HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XVII.

 

 

Campagne du Garigliano. - Bayart défend à lui seul un pont contre deux cents Espagnols. 1503.

 

Louis, à ces fatales nouvelles, met sur pied une puissante armée, sous les ordres du célèbre Louis de La Trimouille, pour reconquérir un royaume qu'il lui était plus facile de recouvrer que l'honneur au roi d'Espagne, Mais tandis que le cardinal d'Amboise arrête ces troupes aux environs de Reine pour appuyer ses vaines prétentions à la tiare d'Alexandre VI, Gonsalve achève ses conquêtes, et enlève les derniers postes qui conservaient aux Français l'entrée du royaume de Naples. Le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, Jules de La Rovère, qui n'avait fait que déposer quelques jours la papauté entre les mains du vieux Piccolomini, lui succéda bientôt, et, en dépit du cardinal d'Amboise, sortit de ses liens et saisit les clefs pontificales.

Une longue maladie prive la France du seul général qu'elle pût alors opposer au grand Capitaine ; le choix le plus malheureux substitue à La Trimouille le marquis de Mantoue, et l'armée française, sans confiance dans un chef étranger, s'avance enfin sur les bords du Garigliano. Ce fleuve, l'Iris des anciens, sépare l'État ecclésiastique du royaume de Naples, et dans son cours irrégulier, soit qu'il se resserre en un lit profond, soit qu'il s'étende en un vaste marais, devient chaque hiver de l'accès le plus difficile. De son passage dépendait le succès de la campagne, et Gonsalve, maître des postes les plus importuns, suivait attentivement de la rive opposée les mouvements de l'armée française. Contre son attente, elle parvint à jeter, non loin des ruines de Minturnes, un pont de bateaux dont la possession devint une nouvelle occasion d'escarmouches, de surprises et de perpétuels combats.

Le plus hardi et le plus entreprenant de tous les capitaines espagnols était un petit homme de deux coudées de haut, si bossu et si contrefait, que, lorsqu'il était enfoncé dans sa grande selle d'armes, à peine l'apercevait-on sur son cheval. Don Pedro de Paz, c'était le nom de cet infatigable chevalier, passa un matin le Garigliano à un gué assez éloigné avec une centaine de cavaliers portant chacun un arquebusier en croupe, et il vint tomber à l'improviste sur les derrières du camp des Français[1]. Son plan était d'attirer toute l'armée sur ce point, pendant qu'une autre attaque serait dirigée sur le pont dégarni.

Le Bon Chevalier, toujours de préférence aux endroits les plus périlleux, s'était logé tout près du pont avec l'un de ses braves compagnons, Pierre de Tardes, surnommé le Basco, gentilhomme de la maison du Roi. Au premier bruit de l'attaque, ils furent à cheval, et ils allaient courir où l'on se battait, lorsque Bayart découvrit de l'autre côté du fleuve deux cents cavaliers espagnols qui accouraient à toute bride vers le pont[2]. Il n'était resté personne à sa défense, et si, comme il paraissait infaillible, les ennemis s'en emparaient, c'en était fait de l'armée française. Monseigneur l'écuyer, mon ami, dit Bayart à son camarade, courez chercher du secours ou nous sommes tous perdus ; je vais, en attendant, tâcher d'amuser l'ennemi jusqu'à votre retour, mais hâtez-vous.

Le Basco piqua des deux, et le Bon Chevalier courut, la lance au poing, au-devant des Espagnols qui entraient déjà de l'autre côté du pont, prêts à le traverser. Comme un lion furieux, il se précipita sur le premier rang, et renversa quatre cavaliers, desquels deux tombèrent dans la rivière et ne reparurent plus[3]. Leur capitaine s'avança pour les venger ; mais comme il levait le bras pour le frapper, Bayart lui porta sa javeline sous l'aisselle d'une telle force, qu'elle lui entra plus d'un demi-pied dans le corps, dont chût à terre et mourut soudainement[4]. Puis de crainte d'être pris par derrière, il s'accula à la barrière du pont, et, à grands coups d'épée, se défendit si vigoureusement, que les Espagnols, tout ébahis, ne croyaient pas avoir affaire à un simple mortel. La force prodigieuse et l'intrépidité qu'il déploya dans ce combat inégal, ne feront pas moins l'étonnement que l'admiration de la postérité. Tout ce que nous raconte l'antiquité de son Horatius Coclès, Bayart l'exécuta à la vue des armées de France et d'Espagne.

