HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXXIII.

 

 

Les Français évacuent l'Italie. - Bayart est dangereusement blessé. - Il se rend à Grenoble. - Sa maladie et sa convalescence. - Le Bon Chevalier change vice à vertu. 1512.

 

Dix-huit mille Suisses, sous la conduite du cardinal de Sion, descendirent de leurs montagnes, portant le fameux étendard qu'ils avaient reçu du Pape, avec cette fastueuse inscription : Domatores principum. Amatores justitiæ. Defensores sanctæ Ecclesiæ romanæ. Ils furent rejoints par les troupes vénitiennes et pontificales, et ces forces réunies composèrent une armée de plus de trente mille hommes, contre laquelle La Palice n'était point en état de résister. Le maréchal fut donc contraint de battre en retraite sur Pavie, où il résolut de se maintenir ; mais à peine s'y trouva-t-il, que les Suisses se présentèrent aux portes, et, introduits on ne sait comment dans la ville, pénétrèrent jusque sur la grande place. Le capitaine d'Ars, gouverneur de Pavie, fit incontinent sonner l'alarme, et accourut à la rencontre des Suisses, accompagné de quelques gens de pied et de cheval. Il fut bientôt rejoint par les seigneurs de La Palice, d'Humbercourt et de Bayart qui firent merveilles d'armes. Mais il était trop tard pour chasser les Suisses de Pavie, et il fallut se résoudre à l'évacuer sous le feu de l'ennemi.

Les autres capitaines défilèrent avec l'artillerie sur un pont de bois qu'on avait prudemment jeté sur le Tésin, pendant que Bayait arrêtait les Suisses avec trente-six de ses hommes d'armes. Il soutint leurs efforts plus de deux heures, et, quoiqu'il eût eu deux chevaux tués sous lui, il n'avait pas encore perdu un pouce de terrain. Mais sur ces entrefaites, le capitaine Pierrepont, qu'il avait détaché pour observer les mouvements de l'ennemi, vint l'avertir que les Suisses pas., salent dans des bateaux, à dessein de s'emparer de l'autre extrémité du pont. Alors le Bon Chevalier recula au petit pas, et, après de rudes assauts, parvint à gagner la rive opposée. Trois cents aventuriers qui tenaient ferme à la tête du pont, furent moins heureux que lui. Il ne restait plus à passer, de toute l'artillerie, qu'une énorme couleuvrine nommée madame de Forli, prise sur les Espagnols à la journée de Ravennes, et qu'ils ne pouvaient se décider à abandonner. Sa pesanteur enfonça la première barque du pont, et les pauvres aventuriers n'eurent d'autre ressource que de se jeter dans le Tésin, où pour la plupart ils furent noyés.

Mais les malheurs de cette journée n'étaient point encore finis : Bayart se tenait à l'autre bord, attentif à recueillir les victimes échappées à ce désastre, lorsqu'un coup de fauconneau, parti de la ville, le frappa entre l'épaule et le cou, et lui emporta la chair jusqu'aux os. Ceux qui virent le coup le crurent mortel ; mais le Bon Chevalier qui s'effrayait difficilement, dit à ses compagnons : Messeigneurs, ce n'est rien...

Cependant le sang coulait en abondance, et l'on eut bien de la peine à l'étancher. Comme il ne se trouvait pas là de chirurgien, ses soldats déchirèrent leurs chemises, mirent dessus la blessure de la mousse d'arbre, et la bandèrent le mieux qu'ils purent. Le Bon Chevalier remonta gaillardement à cheval, et suivit l'armée, toujours à son même poste, à l'arrière-garde.

Les débris des troupes françaises gagnèrent Alexandrie, et repassèrent les Alpes, sans conserver d'autres places en Italie que les citadelles de Crémone, de Milan et de Brescia. Cette armée qui, le 11 avril, campait victorieusement sur les borda de la mer Adriatique, se trouva, sans avoir perdu une seule bataille, repoussée au-delà des monts, le 28 juin de la même année. Il serait hors de notre sujet de suivre Machiavel dans la discussion des causes qui amenèrent d'aussi funestes résultats.

Ce fut pendant le désordre commun aux retraites des Français, que le cardinal de Médicis trouva le moyen de s'échapper ; de quoi il s'avisa fort à propos, car la tiare pontificale qu'il ceignit dans le courant de l'année ne le fût pas allé chercher dans sa prison de France.

