HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Prise de Ludovic Sforza et seconde conquête de Milan. - Générosité et désintéressement de Bayart. 1500.

 

L'arrivée de La Trimouille, l'un des plus grands capitaines de son temps, ne tarda pas à rendre à l'armée française l'énergie que lui avait enlevée la pluralité des chefs. Pendant que Ludovic perd un temps précieux au siège du château de Novare[1], il est investi lui-même dans cette ville. La principale force des deux armées consistait en Suisses. La Trimouille traita secrètement avec ceux de Sforza, qui se mutinèrent, et refusèrent de se battre contre leurs compatriotes. Après avoir inutilement employé les promesses et les prières les plus touchantes pour les détourner de leur trahison, Sforza fut réduit à implorer la permission de s'échapper parmi eux, déguisé en soldat, ou, selon d'autres, en cordelier. Tandis que les Suisses défilaient entre les rangs des troupes françaises, Ludovic, désigné par un valet du canton d'Uri, fut reconnu et arrêté. Le 11 avril, vigile de Pâques-Fleuries, Louis XII étant à la chasse aux environs de Lyon, reçut un courrier du cardinal d'Amboise qui lui apportait cette heureuse nouvelle, et se rendit immédiatement à Notre-Dame de Confort, pour remercier Dieu d'un événement qui lui assurait la possession du duché de Milan. Ludovic arriva sous bonne escorte, et fut enferme au château de Pierre-Scize, sans avoir pu obtenir la permission de voir le Roi. Il fut peu de temps après transféré au château du Lys-Saint-Georges, et de-là enfin au château de Loches où il termina sa vie, après dix années d'une captivité aussi douce que le permettait la sûreté du prisonnier. Ainsi se trouvèrent confondues la prudence et l'habileté de celui qui se faisait appeler le fils de la Fortune, se vantant de l'avoir fixée par son artificieuse politique.

Son frère, le cardinal Ascanio, craignant d'éprouver un sort pareil, s'enfuit en toute hâte de Milan, pour tâcher de rejoindre, à travers les Etats vénitiens, ses neveux qui s'étaient réfugiés auprès de l'empereur Maximilien. Accablé de fatigue, il vint au milieu de la nuit frapper à la porte d'une maison isolée appartenant à un gentilhomme qu'il avait autrefois comblé de bienfaits. Pendant qu'il se livrait au sommeil, le traître fit avertir un capitaine de la république de Venise qui s'empara de lui et de tous ses trésors. Mais les Vénitiens n'osèrent refuser de le rendre au roi de France qui les fit hautement menacer de leur déclarer la guerre, s'ils ne lui remettaient le cardinal, ses dépouilles, et aussi l'épée de Charles VIII, prise dans les bagages à la journée de Fornoue, et que les orgueilleux républicains faisaient voir dans le palais de Saint-Marc. Ascanio alla habiter la tour de Bourges, jusqu'au conclave qui suivit la mort d'Alexandre VI, et sut alors obtenir sa liberté, en promettant au cardinal d'Amboise sa voix qu'il donna à son compétiteur.