Bref, par un miracle d'audace qui ne pourrait se renouveler aujourd'hui, il se maintint si longuement dans cette position qu'il donna le temps à Pierre de Tardes d'arriver à son secours avec cent hommes d'armes qui eurent bientôt refoulé les Espagnols et les poursuivirent un grand mille au-delà du Garigliano[5]. Ils les eussent chassés beaucoup plus loin, mais le Bon Chevalier, apercevant sept ou huit cents chevaux ennemis qui accouraient à leur aide, dit à ses compagnons : Messeigneurs, c'est assez pour aujourd'hui d'avoir conservé notre pont, retirons-nous et marchons serrés.

Il resta le dernier pour protéger la retraite et donner le temps aux siens de regagner le pont tandis qu'il faisait tête aux Espagnols. Mais son cheval harassé de fatigue pouvait à peine se soutenir, et il se trouva à une dernière charge séparé de ses compagnons et jeté dans un fossé. L'animal n'eut jamais la force d'en sortir, et soudain vingt ou trente cavaliers environnèrent Bayart en lui criant : Rende, rende, Señor. Il combattait toujours, mais à la fin ne voyant plus aucun des siens : Messeigneurs, leur répondit-il, il me faut bien rendre, car à moi tout seul je ne saurais vous résister. — Français, êtes-vous gentilhomme ? lui dit un des plus apparents de la troupe ? — Oui, certes !Et quel est votre nom ? Le Bon Chevalier n'avait garde de se nommer et il répondit qu'il s'appelait Champion du pays de Guyenne[6]. Les Espagnols se confiant en leur nombre l'emmenèrent au milieu d'eux tout armé, l'épée au côté, sans prendre d'autre précaution que de lui ôter la hache qu'il tenait à la main.

Les compagnons de Bayart, dans la chaleur de l'action, ne s'étaient point aperçus de son malheur, et, le croyant toujours avec eux, se hâtaient de regagner le pont. Tout-à-coup, Bellabre son ami s'écria : Eh ! Messeigneurs, où est-il donc ? Nous avons tout perdu ; le bon capitaine Bayart est mort ou prisonnier, car je ne le vois point parmi nous ! Abandonnerons-nous ainsi celui qui nous a fait recevoir tant d'honneur aujourd'hui et qui n'a mis sa tête en péril que pour nous ? Dieu m'est témoin que dussé-je y perdre la vie, je retournerai plutôt tout seul que de ne pas savoir de ses nouvelles. Et hâtons-nous de le secourir avant qu'il ne soit reconnu, car tout l'avoir de France ne saurait empêcher les Espagnols de le faire mourir ! Il n'en dit pas davantage, tous les hommes d'armes étaient descendus pour resserrer les sangles de leurs chevaux.

Ils revinrent à bride abattue sur les Espagnols qui sans le savoir emmenaient celui que plus redoutaient que homme de la nation française. Aux cris de France ! France ! tournez, tournez, Espagnols, ainsi n'emmènerez-vous la fleur de la chevalerie ! ils fondirent sur eux comme l'aigle à qui l'on vient d'enlever son aiglon. Ceux-ci, malgré la supériorité de leur nombre, furent surpris d'une attaque aussi vive et encore qu'ils fissent bonne contenance, plusieurs d'entre eux vidèrent les arçons.

Dans ce désordre, le Bon Chevalier abandonna son cheval recru et sauta, sans mettre le pied à l'étrier, sur un coursier tout frais dont le maître, Salvador de Borgia, lieutenant de la compagnie du marquis de la Palude, venait d'être désarçonné par l'écuyer Basco. Quand il se vit si bien remonté, il tira son épée et recommença à frapper d'une vigueur nouvelle, en criant : France ! France ! Bayart ! le champion Bayart que vous avez laissé aller ! Les Espagnols, à son nom redouté, connurent la double faute qu'ils avaient faite de lui avoir laissé ses armes et de ne l'avoir pas reçu prisonnier secouru ou non secouru, car s'il eût baillé sa foi, jamais il ne l'eût faussée. Le cœur leur manqua et ils se dirent entre eux : Regagnons notre camp, il n'y a plus rien de bon à faire aujourd'hui pour nous[7]. Ils prirent la fuite sans être poursuivis par les Français, trop heureux d'avoir recouvré leur vrai guidon d'honneur. On regagna joyeusement le camp où pendant huit jours il ne fut question que de cette belle aventure et des prouesses du Bon Chevalier.

