quelque chose de si extraordinaire dans la conduite de l'aventurier allemand, que le comte de Nassau, de plus en plus étonné, crut devoir, à tout hasard, ranger ses gens en bataille. Sickinghen en fit autant dès qu'il eut traversé la rivière, et à les voir et à entendre les tambours et les trompettes, on eût dit que les deux armées allaient s'entr'égorger.

Le porteur innocent de la lettre qui occasionnait ce tumulte, en profita pour s'échapper et rentrer dans Mézières. Il s'en alla au logis dur Bon Chevalier, lui faire ses excuses de n'avoir pu percer jusqu'à Sedan, en lui racontant comme tout s'était passé. Bayart rit à gorge déployée du succès de son stratagème, et courut, suivi de plusieurs gentilshommes, sur les remparts, d'où il aperçut les deux armées en bataille, l'une devant l'autre. Par ma foi, dit-il, après les avoir regardées quelques instants, puisqu'elles tardent si longtemps à en venir aux mains, donnons-leur le signal du combat, et il leur fit envoyer cinq ou six volées de canon. Après être demeurés une heure à s'observer, Sickinghen et Nassau s'apaisèrent et se logèrent tous les deux de l'autre côté de la Meuse.

Bayart assembla ses capitaines, et il fut décidé qu'on profiterait du passage laissé ouvert par le décampement de Sickinghen, pour avertir le Roi de l'état de la place et de l'occasion favorable qui s'offrait de la ravitailler. Maubuisson, gentilhomme de la maison du seigneur de Montmorency, et Brignac, homme d'armes de la compagnie de Bayart, furent chargés de cette commission, et partirent la nuit suivante[10]. Ils firent grande diligence, et arrivèrent à Troyes, où ils rendirent compte au Roide leur message. François les renvoya tout de suite porter à Mézières la nouvelle de l'arrivée des secours qu'ils étaient vénus demander. En effet, le comte de Saint-Pol, qui était avec six mille hommes de pied et quelques compagnies d'hommes d'armes au pont de Favergy, à quatre lieues dé Reims, reçut ordre de s'avancer à Attigny sur la rivière d'Aisne, à huit lieues environ de Mézières. Dans la nuit même qui suivit le jour de son arrivée, le comte de Saint-Pol fit diriger sur cette ville, mille hommes de pied, sous la charge du seigneur de Lorges, et quelques chariots de vivres et de munitions. Le sénéchal de Téligny et Jacques de Silly, bailli de Caen, furent chargés de les escorter avec quatre cents hommes d'armes, tandis que le comte de Saint-Pol marcherait pour les soutenir jusqu'à dix lieues de la place. L'entreprise réussit à souhait. Les hommes d'armes, après avoir introduit sans accident le convoi dans Mézières, rejoignirent le comte de Saint-Pol qui ne s'éloigna pas au-delà de Rhétel.

Ces secours ravivèrent le feu des batteries de la ville, qui faiblissait faute de munitions ; les ennemis, au contraire, désespérant de s'emparer de la place, se négligèrent de plus en plus. Toutefois, de peur que les Français ne s'aperçussent de leur refroidissement, ils voulurent ennoblir leur disgrâce par quelques avantages particuliers. Le comte d'Egmont envoya un trompette demander aux assiégés s'il y avait quelqu'un parmi eux qui fût homme à rompre une lance avec lui dans l'île de Mézières. Bayart connaissait trop les devoirs de sa charge pour céder à la tentation, et il laissa au jeune Montmorency le soin de soutenir l'honneur de la noblesse française. Le seigneur de Lorges, jaloux de maintenir à son tour la réputation des gens de pied, fit proposer aux Impériaux un combat à la pique. Le seigneur de Vaudrey, surnommé le Beau, de cette illustre maison de Bourgogne, accepta le défi. Les champions entrèrent en lice. Montmorency atteignit son adversaire au milieu du corps, faussa sa cuirasse et rompit sa lance sans lui faire d'autre mal. Le comte d'Egmont, par la faute de son cheval ou autrement, ne toucha point ou bien peu. De Lorges et le seigneur de Vaudrey fournirent les coups de pique ordonnés sans avantage marqué de part ni d'autre, et les champions allemands se retirèrent déchus de leur attente.

