HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXI.

 

 

Siège de Padoue. - Le Bon Chevalier est chargé de faire les approches de la place. 1509.

 

L'empereur, ne sachant pas même garder ce qu'on lui avait mis entre les mains, laissa bientôt les Vénitiens reprendre la ville de Padoue. Il s'était contenté d'y envoyer une garnison de huit cents lansquenets sous les ordres de Léonard Dressino, banni de Vicence, dont les concussions firent bientôt regretter à cette cité l'équitable domination de ses anciens maîtres. André Gritti, provéditeur de la République, secondé par les habitants de Padoue, s'en empara d'emblée le 18 juillet 1509, jour à jamais célèbre dans les annales vénitiennes.

Cette nouvelle parut tirer l'Empereur de son indolence ; il jura de venger sur ces audacieux pécheurs le massacre de sa garnison, rassembla autant de troupes que le lui permit l'état ordi, flaire de ses finances et fit demander des secours aux princes confédérés. Tout en accusant Maximilien de négligence, Louis ne crut pas devoir lui refuser cinq cents lances[1] qu'il mit pour trois mois à sa disposition sous la charge du seigneur de La Palice.

La première personne que ce brave capitaine rencontra sur la place en sortant du château de Milan où il venait de recevoir les ordres du Roi, fut le Bon Chevalier. Mon compagnon, lui dit-il, après lui avoir expliqué l'objet de sa commission, voulez-vous pas que nous soyons de compagnie ?Bien volontiers, reprit Bayart qui n'était pas homme à refuser une telle proposition et surtout de sa part. Son exemple détermina à. se joindre à l'entreprise en qualité de volontaires plus de deux cents gentilshommes, parmi lesquels on remarquait le jeune Bussy d'Amboise dont l'intrépidité s'était déjà fait connaître, et les seigneurs de Bonnet et de Mypont, amis et dignes frères d'armes du Bon Chevalier.

Cette expédition réunissait les plus illustres capitaines français restés en Italie : le baron de Béarn ; Jacques d'Alègre, baron de Milhau, fils d'Yves d'Alègre ; Frédéric de Mailly, baron de Conti ; Adrien de Brimeu, seigneur d'Humbercourt ; Daillon de La Cropte et le bâtard de La Claytte[2]. A la tête de cette brillante noblesse qui doublait le secours qu'avait demandé l'Empereur, La Palice s'avança à marche forcée sur Vérone. Les Vénitiens étaient déjà sous les murs de cette ville dont, une fois maîtres, il dit été difficile de les chasser ; mais dès qu'ils aperçurent les coureurs de l'armée française que commandait Bayart, ils se retirèrent à Vicence et délivrèrent d'une belle peur l'évêque de Trente, gouverneur de la place. Chabannes de La Palice poursuivit l'armée de la République au-delà de Vicence et ne s'arrêta qu'à seize milles de Padoue, dans le bourg de Castel-Franco, pour y attendre des nouvelles de Maximilien. Ce prince, après avoir éprouvé les plus grandes difficultés à traverser les montagnes du Trévisan et perdu un temps précieux devant quelques misérables châteaux, envoya le prince d'Anhalt annoncer sa prochaine venue aux Français qui désespéraient de le voir arriver. Maximilien descendit enfin lui-même dans le Vicentin, avec une armée qui, grâce aux renforts qu'il reçut de tous côtés, ne tarda pas à devenir formidable ; son artillerie, la plus nombreuse que l'on eût encore vue en Europe, était composée de plus de cent pièces, mais la plupart si lourdes et si mal servies que leur apparence était plus redoutable que leur effet.

Les armées réunies s'avancèrent aussi rapidement que le permettaient les immenses équipages de l'Empereur, et le désordre qui régnait parmi ses lansquenets, milice ramassée à la hâte dans les Cercles germaniques. Elles vinrent camper proche le palais de la reine de Chypre[3], à huit milles de Padoue. On régla dans ce camp les opérations du siège ; il fut décidé que l'on commencerait par s'emparer des places environnantes, et que les gens d'armes français et les lansquenets du prince d'Anhalt, l'élite des troupe allemandes, feraient les approches de Padoue.

Enfin, le 15 septembre 1509, Maximilien mit le siège devant cette ville, après avoir laissé passer le temps de la belle saison, et donné aux Vénitiens le loisir de la fortifier et de la rendre imprenable à une armée du double de la sienne. Vingt-cinq mille hommes, la fleur des troupes de la République, toute la jeune noblesse de Venise, s'étaient enfermés dans cette place, la filleule chérie de Saint-Marc. Cette puissante garnison avait pour chef le comte de Pitigliano, surnommé le Fabius vénitien, et pour officiers subalternes, les plus habiles capitaines de l'Italie.

Maximilien, renonçant à investir une aussi vaste cité, se réduisit à pratiquer avec son artillerie une brèche assez large pour l'emporter d'assaut. Il fut donc résolu dans le conseil de guerre que l'on approcherait le canon sous les murs de la ville ; mais le plus difficile était de l'exécuter. Pour arriver jusqu'à la porte de Vicence devant laquelle était dirigée l'attaque, il fallait s'engager dans une route tirée au cordeau, bordée de larges fossés, suivant l'usage du pays, et coupée de deux cents pas en deux cents pas par quatre Pertes barrières. L'artillerie de la place dominait cette avenue, et tombait à découvert sur les assaillants ramassés dans l'étroit espace du terrain.

