HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXVII.

 

 

Les troupes du Pape assiègent la Bastia di Genivolo. - Le bon Chevalier fait remporter une victoire signalée au duc de Ferrare. - Honneurs qui lui sont rendus par la duchesse. 1511.

 

La nouvelle de cette prise redoubla les alarmes du duc de Ferrare ; ne doutant point qu'il ne fût au premier jour assiégé dans sa capitale, il fit rompre les ponts, et se prépara à se défendre jusqu'à la dernière extrémité. En effet, le Pape, après 's'être occupé quelques jours dans Mirandola à passer ses troupes en revue, et à les récompenser aux dépens des vaincus, déclara à ses capitaines assemblés ses desseins sur Ferrare. Il savait cette ville forte et bien garnie de gens de guerre, aussi ne venait-il pas leur demander des avis, mais les moyens de s'en emparer à tout prix ? Un capitaine vénitien nommé Jean Fort lui répondit : Que la seule manière d'arriver à ses fins, était de couper les vivres à cette ville populeuse, et qu'une fois la Bastia di Genivolo prise, il garantissait Ferrare affamée dans trois jours. Jules lui donna à peine le temps d'achever. — Il la faut avoir, s'écria-t-il, je n'aurai point de repos qu'elle ne soit en mon pouvoir !

Deux cents lances espagnoles envoyées par Ferdinand, en sa qualité de feudataire du Saint-Siège pour le royaume de Naples, cinq cents chevau-légers, six mille gens de pied et de la grosse artillerie, furent aussitôt mis à la disposition du capitaine Jean Fort. Ces troupes en ravageant le pays, et sans trouver d'obstacle, s'avancèrent rapidement devant Bastia, place située au-dessus de Ferrare, sur le Pô dont elle commandait le cours. Quand le capitaine à qui la garde en était confiée, vit paraître sous ses murailles dégarnies de soldats une armée pareille, il se hâta de donner avis au duc de l'extrémité dans laquelle il se trouvait, et fit, en attendant, bonne contenance. Les troupes pontificales, mal informées de l'état de la garnison, établirent leurs batteries et commencèrent un siège en forme.

Le Bon Chevalier se promenait aux environs de la porte de Ferrare, par laquelle entra hors d'haleine le messager du capitaine ; il lui demanda à qui il était et d'où il venait. — Monseigneur, lui répondit-il, j'arrive de Bastia qu'assiègent en ce moment plus de dix mille hommes, et le capitaine m'envoie prévenir le duc que s'il n'est secouru, d'ici à vingt-quatre heures, il court risque d'être emporté au premier assaut. — Comment, mon ami ! lui dit Bayart, la place est si mauvaise !Non, reprit le messager, c'est une des meilleures de l'Italie ; mais vingt-cinq hommes ne peuvent résister à une armée entière.

Sans perdre un instant, Bayart le conduisit à la grande place, où le duc et le seigneur de Montoison se promenaient tranquillement sur leurs mules. Du plus loin qu'ils aperçurent le Bon Chevalier avec son homme, ils crurent qu'il amenait quelque espion. Mon compagnon, lui cria le seigneur de Montoison, vous aimeriez mieux mourir que de ne pas faire tous les jours quelque capture sur l'ennemi ; combien ce prisonnier vous paiera-t-il de rançon ?Sur ma foi, reprit Bayart, c'est un des nôtres, et les nouvelles qu'il apporte à Monseigneur ne sont rien moins que divertissantes. Le duc ouvrit la lettre que lui adressait le gouverneur de Bastia, et à chaque ligne on le voyait pâlir et changer de couleur. Sa lecture terminée, il dit en se frappant le front : Si je perds Bastia, c'est comme si j'avais perdu Ferrare, et je ne vois pas la possibilité de la secourir dans un terme si précipité. — Pourquoi ? dit le seigneur de Montoison. — Parce qu'il y a plus de vingt milles d'ici là, reprit le duc ; il faut en outre perdre un temps infini dans un passage où il ne peut défiler qu'un homme à la fois, et Dieu veuille encore que les ennemis ne s'en soient pas saisis ; vingt hommes le garderaient contre dix mille.

