HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXXII.

 

 

Glorieuse escarmouche du Bon Chevalier avec les Espagnols. - Bataille de Ravenne et mort du duc de Nemours. - Pendaison du capitaine Jacquin. 1512.

 

Gaston, n'osant entreprendre d'attaquer les ennemis retranchés constamment dans leurs lignes, résolut d'assiéger Ravennes, de l'emporter sous leurs yeux, ou de les attirer en rase campagne. Il e pouvait tenir davantage dans sa position ; d'un côté les Vénitiens, les Espagnols de l'antre, coupaient les vivres à son armée qui manquait déjà de viande et de pain. Il était encore menacé d'un autre inconvénient ; le Pape avait exigé que Maximilien en exécution de rial trêve qu'il venait de conclure avec les Vénitiens et lui, rappelât tous les Allemands qui servaient dans les troupes du roi de France. L'Empereur, avec son inconstance ordinaire, oublia tout ce qu'il devait à Louis XII, et manda à tous ses capitaines qu'ils eussent à se retirer, sous peine de la vie, à la réception de ses ordres.

Heureusement, cette dépêche tomba entre les mains du capitaine Jacob d'Empser, dont le cœur était plus français qu'allemand, et qu'une noble conformité d'inclinations avait intimement lié avec le Bon Chevalier depuis le siège de Padoue. Dès qu'il eut appris son arrivée, il alla lui rendre visite, sans autre témoin que son trucheman, car il n'avait jamais pu apprendre que ces deux mots de français : Bonjour, Monseigneur Ils se firent mille amitiés, et le capitaine Jacob confia à son ami l'ordre qu'il venait de recevoir de l'Empereur, et qu'il n'avait encore communiqué à personne, de crainte que les lansquenets ne se le tinssent pour dit. Pour moi, ajouta-t-il, j'aimerais mieux mourir de cent mille morts, que de faire une telle lâcheté au roi de France, après les bienfaits que j'en ai reçus.

Bayart témoigna au brave capitaine toute sa reconnaissance d'un avis aussi important, et lui répondit toujours par la bouche de son trucheman : Mon compagnon, mon ami, je n'attendais pas moins de la noblesse de votre cœur. Vous m'avez dit autrefois que vous n'aviez pas grands biens en votre pays ; notre maître est puissant et riche, et en un jour il peut vous rendre opulent pour le reste de votre vie ; le Roi vous aimait déjà beaucoup ; combien croîtra son amour à la nouvelle d'un aussi bon service, et il le saura, je vous le jure, quand il n'y aurait que moi pour le lui dire. Monseigneur de Nemours, notre chef, a mandé en son logis tous les capitaines au conseil ; allons-y vous et moi, et nous l'instruirons à part de tout ceci.

Nemours venait de recevoir des lettres de son oncle qui le pressait de livrer bataille avant que son royaume fût assailli en trois différents endroits. La confidence du capitaine Jacob le confirma dans la résolution d'attaquer au plus tôt Ravennes et les confédérés. Le prince laissa les capitaines discuter longuement les avantages et les inconvénients d'une action décisive, et, sûr de l'opinion du Bon Chevalier, il s'empressa d'en ajouter le poids à sa détermination.

Monseigneur de Bayart, mon ami, de quel bon conseil paierez-vous volve bienvenue. Monseigneur, vous savez que je ne suis ici que d'hier, et ne connais pas encore l'état de l'ennemi. Encore que mes compagnons qui les ont déjà vus et escarmouchés soient la plupart d'avis différents, je donnerai toutefois le mien, puisque vous l'exigez.

