HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXVIII.

 

 

Fureurs du Pape. - Aventure de messire Augustin Guerlo. - Grandeur d'âme et loyauté du Bon Chevalier sans reproche. 1511.

 

A la nouvelle de la défaite de ses troupes, la fureur du Pape ne connut plus de bornes, et il jura Dieu qu'il en tirerait vengeance. Il voulait sur-le-champ marcher à Ferrare, et ses généraux et le duc d'Urbin son neveu eurent la plus grande peine à l'arrêter. Ils parvinrent à lui faire comprendre qu'il exposerait vainement ses soldats mal aguerris contre une place aussi forte et bien gardée que Ferrare, où se trouvaient entre autres renommés capitaines, l'incomparable Bayart. Jules supportait impatiemment leurs conseils, et répétait cent fois le jour : Ferrare, Ferrare, io t'hauro al corpo de Dio. Contraint de renoncer à la force, il eut recours à d'autres voies. Il envoya dans cette ville plusieurs émissaires chargés de s'entendre avec quelques gentilshommes papalistes pour lui livrer de nuit une des portes de la ville. Mais le duc et Bayart, qui avait succédé à Montoison dans le commandement des troupes françaises, se tenaient si bien sur leurs gardes que, de six ou sept qui se glissèrent dans Ferrare, aucun n'échappa la corde. Ces tentatives inspirèrent toutefois à Alfonse des soupçons qui, mal à propos, retombèrent sur plusieurs gentilshommes ; notamment le comte Borso Calcagnini, hôte de Bayant, qu'il fit mettre en prison ; mais le Bon Chevalier, très-fâché de sa mésaventure, n'était point assez certain de son innocence pour entreprendre sa défense.

Jules, voyant ainsi échouer tous ses projets, reporta toute sa haine sur les Français qu'il trouvait toujours en son chemin. Il avait à son service un gentilhomme de Lodi qu'on appelait messire Augustin Guerlo, du moins il portait ce nom. C'était un de ces intrigants qui ne reculent devant aucune mauvaise action, et qui, de forfaits en forfaits, tombent tôt oit tard entre les mains du bourreau. Le Pape, dont il était l'un des affidés, le tira à quartier et lui dit : Ecoute, Augustin, il faut que tu me rendes un service ; va trouver le duc de Ferrare, et dis-lui que s'il veut se débarrasser des Français et devenir mon allié, je lui délaisserai tout ce qui fait l'objet de nos démêlés ; que je lui donnerai une de mes nièces pour son fils aîné, et de plus, le ferai gonfalonier et capitaine-général de l'Église. Je ne lui demande pour tout cela que de congédier les Français, sous prétexte qu'il n'a plus besoin de leur secours ; mes troupes garnissent toutes les avenues du duché de Ferrare, et je ne veux pas qu'il m'en échappe un seul. Soit que ce fût réellement son intention, soit que le Pape ne cherchât dans le fond qu'a brouiller le duc de Ferrare avec les Français, pour l'accabler plus facilement, Guerlo fut enchanté d'une commission qui allait faire valoir ses talents.

Il courut à Ferrare, et rapporta mot pour mot au duc les ouvertures da Pape. Allène, nourri dans la dissimulation italienne, l'écouta aussi tranquillement que s'il n'eût pas été éloigné d'accéder à une proposition qui révoltait son âme noble et généreuse. Après l'avoir fort bien traité, il pria messire Guerlo d'entrer dans une chambre de son palais dont il prit la clef. Puis, accompagné d'un seul gentilhomme, il se rendit chez Bayart, et lui raconta la chose de point en point. Le Bon Chevalier, à son récit, fit plusieurs fois le signe de la croix, pouvant à peine croire qu'une idée aussi abominable fût entrée dans la tête du souverain pontife. Le duc lui proposa, pour le convaincre, de le placer dans un cabinet d'où il pourrait tout entendre de la bouche même du messager de Jules. Je ne saurais, ajouta, t-il, douter de la réalité de sa commission ; mais j'aimerais mieux être tiré à quatre chevaux, que d'avoir : seulement admis l'idée de payer d'une semblable trahison tout ce que je dois à la maison de France et au Roi, mon généreux allié. — Monseigneur, reprit Bayart, qu'avez-vous besoin d'excuses ; je vous connais assez, et, sur mon âme, je tiens mes compagnons et moi aussi assurés en votre ville, que si nous étions dans Paris. — Monseigneur de Bayart, le Pape veut user d'une méchanceté, si nous lui rendions la pareille ! Je vais revoir mon homme, et tâcher de le faire mordre à mon hameçon. — C'est bien dit, répliqua le Bon Chevalier, sans y entendre davantage.