Cette dangereuse commission fut donnée au Bon Chevalier qui l'accepta comme une faveur ; suivi des capitaines La Claytte, La Cropte, du jeune seigneur de Bussy et du prince d'Anhalt, il assaillit si rudement la première barrière, qu'à travers les coups de canon et d'arquebuse, et malgré la plus vive résistance, il chassa les ennemis jusqu'à la seconde. Celle-ci fut défendue avec plus d'acharnement encore, Bussy d'Amboise eut son cheval tué et le bras percé d'un coup d'arquebuse, sans qu'il fût possible de le faire retirer.

Le capitaine d'Alègre survint fort à propos avec ses aventuriers dont l'intrépidité et l'audace eurent promptement rétabli l'équilibre. Le combat se livrait en plein midi, et il était facile de distinguer ceux qui faisaient bien leur devoir. Enfin, après un assaut de plus d'une demi-heure, cette seconde barrière fut forcée ; les Vénitiens, poursuivis l'épée dans les reins, n'eurent pas le temps de se loger dans la troisième, et se réfugièrent en désordre dans la quatrième. Ils y trouvèrent douze cents hommes d'armes de troupes fraîches, trois fauconneaux et force arquebusiers. A la vue de leurs remparts qui n'étaient qu'à un jet de pierre, les Vénitiens, redoublant de courage, résistèrent opiniâtrement. L'assaut durait depuis une heure, et devenait de plus en plus meurtrier, lorsque le Bon Chevalier, commençant à s'impatienter, dit à ses compagnons : Messeigneurs, ces gens nous amusent trop longtemps, descendons à pied, et finissons-en avec cette barrière ! Au nombre de trente à quarante hommes d'armes, la visière levée et la pique à la main, ils s'avancèrent à bouts touchants. Le vaillant prince d'Anhalt, le baron de Milhau, les capitaines Grand-Jean-le-Picard et Maulevrier ne quittaient pas Bayart, et frappaient tous comme des furieux. Le Bon Chevalier, s'apercevant que les troupes vénitiennes se renouvelaient à chaque instant, se mit de nouveau à dire : Messeigneurs, ils nous tiendront six ans ici sans rien faire ; suivez-moi, et donnons-leur un dernier assaut. — Allons, capitaine ! répondirent-ils. — Sonne, trompette, cria Bayart, en se précipitant sur les ennemis qui cette fois reculèrent de la longueur d'une pique de l'autre côté de la barrière. En avant, compagnons, ils sont à nous ! Et en disant ces mots, le Bon Chevalier, comme s'il eût eu plusieurs vies à perdre, franchit la barrière, et une vingtaine des siens après lui. Ils eussent fini par être accablés sous le nombre, si les aventuriers, voyant la dangereuse position où s'étaient mis ces intrépides gens d'armes, ne fussent venus les rejoindre par le même chemin. Aux cris de France ! France ! Empire ! Empire ! ils chargèrent si rudement les Vénitiens, que ceux-ci, contraints d'abandonner leur dernier retranchement, s'enfuirent en désordre dans la ville. Le succès de cette entreprise couvrit de gloire les Français ; mais chacun avoua que le principal honneur de l'œuvre appartenait à celui qui l'avait dirigé et mis à fin.

L'artillerie fut aussitôt amenée sur les bords des fossés, et commença le lendemain un feu si terrible, qu'il fut tiré en huit jours plus de vingt mille coups de canon. Les assiégés ne répondaient pas moins vivement ; ils firent plus, et l'on surprit un canonnier de l'Empereur qui, sans doute gagné par les Vénitiens, au lieu de tirer sur la ville, tirait sur le camp. Son procès fut bientôt instruit, La Palice le fit mettre dans un mortier, et l'envoya en pièces dans Padoue. On accusa publiquement de cette trahison un seigneur épirote, nommé Constantin Cominatès, dont l'Empereur suivait aveuglément les conseils. La Palice lui reprocha en face d'avertir chaque jour le comte de Pitigliano des opérations du siège, le traita de lâche et le provoqua au combat. Cominatès n'eut garde d'accepter, et Maximilien, craignant pour son favori les suites de cette affaire, s'empressa d'apaiser le différend.

 

 

 



[1] Le mot lance s'employait alors collectivement pour signifier les cinq ou six hommes (plus ou moins, selon les Ordonnances) qui formaient ce que l'on appelait une lance fournie, ou simplement une lance.

[2] Il sera parlé souvent dans le cours de cette histoire de Marc de La Claytte, fils d'Hugues de Chantemerle, seigneur de la Claytte, en Charolais. — Ce donné (bâtard), qui ne savoit ni lire ni écrire, fut si vaillant homme et heureux capitaine qu'il devança en faveur et crédit ses frères légitimes. L'ignorance des lettres n'empescha qu'il ne fût recogneu pour bon homme de guerre, accort en affaires et insigne courtisan. (Antiquités de Mascon, par PIERRE DE SAINT-JULIEN DE BALLEURE, Paris, 1580, in-folio, p. 349.)

[3] C'était probablement le palais où s'était retirée, quelques années auparavant, Catherine Cornaro, reine de Chypre, après avoir cédé son royaume aux Vénitiens ses compatriotes.