HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXVI.

 

 

Guerre de Ferrare. - Bayart tente d'enlever le Pape. 1510-1511.

 

Pendant que Chaumont s'avançait à la rencontre des Suisses, descendant à l'instigation de Mathias Scheiner dans le Milanais, six mille Français, sous les ordres des seigneurs Clermont de Montoison, Fontrailles, Du Lude et Bayart, marchaient au secours d'Alfonse d'Este, sur le point de payer au Pape sa fidélité à Louis XII. Ils furent reçus comme des sauveurs dans Ferrare où la prise de Modène venait de jeter la consternation. Sous prétexte que ce prince feudataire et Gonfalonier de l'Eglise avait manqué à ses obligations, mais en effet pour frapper les Français dans leur constant allié, Jules avait excommunié Alfonse, ses adhérents, et déclaré ses États réunis au domaine de saint Pierre. Louis XII ne tarda point à être nominativement compris dans cet anathème. C'est alors qu'il en appela au prochain concile, et fit répandre en Europe une médaille à son effigie, avec cette devise fameuse, dont l'allégorie était facile à saisir : Perdam Babylonis nomen[1]. Mais les scrupules de sa femme Anne de Bretagne, princesse d'une piété peu éclairée, les siens peut-être, empêchèrent toujours Louis de pousser la guerre aussi vivement qu'il l'avait annoncé. S'il assembla des conciles, s'il parut écouter les extravagantes prétentions de Maximilien à la papauté, ce fut moins pour donner à la chrétienté le scandale d'un schisme, que pour intimider Jules et le rappeler à des sentiments pacifiques. On eût dit que les deux princes avaient changé de rôle. Tandis que le roi de France avait recours aux voies canoniques, le Pape, jetant dans le Tibre les clefs de saint Pierre, avait saisi le glaive de saint Paul, et marchait en personne à la tête de ses soldats.

Après divers incidents étrangers à cette histoire, le Pontife, poursuivant ses hostilités contre Alfonse, résolut de s'emparer de la Concordia et de Mirandola, places indispensables à l'exécution de ses projets sur Ferrare. La première de ces deux villes, hors d'état de résister, ayant ouvert ses portes au duc d'Urbin, son neveu, Jules se rendit lui-même au camp Saint Félix à douze milles de Mirandola. Il envoya sommer la comtesse Françoise, tutrice des enfants de Ludovic Pico son mari, de remettre cette place entre ses mains, avec promesse de la lui rendre après la conquête de Ferrare. Mais la comtesse, fille naturelle de Jean-Jacques Trivulzio, toute Française comme son père, répondit qu'elle saurait, avec l'aide de Dieu, conserver l'héritage de ses enfants. Courroucé de cette réponse, Jules oublia que peu de temps auparavant il avait pris sous sa protection la veuve et les orphelins, 'et jura que de gré ou de force il entrerait dans Mirandola. Alexandre Trivulzio, cousin-germain de la comtesse, instruit que l'exécution suivait de près les menaces du Pape, s'empressa de pourvoir à la défense de la place, et fit demander au duc de Ferrare une centaine d'hommes d'armes français et quelques canonniers. L'armée de ce prince trop faible pour tenir la campagne, était venue se poster sur les rives du Pô, non loin de Mirandola, pour être à portée d'observer et d'inquiéter les troupes pontificales. On jugea la conservation de cette ville trop importante à celle de Ferrare, et le secours fut accordé. Deux jeunes gentilshommes français sollicitèrent et obtinrent la faveur de s'y joindre : l'un se nommait Chantemerle, neveu du seigneur Du Lude ; l'autre, destiné à une brillante carrière, était Marin de Montchenu, baron dauphinois, l'un des plus chers favoris du jeune comte d'Angoulême, héritier de la couronne.

Mes enfants, leur dit le Bon Chevalier à leur départ, vous allez au service des dames ; montrez-vous gentils compagnons, pour obtenir leurs bonnes grâces, et si la place est assiégée, faites parler de vous. Après quelques autres joyeux propos en forme d'encouragement, Bayait monta à cheval avec sa compagnie, et ne se retira que lorsqu'il les eut vus entrer dans Mirandola.

Le surlendemain, le duc d'Urbin mit le siège devant la ville, et son artillerie commença à foudroyer sans relâche les murailles ; mais la rigueur de la saison et la vigoureuse résistance des assiégés l'empêchèrent de faire de grands progrès. Impatient de ces lenteurs, qu'il attribuait à l'ignorance et à la trahison de ses capitaines, le Pape, sans respect pour son caractère, annonça qu'il allait venir diriger en personne les travaux du siège.