Le Bon Chevalier se rendit droit à Grenoble pour visiter son bon oncle l'évêque, qu'il n'avait pas vu depuis bien longtemps. Laurent des Alleman reçut son neveu avec une satisfaction difficile à décrire, et le fit loger à l'Evêché, où il n'y eut pas de soins et d'attentions qu'il ne lui prodiguât. Les gentilshommes, les dames de la ville et des alentours s'empressèrent d'aller rendre visite à un guerrier, l'honneur non-seulement de sa famille, mais de tout le Dauphiné. Ils ne pouvaient se lasser de lui exprimer les témoignages de leur admiration, et de le combler de louanges dont il avait grand'honte.

Mais, soit les fatigues de la guerre, soit quelques ressentiments de sa blessure, le Bon Chevalier fut saisi d'une fièvre continue qui, au bout de dix-sept jours d'accès, l'avait tellement affaibli que l'on désespérait de sa vie. Le pauvre gentilhomme, désolé de mourir dans son lit, adressait au ciel des prières et des complaintes qui arrachaient des larmes à tous ceux qui l'entouraient.

Avec cette foi sincère et cette pieuse familiarité des chrétiens du seizième siècle : Las ! disait-il, mon Dieu, si c'est ton bon plaisir de me retirer déjà de ce monde, que ne me fis-tu la grâce de mourir en la compagnie de ce noble prince, le duc de Nemours, et de mes autres camarades, à la journée de Ravennes ; que ne me laissas-tu plutôt périr sur les remparts de Brescia, lorsque je fus si grièvement blessé ? Hélas ! j'en fusse mort beaucoup plus joyeux, car au moins j'eusse ensuivi mes bons aïeux, qui tous sont demeurés sur des champs de bataille. Sire Dieu, ne m'as-tu fait échapper à de si grands dangers d'artillerie, de bataille, de rencontre et d'assaut, que pour me laisser mourir en mon lit comme une pucelle ! Toutefois, que ta volonté soit faite ; je suis un grand pécheur, mais j'espère en ton infinie miséricorde. Hélas ! mon Créateur, je t'ai par le passé grandement offensé ; mais si tu m'eusses accordé quelques jours de plus, j'avais ferme intention, avec ta grâce, d'amender au plus tôt ma mauvaise vie.

Au milieu des ardeurs de la fièvre qui le brûlait, c'était à Monseigneur saint Antoine, si renommé dans le Viennois, que le Bon Chevalier adressait ses touchantes doléances : Hé ! glorieux confesseur et vrai ami de Dieu, saint Antoine, toi que j'ai toute ma vie honoré, et servi avec tant de confiance, tu me laisses aujourd'hui brûler en si extrême chaleur, que la mort me serait préférable. Hélas ! n'as-tu donc point souvenance que durant les guerres d'Italie, étant à Rubiera dans un de tes monastères, je le gardai de brûler, et empêchai les lansquenets d'y mettre le feu ? En commémoration de ton saint nom, je m'y logeai, quoiqu'il fût hors de la ville, et nuit et jour exposé aux attaques de l'ennemi, et préférai y demeurer en tel danger un mois entier, plutôt que laisser détruire ta maison. Je te supplie de m'alléger de cette grande chaleur, ou au moins d'obtenir de Dieu que bientôt il m'ôte de ce monde, si ce n'est son bon plaisir de me rendre à la santé !

Le pieux évêque ne désemparait le chevet de son neveu que pour aller dans son oratoire offrir à Dieu ses prières et ses larmes. Gentilshommes, bourgeois, marchands, religieux et religieuses remplissaient nuit et jour les églises de Grenoble, faisant des oraisons et des neuvaines pour sa conservation. Leurs prières furent enfin exaucées ; la fièvre diminua peu à peu, et commença à laisser quelque répit à Bayart. Ensuite elle le quitta tout-à-fait, et l'appétit lui revint, de sorte qu'en moins de trois semaines de soins et de ménagements, sa guérison fut complète. Il se remit à monter à cheval aux alentours de Grenoble, à visiter ses amis et les dames de maisons en maisons, et à prendre part aux fêtes et aux banquets dont sa convalescence fut l'objet.