Certes, il est toujours dangereux d'en venir à une bataille, mais tout retard dans notre situation ne le serait-il pas davantage. Eh ! au fait, est-il encore possible de l'éviter ? Les approches de Ravennes sont faites, et, dès que l'artillerie aura ouvert la brèche, vous commanderez l'assaut. Le seigneur Marc-Antoine Colonna n'est entré dans la ville, vous en êtes averti, que sur la foi jurée de chacun des trois chefs de l'armée confédérée, de le secourir au plus tard demain ou le jour de Pâques. Les Espagnols montrent bien qu'ils ne veulent point faillir à leur parole, et déjà nous apercevons leurs enseignes sur les hauteurs de Forli. Ajoutez à cela que nos gens manquent de vivres, les chevaux n'ont d'autre nourriture que des bourgeons de saules, et le Roi, notre maître, vous écrit chaque jour que de la bataille dépend non-seulement le salut de son duché de Milan, mais encore celui de tous ses Etats de France. Je suis donc d'avis de donner la bataille, mais avec toutes les précautions qu'il sera possible de prendre, car nous avons affaire à gens cauteleux et bons combattants. Elle sera aussi périlleuse que bataille le fut ; mais une chose me rassure : les Espagnols, depuis un an qu'ils sont dans cette Romagne comme le poisson dans l'eau, sont devenus gras et replets, tandis que nos gens, au contraire, ne mangeant pas tous les jours à leur faim, ne sont pas surchargés de graisse ; ils n'en seront que plus légers et, dispos, et, croyez-en ma parole, le camp demeurera à ceux qui auront l'haleine la plus longue.

Chacun se prit à rire de cette conclusion, tant le Bon Chevalier savait agréablement mêler joyeux propos aux plus sensés discours. Les seigneurs de Lautrec, de La Palice, de Brezé, de Crussol, et la plupart des capitaines se rangèrent à son opinion et sur l'heure tout le camp fut averti de Se préparer à la bataille.

Le lendemain, Vendredi-Saint, l'artillerie de France réunie à celle du duc de Ferrare, dont l'effet était toujours irrésistible, battit à coups redoublés les remparts de Ravennes, et les confédérés jugèrent au retentissement du canon qu'il était temps d'accourir au secours du seigneur Colonna. Les mouvements de l'ennemi ne donnèrent pas à Gaston le loisir d'attendre que la brèche fût assez élargie, et il ordonna l'assaut. Deux cents hommes d'armes et trois mille hommes de pied s'avancèrent à la brèche, comme s'ils allaient à une noce, tandis que le reste de l'armée attendait sous les armes les Espagnols. L'assaut et la défense durèrent pendant quatre heures avec un égal acharnement ; mais l'approche des Espagnols vint faire cesser une attaque déjà trop meurtrière.

Le ciel servit bien Nemours en cela que si Ravennes eût été prise, jamais il ne fût parvenu à retirer du pillage ses aventuriers pour les mener à l'ennemi.

Le soir, après souper, les capitaines réunis dans la tente du prince, ne parlaient que des Espagnols et de la bataille. Gaston adressa la parole au Bon Chevalier et lui dit : Monseigneur de Bayart, avant votre arrivée, les Espagnols se sont plusieurs fois informés si vous n'étiez point dans le camp, et l'on s'apercevait à leurs discours qu'ils font grosse estime de votre personne. Vous devriez, par courtoisie, leur porter vous-même de vos nouvelles, et donner si chaude alarme à leur camp, que vous puissiez juger de la contenance de leurs troupes. Bayart, qui pas mieux ne demandait, lui répondit : Monseigneur, je vous donne ma foi, qu'avec l'aide de Dieu je les aurai vus demain avant midi de si près, que je vous en rapporterai de bonnes nouvelles.

Roger de Béarn, aventureux chevalier, lieutenant de la compagnie du duc de Nemours, entendit cette réponse, et pensa en lui-même que le seigneur de Bayart serait levé bien matin s'il partait avant lui. Il courut prévenir ses gens d'armes de se tenir prêts à le suivre dès que le jour commencerait à poindre. Le Bon Chevalier prit congé du prince, et, dé retour en son logis, fit appeler son lieutenant, le capitaine Pierrepont, son enseigne, son guidon, et quelques anciens de la compagnie, et leur dit : J'ai promis à Monseigneur d'aller demain voir les ennemis de près, et de lui en rapporter des nouvelles certaines. Or, je suis décidé à mener toute la compagnie, et à déployer les enseignes de Lorraine qui n'ont point encore paru ; elles feront meilleur effet à voir que les cornettes, et j'espère que les aiglons de Godefroy nous porteront bonheur. — Vous, bâtard Du Fay, dit-il à son guidon, vous passerez le canal au-dessous de l'artillerie des Espagnols avec cinquante archers, et irez donner l'alarme dans leur camp le plus avant que vous pourrez. Quand vous verrez qu'il sera temps de vous retirer, vous ferez votre retraite en bon ordre, jusqu'à ce que vous trouviez le capitaine Pierrepont et les autres archers. Pour moi, je serai à portée de vous soutenir avec le reste de la compagnie, et croyez que si l'attaque est conduite comme je l'attends de vous, nous y aurons tous de l'honneur. Chacun comprit parfaitement ce qu'il avait à faire, non-seulement les capitaines, mais aussi les simples hommes d'armes qui la ph1part eussent été capables d'en commander d'autres. Ils se retirèrent pour aller prendre quelque repos, en attendant la trompette qui les réveilla au point du jour. La troupe prit les armes, les enseignes de Lorraine furent déployées, et tous les cœurs se réjouirent à la vue des glorieux écussons que la Duchesse avait brodés de ses propres mains dans son palais de Nancy. Echelonnée en trois bandes, d'après les dispositions arrêtées la veille, la compagnie se mit aux champs.

