HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XIII.

 

 

Duel de Bayart et de Soto-Mayor. 1502-1503.

 

Ce jour arrivé, le seigneur de La Palice, suivi de deux cents hommes d'armes, selon l'accord, amena au rendez-vous le Bon Chevalier monté sur un vigoureux coursier, et couvert d'une armure tout unie, par humilité. Don Alonso ne se pressait point d'arriver ; le trompette La Lune alla l'avertir que le seigneur de Bayart l'attendait à cheval, armé de toutes pièces. Comment ! dit l'Espagnol, à cheval ! Le choix des armes m'appartient ; je suis le défendeur et lui le demandeur. Trompette, va lui dire que je veux combattre à pied. Alonso espérait, en élevant cette étrange prétention, ou que les Français empêcheraient Bayart d'accepter, ou qu'il aurait bon marché, à pied, d'un homme affaibli par la fièvre.

La Lune vint rapporter ce nouveau subterfuge, en disant : En voici bien d'une autre, capitaine ; votre homme maintenant veut avoir le choix des armes et combattre à pied. La Palice et tous les assistants, indignés, assuraient Bayart que, selon toutes les lois des combats à outrance, il devait rejeter une condition aussi déloyale que désavantageuse dans son état ; mais le preux chevalier, quoiqu'il eût en ce jour-là même son accès de fièvre[1], répondit gaiement au trompette : La Lune, mon ami, va dire au seigneur Alonso que je l'attends à pied, et ne veux pas, pour si peu de chose, perdre l'occasion de réparer mon honneur. Et s'il venait encore à se raviser, tu lui diras que je suis son homme de toute manière qu'il lui plaira.

Soto-Mayor fut surpris d'une réponse à laquelle il ne s'attendait pas ; mais il n'était plus temps de se dédire, car la bécasse en était bridée, comme dit le proverbe[2]. Il ne songea plus qu'à profiter de tous ses avantages, et décida qu'ils combattraient à pied, armés de toutes pièces, à l'exception du casque, avec l'épée et le poignard, dans un espace de soixante pas carrés. D'une taille et d'une force prodigieuses, Alonso comptait accabler plus aisément Bayart malade, chargé d'armes pesantes, et privé du seul avantage que son agilité pouvait lui donner[3].

Le Bon Chevalier, sans perdre de temps, fit entourer la lice de quelques grosses pierres mises les unes à côté des autres, et se rendit à son poste, accompagné des seigneurs de La Palice, d'Urfé, d'Humbercourt, de Fontrailles, du baron de Béarn, ses féaux amis, qui tous priaient le Seigneur qu'il prît en aide leur champion. Soto-Mayor s'avança du côté opposé, conduit par le marquis de Licita, don Diego Guinones, lieutenants de Gonsalve, don Pedro de Haldes et don Francisco d'Altemeze ; il envoya à Bayart deux épées et deux poignards entre lesquels celui-ci ne s'amusa pas à choisir. Capitaine, mon ami, lui dit le seigneur de La Palice avant de se retirer, combattez froidement sans tous emporter, et frappez surtout au visage. — Monseigneur, lui répliqua le Bon Chevalier, je le ferai ainsi que vous me le conseillez, sans point faillir. Il fut introduit dans l'enceinte par Bellabre qu'il avait choisi pour son parrain, et Soto-Mayor par le sien, don Pedro de Guinones. Le seigneur René de La Chesnaye, et le capitaine espagnol Escalada, juges du camp, se placèrent à leur poste. La Palice et don Francisco d'Altemeze entourèrent la lice avec un nombre égal d'hommes d'armes[4].

Après les cérémonies usitées dans les gages de batailles, les deux champions restèrent seuls dans l'enceinte ; le Bon Chevalier se mit à genoux, fit son oraison à Dieu, baisa la terre, et se releva en faisant le signe de la croix. Avec autant de calme que s'il eût été dans un palais à se promener parmi les dames, il s'avança contre son adversaire, le visage découvert, l'épée dans la main droite et le poignard dans la gauche.

L'Espagnol de même, l'épée à la main, mais le poignard à la ceinture, marcha bravement à sa rencontre. Señor Pedro de Bayardo, que me quereis ? lui dit-il. — Don Alonso de Soto-Mayor, lui répliqua Bayart, je quiers contre toi défendre mon honneur. Et sans plus de paroles, ils s'approchèrent et fondirent l'un sur l'autre à grands coups d'épée. L'Espagnol fut légèrement atteint au visage, et ses efforts n'en devinrent que plus vifs ; grand et vigoureux, il cherchait à joindre Bayart pour le saisir au corps et jouer du poignard ; mais le Bon Chevalier, d'un bras exercé, savait le maintenir à la longueur de son épée. Comme deux lions échauffés, s'entrebattaient ces deux champions, sans qu'on pût augurer qui des deux aurait le meilleur. Français et Espagnols demeuraient dans une cruelle incertitude, les uns craignant que les forces ne vinssent à manquer à Bayart, affaibli par quatre mois de fièvre, les autres tremblant pour don Alonso, que, tout grand et fort qu'il était, pas un de ses amis n'eut mieux aimé pour son bien à Saragosse[5].