Lors de la première conquête du Milanais, Louis XII avait distribué en récompense à ses principaux officiers plusieurs terres et seigneuries, et entre autres, au comte de Ligny, les villes de Tortona et de Voghera. Toutes, à l'exemple de la capitale, avaient chassé leurs garnisons et ouvert leurs portes à Sforza. Courroucé de cette défection, le comte de Ligny résolut d'aller en personne châtier ses sujets rebelles. Suivi de Louis d'Ars, son lieutenant, de Bayart qui portait alors son guidon, et d'une partie de sa compagnie, il s'avança jusqu'à Alexandrie, faisant courir le bruit qu'il allait mettre Tortona et Voghera à feu et à sang, quoiqu'un semblable dessein n'eût su entrer dans son âme. A cette nouvelle, les habitants consternés résolurent d'envoyer au-devant de leur seigneur vingt de leurs principaux bourgeois pour conjurer sa vengeance et demander miséricorde. Le comte de Ligny les rencontra à vingt milles de Voghera, mais il passa outre, sans faire semblant de les apercevoir, et entra dans la ville en appareil de guerre. Cet accueil redoubla la frayeur des pauvres députés qui le suivirent en silence et allèrent implorer la protection du capitaine Louis d'Ars, dont ils connaissaient la bonté. Celui-ci leur promit ses bons offices, en leur conseillant de laisser passer la nuit sur la colère de leur seigneur. Le lendemain, après le dîner du comte, cinquante des premiers de la ville, tête nue, vinrent se jeter à ses pieds criant miséricorde. L'un d'eux prononça en langue italienne un discours fort éloquent et dont le sens était : Que la ville de Voghera n'avait cédé qu'à la force, et que les cœurs de ses habitants n'avaient jamais cessé d'être français ; qu'ils le suppliaient de leur pardonner l'offense qu'ils avaient commise tant envers le Roi qu'envers lui, sur l'assurance qu'à l'avenir ils ne retomberaient plus dans une semblable faute ; enfin qu'ils s'en remettaient à son bon cœur, et le priaient d'accepter les trois cents marcs de vaisselle d'argent en signe de pardon ; et ils couvrirent deux tables de pièces d'argenté rie sur lesquelles le comte ne daigna pas jeter un coup-d'œil. D'un ton et d'un air à les faire tous trembler, il leur adressa cette réponse : Vous êtes bien hardis, sujets lâches et félons, de vous présenter devant moi après votre infâme révolte, et d'ajouter le mensonge à la trahison. Est-on venu assiéger votre ville, canonner et assaillir vos remparts ? Non ; vous avez traitreusement appelé dans vos murs l'usurpateur de ce duché. Si je n'écoutais que mon devoir et ma juste indignation, je vous ferais pendre tous, comme traîtres et déloyaux, aux fenêtres de vos maisons. Allez, fuyez de devant mes yeux, et délivrez-moi à jamais de votre présence. Les pauvres citoyens, toujours à genoux, écoutaient, transis de peur, et n'osaient plus rien ajouter à leurs prières.

Alors le sage et vaillant capitaine Louis d'Ars, se découvrant, adressa, le genou en terre, ces paroles au comte de Ligny : Monseigneur, en l'honneur de notre Sauveur et de sa Passion, accordez-moi leur grâce ; je leur ai engagé ma parole, et ils auraient mauvaise opinion de moi si je venais à y manquer. Je vous promets, en leur nom, qu'ils seront à l'avenir bons et fidèles sujets. Les pauvres gens l'interrompirent en criant : Grâce, Monseigneur, grâce ! nous tiendrons ce que le capitaine a promis. Le comte de Ligny, ému par leurs larmes, les fit lever, et leur dit : Je vous pardonne en considération du capitaine Louis d'Ars, dont les services obtiendraient de plus grandes choses de moi. Allez, mais gardez-vous d'y retomber. Quant à votre argenterie, vous ne méritez pas que je l'accepte. Jetant ses regards autour de lui, il aperçut Bayart et lui dit : Piquet, prenez cette argenterie, je vous la donne, pour votre cuisine. — Monseigneur, reprit celui-ci, je vous en remercie très-humblement ; mais à Dieu ne plaise que biens qui viennent d'aussi méchantes gens entrent jamais en ma maison ; ils me porteraient malheur. Cela dit, il distribua pièce par pièce l'argenterie à tous ceux qui se rencontraient là, sans en garder pour la valeur d'un denier, au grand étonnement de ses camarades, car le Bon Chevalier eût été alors embarrassé de trouver dix écus en sa bourse.

Que pensez-vous de cette action de Piquet, Messeigneurs ? dit le comte de Ligny, lorsque Bayart et les habitants furent sortis ; c'est grand dommage que Dieu ne l'ait pas fait naître sur le trône de quelque puissant empire, il eût gagné tous les cœurs par sa générosité. Croyez-moi, ce sera un jour l'un des plus parfaits capitaines du monde. Le comte, jaloux qu'il n'eût pas à souffrir de sa générosité, envoya le lendemain à Bayart une belle robe de velours cramoisi doublée de satin broché, un cheval magnifique et une bourse de trois cents écus qui ne lui durèrent guère, car ils furent bientôt partagés entre ses camarades.

 

 

 



[1] Varillas fait honneur à Bayart de la défense du château de Novare, mais cet écrivain à son ordinaire n'appuie cette assertion d'aucune preuve.