HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXXIV.

 

 

Guerre de Navarre. - Plaisante altercation entre Bayart et les lansquenets. 1512.

 

Araire avoir encore passé quelque temps au Dauphiné, chéri et fêté de tous ses compatriotes, le Bon Chevalier alla rejoindre l'armée que le Roi envoyait en Navarre, pour reconquérir à son légitime souverain ce royaume que Ferdinand le Catholique avait envahi, sous des prétextes aussi injustes que frivoles. Jean d'Albret, victime de sa fidélité à la France, s'était réfugié auprès de Louis XII qui, distrait par les guerres d'Italie, n'avait encore pu songer à son rétablissement. Le prince détrôné, à la tète d'une division que commandaient La Palice et Bayart, pénétra par la vallée de Roncevaux, jusque dans l'intérieur de la Navarre, pour seconder, disait-il, le soulèvement général de ses anciens sujets. Les Français eurent d'abord quelque succès, et se rendirent maîtres de plusieurs petites places ; mais d'Albret s'était fait illusion sur les sentiments des Navarrais, et à peine fut-il rejoint par quelques seigneurs de la faction de Grammont. Tandis qu'au lieu de mettre l'armée espagnole comme une gaufre entre deux fers, il s'obstinait devant une petite ville, le duc d'Albe se jeta à marche forcée dans Pampelune, et en expulsa tous ses partisans. Jean d'Albret persista à tenter le siège de sa capitale, et La Palice et Bayart, engagés dans une entreprise dont ils prévoyaient la mauvaise issue, lien déployaient pas moins de zèle et de courage.

A quatre lieues de Pampelune se trouvait un château important par sa situation, et dont la prise était indispensable aux assiégeants. Il n'était pas défendu par une garnison bien formidable, mais les Espagnols réunissaient dans son voisinage des troupes nombreuses, sous la conduite du duc de Navarre. Le roi de Navarre et le seigneur de La Palice prièrent Bayart de se charger de cette expédition, et il accepta en homme qui.ne compta jamais les fatigues ni les dangers. Avec sa compagnie, celle du capitaine Germain de Bonneval, huit cents lansquenets et quelques centaines d'aventuriers, il se rendit le jour mine devant la place. Aussitôt il envoya sommer les Espagnols de la remettre à son souverain légitime, le roi de Navarre ; leur faisant déclarer qu'il les laisserait se retirer vies et bagues sauves ; mais que s'ils étaient emportés, ils devaient s'attendre à être tous mis en pièces. La garnison était composée de vieux soldats ; ils répondirent qu'ils ne rendraient point la place et encore moins eux.

Bayart fit sur-le-champ mettre en batterie quatre grosses pièces de canon, et commença à battre vivement la muraille. Les assiégés, qui étaient environ cent hommes munis d'arquebuses à croc et de fauconneaux, ripostèrent vigoureusement à l'artillerie française. Mais leurs efforts furent vains, pour empêcher qu'en moins d'une heure la brèche ne se trouvât assez grande pour donner l'assaut. La position, élevée du château en rendait l'accès encore fort difficile ; mais, en semblable occasion, il ne fallait pas y regarder de si près. Bayart fit sonner l'assaut, et donna ordre aux lansquenets de marcher. Pas un ne bougea. Ils lui firent réponse par leur trucheman que, suivant les articles de leur capitulation, ils devaient avoir double paie toutes les fois qu'ils prenaient une place d'assaut, et qu'ils ne marcheraient pas auparavant. Le Bon Chevalier n'entendait rien à leurs prétentions ; toutefois, comme les moments étaient précieux, il leur répondit de marcher toujours, et que s'ils prenaient la place, ils auraient ce qu'ils demandaient. C'étaient apparemment des promesses sonnantes qu'il leur fallait, et au diable si un seul lansquenet remuât. Les aventuriers français se précipitèrent gaillardement à la brèche, mais ils furent vigoureusement repoussés jusqu'à trois fois par les assiégés qui n'étaient pas gens à reculer.