Le Bon Chevalier ne savait rien de l'entreprise du baron de Béarn qui l'avait devancé. Tout alla bien d'abord pour le baron, mais les Espagnols, qu'il avait trop chaudement éveillés, furent en un instant sous les armes, et pointèrent sur sa troupe trois ou quatre couleuvrines qui jetèrent le désordre dans les rangs, et nombre d'archers par terre. Ces coups de canon furent immédiatement suivis de cent vingt hommes d'armes qui vinrent fondre sur Béarn et ses gens, et les forcèrent à reculer au pas, puis au trot, et bientôt au grand galop. Ils retombèrent en déroute sur le bâtard Pu Fay qui en donna tout de suite avis à Bayart. Il lui fit répondre de se rabattre sur le capitaine Pierrepont, et, s'avançant lui-même avec le reste de la compagnie, il réunit ses trois escadrons en une seule troupe. Le baron de Béarn ne tarda pas à arriver, fuyant ventre à terre devant les ennemis qui traversèrent à sa suite le canal qui séparait les deux camps. Quand le Bon Chevalier les vit de son côté, il n'eût pas donné sa part de l'affaire pour tous les revenus du roi Catholique. D'une voix éclatante on l'entendit crier aux siens : En avant compagnons, secourons nos gens ! et aux fuyards : Demourez, demourez, hommes d'armes, vous avez bon secours ! Puis le premier il se jeta eu beau milieu des Espagnols, où ses gens d'armes ne le laissèrent pas seul. Les ennemis soutinrent bravement le choc ; niais la lourde épée de e4yart éclairait leurs rangs à vue d'œil et bientôt ils tournèrent le dos, repassant le canal plus vite qu'ils n'étaient venus. Le Bon Chevalier les poursuivit jusqu'au milieu de leur camp, en renversant tentes et pavillons, et tout ce qui se rencontra sur son passage. Mais comme rien n'échappait à ses regards vigilants, ii découvrit soudain une troupe d'environ quatre cents hommes d'armes espagnols qui débouchaient à pas de loup d'une forêt de pins pour lui venir couper retraite.

Capitaine Pierrepont, dit-il à son neveu, il est temps de se retirer, voici des forces par trop supérieures. La trompette sonna la retraite qui s'effectua, en repassant le canal, sans perdre un seul homme. Les Espagnols n'osèrent s'aventurer au-delà, à l'exception de cinq à six qui traversèrent en demandant à rompre une lance. Mais Bayart ne voulut jamais consentir à ce qu'un seul des siens sortit des rangs, de crainte que ces combats particuliers n'engageassent dans une action générale ses gens d'armes assez fatigués pour ce jour-là. Il savait allier la prudence au courage, et onc de sa vie ne fit à contretemps parade de valeur. Le duc de Nemours, instruit du succès de l'escarmouche du Bon Chevalier, accourut l'embrasser en lui disant : C'est à vous seul, Monseigneur de Bayart, qu'il appartient d'aller aux escarmouches, car vous savez aller sagement et revenir de même.

Ce même soir, qui fut la veille de la bataille de Ravennes, âpre et cruelle journée que maudiront à jamais Français et Espagnols, le duc rassembla les capitaines dans son pavillon : après leur avoir répété tous les motifs qui rendaient sine action définitive de plus en plus urgente :Si la fortune nous favorise, ajouta-t-il, nous en louerons et remercierons Dieu ; si elle nous est contraire, que sa volonté soit faite. Mais si le ciel m'oublie à ce point de me faire perdre la bataille, qu'il prenne aussi ma vie, je ne l'épargnerai point, et les Espagnols seront bien lâches s'ils me laissent vivant. Soyez-moi tous témoins, Messeigneurs, de l'engagement que j'en contracte devant vous. Les capitaines, la main sur la garde de leurs épées, jurèrent de vivre et de mourir avec lui ; et, d'un accord unanime, il fut décidé que le lendemain, jour de Pâques, l'on irait trouver l'ennemi.