C'était à la tête que visaient surtout les deux combattants ; Bayart, s'apercevant de l'avantage que sa haute stature donnait à son ennemi, eut recours à l'adresse. Il saisit l'instant où l'Espagnol levait le bras pour le frapper, laissa passer l'épée et prompt comme l'éclair lui porta à découvert un coup terrible dans le visage. Il ne put y atteindre ; mais son estoc donna si violemment dans le gorgerin d'Alonso, qu'au travers des mailles il lui entra plus de quatre doigts dans la gorge, tellement qu'il eut peine à le retirer. Le sang de l'Espagnol ruissela par-dessus son harnois jusqu'à terre ; se sentant blessé à mort, il jeta son épée et se précipita comme un forcené sur Bayart. Tous deux commencèrent une lutte si acharnée, que sans vouloir lâcher prise ils roulèrent par terre l'un sur l'autre[6]. Soudain Bayart, plus agile que son adversaire, lui plonge son poignard jusqu'à la croisée entre le nez et l'œil gauche en lui criant : Rendez-vous, seigneur Alonso, ou vous êtes mort ? Il n'avait garde de répondre, il n'était déjà plus[7]. Son parrain don Diego de Guinones accourut et dit : Senor de Bayardo, vencido habeis, es muerto. Il n'était que trop vrai, car plus ne remua ni pieds ni mains.

Qui fut bien déplaisant, ce fut le Bon Chevalier qui eût donné tout ce qu'il possédait pour le vaincre sans le tuer. Il imposa silence aux clairons et aux trompettes[8], et se jetant à genoux il remercia Dieu de la victoire qu'il avait remportée par son aide et baisa trois fois la terre. Lui seul avait droit de toucher au corps d'Alonso[9] ; il le traîna avec peine hors du camp, et s'adressant à son parrain, il lui dit : Seigneur don Diego, en ai-je assez fait ? Lequel répondit piteusement : Harto y demasiado, señor Bayardo, por la honra de España. — Vous savez, ajouta le Bon Chevalier, que les lois du combat mettent le corps à ma disposition ; mais je vous le rends[10] et voudrais, sauf mon honneur, qu'il fut en mon pouvoir de vous le rendre vivant.

Les Espagnols emportèrent tristement le cadavre de leur champion, et les Français reconduisirent en triomphe le vainqueur à la garnison de son bon ami le seigneur de La Palice. Le premier soin de Bayart en arrivant fut d'aller à l'église rendre grâce à Dieu ; ce ne furent ensuite que fêtes et banquets.

Les Espagnols chargèrent de malédictions la mémoire de Soto-Mayor qui avait compromis dans une mauvaise querelle l'honneur de sa nation[11], et les Français exaltèrent à l'envi l'adresse et la valeur de Bayart, vainqueur d'un guerrier qui jusqu'alors avait passé pour invincible[12]. Sa réputation reçut un grand éclat de ce triomphe dont le bruit se répandit non-seulement en France, mais encore dans l'Italie et l'Espagne. Les circonstances en avaient été si publiques et si avérées, que les historiens de ces deux nations, grands larrons de la gloire française[13], n'ont osé, à leur habitude, les dénaturer ou les démentir. Forcés de l'avouer, ils n'ont eu d'autre ressource que de passer légèrement sur un aussi désagréable sujet.

 

 

 



[1] Licet tunc febre quartana et alia gravi infirmitate laboraret. (RIVALLII, folio 329.)

[2] Brantôme, Discours sur les Duels, t. VI, p. 31.

[3] Et quod Soto-Major excelsa admodum robustaque statura esset, Baiardumque alacrem adolescentem statura minorem prœ se contemneret, (BELCARII, Commentaria, p. 264.)

[4] JEHAN D'ANTON, ch. 27, p. 152.

[5] JEHAN D'ANTON, p. 154.

[6] Aloncus accepto vulnere letali in jugulo cepit brachiis Bayardum, et colluctantes ambo in terram ceciderunt. (RIVALLII, folio 329.)

[7] Adonde la fortuna sentencio en aquel combate y desafio un triste fin, y fue, que el capitam frances en poco espacio de tiempo metio al Soto-Mayor la puncta del espada, por la escotadura de la coraça, y le hirio mortalmente en la gargenta, de la qual herida murio con harta vergüença y confusion suya. (Cronica del grand Capitan, p. 152.)

[8] Les trompettes voulurent là sonner, pour donner louange au vainqueur, lequel ne voulut oncques que pour ce en trompette ni clairon fût soufflé. (JEHAN D'ANTON, p. 152.)

[9] Brantôme, Discours sur les Duels, p. 34.

[10] Cadaverque ejus cum armis quœ sibi jure belli retinuere potuisset, libere ut ea quæ conveniebat decentia, sepulturæ traderetur, adsportari permisit. (CHAMPIER, Tropheum Gallorum.)

[11] Hispenis jure cadentem omni contumeliarum genere onerantibus : ut pote qui patriœ nomen turpi antea facto, et mox ignobili morte dedecorasset, (P. JOVIO, de vita Magni Gonsalvi, l. II, Basileæ, in-folio, p. 240.)

[12] Quo nullus unquam impune manus conseruerat. (G. PARADINI, Memoriœ, Lugduni, 1548, in-4°, l. II, p. 35.)

[13] Brantôme.