Le Bon Chevalier, reconnaissant qu'il lui serait impossible de les forcer avec si peu de monde, fit sonner la retraite. Il recommença à battre la place, dans l'intention apparente d'agrandir la brèche, mais en effet pour exécuter une idée qui lui était venue. Il appela un de ses hommes d'armes nommé Petit Jehan de La Vergne, dont il avait éprouvé la bravoure et l'intelligence, et lui dit : La Vergne, si vous voulez me rendre un bon service, je vous en garantis une meilleure récompense. Vous voyez là-bas cette grosse tour qui forme l'encoignure du Château ; pendant que je vais recommencer l'assaut, vous prendrez deux ou trois échelles avec quarante ou cinquante de vos camarades ; et irez essayer de l'escalader. Sur ma vie, vous n'y devez trouver personne, et si vous n'entrez tout à votre aise dans la place, onc n'ayez confiance en moi.

Il n'avait pas besoin de lui en dire davantage. Pendant que Bayart faisait redonner un assaut plus vif encore que le premier, et que tous les Espagnols combattaient sur la brèche, La Vergne, sans être aperçu, exécuta à merveille ses ordres. Tout-à-coup les assiégés entendirent crier derrière eux : France, France Navarre, Navarre ! et furent à l'instant chargés par quarante ou cinquante Français. Ils essayèrent une inutile résistance, et, cernés de toutes parts, ils furent massacrés jusqu'au dernier. La place fut pillée, et Bayart, après y avoir laissé quelques aventuriers sous les ordres d'un gentilhomme du roi de Navarre, se mit en devoir de ramener ses gens au camp.

Comme il se disposait à partir, deux capitaines des lansquenets s'approchèrent, et lui firent demander par leur trucheman la double paie qu'il leur avait promise si la ville était prise. Courroucé de leur insolence, le Bon Chevalier répondit à l'interprète : Dites à vos coquins à de lansquenets que je leur ferai plutôt bailler à chacun un licou pour les pendre. Les lâches qu'ils sont n'ont jamais voulu monter à l'assaut, et ils demandent double paie ! J'en instruirai monseigneur de La Palice et monseigneur de Suffolk leur capitaine-général mais ce sera pour les faire casser ; ils ne valent pas les gourgandines de l'armée. Le trucheman leur traduisit fidèlement cette réponse, et tous les lansquenets se mirent à jurer et à murmurer en agitant leurs piques d'un air menaçant. Bayart fit sonner à l'étendard, rassembla ses gendarmes et les aventuriers, bien décidés, si les Allemands venaient à bouger, à les tailler en pièces. Il partit au petit pas, et les lansquenets, doux comme moutons, suivirent, comme si de rien n'était, le reste de la troupe jusqu'au camp devant Pampelune. Bayart fut accueilli à son retour par le roi de Navarre, La Palice et le duc de Suffolk qui le félicitèrent à l'envi de son heureuse expédition. Il leur raconta la méthode des lansquenets pour avoir double paie, dont ils ne purent se lasser de rire.

Bayart retint à souper plusieurs des principaux capitaines, et entre autres le duc de Suffolk, capitaine-général de tous les lansquenets qui se trouvaient dans l'armée française, au nombre de six à sept mille hommes. Sur la fin du repas, entra dans la salle un lansquenet plus qu'à moitié ivre, et ne sachant dire autre chose, sinon qu'il cherchait le capitaine Bayart pour le tuer, parce qu'il ne leur voulait pas faire donner de l'argent. Le capitaine Pierrepont étant parvenu à démêler ces paroles dans le mauvais jargon de l'Allemand, dit au Bon Chevalier en riant : Monseigneur, voici un lansquenet qui vous cherche pour vous tuer. Bayart, qui n'avait garde de laisser échapper une aussi bonne occasion d'amuser ses convives, se leva de table l'épée au poing, et dit au lansquenet, d'une voix terrible : Est-ce vous qui cherchez le capitaine Bayart pour le tuer ? Le voici, défendez-vous ! Les fumées du vin n'empêchèrent le pauvre diable d'avoir une belle peur, et il répondit en baragouinant : Ce n'est pas moi tout seul qui veux tuer le capitaine Bayart, ce sont tous les lansquenets. — Ah ! sur mon âme, dit le Bon Chevalier qui gardait le plus grand sérieux, je quitte la partie, et ne me sens pas de force à combattre à moi seul sept mille lansquenets. Compagnon, je vous demande quartier pour l'amour de Dieu. Toute la compagnie riait aux éclats de ce dialogue, et le Bon Chevalier, voulant achever la scène, fit asseoir son homme à table vis-à-vis de lui. Puis, avant de le renvoyer, il compléta par de fréquentes rasades ce qui était déjà commencé ; le lansquenet, content comme un roi, promit qu'il défendrait jusqu'à son dernier soupir le capitaine Bayart envers et contre tous, et jura en se retirant qu'il était homme de bien et que son vin était bon.