Messeigneurs, se prit à dire le Bon Chevalier, il conviendrait, avant de nous séparer, de dresser sur l'heure l'ordonnance de la bataille, afin que chacun connaisse bien le poste qu'il devra occuper. J'ai su par tous les prisonniers que j'ai questionnés, que les Espagnols réunissent leur cavalerie en une seule troupe, et divisent en deux leur infanterie ; nous pouvons donc, je pense, nous régler là-dessus ! Cet avis, comme tous ceux qui venaient de Bayart fut vivement approuvé, et mis sur-le-champ à exécution.

Le lendemain, dès-que le jouir parut, le duc de Nemours sortit de Sa tente, revêtu' d'une armure brillante, et d'une riche casaque aux armes de Foix et de Navarre. Au même moment le soleil se levait sur l'horizon, rouge comme du sang. Regardez, Messeigneurs, dit le prince à ceux qui l'entouraient, regardez comme le soleil est rouge. Un gentilhomme de ses familiers ; nommé Hautbourdin, qui se mêlait de faire des prédictions ; lui répondit : Savez-vous, Monseigneur, que cela signifie qu'il mourra aujourd'hui quelque grand personnage ? Il faut que ce soit vous ou le vice-roi de Naples. Nemours se prit à rire de ce propos, comme d'ordinaire, des autres saillies du seigneur Hautbourdin.

C'était aux lansquenets de passer les premiers le pont, mais le capitaine Molard cria à ses aventuriers : Comment, compagnons, sera-t-il dit que les lansquenets ont joint l'ennemi avant nous ; quant à moi, j'aimerais mieux qu'il m'en coûtât un œil ! Les Allemands obstruaient le passage, et Molard se jette dans la rivière, suivi de tous ses gens qui, nonobstant qu'ils eussent de l'eau jusqu'à la ceinture, atteignirent l'autre bord avant les lansquenets. L'artillerie et le reste de l'année se mirent à la file.

Le Bon Chevalier, s'approchant du prince, lui dit : Monseigneur, vous plairait-il, en attendant le passage, de vous ébattre un peu le long de la rivière ? A quelques pas d'ici, on découvre toute l'année d'Espagne. Le duc, accompagné de Lautrec, d'Yves d'Alègre et d'une vingtaine d'autres seigneurs, se rendit à l'endroit que lui indiquait Bayart. On apercevait un grand mouvement sur les hauteurs de Mulinacio, les enseignes s'agitaient, et les capitaines parcouraient les retranchements en assignant à chacun son poste. Monseigneur de Bayart, dit le Prince, savez-vous que si nous voyons bien les ennemis, nous sommes aussi en belle vue ; quelques arquebusiers, embusqués sur l'autre rive, pourraient nous choisir à leur aise. Comme il disait ces mots, don Pedro de Paz, chef des genétaires espagnols, parut au bord de la rivière, accompagné de vingt-cinq à trente gentilshommes à cheval.

