HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXIII.

 

 

Bayart ouvre dans le conseil un avis qui n'est point goûté des Allemands. - Levée du siège de Padoue. 1509.

 

Nonobstant la trahison et le désordre qui régnaient dans l'armée impériale, l'artillerie était parvenue à ouvrir dans les murailles de Padoue une brèche de quatre à cinq cents pas. Maximilien, accompagné des seigneurs allemands, étant allé un matin la reconnaître, la trouva si spacieuse, qu'il se reprocha de n'avoir pas encore livré l'assaut. De retour à son quartier, qui n'était cependant qu'à un jet de boule de celui du seigneur de La Palice, il lui fit écrire par son secrétaire la lettre suivante :

Mon cousin, j'ai ce matin été voir la brèche de la ville que je trouve plus que raisonnable pour quiconque voudra faire son devoir : j'ai donc advisé d'y faire donner aujourd'hui l'assaut. Si, vous prie qu'incontinent que mon grand tambourin sonnera, vous fassiez tenir prêts tous les gentilshommes français qui sont sous votre charge à mon service, par le commandement de mon frère, le Roi de France, pour aller audit assaut avec mes piétons ; et j'espère, avec l'aide de Dieu, que nous l'emporterons.

Par le même secrétaire qui l'avait écrite, cette lettre fut portée au seigneur de La Palice, qui trouva assez étrange cette manière de procéder ; il se contenta toutefois de lui répondre, qu'il s'étonnait que l'Empereur n'eût mandé ni ses compagnons, ni lui pour délibérer sur une affaire aussi importante ; puis il ajouta : Dites à l'Empereur que je vais les assembler pour leur communiquer sa lettre, et que je pense que tous seront prêts à lui obéir. Le secrétaire retourna rendre son message, et Chabannes fit convoquer en son logis tous les capitaines français. Ceux-ci arrivés, il leur dit : Messeigneurs, commençons par dîner, car ce que j'ai à vous communiquer, si je vous le disais avant, pourrait quelquefois vous ôter l'appétit. C'était une plaisanterie, car il les connaissait assez pour savoir que, pas plus le uns que les autres, n'étaient gens à s'étonner de rien.

Les convives n'en furent pas moins joyeux et ne firent que se plaisanter mutuellement ; La Palice surtout et le Bon Chevalier attaquèrent le seigneur d'Humbercourt qui le leur rendit bien. Le repas terminé et les capitaines restés seuls, la lettre de l'Empereur fut lue et relue pour être mieux comprise. Après quoi, ils se regardèrent tous en souriant, pour voir celui qui le premier prendrait la parole. Le seigneur d'Humbercourt rompit le Silence A quoi bon tant de réflexions, Monseigneur ? dit-il à La Palice. Répondez à l'Empereur que nous sommes tous prêts. Aussi bien, je commence à m'ennuyer ici, les nuits deviennent froides, et le bon vin va nous manquer. Tous les capitaines applaudirent à cette boutade et se rangèrent à son avis.

Bayart, le premier à frapper dans les combats, était toujours le dernier à parler dans les conseils. La Palice vit qu'il faisait semblant de se curer les dents, comme s'il n'eût rien entendu. — Et puis ! l'HERCULE DE FRANCE, qu'en dites-vous ? Ce n'est pas le moment de se curer les dents, il faut sur l'heure donner réponse à l'Empereur. Le Bon Chevalier répondit sur le même ton : N'en déplaise à monseigneur d'Humbercourt, aller droit à la brèche, est un assez fâcheux passe-temps, ce me semble, pour des hommes d'armes habitués à combattre à cheval ; et voici, puisque vous me la demandez, mon opinion qui diffère un brin de la sienne.

L'Empereur mande en sa lettre que vous fassiez mettre tous les gentilshommes français à pied pour donner l'assaut avec ses piétons. Vous êtes tous, Messeigneurs, de hautes et puissantes maisons, comme aussi la plupart de nos gens d'armes ; quant à moi, quoique des biens de ce monde ne sois guère pourvu, je n'en ai pas moins l'honneur d'être gentilhomme. L'Empereur pense-t-il que ce soit chose raisonnable de mettre tant de noblesse en péril et hasard avec des piétons dont l'un est cordonnier, l'autre maréchal, l'autre boulanger et gens mécaniques, qui n'ont leur honneur en si grande recommandation que gentilshommes. N'en déplaise à Sa Grâce, c'est trop nous rabaisser. Mon avis est que vous, monseigneur de La Palice, devez répondre à l'Empereur : qu'après avoir assemblé vos capitaines, vous les avez tous trouvés disposés à obéir à ses ordres, d'autant qu'ils s'accorderont avec ceux qu'ils tiennent du Roi leur maître, et qu'il ne doit pas ignorer que le Roi de France n'a point de gens en ses Ordonnances qui ne soient gentilshommes[1]. Ce serait par trop les dépriser que de les mêler avec ses lansquenets ; mais il force seigneurs, comtes et barons allemands ; qu'il les fasse mettre à pied avec les gens d'armes de France, et nous leur, montrerons volontiers le chemin, puis arriveront ses lansquenets s'ils trouvent qu'il y fasse bon.