Le Bon Chevalier qui ne plaignit jamais l'argent, pour apprendre les desseins de l'ennemi, sut un jour, par ses espions, que Jules partait le lendemain de Saint-Félix pour se rendre devant Mirandole. Il conçut le hardi projet d'enlever le Pape et tous ses cardinaux, et il l'eût exécuté sans un incident qu'il n'avait pu prévoir. Il s'en alla trouver le duc de Ferrare et Mon-toison, et leur dit : Messeigneurs, je suis informé que le Pape quitte demain matin Saint-Félix pour se rendre à Mirandole. Si vous l'approuvez, j'ai formé un projet dont il sera parlé encore dans cent ans. A moitié chemin de Saint-Félix à Mirandole, sont quelques vastes palais abandonnés à l'occasion de la guerre. J'irai m'y loger cette nuit avec cent hommes d'armes ; sans pages ni varlets, et nul doute que je n'enlève à son passage le Pape avec ses cardinaux, ses évêques et ses protonotaires. Les cent archers de sa garde ne sont pas gens à le tirer de mes mains. Avant que l'alarme ait été portée au camp, nous serons à l'abri nous et notre proie ; mais, dans le cas où je serais poursuivi, vous, Monseigneur, dit-il au duc, et Monseigneur de Montoison, il faudra que vous passiez la rivière avec le reste de la gendarmerie pour venir à ma rencontre. Ils applaudirent, tressaillant de joie, à un plan aussi bien conçu, et il ne resta plus qu'à l'exécuter. Le Bon Chevalier choisit cent des plus hardis et des meilleurs cavaliers de la petite armée française, marcha une partie de la nuit, et il était logé à son poste une heure avant le jour.

Le Pape s'était, à son habitude, levé de fort bonne heure, et mis en route dès qu'il avait fait clair. Ses protonotaires, ses aumôniers et les officiers de sa maison prirent les devants pour aller préparer ses logements. Dès que Bayart les entendit, croyant tenir sa proie, il fondit sur le cortège. Saisis de frayeur, les officiers rebroussèrent chemin à bride abattue en criant : Alarme ! alarme ! Mais pourtant le Pape n'eût pas été sauvé, sans une autre circonstance aussi heureuse pour lui que disgracieuse pour notre Bon Chevalier. A peine Jules porté dans sa litière fut-il hors du village de Saint-Félix qu'il vint à tomber une neige si violente et si épaisse que l'on ne pouvait distinguer ses pas. Pater sancte, lui dit le cardinal de Pavie, il serait imprudent de se hasarder par un temps pareil dans les chemins, il faut pour aujourd'hui retourner à Saint-Félix. Le Pape y consentit, sans se douter du péril auquel il échappait. A l'instant même qu'il rentrait au !château, arrivèrent les fuyards poursuivis par Bayart qui, ne s'amusant point à faire des prisonniers, ne cherchait que le Pape. Les cris de ses serviteurs épouvantèrent à ce point Jules, qu'il se jeta à bas de sa litière, et aida de ses propres mains à lever le pont. Ce fut agir en homme avisé ; car s'il eût tardé autant qu'on mettrait à dire un Ave Maria il était croqué.

Le Bon Chevalier, inconsolable et tout mélancolique d'avoir manqué une entreprise aussi bien conduite, n'eut d'autre parti à prendre que de s'en retourner. Il savait bien que le château n'était pas en état de faire une longue résistance ; mais il n'avait point d'artillerie, et les troupes du camp pouvaient survenir d'un instant à l'autre, et lui jouer un mauvais parti. Il se retira donc avec autant de prisonniers qu'il en voulut ramasser, entre autres deux évêques in partibus[2] et force mulets de somme, dont profitèrent ses gendarmes. Le duc de Ferrare et le seigneur de Montoison qu'il retrouva, selon qu'ils en étaient convenus, à trois milles de là, partagèrent son désappointement. Toutefois, ils réconfortèrent de leur mieux Bayart en lui remontrant que la faute provenait du hasard et non de lui. Ils le ramenèrent ainsi, en tâchant de l'égayer et en faisant causer leurs prisonniers, dont ils renvoyèrent la plupart le long de la route. C'était valetaille dont il n'y avait rien à tirer. Quant aux deux évêques, ils en furent quittes pour une rançon proportionnée au revenu de leurs évêchés, c'est-à-dire à bon marché.

Le Pape trembla vingt-quatre heures la fièvre du saisissement qu'il avait éprouvé ; mais son âme audacieuse reprit le dessus, et il manda la nuit suivante à son neveu le duc d'Urbin de le venir chercher avec quatre cents hommes d'armes. Son arrivée au camp changea la face du siège ; Jules, sans égard pour son âge et sa dignité, parcourait les batteries, à cheval, armé de toutes pièces, prodiguait les récompenses, les menaces, et s'efforçait de communiquer son ardeur à tous ses soldats. Mais il n'en resta pas moins trois semaines devant la place, et il ne s'en fût pas rendu maître sans l'extraordinaire rigueur de cet hiver de 1511. Les fossés de Mirandola, couverts d'use glace de deux pieds d'épaisseur, lui aplanirent, mieux que ses canons, l'entrée de la ville qui se vit forcée de capituler. Les portes de Mirandola se trouvant bouchées avec de la terre, Jules, trop impatient pour attendre, entra par la brèche, avec toute la pompe et l'appareil qu'aurait pu affecter le héros païen dont il portait le nom.

 

 

 



[1] Jules, en réponse, fit frapper une médaille également à son effigie avec cette devise à l'entour : Bonus pater Julius a tyranno liberat.

[2] L'édition gothique du Loyal Serviteur dit : deux évesques portatifs, expression que les éditeurs modernes ont trouvé plus commode de supprimer que d'expliquer. En basse latinité : episcopi portatiles sunt qui clero carent et populo. Sans entrer dans une dissertation étrangère à notre sujet, nous avons rendu cette expression par une dénomination équivalente à celle d'avocat portatif, c'est-à-dire sans causes, donnée par maître Guillaume à Pathelin dans la farce de ce nom.