Bayart s'avança jusque sur la grève du Ronco, qui se rétrécissait en cet endroit, et salua les Espagnols en leur disant : Messeigneurs, vous vous ébattez comme nous, en attendant que la partie commence ; je vous prie, que l'on ne tire point de votre côté, on ne tirera point du notre. Don Pedro y consentit et lui demanda s'il pouvait savoir à qui il parlait. Quand il sut que c'était au capitaine Bayart, si renommé dans les guerres de Naples, il lui dit : Sur ma foi, Monseigneur de Bayart, encore que nous n'avions rien gagné à votre arrivée, et que j'en tienne votre camp renforcé autant que de deux mille hommes je n'en suis pas moins aise de vous voir ; et, plût à Dieu qu'une bonne paix entre votre maître et le mien nous permît de deviser quelque peu ensemble, car tout le temps de ma vie j'ai désiré l'amitié d'un aussi preux gentilhomme que vous. Bayart, avec sa courtoisie ordinaire, lui rendit son change au double. Seigneur, reprit don Pedro, voudriez-vous bien me dire quel est ce seigneur de si bonne prestance à qui les vôtres semblent porter tant d'honneur ? C'est notre chef, le duc de Nemours neveu de notre Roi et frère de votre Reine. A peine avait-il achevé, que tous les Espagnols, mettant pied à terre, s'avancèrent à l'extrémité de la rive, précédés de don Pedro de Paz qui adressa, en se découvrant, ces paroles au noble prince : Sauf l'honneur et le service du Roi notre maître, nous prions Votre Altesse de croire qu'elle n'a point de serviteurs plus dévoués que nous. Nemours les remercia avec affabilité, pais il ajouta : Messeigneurs, cette journée va décider à qui de vous ou de nous demeurera la campagne ; mais n'y aurait-il aucun moyen d'éviter l'effusion du sang de tant de braves gens ? Si votre Vice-roi voulait vider ce différend de sa personne à la mienne, je m'engage, en mon nom et en celui de tous les miens, si je suis vaincu, à vous abandonner ce pays, et à retourner au duché de Milan ; si votre Vice-roi succombe, à votre tour, vous vous retirerez au royaume de Naples. Le marquis de La Palude lui répliqua sur-le-champ : Seigneur, je ne doute pas que l'effet ne répondit à vos paroles, mais notre Vice-roi ne se fiera point tant à sa personne qu'il accède à votre proposition. — Adieu donc, Messeigneurs, dit Nemours aux Espagnols, je m'en vais passer l'eau, et promets à Dieu de ne la point repasser que le camp ne soit vôtre ou nôtre.

Cependant le duc de Nemours traversa le Ronco, et rangea son armée en bataille sans être inquiété par les ennemis qui, d'après les avis de Pietro Navarro, oracle du Vice-roi, s'obstinaient à attendre les Français derrière leurs retranchements. Le demi-cercle que figuraient les troupes espagnoles sur le penchant de la colline, obligea Gaston à étendre ses lignes en forme de croissant, pour les envelopper dans une même attaque.

L'année française s'arrêta à deux cents pas du fossé qui couvrait dans toute sa longueur les troupes espagnoles, et pendant deux heures on ne fit que se canonner de part et d'autre. L'artillerie espagnole disposée par Pietro Navarro, maltraitait horriblement l'infanterie française. Le brave seigneur de Molard et le capitaine Philippe de Friberg furent emportés d'un même coup de canon, et plus de deux mille soldats jonchaient la terre avant qu'on en fût venu aux mains. Cependant quelques pièces de canon que Bayart et d'Alègre avaient fait habilement pointer sur la cavalerie de Fabricio Colonna, ne causaient pas de moindres ravages dans ses rangs, et il avoua depuis, étant prisonnier à Ferrare, qu'un seul coup lui avait enlevé trente-trois hommes d'armes. Mais Pietro Navarro lui avait fait donner les ordres les plus précis d'attendre les Français derrière les fossés.

Celui-ci patientait à la tète de son infanterie couchée à plat ventre au-dessous de la gendarmerie de Fabricio, car pourvu qu'il la conservât intacte, la victoire lui paraissait assurée. Cependant Colonna et les siens blasphémaient de périr ainsi sans tirer l'épée a par la malice et l'opiniâtreté d'un Maranne. A Bientôt il ne fut plus possible à leur chef de les retenir ; ils s'écrièrent en leur langage : Cuerpo de Dios ! somos matados del cielo, vamos combatir los hombres, et, sans plus attendre, ils sortent de leur camp st débouchent dans la plaine. Pietro Navarro fut contraint de les suivre avec son infanterie, qui, se relevant fièrement, engagea le combat avec les aventuriers et les lansquenets qùi se trouvaient vis-à-vis d'elle.

