HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XII.

 

 

Lettres de Bayart à Soto-Mayor et réponses de celui-ci. 1502-1503.

 

Alonso répéta publiquement ses plaintes et ses menaces dans une conférence qui eut lieu à cette époque entre le duc de Nemours et Gonsalve pour la délimitation des provinces contestées. Le Bon Chevalier ne tarda point à en être informé ; et, aussi surpris qu'indigné d'une semblable imposture, il fit sur-le-champ assembler tous les soldats de la garnison de Minervino, et après leur avoir exposé les griefs de Soto-Mayor : Il me semble, leur dit-il, que jusqu'à son évasion prisonnier ne fut jamais aussi bien traité, et depuis, si je l'ai fait resserrer, il ne doit s'en prendre qu'à lui-même. Il leur demanda s'il n'aurait point éprouvé à son insu quelque outrage dont il s'empresserait de lui donner satisfaction. Capitaine, répondirent-ils tous, quand il eût été le premier personnage de sa nation, tous n'auriez pu lui faire un meilleur traitement, et c'est mal et péché à lui de s'en plaindre. Mais ces Espagnols sont tellement gonflés d'orgueil, qu'ils ne trouvent jamais qu'on en fasse assez !Par ma foi, reprit Bayart, quoique la fièvre quarte me tienne[1], je veux lui écrire que s'il ne rétracte ses propos, je lui prouverai qu'il en a menti, à pied ou à cheval, comme il lui plaira. Encore que le Bon Chevalier signât fort bien son nom, il fit incontinent venir son clerc, et lui dicta la lettre suivante :

Don Alonso, j'ai appris que depuis votre retour vous vous êtes plaint de moi, et avez semé parmi vos gens que je ne vous ai point traite en gentilhomme. Vous savez bien le contraire ; mais comme une telle charge me ferait gros déshonneur, je vous écris cette lettre pour vous prier de rhabiller autrement vos paroles devant ceux qui les ont ouïes. Vous rétablirez mon honneur en confessant le bon traitement que je vous ai fait, et le vôtre en rendant témoignage à la vérité. Et dans le cas où vous seriez refusant, je vous déclare que je suis résolu de vous faire dédire par combat mortel de votre personne à la mienne, soit à pied ou à cheval, ainsi que mieux vous plairont les armes. Et adieu. De Minervino, ce dixième de juillet 1503. Le seigneur de La Palice approuva fort cette lettre, et chargea son trompette, nommé La Lune, de la porter à Andria au seigneur Alonso de Soto-Mayor.

Celui-ci, après l'avoir lue, y fit sur-le-champ cette réponse sans prendre conseil de personne : Seigneur de Bayart, j'ai vu votre lettre, où entre autres choses dites qu'êtes résolu de me combattre si je ne me dédis des paroles par moi semées, que vous ne m'avez point, étant votre prisonnier, traité en gentilhomme. Je vous déclare que onc ne me dédis de choses que j'ai dites, et n'êtes pas homme à m'en faire dédire. J'accepte le combat que vous me présentez de vous à moi, d'ici à douze ou quinze jours, à deux milles de cette ville d'Andria, ou ailleurs que bon vous semblera.

Le Bon Chevalier, malgré sa fièvre quarte, n'eût pas donné cette lettre pour dix mille écus. Il fit aussitôt réponse à Soto-Mayor qu'il serait exact au jour qu'il lui plairait d'assigner, et s'occupa d'avoir au plus tôt la permission et le champ du vice-roi, le duc de Nemours ; mais l'Espagnol ne montra pas le même empressement, et près de six mois s'écoulèrent avant qu'il se décidât à vider la querelle. Cherchant tous les moyens d'éluder l'instant fatal, il manqua à un premier rendez-vous, et écrivit de nouveau a Bayart, le 26 novembre 1603, une lettre dont le sens était que : quel que fût a l'avenir l'obstacle qui empêchât l'un des deux combattants de se trouver au jour indiqué, il entendait que par cela même il se reconnaîtrait vaincu et prisonnier de l'autre[2]. Bayart lui répondit qu'il y consentait volontiers, et que peu lui importaient les conditions, pourvu qu'il vengeât son injure.

Gonsalve, informé de ce différend, gourmanda sévèrement Alonso, et lui ordonna délaver, sans plus de délai, les armes à la main, l'honneur compromis de sa nation et celui de son propre lignage[3]. Voyant alors qu'il n'y avait plus moyen de reculer sans se perdre de réputation, Soto-Mayor donna jour au Bon-Chevalier, en le priant toutefois de trouver bon qu'il se portât défendeur, et lui Bayart demandeur. L'Espagnol le connaissait pour l'homme du monde le plus redoutable à cheval, et, en s'assurant le choix des armes, par cette proposition aussi captieuse qu'irrégulière, il se réservait d'en profiter en temps et lieu. Sur une bonne querelle, répondit Bayart, peu me chault d'être demandeur ou défendeur. Et sans davantage s'en inquiéter, il accorda tout ce qu'Alonso voulait. Il fut décidé que le combat aurait lieu entre Andria et Minervino, la vigile de la Purification de Notre-Dame[4].

 

 

 



[1] L'auteur d'un voyage intitulé Londres, après avoir attribué au spleen les exploits les plus brillants des Anglais, voudrait assigner une semblable cause physique à la bravoure de Bayart. Il prétend que les sept années continues pendant lesquelles il fut affligé de la fièvre quarte furent celles précisément qui établirent sa réputation. Sans prendre au sérieux ce paradoxe du plaisant Champenois Pierre Grosley, nous nous contenterons de rappeler que Bayart eut non-seulement la fièvre pendant sept ans, mais presque durant tout le cours de sa vie, à partir de cette époque jusque trois mois avant sa mort. Nous ne voyons pas non plus que cette maladie ait produit en lui aucune de ces affections mélancoliques analogues au tœdium vitœ des gentilshommes d'outre-mer.

[2] Champier (feuillet 18, verso) rapporte qu'il avait trouvé lui-même cette lettre de Soto-Mayor dans la bourse de la mère du Bon Chevalier, qui l'avait prise à son fils ; elle est d'autant plus authentique que nous la découvrons dans un autre de ses ouvrages imprimé du vivant même de Bayart. (SYMPHORIANI CHAMPERII, Tropheum Gallorum, Lugduni, in-4°, 1507, tractatus secundus.)

[3] El grand capitan Gonçalo Hernandez de Cordova entendido la causa de la querella, reprehendio muy severamente à Soto Major por lo hecho, y le mando que saliese al campo : por con el juizio de las armas se purgase la infamia del mal tratamiento, o quedando vencido, meritamente fuese castigado con deshonrado fin, por aver ensuziado con palabras, o obras descorteses la honra de la nacion espagnola y a su linaje. (Chronica del grand capitan Gonçalo Hernandez de Cordova y Àguilar. Alcala de Henares, 1584, in-4°, c. CXXV, p. 152.)

[4] JEHAN D'ANTON, Histoire de Louis XII, ch. 27, p. 151.