Bayart, voyant le duc consterné avec tant de raison de l'être, lui dit : Monseigneur, dans les occasions ordinaires on peut laisser quelque chose à la fortune, mais quand il s'agit de sa ruine, il faut tout oser. Les ennemis sont en grande sécurité devant Bastia, persuadés que le voisinage de l'armée du Pape et des Vénitiens nous retiendra derrière nos murailles. Cela me donne une idée dont l'exécution sera aussi infaillible que glorieuse, si le malheur ne nous en veut pas. Vous avez six mille gens de pied vaillants et aguerris ; la moitié suffira à la garde de la ville, prenons-en trois mille, et faisons-les embarquer cette nuit sur le Pô. Vous êtes encore maître du cours du fleuve jusqu'à Argenta, et ils iront nous attendre à ce passage dont vous parlez. S'ils y arrivent les premiers, ils s'en empareront et nous attendront, tandis qu'avec notre gendarmerie nous marcherons la nuit entière et tâcherons de les rejoindre à la pointe du jour. Le passage n'est, je crois, éloigné que de trois milles du camp des ennemis ; avant qu'ils se soient mis en ordre de combattre, nous tomberons hardiment sur eux, et le cœur me dit que nous les déferons.

Tout l'or du monde n'eût pas fait autant de plaisir au duc que ne lui en firent les paroles du Bon Chevalier. Par ma foi, Monseigneur de Bayart, il n'y a rien d'impossible à vous, et sur mon honneur, si vos compagnons de France partagent votre opinion, je ne doute pas du succès ; et je les en supplie de toute mon âme, ajouta le prince en mettant le bonnet à la main. Monseigneur, se hâta de répondre le brave Montoison, vous n'avez besoin de prières ; ne sommes-nous pas ici pour vous obéir, comme c'est la volonté du Roi notre maître ?

Sur-le-champ le duc fit apprêter force barques, sans bruit, car la ville était pleine de bons papalistes, et quand vint le soir, les gens de pied s'embarquèrent sous la conduite d'habiles et sûrs mariniers.

Les hommes d'armes, le duc en personne et les capitaines français partirent également 4 la tombée de la nuit, et firent telle diligence, malgré le temps et les chemins, qu'ils arrivèrent une demi-heure avant le jour au passage qu'ils trouvèrent heureusement libre. Les barques ne se firent pas attendre, et toute la troupe défila un à un, au petit pas, sur un pont fort étroit qui traversait un canal profond, entre le P6 et Bastia. Le passage dura bien une grosse heure ; déjà le jour commençait à paraître, le moindre retard pouvait tout perdre, et le duc, n'entendant point tirer l'artillerie, commençait à désespérer du salut de la place. Tandis qu'il faisait part de ses craintes aux seigneurs français, voici qu'une volée de trois coups de canon vint agréablement résonner à ses oreilles et aux leurs.

Ils n'étaient plus qu'à un demi-mille des troupes du Pape, lorsque Bayart adressa ces paroles au duc : J'ai toujours ouï dire, Monseigneur, que celui-là est fou qui n'estime pas ses ennemis. Nous sommes près des nôtres, et s'ils avaient la moindre connaissance de notre marche, ils pourraient nous tailler de la besogne ; car ils sont trois contre un, ils ont de l'artillerie, et nous n'en avons point. Nous avons affaire en outre à l'élite des troupes du Pape, et je ne vois d'autre chance pour nous que de les surprendre. Mon avis est que le bâtard Du Fay, mon guidon, homme expert en telles matières, aille donner l'alarme sur les derrières de leur camp. Le capitaine Pierrepont et le capitaine Jacob Zemberg, avec ses aventuriers, le suivront à un jet d'arc, pour le soutenir en cas de besoin. Pendant ce temps-là, vous, Monseigneur, et nous tous marcherons droit aux lignes ; si l'attaque du bâtard Du Fay devance la nôtre, et que les ennemis tournent contre lui, nous les mettrons entre nous et lui ; si le contraire arrive, il en fera autant de son côté ; de cette manière, ils ne sauront dans leur trouble quel parti prendre, et nous croiront trois fois plus que nous ne sommes. Ces dispositions reçurent l'approbation générale, et furent exécutées sur-le-champ.