Le lendemain du retour du Bon Chevalier, l'artillerie commença à battre les murailles de Pampelune, et ne tarda pas à ouvrir une brèche suffisante pour donner l'assaut. Mais les Espagnols soutinrent deux attaques consécutives avec tant de valeur et de succès que les Français furent repoussés après avoir perdu beaucoup de monde. Le roi de Navarre se disposait à tenter un troisième assaut, lorsque le duc de Navarre parut sur les hauteurs avec des troupes considérables. La disette la plus affreuse régnait dans le camp français ; il n'y avait plus d'espoir d'emporter Pampelune en vue de l'armée espagnole, et il fallut lever le siégé et songer à la retraite. Le défaut de vivres la rendit extrêmement pénible ; plusieurs soldats moururent de faim, et à peine si les autres, sans chaussure et presque sans vêtements, purent se traîner à travers ces montagnes escarpées et déjà couvertes de neige. Louis de Beaumont, chef de la faction navarraise opposée à Jean d'Albret, et le capitaine espagnol Villalba harcelaient en outre les Français dans leur marche et leur faisaient essuyer à chaque déifié de sanglantes escarmouches.

Un soir que le duc de Suffolk rentra fort tard au camp, harassé d'une journée entière passée les armes à la main, il alla trouver lé Bon Chevalier avec lequel il avait lié la plus intime amitié, et lui dit : Capitaine Bayart, mon ami, je meurs de faim ; donnez-moi aujourd'hui à souper, je vous en prie, car mes gens m'ont répondu qu'il n'y avait pas un morceau de pain chez moi. — Volontiers, Monseigneur, lui répondit le Bon Chevalier avec la plus comique assurance, et je vous promets que vous serez bien traité ; qu'on appelle mon maitre d'hôtel. Milieu, lui dit-il, allez devant faire hâter le souper, et que nous soyons servis comme dans Paris ; et Suffolk de rire à gorge déployée ; car depuis deux jours à peine pouvait-on se procurer quelques mauvais pains de millet.

Bayart se couvrit de gloire dans cette retraite ; il soutenait les attaques réitérées des ennemis, pressait la marche des siens, ralliait les traineurs, et ne se retirait jamais que le dernier. Toute sa vie son poste fut, dans les retraites, à la queue de l'armée, et dans les attaques, à l'avant-garde. Le Bon Chevalier avait coutume de dire et prouvait qu'il était trois choses opportunes en guerre : Assaut de lévrier, défense de sanglier, et fuite de loup.

Ce ne fut pas sans une vive satisfaction que les Français rentrèrent dans Bayonne, où ils trouvèrent de quoi se refaire des fatigues et des privations qu'ils venaient de supporter. Mais un grand nombre de gens de pied qu'avait à peine épargnés la famine, moururent de l'excès contraire. Telle fut l'issue de l'expédition de Navarre, commencée sous les auspices les plus favorables, mais que l'incapacité de Jean d'Albret termina d'une manière si désastreuse pailles Français et pour lui qui perdit à jamais la portion de son héritage conquise par Ferdinand.