Les Impériaux cherchèrent encore à s'assurer si le convoi avait été aussi considérable que Bayart le publiait à dessein. Le capitaine Grand-Jehan-le-Picard envoya un tambour demander de sa part une bouteille de vin à son ancienne connaissance le seigneur de Lorges. Celui ci fit mener le tambour dans un vaste cellier, garni d'un grand nombre de tonneaux, mais dont la plupart n'étaient remplis que d'eau, et renvoya le messager avec deux bouteilles, l'une de vin vieux, l'autre de vin nouveau. Il n'était réellement entré dans la ville que trois chariots.de provisions, qui ne pouvaient alimenter une longue consommation. Une tradition du pays ajoute à l'histoire, que Bayart fit échapper de la ville quelques bœufs, après les avoir rassasiés de blé ; les Allemands s'en emparèrent, et furent convaincus, en les dépeçant, que Mézières regorgeait d'une denrée aussi précieuse, puisqu'on en nourrissait mémé les animaux. En effet, les Impériaux, perdant tout espoir d'affamer la ville, plièrent bagages et se retirèrent après cinq semaines d'un siège, où quarante mille hommes n'avaient osé donner aucun assaut. à une place presque démantelée et défendue par quatre à cinq mille soldats. Nassau et Sickinghen n'attendirent point l'armée qu'une résistance aussi opiniâtre avait donné le temps au Roi d'assembler, et s'acheminèrent ensemble ; mais toujours en défiance l'un de l'autre, ils furent encore huit jours avant de s'expliquer et de prendre les mêmes quartiers. Ils firent leur retraite à travers la Picardie, ravageant, brûlant tout sur leur passage, et se vengeant sur les paysans, les femmes et les enfants, du mauvais succès de leurs armes[11].

La levée du siège de Mézières produisit une allégresse universelle en France ; le Roi annonça cette heureuse nouvelle à sa mère, la duchesse d'Angoulême, par une lettre dans laquelle il disait qu'en cette occasion Dieu avait montré qu'il était bon Français ; il eût pu ajouter que le meilleur Français après Dieu avait été Bayart. L'opinion générale attribua au Bon Chevalier le salut du royaume. Si les Allemands se fussent rendus maîtres de Mézières, comme de Mouzon, rien ne les empêchait de pénétrer jusque dans le cœur de la France, tandis que l'héroïque résistance de Bayart fatigua les troupes impériales, et donna le temps au Roi de réunir une armée. Un écrivain contemporain affirme une particularité que nous n'osons garantir, mais qui démontre l'enthousiasme qu'excita l'heureux dévouement du Bon Chevalier. A cette époque, lorsqu'au milieu du saint sacrifice de la messe, le prêtre se tournait vers le peuple, en disant, selon la formule ordinaire : Priez aussi pour le Roi, il ajoutait, et pour Bayart qui a sauvé le royaume de France[12].

Ce fut un spectacle touchant que le départ du Bon Chevalier de la ville de Mézières ; les habitants l'accompagnèrent fort loin, en le comblant d'actions de grâces et de bénédictions ; ils appelaient ses capitaines et ses soldats leurs défenseurs et leurs libérateurs, et baisaient jusqu'aux armes et aux casaques des moindres archers[13].

L'anniversaire de la délivrance de Mézières fut célébré en grande pompe dans cette ville, le 27 septembre de chaque année, jusqu'à l'époque de la révolution[14]. L'oraison funèbre du Bon Chevalier était la principale cérémonie de cette fête dans laquelle, de génération en génération, les descendants de ceux qu'il avait sauvés s'associaient pieusement à la reconnaissance de leurs aïeux[15].

Bayait trouva sur sa route une population avide de le voir, et sans pouvoir se soustraire à ce glorieux cortège, il rejoignit le Roi qui s'était avancé jusqu'à Fervaques à la poursuite des ennemis.

François Ier lui fit un accueil merveilleux, et il ne pouvait se rassasier de le louer devant tout le monde. En rémunération de sa vertu, il lui donna le collier de son ordre de Saint-Michel et une compagnie de cent hommes d'armes en chef aux appointements de cinq mille écus par an[16]. Telles compagnies de ce temps ne se donnaient par faveur et pour la plupart étaient réservées aux seuls princes du sang.

Les bienfaits du Roi rejaillirent sur ses deux frères ; Philippe Terrail fut pourvu de l'évêché de Glandevès, et Jacques de l'abbaye de Josaphat près Chartres.

Bayart ne se serait pas cru digne des faveurs de son maître s'il ne les avait justifiées par de nouveaux services. Il se mit à l'avant-garde commandée par le duc d'Alençon, et fut l'un de ceux qui contribuèrent le plus à la reprise de Monzon. Le Roi poursuivit les Allemands, les força à repasser l'Oise, traversa lui-même l'Escaut et les atteignit non loin de Valenciennes, où Charles-Quint était venu à leur rencontre. Bayart s'élança sur l'arrière-garde des ennemis, en fit un grand massacre et les jeta en déroute. Le connétable de Bourbon, La Trémouille, La Palice, demandaient à grands cris la permission d'achever la défaite des Impériaux ; mais déjà il suffisait que Bourbon ouvrît un avis pour que le Roi y fût contraire. Cet indigne motif et une aveugle déférence aux conseils timides du duc d'Alençon et du maréchal de Châtillon, empêchèrent François de profiter de l'occasion qui s'offrait à lui de détruire l'armée de Charles-Quint ; depuis il lui en coûta cher, car la fortune qu'il avait refusée ce jour-là lui en garda rancune le reste de sa vie.

Le Roi laissa quelques compagnies en garnison dans les villes de la Picardie et de la Champagne, licencia le reste de ses troupes et retourna à Compiègne.