L'insouciance et la joie régnaient dans l'armée du Pape, où l'on célébrait aussi tranquillement qu'à Rome les fêtes du carnaval. Campés au milieu d'un village, sans retranchements ni avant-postes, leur mépris pour les Ferrerais égalait seul la négligence des ennemis. Au bruit de l'attaque du bâtard Du Fay, les cavaliers coururent à leurs armes, montèrent à cheval, et se précipitèrent en foule de son côté. Pendant ce temps-là, les capitaines appelaient leurs gens de pied et s'efforçaient de les ranger en bataille, mais heureusement on ne leur en donna pas le loisir. A peine ceux qui repoussaient Du Fay l'eurent-ils atteint, qu'ils rencontrèrent Pierrepont, et furent rejetés en désordre sur leurs gens de pied. Les aventuriers arrivèrent, et, secondés par ce tumulte, eurent bientôt rompu leurs bataillons. L'attaque du duc et des autres capitaines français n'avait pas été moins heureuse, et, toute l'armée fut bientôt en déroute. Les Espagnols, vieux soldats, se ralliaient seuls à la voix de leur capitaine, l'intrépide Vardegas ; mais le Bon Chevalier et le seigneur de Fontrailles les chargèrent si rudement aux cris de France, France ! Duc, Duc ! qu'ils les renversèrent les uns sur les autres. La mort de Vardegas fut le signal d'une fuite générale ; abandonnant le champ de bataille, les gens du Pape s'enfuirent à travers la campagne, poursuivis par la cavalerie légère qui en fit un horrible carnage. Les paysans dont ils avaient désolé les habitations s'acharnèrent après les fuyards et les blessés, et plus de quatre mille morts restèrent dans les marais de Bastia.

Le camp, rempli de vivres, de munitions et d'un riche bagage, fut abandonné aux soldats qui pliaient sous le poids du butin. Le duc se réserva l'artillerie et les enseignes pontificales qui allèrent orner les voûtes de son palais.

Nos historiens, réduits à ne mesurer la célébrité d'une bataille qu'au nombre des combattants, ont délaissé la journée de Bastia aux fastes particuliers de l'Italie. Mais, à ne considérer que son importance relative et les difficultés surmontées, cette victoire fut l'une des actions les plus hardies de la campagne et le salut des Etats de Ferrare.

Le duc a ses braves auxiliaires furent reçus en triomphe dans la ville par la duchesse suivie de toute la population, qui faisait retentir l'air de ses cris d'allégresse. Si Alfonse d'Este était l'un des princes les plus accomplis de son temps, on ne pouvait refuser à sa femme, la célèbre Lucrèce Borgia[1], la beauté, les grâces et toutes les qualités de l'esprit. Cette princesse, remarquable par ses talents et la variété de ses connaissances, avait rendu la cour de Ferrare l'une des plus polies et des plus recherchées de toute l'Italie. Sans décider entre tant de satires et de panégyriques contradictoires, il nous suffit ici de savoir qu'elle accueillit de la manière la plus flatteuse et la plus honorable les Français, et particulièrement Bayart, regardé comme le principal auteur de la défaite des ennemis. Elle fit accepter plusieurs présents au Bon Chevalier, et il devint l'objet des attentions de toutes les dames de la cour qui, avec cette liberté des mœurs italiennes, le venaient chaque jour visiter, et prenaient le plus grand plaisir à ses propos enjoués et galants. Enfin il était si fort aimé d'un chacun qu'on ne pouvait soûler le peuple à bien dire de lui[2].

Quelques jours après cette victoire, succomba à une fièvre continue le seigneur de Montoison, capitaine moult hardi et preux, mais quelquefois sujet à son plaisir. Depuis la première conquête de Naples jusqu'à l'époque de sa mort, il n'y avait pas eu de guerre en France et en Italie où il ne se fût signalé. La maison de Clermont a conservé pour devise les paroles que lui adressa Charles VIII au plus fort de la bataille de Fornoue : A la recousse Montoison ! Il ne fut pas moins regretté du duc et de la duchesse que de tous les capitaines français, et surtout de Bayart son ami et son compatriote. Ses obsèques furent célébrées avec une pompe royale, et grands et petits l'accompagnèrent en pleurant à son tombeau.

 

 

 



[1] Les historiens qui appellent cette duchesse de Ferrare Anne Sforza, n'ont point fait attention que cette première femme d'Alfonse d'Este était morte dès 1497, et que le duc s'était remarié à Rome le 19 décembre 1501 avec la fille d'Alexandre VI, Lucrecia Borgia.

[2] Champier, Gestes de Bayart, feuillet 32.