Le duc alla retrouver Guerlo, entra en matière par quelques propos indifférents, et finit par lui dire : Messire Augustin, après avoir réfléchi toute la matinée aux propositions du Pape, j'y ai trouvé deux grands inconvénients : le premier, que je ne dois pas me fier à celui qui a maintes fois répété que s'il me tenait il me ferait mourir, et que j'étais l'homme vivant qu'il haïssait le plus. Il est bien reconnu en outre que son plus vif désir en ce monde est de s'emparer de mes États ; ainsi, jugez par vous-même, quelle confiance je puis mettre en lui. Secondement, si je dis au seigneur de Bayart que je n'ai plus besoin de lui ni de ses compagnons, que pourra-t-il penser ? Il est du double plus fort que moi dans Ferrare, et petit-être me répondra-t-il qu'il va en donner avis au roi de France, son souverain, ou à Monseigneur le grand-maître, son lieutenant-général, deçà les Monts, et que, selon leur réponse, il verra ce qu'il aura à faire. Et pendant ce temps-là il sera bien difficile qu'il ne découvre pas mes intelligences avec le Pape ; alors, le moins qui puisse m'arriver, c'est d'être abandonné comme un traître par les Français, et de me trouver, par ma faute, entre deux selles le cul à terre. Mais entre nous, messire Augustin, le Pape est d'une terrible nature, vindicatif et colère au possible ; quelque confiance qu'il paraisse en ce moment vous accorder, il vous jouera un mauvais tour quelque matin, c'est moi qui vous le dis. D'ailleurs il est fort âgé et fiévreux, et après lui que deviendront ses serviteurs ? Un autre pape viendra qui n'en gardera pas un. Allez, c'est une méchante condition que celle-là quand on n'est pas d'Eglise. Vous savez que s moi je suis, grâce à Dieu, en état de récompenser les services qu'on me rend ; si vous voulez m'aider à me défaire de mon ennemi, je vous donnerai si bonne récompense que vous serez à votre aise le reste de vos jours. Que vous a promis le Pape ? Vous en aurez le double ; croyez-en ma parole ?

Guerlo avait l'âme trop basse et trop intéressée pour ne pas se rendre à de telles offres. Il assura le duc qu'il ne faisait que prévenir le dessein où il était depuis six ans d'entrer à son service. Je suis l'homme du monde, lui dit-il, qui peut le mieux seconder vos intentions sur le Pape ; j'ai nuit et jour accès auprès de sa personne ; souvent même il reçoit de mes mains sa collation, lorsque, seul avec lui, il me confie ses plus secrètes affaires. Si vous voulez dont m'assurer une récompense proportionnée au service d'ici à huit jours il ne sera plus on vie, et je ne veux rien de vous que je n'aie exécuté ma promesse ; mais il me faut l'assurance que vous ne vous jouerez point ensuite de la vôtre. — Non, non, reprit le duc, sur mon honneur. Guerlo fit son marché à deux mille ducats comptant et cinq cents de pension.

Cela convenu, le duc retourna vers le Bon Chevalier qui, tout en se promenant sur les remparts de la ville, s'amusait à faire nettoyer une canonnière. Alfonse le prit sous le bras, et le tirant à l'écart, lui dit : Monseigneur de Bayart, les trompeurs finissent toujours par tomber dans leurs propres pièges. Vous savez la perfidie que tramait le Pape contre vous et tous les Français qui sont ici ; eh bien ! son propre envoyé fera de lui ce qu'il voulait faire de vous. Il m'a donné l'assurance que d'ici à huit jours le Pape ne serait plus en vie. Le Bon Chevalier avait le cœur trop noble pour le comprendre. Comment, Monseigneur ! lui répondit-il, cet homme a donc parlé à Dieu ? Ne vous inquiétez pas, il prédit à coup sûr. Et, de paroles en paroles, le duc lui expliqua la promesse que lui avait faite Guerlo d'empoisonner le Pape, Là-dessus Bayart se signa plus de dix fois, et regardant Alfonse en face, il lui dit : Eh ! Monseigneur, je ne puis croire qu'un prince aussi noble que vous ait pu consentir à une si noire trahison, et si cela était, je vous jure mon âme, que devant qu'il fût nuit, j'en préviendrais le Pape. Dieu ne pardonnerait jamais un si horrible forfait. — Comment ! dit le duc, il a bien voulu en faire autant de vous et de moi, et si nous n'avions pas fait pendre sept ou huit de ses émissaires... — Et qu'importe ? reprit Bayart, il est lieutenant de Dieu sur la terre, et je ne consentirais jamais qu'il périsse de la sorte[1]. Alfonse haussa les épaules, et crachant par terre, lui répondit : Monseigneur de Bayart, je voudrais avoir tué tous mes ennemis en faisant ceci ; mais, puisque vous ne le trouvez pas bon, il n'en sera rien, et Dieu veuille que vous et moi n'avions pas à nous en repentir. — Celui qui défend la trahison nous gardera des traîtres ; mais je vous en prie, Monseigneur, baillez-moi le galant qui veut faire ce chef-d'œuvre, et s'il n'est pendu d'ici à une heure, que je le sois à sa place. — Je ne le puis, Monseigneur de Bayart, je lui ai garanti la sûreté de sa personne et vais le renvoyer. Si Guerlo échappa cette fois au sort qu'il méritait, une nouvelle trahison lui fit quelques mois après trancher la tête à Brescia,

Jules avait juré dans sa fureur de ne pas faire sa barbe que Ferrare ne fût prise, et il fut obligé de rentrer dans Bologne la barbe longue[2].

 

 

 



[1] Un écrivain fait ici disserter le Bon Chevalier sur le droit des gens, le juste et l'injuste et le médecin de Pyrrhus, sans oublier de lui mettre dans la bouche la traduction littérale de la phrase de Tite-Live : Armis bella non venenis gerei deber. (Nouvelle Histoire du chevalier Bayart, par Lazare Bocquillot, Paris, 1711, in_12°, p. 174 et suivantes.)

[2] Pontifex equo invectus candido, sed barbatus, Bononiam regressus est. (Opus epistolarum, PETRI MARTYRIS ANGLERII, Amstelodami, Elzeviz, 1670, in-folio, epist. 452, p. 238.)