Mais quels exploits pouvaient retarder la ruine de l'armée française tombée du commandement du perfide marquis de Mantoue sous celui de l'inhabile marquis de, Saluces ! Gonsalve surprit bientôt nos troupes éparses dans des cantonne-mens éloignés et les força à une retraite qui dégénéra en une déroute complète. Ceux que les maladies et la misère avaient épargnés sur les bords malheureux, du Garigliano, se retirèrent du côté de Gaëte sous les ordres d'Yves d'Alègre et du seigneur de Sandricourt.

Quinze hommes d'armes choisis et tous bien montés, parmi lesquels se trouvaient messire Roger de Béarn, Pierre de Tardes, Bellabre, Pierre de Bayart, furent placés à l'arrière-garde pour soutenir les attaques des avant-coureurs espagnols[8]. Cette poignée de Français harcelée par toute la cavalerie légère de Gonsalve non-seulement lui résistait, mais souvent la repoussait au loin pour faciliter la marche de l'infanterie et des bagages.

Dans une de ces charges, le cheval de Bayart fut tué sous lui et il demeura l'épée au poing, sans vouloir se rendre, au milieu des Espagnols. Le seigneur de Sandricourt s'en aperçut à temps et chargea si rudement les ennemis, qu'il arracha le Bon Chevalier de leurs mains et lui fit donner un autre cheval[9]. Mais le gros de l'armée de Gonsalve atteignait déjà les Français et la retraite devenait de plus en plus difficile. Arrivés au pont de Mola di Gaeta, à quelques lieues de cette ville, Bayart et ses compagnons reçurent l'ordre de tenir ferme pendant que l'artillerie défilerait[10]. D'un côté l'assurance de la victoire, le désespoir de l'autre rendirent le combat terrible. Le Bon Chevalier qui pour mourir ne voulait passer le pont, entra si avant dans les rangs ennemis que son cheval fut encore tué et lui remonté à grande peine par ses compagnons. Pierre de Tardes moins heureux fut fait prisonnier à ses côtés en se défendant comme un lion[11]. Contraints d'abandonner leur artillerie après un combat aussi long qu'inégal, les Français battirent en retraite à l'autre extrémité du pont. Bellabre qui marchait des derniers se retourna avec tant de furie contre un cavalier espagnol qui le serrait de trop près, qu'il le jeta d'un coup de lance du haut du pont dans la rivière.

Jusqu'ici la retraite s'était opérée en certain ordre, lorsque le bruit se répandit que la route était coupée par l'ennemi. Il ne fut plus possible de contenir les soldats, ils se débandèrent soudain et s'enfuirent entraînant leurs chefs à leur suite. Le troisième cheval que Bayart montait de la journée, atteint d'un coup mortel, vint expirer aux portes de Gaëte qu'on eut à peine le temps de fermer sur les Espagnols.

 

 

 



[1] Petrus Passus homuncio gibbosus dux alicujus partis Hispanorum summe ingeniosus vado hoc flumen cum aliquo equitatu quosdam pedites a tergo deferente trajecit. (RIVALLII, folio 330.)

[2] Sed dum Bayardus ad tumultum cum reliquis occurrere vellet, prospexit ducentos equites hispanos ad ipsum pontent venientes. (RIVALLII, folio 330.)

[3] Solus pontent occupavit et man hasta processit in Hispanos qui utteriorem pontis partem jam attingebant ; et tres aut quatuor equo dejecit, et ex his duo in flumen ceciderunt et submersi sunt. (RIVALLII, folio 330.)

[4] Jehan d'Anton, folio 179.

[5] Inde adherens fusti pontis ense ita in hostes dimicavit, Coclitem Romanum imitando, tamdiuque corum impetum sustinuit donec Basco ejus commidito adduxit subsidia centum armatorum equitum qui Hispanos fugaverunt. (RIVALLII, folio 330.) — Quasi alter Horatius Cocles contra plures immo ferme ducentos hostium milites, etc., etc. (CHAMPIER, Tropheum Gallorum.)

[6] Champier, feuillet 25.

[7] Et pouvoient les Espagnols dire avec l'Évangile : Modicus vidimus cum. (CHAMPIER, feuillet 26, verso.)

[8] Jehan d'Anton, Chroniques manuscrites de Louis XII, folio 190.

[9] Jehan d'Anton, Chroniques manuscrites de Louis XII, folio 191.

[10] Selon quelques historiens, ce serait sur ce pont de Mola que se passa le merveilleux fait d'armes de Bayart, rapporté plus haut. Nous avons préféré la version du Loyal Serviteur, de Jehan d'Anton et de Du Rivail, à celle que Champier peut leur avoir suggérée.

[11] Jehan d'Anton, Chroniques manuscrites de Louis XII, folio 191.