HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XI.

 

 

Bayart gouverneur de la ville de Minervino. - Il fait prisonnier Alonso de Soto-Mayor, capitaine espagnol. - Conduite déloyale de ce dernier. 1502-1503.

 

Louis d'Ars avait donné au Bon Chevalier le gouvernement de Minervino, ville épiscopale de la Capitanate dépendant des domaines du comte de Ligny. Après avoir pourvu à la sûreté de la place, Bayart au bout de quelques jours ne tarda pas à s'ennuyer de rester si longtemps en cage, sans rompre une lance. Messeigneurs, dit-il un soir à ses hommes d'armes, durant que nous croupissons ainsi derrière des murailles, nos armes se rouillent et l'orgueil des Espagnols s'accroît. J'ai résolu, pour rompre ces pernicieux loisirs, d'aller demain faire une course entre Barletta et Andria, et si, comme je l'espère y nous rencontrons quelque parti ennemi, ce sera une occasion de nous remettre au jeu. Ce projet fut vivement applaudi, et ceux qui devaient le partager employèrent la soirée à visiter leurs chevaux et à préparer leurs armes. Ils se mirent au champ de grand matin, au nombre de trente hommes d'armes, bien déterminés à ne pas rentrer dans Minervino sans avoir vu l'ennemi de près.

Le même jour et dans le même dessein, était sorti d'Andria, ville du voisinage, un brave et hardi capitaine espagnol nommé Alonso de Soto-Mayor, proche parent de Gonsalve et général de sa cavalerie[1]. Il serait difficile de dire laquelle des deux troupes éprouva le plus de joie, lorsque, au détour d'une colline, elles s'aperçurent descendant à nombre égal dans la plaine[2].

Mes amis, dit Bayart à ses gens, dès qu'il eut reconnu les croix rouges, voici l'occasion que nous avons cherchée ; que chacun songe à son honneur et fasse son devoir ; si je ne fais le mien, tenez-moi à jamais pour lâche et sans cœur. — Allons, capitaine, lui répondirent-ils, donnez le signal de la charge pour que les Espagnols n'aient pas l'honneur de commencer. La visière baissée, la lance en arrêt, aux cris de France ! France ! ils se lancèrent au grand galop sur les Espagnols qui aux cris d'España ! San Iago ! leur épargnèrent bravement la moitié du chemin. Le combat dura indécis plus d'une demi-heure avec un égal acharnement. Animé par la résistance, il semblait que le Bon Chevalier se multipliât dans la mêlée. Enfin une dernière charge rompit les Espagnols qui se débandèrent laissant sept hommes sur la place, et autant de prisonniers[3].

Le reste prit la faite avec le capitaine ; mais Bayart, sans perdre de vue Alonso, le poursuivit et l'atteignit l'épée haute, en lui criant : Tourne, homme d'armes ! ne te laisse pas tuer par derrière. Celui-ci, préférant une mort glorieuse, se retourna sur le Bon Chevalier comme un sanglier aux abois, et il s'engagea entre eux un terrible combat. Soto-Mayor, abandonné par les siens, résistait avec un courage qui eût rendu la victoire douteuse si ses compagnons eussent combattu comme lui. Mais bientôt son cheval, rendu de lassitude, ne répondit plus au frein ; alors le Bon Chevalier, suspendant ses coups, lui dit : Rends-toi, homme d'armes, ou tu es mort !A qui me rendrai-je ? répondit-il. — Au capitaine Bayart. Alonso qui le connaissait de réputation et voyait bien d'ailleurs que, cerné de tous côtés, il ne pouvait s'échapper, lui remit son épée. Les Français reprirent la route de Minervino sans avoir perdu un seul homme, se félicitant de n'avoir acheté leur victoire que par quelques blessures et deux chevaux tués dont ils seraient amplement dédommagés par la rançon de leurs prisonniers.

Le Bon Chevalier, ayant appris le nom et la naissance de Soto-Mayor, lui fit donner une des plus belles chambres du château, des vêtements de sa garde-robe et tout ce qui pouvait lui être nécessaire[4] Poussant plus loin la générosité, il se contenta de lui demander sa parole de ne point chercher à s'échapper, et lui laissa la liberté de se promener dans toute la place[5]. Alonso le remercia de sa courtoisie et lui donna sa foi de ne pas sortir sans son congé. Quelques jours après, ils convinrent de la rançon qui fut fixée à mille ducats.