Or, le Bon Chevalier n'était pas un saint, et il oublia insensiblement les belles promesses qu'il avait faites à Dieu quand la fièvre le tenait. Un jour qu'il se sentit encore plus gaillard que d'ordinaire, il lui prit envie d'avoir compagnie française, et voilà qu'il dit à son valet de chambre qui se nommait le bâtard de Cordon[1] : Bâtard, je te prie de me trouver pour ce soir quelque belle fille, par ma foi je crois que je ne m'en trouverai que mieux. Cordon ne perdit pas de temps à satisfaire son maître, et alla s'adresser à la veuve d'un pauvre gentilhomme qui avait une jolie fille de l'âge de quinze ans. L'extrême pauvreté de la mère la fit consentir à ses propositions, dans l'espérance que le seigneur de Bayart, après avoir gardé sa fille un certain temps, lui donnerait quelque argent pour s'établir. Elle endoctrina si bien la jeune personne, qu'elle consentit au marché, moins de gré cependant que de force.

Elle fut livrée au valet qui l'introduisit secrètement au logis du Bon Chevalier, et l'enferma dans un cabinet, en attendant le retour de son maître. Bayart rentra un peu tard, arrivant d'un souper où il venait gaiement de terminer la soirée. Le Bâtard s'empressa de lui annoncer qu'il avait fait la plus belle découverte du monde, et que la jeune fille était même damoiselle. Il ouvrit la porte du cabinet, et Bayart trouva la jeune personne en effet belle comme un ange, mais les yeux tout enflés des pleurs qu'elle avait répandus. Il s'en aperçut, et lui dit : Comment, m'amie, qu'avez-vous donc ? Ne savez-vous pas bien pourquoi vous êtes venue ici ? La pauvre fille se mit à genoux et lui répondit : Hélas oui, Monseigneur, ma mère m'a ordonné de faire tout ce que vous voudriez ; toutefois, je suis vierge, et ne fis onc mal de mon corps, ni n'avais volonté d'en faire si je n'y fusse contrainte. Mais nous sommes si pauvres, ma mère et moi, que nous mourons de faim, et plût à Dieu que je fusse déjà morte, au moins je ne serais point au nombre des malheureuses filles, et déshonorée pour le reste de ma vie. Ses sanglots l'interrompirent, et redoublèrent avec tant de violence, qu'il devint impossible de les arrêter.

Le Bon Chevalier, attendri de la vertu que montrait cette jeune personne, lui dit d'une voix émue : En vérité, m'amie, je ne serai pas si méchant de vous faire manquer à une aussi louable résolution. Ni les charmes d'une beauté éplorée, ni la nuit, ni l'occasion, ne firent outrepasser au Chevalier sans reproche les barrières de l'honnêteté. Changeant vice à vertu, il prit la damoiselle par la main, la couvrit d'un manteau, et, suivi du valet, une torche à la main, il la conduisit lui-même coucher au logis d'une noble dame, sa parente.

Le lendemain matin il envoya chercher la mère et lui dit : Venez çà, m'amie, ne me mentez point, votre fille est-elle pucelle ?Sur ma foi ! Monseigneur, quand le Bâtard la vint quérir hier, jamais elle n'avait eu connaissance d'homme. — Vous n'en êtes que plus coupable de la vouloir faire méchante ! La pauvre femme, honteuse et tremblante, ne sut alléguer autre excuse que son extrême pauvreté. Le Bon Chevalier lui dit : Ne commettez oncques une action aussi lâche que de vendre votre fille ; vous devriez, en votre qualité de noble, en être davantage punie. N'avez-vous donc personne qui vous l'ait jamais demandée en mariage ?Oui bien, dit-elle, un mien voisin, fort honnête homme ; mais il exige six cents florins, et je n'en ai pas la moitié vaillant. — Et si elle les avait l'épouserait-il ?Oui, sûrement, répondit-elle. Alors Bayart prit des mains de son valet une bourse, et lui donna trois cents écus en lui disant : Tenez, m'amie, voilà deux cents écus qui valent six cents florins de ce pays et mieux, pour marier votre fille, et cent pour son trousseau. Il compta encore cent autres écus à la mère, et ordonna au bâtard de Cordon de ne pas la perdre de vue que sa fille ne fût mariée. Trois jours après la noce fut célébrée ; la damoiselle retira sa mère chez elle, et fit depuis un très-honorable ménage[2].

 

 

 



[1] Nous le retrouvons ainsi dénommé dans la Montre de la compagnie de Bayart, que nous rapportons à l'Appendice. Selon Guichenon, la famille de Cordon est une des plus anciennes du Bugey.

[2] Pasquier, de la sage retraite du capitaine Bayart en l'exécution d'un amour vicieux, l. VI, ch. 19, p. 600.