Presque tout l'hiver se passa en escarmouches et en surprises de part et d'autre. Le Bon Chevalier resta jusqu'au mois de décembre à Guise et sur la frontière, et fit plusieurs courses dans le Hainaut. Mais quelques compagnies incomplètes d'hommes d'armes et de chevau-légers n'étaient pas suffisantes pour tenter d'importantes entreprises ; les gens de pied n'avaient pas coutume de marcher sans argent, et le Roi n'en fournissait guère.

Le Bon Chevalier s'en vint de là à Paris, et les Parisiens, instruits de son arrivée, voulurent aller au-devant de lui ; mais il entra secrètement dans la villes Il lui fallut également se dérober à l'insigne et mémorable honneur que lui fit le parlement de cette capitale en lui envoyant une députation pour le complimenter sur sa belle conduite à Mézières. Bayart ne fuyait que devant les louanges[17].

 

 

 



[1] RIVALLII, folio 344.

[2] Lettres patentes du roy François Ier, du 1er may 1519, portant commission à Messeigneurs de Bayart, lieutenant au gouvernement de Dauphiné, Falcoz d'Aurillac, président au Parlement, Soffrey de Chaponnay, président aux Comptes, etc., etc., pour aliéner des terres du domaine delphinal, à faculté de rachat perpétuel jusqu'à la concurrence de....., etc., etc. (Inventaire des titres de la Chambre des comptes de Dauphiné ; Dauphiné en général, t. II, folio 365 et suivants.)

[3] Martin du Bellay (livre Ier de ses Mémoires) dit que le Roi trouva la chose fort mauvaise. Il parait que le seigneur de Montmoreau, de la maison de Mareuil, recouvra complètement sa réputation au siège de Mézières, puisque selon Brantôme on disait de ce temps-là : Peu de Rayards et peu de Moreaux pareils à ces deux là. (Hommes illustres, discours 10, p. 75, édition 1622.)

[4] Et supra omnes majus imperium regis voluntate et militum consensu Bayardus Meseriis habiut. (RIVALLII, folio 348.)

[5] ..... Et si victus deessent equos primum, inde famulos sale condirent ut salsos comederent, sed de famudis joco ita loquebatur et audivi ab ipso Bayardo. (RIVALLII, folio 348.)

[6] Et in reparandis Meseriis adversus hostes tria aureorsan millia e sun exposuit. (RIVALLII, folio 348.)

[7] Art de vérifier les dates, t. I, p. 633.

[8] Grand-Jehan-le-Picard, vieil soldat, nourry de tout temps au service vice du Roi, aux guerres d'Italie, sous la charge de Molard, mais natif de la Franche-Comté, lequel s'estoit retiré au service de l'Empereur depuis peu de temps. (DU BELLAY.)

[9] Tous les historiens qui ont interprété ce passage du Loyal Serviteur, paraissent avoir ignoré les relations intimes qui existaient entre la maison de La Mark et François Suick, seigneur de Sickinghen. (Voyez les Mémoires de Fleuranges, ch. 57, 58, 59.)

[10] Mémoires de Martin du Bellay, l. I (année 1521).

[11] On demandait au comte de Nassau, à son retour dans les Pays-Bas, comment avec une armée de quarante mille hommes et cent pièces de canon, il n'avait pu en six semaines prendre un petit pigeonnier comme Mézières. C'est, répondit-il, que ce pigeonnier était défendu par un aigle et par des aiglons autrement becqués et membrés que toutes les aigles impériales. (AIMAR, Histoire du chevalier Bayard, l. III.)

[12] Inter celebrandum divina conversus ad populum sacerdos subjungebat : Orate etiam pro rege et Bayardo qui regnum Franciæ tutatus est. (RIVALLII, folio 349.)

[13] Militum vestes vulgus osculabatur. (RIVALLII, folio 349.)

[14] Cette solennité a été rétablie depuis la Restauration.

[15] Les orateurs chargés de prononcer cet éloge ne se sont pas toujours élevés à la hauteur du sujet, témoin l'un d'entre eux, qui termina en ces termes sa burlesque harangue : Enfin, mes chers auditeurs, imitez ses vertus, et tâchez tous d'être des Bayards, vos femmes des Bayardes, et vos enfans des Bayardeaux.

[16] Pierre Terrail, seigneur de Bayart, lieutenant de la compaignie de M. de Lorraine, lieutenant-général au gouvernement de Dauphiné, capitaine de cens hommes d'armes, fait chevalier par le roy François Ier à Fervaques, 152 Ir. (Catalogue des chevaliers de Saint-Michel, lettre T. Ms. de la Bibliothèque royale.) Le collier et la médaille du chevalier Sans Pleur et Sans Reproche se trouvent aujourd'hui entre les mains de M. le marquis de La Fayette.

[17] Et ei Parisienses occurrere voluerunt, sed clam urbem ingressus est : Et in sacro palatii Parisiensis sacello senatus eum salutare voluit..... Sed Bayardus ante adventum senatus à sacello abivit ne inveniretur. (RIVALLII, folio 350.)