L'Espagnol demeura quinze à vingt jours à faire bonne chère avec le capitaine et ses compagnons, allant et venant sans être nullement surveillé, personne ne croyant un homme de sa condition capable de violer sa parole ; mais impatienté de ne point voir arriver l'aident qu'il attendait, Alonso prit le parti d'aller lui-même chercher sa rançon. Voici comme il s'y prit : il s'adressa à un soldat albanais de la garnison, et lui dit : Théode, veux tu gagner de quoi vivre à ton aise le reste de tes jours ? Le soldat, qui aimait l'argent, prêta l'oreille à ce discours, Tiens-moi prêt, demain matin, un cheval à la poterne du château ; tu viendras avec moi, en deux heures nous sommes à Andria, et cinquante ducats ne seront qu'un faible à-compte de mes bienfaits. L'Albanais n'était pas d'une probité à résister à pareille somme, et il convint de tout avec lui, après lui avoir fait pourtant observer que le capitaine était homme à le faire repentir de la violation de sa parole. Je n'ai point l'intention de lui manquer de parole, répondit l'Espagnol, et je n'aurai rien de plus pressé que de lui envoyer les mille ducats dont nous sommes convenus, et, pourvu qu'il les reçoive, mes obligations sont remplies. — Au surplus cela vous regarde, répondit Théode ; comptez sur moi.

Le lendemain, de bonne heure, Soto-Mayor, qui n'était point observé, trouva aisément le moment de monter a cheval et de fuir avec l'Albanais. Bayart ne tarda guère à faire sa ronde accoutumée, et, surpris de ne point trouver dans les cours don Alonso, avec lequel il causait et se promenait tous les matins, il demanda au portier s'il ne l'avait pas vu : celui-ci répondit que l'Espagnol s'était promené à la pointe du jour vers la poterne, et que depuis il ne l'avait point revu. Aussitôt Bayart fît sonner l'alarme, et ni don Alonso ni Théode ne parurent. Outré de cette trahison, mais sans perdre un instant, il fait monter à cheval un de ses soldats nommé le Basque, avec dix de ses meilleurs cavaliers, leur ordonne de courir à bride abattue sur la route d'Andria, et de ramener le fugitif mort ou vif, sans oublier l'Albanais qui serait pendu aux créneaux du château pour servir d'exemple.

Le Basque, les éperons dans le ventre de son cheval, aperçut au bout de deux milles don Alonso occupé à rajuster les sangles de son cheval. Sans lui donner le temps de remonter, il fond sur lui et l'arrête. Théode, instruit du sort qui l'attendait, gagna Andria sans regarder derrière lui. Quand le Bon Chevalier revit don Alonso, il ne put contenir son indignation, et l'accabla des plus sanglants reproches. Vainement l'Espagnol voulut alléguer sa prétendue justification ; Bayart, trop irrité pour recevoir de pareilles excuses, le fit conduire dans la tour, où il le tint quinze jours enfermé[6], sans aggraver autrement sa captivité, et sans lui faire mettre les fers, comme il en avait le droit. Au bout de ce temps, arriva un trompette chargé de demander un sauf-conduit pour le porteur de la rançon. L'argent apporté et compté, Alonso prit congé d'assez bonne grâce de Bayart et de ses hommes d'armes, et partit après avoir vu distribuer ses mille ducats jusqu'au dernier aux soldats de la garnison[7].

De retour à Andria, l'Espagnol fut accablé de questions sur sa captivité et sur le seigneur Bayart. Je vous assure, répondit-il à ses amis, qu'il est impossible de trouver un capitaine plus intrépide et plus actif ; et il leur raconta les exercices continuels dont il occupait les loisirs de ses soldats, et aussi la générosité dont il avait été témoin avant son départ, ajoutant que, s'il vivait âge d'homme, il parviendrait sûrement à une haute fortune. Quant au traitement que j'ai éprouvé, j'ignore s'il provenait de ses ordres, mais ses gens ne m'ont point traité en prisonnier de guerre ni en gentilhomme[8], et je me réserve bien de lui en demander satisfaction les armes à la main.

 

 

 



[1] Aloncus Sancti-Majoris consanguineus Gonsallii Ferrandi Hispanorum ducis. (A. RIVALLII, folio 329.)

[2] In mediis campis cum certis militibus. (Ibid.)

[3] Occisis septem Hispanis cum totidem Aloncus cœteris fugientibus captus est. (A. RIVALLII, folio 329.)

[4] Le dict Pierre de Bayart le traita non pas comme prisonnier, mais comme frère et compaignon. (JEHAN D'ANTON, Histoire de Louis XII, ch. 5, p. 22.)

[5] Et sub fide sua a Bayardo receptus, liber et sine custode per castellum Minervinœ. (A. RIVALLII, folio 329.)

[6] Et quia fidem non servaverat in turri detentus fuit. (A. RIVALLII, folio 329.)

[7] Receptis mille ducatis stationis militibus distributis, Bayardus liberavit Aloncum. (A. RIVALLII, folio 329.)

[8] Qui inter suos conquestus est q. a Bayardo atrociter et prœter jura belli asservatus fuerat. (Ibid.) — Is ubi libertati restitutus est, beneficii immemor, de ejus erga se inhumanitate conquestus est. (CHARPIER, Tropheum Gallorum.)