La cavalerie de Fabricio Colonna, au lieu de marcher droit à l'avant-garde, opéra un circuit pour donner sur le corps de bataille où se trouvait Nemours à la tète d'une petite troupe de gendarmes. Ceux-ci, joyeux d'en venir les premiers aux mains, baissèrent leurs visières, et, la lance en arrêt, marchèrent à la rencontre des ennemis. Fabricio divisa soudainement ses hommes d'armes en deux corps pour envelopper ce faible escadron. Le Bon Chevalier s'aperçut de cette ruse, et dit au duc de Nemours : Monseigneur, suivons leur exemple, jusqu'après le passage du fossé, car ils nous veulent enclore. Ce mouvement fut exécuté sur-le-champ. Les Espagnols joignirent les Français en faisant un grand bruit et poussant leurs cris de guerre accoutumés : España, España san Iago ! à los caballos ! Ils furent âprement reçus par la gendarmerie de Gaston, qui criait : France, France ! aux chevaux, aux chevaux ! et qui, de même que les Espagnols, ne visait qu'a démonter ses ennemis. Depuis que Dieu créa ciel et terre, il ne fut peut-être jamais vu un combat plus rude et plus acharné que celui que les Français et les Espagnols se livrèrent pendant une heure. Les deux partis étaient obligés de temps à autre de s'arrêter vis-à-vis l'un de l'autre pour reprendre haleine, puis ils rechargeaient avec une nouvelle fureur.

Cependant les Espagnols, étaient de la moitié plus nombreux que les Français, et le combat devenait de plus en plus périlleux. Le seigneur d'Alègre courut à l'avant-garde, et distinguant de loin ; à ses couleurs, la bande de messire Robert de La Mark, il lui cria : Blanc et noir, marchez, marchez ! et aussi Crussol et les archers de la Garde, marchez ! Le seigneur de La Palice et le duc de Ferrare, jugeant que d'Alègre ne les appelait point sans un pressant besoin, les firent incontinent partir à bride abattue. L'inégalité du nombre n'avait point empêché le duc de Nemours de faire perdre du terrain à Fabricio Colonna, et l'arrivée de ce renfort redoubla la, vivacité de l'attaque. Les archers de la Garde portaient à l'arçon de leurs selles de petites coignées qui leur servaient à dresser leurs logements, ils les mirent en œuvre, et frappant à grands coups sur l'armet des Espagnols, ils en assommaient autant qu'ils en frappaient. A la fin les ennemis furent contraints de céder le champ de bataille, laissant sur les deux bords du fossé environ quatre cents hommes d'armes, outre plusieurs seigneurs espagnols et napolitains faits prisonniers, et reçus à quartier. Chacun se mit à la poursuite, et le duc de Nemours comma les autres, lorsque Bayart, apercevant ce prince tout couvert du sang et de la cervelle d'un de ses gendarmes, emporté d'un coup de canon à ses côtés, l'arrêta et lui demanda s'il n'était point blessé.

Non, répondit-il, Dieu merci ! mais j'en ai blessé bien d'autres !Or, Dieu soit loué, répliqua le Bon Chevalier, vous avez gagné la bataille, et demeurez aujourd'hui le plus honoré prince du monde. Mais ne tirez plus avant, rassemblez votre gendarmerie en ce lieu, et empêchez surtout qu'on ne se mette au pillage, car il n'est pas encore temps. Le capitaine Louis d'Ars et moi allons après les fuyards, de crainte qu'ils ne se rallient aux gens de pied, et pour homme vivant, ne départez point d'ici, Monseigneur, que le capitaine et moi ne vous venions quérir. Le duc le lui promit, mais pour son malheur il ne tint pas parole.

Pendant que les gendarmeries de France et d'Espagne étaient aux prises, les gens de pied des deux nations se battaient avec une égale furie, mais avec une fortune différente. Les Gascons et les Picards n'avaient pu soutenir les redoutables phalanges de Pietro Navarro. Deux enseignes espagnoles, formant environ douze cents hommes, rompirent les Français et passèrent au travers de leurs bataillons, laissant sur la place une foule de morts. Reconnaissant bientôt que la bataille était perdue, cette intrépide cohorte ne voulut point retourner en arrière, mais perça outre, et se jeta sur une étroite chaussée qui conduisait à Ravennes.

