HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XV.

 

 

Bayart enlève un trésorier espagnol. - Quel emploi il fait de sa capture. 1502-1503.

 

Un mois après, la trêve étant expirée[1], Bayart fut averti par ses espions qu'il y avait à Naples un trésorier espagnol qui changeait de l'argent en or. Il ne douta point que cette somme ne fût destinée à Gonsalve, et résolut de ne rien négliger pour s'en emparer au passage. Bloqué dans Barletta, à l'extrémité du duché de Bari, le général espagnol, comptant sur les secours et les artifices de Ferdinand-le-Catholique, ne cherchait qu'à gagner du temps ; mais déjà, faute de vivres et de solde, ses troupes menaçaient de l'abandonner, et les moindres convois étaient pour lui de la dernière importance.

Bayart, aux aguets jour et nuit, apprit que le trésorier avait couché à quinze milles de Minervino, dans une place qui tenait pour les Espagnols, et qu'il se remettrait le lendemain en route pour Barletta, escorté de quelques génétaires[2]. Le Bon Chevalier savait qu'il ne pouvait éviter un défilé assez étroit, situé à trois milles de là, et il alla s'embusquer avec vingt chevaux seulement entre deux rochers sur le bord de la route[3]. Son compagnon Tardieu reçut ordre de se poster plus bas avec vingt-cinq Albanais, pour que, si le trésorier venait à échapper d'un côté, il fût pris de l'autre. Vers sept heures du matin, les sentinelles avancées entendirent les pas des chevaux, et vinrent avertir Bayart qui recommanda le plus profond silence. Les Espagnols s'engagèrent en toute sécurité dans le défilé, conduisant au milieu d'eux le trésorier et son valet qui portait l'argent en croupe. A peine furent-ils passés, que Bayart et ses gens se précipitèrent à leurs trousses aux cris de France, France ! à mort, à mort ! Les Espagnols surpris, et croyant avoir affaire à des ennemis plus nombreux, s'enfuirent vers Barletta, laissant le pauvre trésorier et son valet entre les mains de Bayart qui ne s'amusa point à les poursuivre ayant tout ce qu'il voulait[4].

De retour à Minervino, les valises furent déployées, et force ducats parurent au jour. Le Bon Chevalier ordonna de les compter ; mais le trésorier lui dit en espagnol : No conteis, Señor, son quinte mil ducados, ce qui le réjouit fort pour ses gens. Sur ces entrefaites, arriva Tardieu, qui, à la vue de toute cette belle monnaie, se mit à maudire la fortune qui lui avait dénié une si riche capture. S'apercevant que le Bon Chevalier ne faisait pas semblant d'entendre ses exclamations et ses doléances : Mon compagnon, lui dit-il d'un ton délibéré, ce qui me console, c'est que j'en ai ma part comme vous, car j'ai été de l'entreprise. — Il est vrai, répliqua Bayart en souriant, mais vous n'avez pas été de la prise ; et quand bien même, ajouta-t-il pour rabattre son orgueil, vous en eussiez été, n'êtes-vous pas sous mes ordres ? Vous n'aurez que ce qu'il me plaira de vous donner.

Le gentilhomme gascon, n'entendant pas raillerie sur cet article, jura ses grands dieux qu'il en aurait raison. Il courut incontinent porter ses plaintes au lieutenant-général du Roi, qui, ne reconnaissant point Bayart à un différend de cette nature, le fit appeler à son quartier. Là, chacun exposa ses raisons en plein conseil, et l'opinion unanime des capitaines fut que Tardieu n'avait droit à rien.

Tout désappointé, il n'eut d'autre parti à prendre que de tourner la chose en plaisanterie. Par saint Amadour ! je suis bien malheureux ; mais, dit-il à Bayart, n'espérez pas en être quitte, il faudra bien que vous me nourrissiez le reste de la campagne. Le Bon Chevalier se mit à rire et ils revinrent de compagnie à Minervino comme si de rien n'était.

Bayart, un peu railleur de son naturel, fit de nouveau déployer les ducats sur une table devant son pauvre camarade, en lui disant : Eh ! compagnon, que vous en semble ? Voici de belles dragées. — Et oui, de par tous les diables ! répondit Tardieu, mais je n'en tâterai pas. Par le sang Dieu ! la moitié de cela eût suffi pour m'enrichir et me rendre homme de bien le reste de mes jours[5]. — Comment, compagnon ! dit Bayart, de cela dépendrait le bonheur de toute votre vie ! Eh bien ! ce que vous n'avez pu avoir de force, je vous le donne de bon cœur, et vous en aurez la bonne moitié. Tardieu regardait compter l'argent, persuadé que Bayart continuait à plaisanter ; mais quand il vit qu'il lui remettait réellement les sept mille cinq cents ducats, il ne put se retenir de se jeter à deux genoux, en lui disant, les larmes aux yeux : Hélas ! mon maître, mon ami, comment pourrai-je jamais m'acquitter envers vous de tout le bien que vous me faites ? Onc Alexandre ne fit pareille libéralité. — Taisez-vous, camarade, répondit Bayait en lui serrant la main, s'il était en mon pouvoir, je ferais beaucoup mieux pour vous. Cette somme, considérable pour l'époque, assura en effet la fortune de Tardieu ; à son retour en France il épousa une riche héritière, fille du seigneur de Saint-Martin, qui avait trois mille livres de rente, et fit souche de gens de bien[6].

Voyons ce que devinrent les autres sept mille cinq cents ducats ; le Bon Chevalier sans peur et sans reproche, le cœur net comme perle, rassembla toute la garnison, et les distribua à chacun selon qu'il le méritait, sans en retenir un seul denier[7]. Restait le trésorier, qui avait bien sur lui cinq cents ducats vaillants en joyaux et argent, sans compter la forte rançon qu'on pouvait en retirer. Il ne faut pas lasser la fortune, se mit à dire Bayart, et je me tiens content de ce que j'ai eu. Maître, quand vous et votre homme voudrez partir, je vous ferai conduire bagues sauves où bon vous semblera.

Le trésorier remercia le Bon Chevalier d'une générosité si peu commune, qu'elle parut inconsidérée à ceux qui n'en eussent pas été capables[8]. Il fut escorté le lendemain jusqu'à Barletta par un trompette qu'il récompensa largement, rendant grâce à la fortune de l'avoir fait tomber en de si bonnes mains.

 

 

 



[1] Uno mense post hujus modi conflictum, finitis induciis. (RIVALLII, folio 330.)

[2] Génétaires, cavaliers armés à la légère et montés sur des chevaux de petite taille, appelés en espagnol genets, ginetes.

[3] Bayardus inter duas rupeculas cum viginti equitibus latitans. (RIVALLII, folio 330.)

[4] Cepit, fugatis comitibus, exquœstorem hispanum, cum famulo quindecim ducatorum millia ad Gonsalvum ferentem. (RIVALLII, folio 330.)

[5] Se nunquam inopia laboraturum juravit et dixit si eorum nummorum medietatem haberet.... Bayardus alia medietate Tardium donavit. (RIVALLII, folio 330.)

[6] La postérité de Tardieu subsistait encore en 1770 dans le comté d'Eu, où elle possédait le marquisat de Malessie.

[7] Distributa horum ducatorum medietate reliquis stationis militibus, prout singulorum virtus exigebat. (RIVALLII, folio 330.)

[8] Exquœstorens eum ejus famulo baccis salvis liberavit. — O quanta liberalitas ! licet multorum judicio in hac liberalitatis virtute escessisset. (RIVALLII, folio 330.)