Les capitaines revinrent unanimement à l'avis du Bon Chevalier, et cette réponse fut envoyée à l'Empereur qui la trouva fort convenable. Aussitôt les trompettes sonnèrent pour réunir les princes et seigneurs, tant d'Allemagne que de la Franche-Comté et du Hainaut. Maximilien leur déclara l'intention où il était de donner dans une heure l'assaut à la ville, et la réponse généreuse que les seigneurs de France avaient faite à son invitation. Il les priait donc et les suppliait de mettre pied à terre avec eux et de les suivre à la brèche. A peine l'Empereur avait-il fini de parler qu'il s'éleva parmi les Allemands une rumeur générale qui dura plus d'une demi-heure avant de s'apaiser. Ensuite l'un d'entre eux lui répondit, au nom de tous, qu'ils n'étaient point gens à se mettre à pied pour monter à la brèche, et n'étaient tenus que de combattre à cheval et en gentilshommes.

Maximilien n'en put obtenir d'autre réponse, et, dissimulant son indignation, chercha à sauver du moins les apparences. Allez, dit-il à Rogendorff, l'un de ses gentilshommes qu'il savait agréable aux Français, allez au logis de mon cousin, le seigneur de La Palice, recommandez-moi à lui et à tous ses capitaines, et dites-leur qu'après un mûr examen, j'ai reconnu que l'assaut n'offrait point encore des chances assez favorables pour exposer mes braves alliés, et qu'il n'aura point lieu aujourd'hui. Le prince d'Anhalt et le capitaine Jacob d'Empser conservèrent seuls l'honneur de la nation ; non contents de s'offrir à l'Empereur, ils vinrent assurer les seigneurs français de leur bonne volonté, mais ces deux braves Allemands ne les pouvaient remplacer tous. Chacun s'alla désarmer, les uns joyeux, les autres mécontents, et de ces derniers furent Messeigneurs les prêtres, ajoute malignement le chroniqueur, car il leur fallut rendre ce qu'on leur avait baillé en garde, et nul doute qu'ils n'eussent fait autrement leur compte.

Le courroux de Maximilien ou son impatience accoutumée lui suggérèrent une étrange résolution ; il abandonna un matin le camp, suivi de cinq à six cents de ses plus affidés serviteurs, et ne s'arrêta qu'à Vérone. De là, il manda au seigneur Constantin Cominatès, son lieutenant-général, et à La Palice, de lever le siège le moins honteusement qu'il leur serait possible. Egalement surpris de cette façon d'agir, les capitaines français et allemands tinrent conseil et réglèrent les opérations de la retraite. On commença par brûler pour plus de cent mille ducats de vivres dont on avait fait provision, dans l'attente que le siège durerait plus de quinze jours. Le plus difficile fut d'enlever cent trente pièces de canon, dont la moitié était sans équipages. Les lansquenets ne songeaient qu'à leur butin ; le vaillant prince d'Anhalt secondait seul les Français qui, depuis le matin jusqu'à deux heures dans la nuit, prenaient à peine le temps de manger. Grâce à leur dévouement, le siège fut levé sans qu'il y eût un seul canon et un seul homme de perdu, et l'armée se retira en bon ordre du côté de Vérone. Seulement, on ne put empêcher les lansquenets de mettre le feu à leurs logements et à tout ce qui se trouva sur leur route. Le Bon Chevalier qui avait en horreur de semblables excès, fit rester dans un beau logis qu'il avait occupé durant le siège, sept à huit de ses hommes d'armes jusqu'après le départ de ces boutefeux.

L'Empereur envoya de la ville de Trente à La Palice et aux seigneurs français quelques présents, selon sa puissance, car il était plus libéral que riche. De retour en Allemagne, Maximilien ne songea plus à ses nouvelles acquisitions. Il ne resta dans le Vicentin et le Véronèse que cinq ou six mille lansquenets, débris de l'armée impériale, insuffisants pour contenir une population guerrière et vindicative. La Palice revint, selon les ordres du Roi, prendre ses quartiers d'hiver dans le Milanais, après avoir, sur les instances de l'Empereur, laissé dans Vérone deux cents hommes d'armes sous la conduite de Bayart.

 

 

 



[1] Ce passage cité tant de fois a été interprété de différentes manières par les auteurs qui traitent de la noblesse : toutefois il parait que la dénomination de gentilhomme n'était pas encore restreinte à une signification absolue, et se donnait non-seulement aux nobles de lignage, mais aussi à ceux qui faisaient exclusivement profession des armes, quelle que fût leur origine. Cette opinion est d'autant plus probable que, jusqu'à l'édit de 1600, le service militaire anoblissait.