Le bâtard Du Fay et ses archers les rencontrèrent en chemin, et les forcèrent à faire volte-face ; mais n'ayant point de gens de pied avec eux, ils les laissèrent aller, et poussèrent au fort de la bataille. Le combat continuait sur les bords du fossé, et les arquebusiers et les piquiers espagnols, à la faveur de leur position, ne laissaient approcher ni lansquenets ni aventuriers. Le brave capitaine Jacob d'Empser fut atteint d'une arquebusade au travers du corps et tomba par terre. Il se releva soudain, en criant à ses gens : Mes amis, servez le roi de France aussi bien qu'il nous traite ! et il retomba mort. L'un de ses lieutenants nommé Fabian de Schlabersdorf, le plus grand et le plus bel homme de l'armée, voulut venger son capitaine ou ne pas lui survivre. Il prit sa pique par le milieu, et s'aidant de sa taille et de sa force prodigieuse, il l'appuya sur les piques des Espagnols si lourdement qu'il les fit toucher terre. Il fut percé de mille coups, mais son dévouement fraya passage à ses gens, et les carrés ennemis furent enfoncés. Les soldats de Pietro Navarro se défendirent avec une valeur qui tenait de la rage ; ceux qui ne pouvaient phis se servir de leurs jambes ni de leurs bras se traînaient encore polir mordre leurs ennemis ; mais la gendarme. rie de l'avant-garde étant venue les prendre en flanc, ils furent rompus, foulés aux pieds des chevaux et mis en pièces, excepté Pietro Na-Narra et quelques chefs qui furent reçus à quartier.

Les deux enseignes espagnoles que nous avons laissées sur le chemin de Ravennes, continuèrent leur route, poussant devant elles quelques Gascons débandés, qui s'enfuyaient vers l'endroit où Nemours avait promis à Bayart de l'attendre. Eh bien, maître Coquart, disait en ce moment le jeune prince en riant au seigneur Hautbourdin, voici la bataille gagnée, et pourtant je n'y suis point demeuré. — Monseigneur, reprit l'autre, ce n'est pas encore fini. Comme il disait ces mots, Gaston aperçut quelques piétons en désordre, qui fuyaient de son côté, et courut au-devant d'eux en leur demandant ce que c'était. Un maraud d'aventurier lui répondit : Ah ! Monseigneur, ce sont les Espagnols qui nous ont défaits. Le pauvre prince, croyant le mal plus grand qu'il n'était, s'écria : Qui m'aime me suive ! et accompagné de quatorze ou quinze gens d'armes, il va se précipiter en désespéré sur cette bande de douze cents hommes. Les Espagnols les reçurent en gens déterminés à vendre chèrement leur vie, et les cavaliers français, gênés pair le peu dé largeur de la chaussée, furent tous tués ou précipités dans l'eau. Le cheval du prince eut les jarrets coupés, et Nemours se jetant à bas l'épée à la main ne résista pas avec moins de vaillance que jadis Roland à Roncevaux. Son cousin le seigneur de Lautrec le secondait avec une intrépidité pareille, en criant de toutes ses forces aux Espagnols : Ne le tuez pas, c'est notre Vice-roi, le frère de votre Reine ! Malgré ses cris, ils l'achevèrent, et le pauvre duc resta sur la place percé de tant de coups qu'il en avait quatorze ou quinze seulement depuis le menton jusqu'au front ; et par-là montrait bien le gentil seigneur qu'il n'avait pas tourné le dos. Lautrec fut laissé pour mort à ses côtés, mais il en réchappa, glorieusement défiguré pour le reste de ses jours. Le brave Viveroz fut noyé dans le canal, et son père le célèbre Yves d'Alègre n'eut point à pleurer son fils, car il venait lui-même d'être tué à la défaite de Pietro Navarro.

Cependant le Bon Chevalier et Louis d'Ars poursuivaient les fuyards, et achevaient la déroute des gens d'armes espagnols. Le vice-roi de Naples, bien digne du surnom de Signora Cardonne, que lui donnait le Pape, s'enfuyait l'un des premiers. Il descendait de cheval pour monter sur un meilleur coureur, lorsque Bayart, paraissant, le força de se sauver sur le même, et de lui abandonner l'autre. C'était l'un des plus beaux coursiers que l'on pût voir, et le Bon Chevalier en fit présent dans la suite à son capitaine, Monseigneur de Lorraine.

Il revenait trouver le duc de Nemours, accompagné seulement de trente à quarante hommes d'armes excédés de fatigue, lorsqu'il rencontra sur la même chaussée les deux Enseignes espagnoles qui continuaient leur retraite en bon ordre.

Bayart se mit en devoir de les charger, mais leur capitaine, don Samaneco, sortit des rangs, et lui dit en son langage : Seigneur, que voulez-vous ? Vous voyez bien que vous n'êtes pas assez en forces pour nous défaire. Vous avez gagné la bataille et tué tous nos gens, qu'il vous suffise de cet honneur, et laissez aller de pauvres fantassins échappés par miracle. Le Bon Chevalier reconnut la vérité de ces paroles, et voulut bien y acquiescer, à condition qu'ils lui rendraient leurs enseignes. Elles lui furent livrées : les Espagnols ouvrirent leurs rangs, les Français passèrent au milieu, et ils continuèrent chacun leur route. Hélas ! si Bayart eût su que le bon duc de Nemours venait de périr sous leurs coups, il n'était point de quartier à espérer pour eux, et il serait plutôt mort de dix mille morts, que de ne pas le venger ! Il se hâtait de rapporter à Gaston les enseignes qu'il venait de con-quêter, et il arriva pour les déposer sur son cadavre.

La consternation régnait dans l'armée française ; la douleur s'exhalait en pleurs et en gémissements, et jamais soldats ne menèrent un si grand deuil de la mort de leur général. Ils perdaient en lui un prince de vingt-trois ans qui avait remporté en peu de jours plus de victoires que les plus grands capitaines dans le cours d'une longue vie, et que ses ennemis eux-mêmes avaient surnommé le Foudre de l'Italie.

Il périt dans cette bataille de Ravennes, l'une des plus sanglantes qu'on eût vues depuis longtemps, douze mille Espagnols, et environ six mille Français ; mais, à ne considérer que l'importance des morts, leur perte surpassa celle des ennemis. Il se trouva autant de capitaines français tués que de capitaines espagnols prisonniers, et l'on comptait plus de cinquante de ces derniers !

Plût à Dieu, s'écria douloureusement Louis XII à cette nouvelle, que j'eusse perdu tous les Etats que je possède en Italie, et que mon neveu et tant de braves capitaines fussent encore en vie ! Que le ciel, dans sa colère, réserve de semblables victoires à mes ennemis !

Le lendemain, la ville de Ravennes demanda à capituler ; mais pendant que l'on discutait les conditions, le capitaine Jacquin Caumont s'en vint fureter autour des murailles, et apercevant une brèche que l'on négligeait de garder, il résolut de profiter de l'occasion. En un instant il fut dans la ville, à la tête de ses compagnons, les aventuriers, charmés comme lui de venger la mort de leur capitaine, en s'enrichissant des dépouilles de l'ennemi. Toute l'armée suivit leur exemple, et cette riche et malheureuse cité fut pillée et saccagée avant que les généraux français eussent pu s'y opposer. Le seigneur de La Palice, que la mort du duc de Nemours avait appelé au commandement de l'armée, fit soigneusement rechercher les auteurs de cette violation des droits de la guerre. Le capitaine Jacquin fut pris au milieu des aventuriers et des Allemands qui menaçaient de se mutiner ; mais ils eurent beau faire, il fut pendu et étranglé sur la grande place de Revenues. Encore, si les prédictions de l'astrologue de Carpi n'eussent atteint que ce misérable !

La victoire de Revenues aurait entraîné de grandes suites sans la mort du duc de Nemours ; mais on eût dit que toute la vigueur de l'armée avait péri avec lui. Le pillage occasionna une grande désertion ; les Allemands se retirèrent aux ordres de l'Empereur, et bientôt l'armée victorieuse, au lieu de marcher à Rome, comme l'avait projeté Gaston, battit en retraite. Les intrigues du roi d'Aragon et du Pape, plus heureuses que leurs armes, avaient créé au roi de France de nouveaux ennemis, et trente mille Suisses et Vénitiens se préparaient à fondre sur Milan.

Le premier soin de l'armée française, à son retour dans cette ville, fut de faire célébrer les funérailles du duc de Nemours. Jamais cérémonie plus imposante n'accompagna un roi dans la tombe ; il s'y trouva plus de dix mille hommes, la plupart à cheval et en deuil. Les principaux prisonniers, tels que Pietro Piavarro, Fabricio Colonna, les marquis de La Palude, de Pescaire, de Padilla, et le cardinal de Médicis, depuis Léon X, furent contraints d'accompagner le corps de Gaston, à pied, tète nue, et d'orner le triomphe funèbre de leur vainqueur[1].

 

 

 



[1] Sic Gosthus cui vivo triumphare non dabatur, mortuus triumphabat. (MICHAEL COCCINIUS, de Rebus gestis in Italia ab 1511-12. Apud scriptores rerum Germanicarum editos à B. G. Sruvio ; Argent. 1717, 3 vol. in-folio, t. III, p. 566.)