HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE VII.

 

 

Bayart défait un capitaine italien et le poursuit jusque dans Milan. - Il est fait prisonnier et renvoyé sans rançon. - Premier duel du Bon Chevalier. 1499-1500.

 

Ludovic-le-More, retiré en Allemagne, épiait le moment favorable de recouvrer le duché de Milan ; la licence des Français et la dureté du gouverneur ne tardèrent pas à lui en faciliter l'occasion. Trivulzio, chef des Guelfes, proscrit autrefois de sa patrie par les Gibelins, satisfaisait, au nom du roi de France, ses propres inimitiés, et persécutait à son tour cette puissante faction. Sforza, instruit par de nombreux émissaires du mécontentement et du repentir de ses anciens sujets, eut bientôt, à l'aide de ses trésors, réuni une armée composée de vingt mille Suisses, Allemands, Bourguignons et Albanais.

Il entra en campagne au milieu de l'hiver, et les forces affaiblies et divisées des Français ne purent résister à cette invasion que seconda le soulèvement général de la Lombardie. Ludovic rentra dans Milan le 5 février 1500, aux acclamations du même peuple qui l'avait chassé quelques mois auparavant ; Trivulzio et le comte de Ligny, après avoir jeté des garnisons dans les principales citadelles, furent contraints de se replier sur Mortara. Louis, instruit d'une révolution à laquelle il était loin de s'attendre, fit passer en Italie de puissants renforts ; mais la division qui régnait entre ses généraux nuisit au succès de ses armes, et pendant plusieurs mois la fortune resta incertaine.

Impatient de se signaler, Bayart était venu se loger avec quelques gentilshommes de sa compagnie dans une petite place à vingt milles de Milan. C'était entre eux à qui imaginerait de nouvelles entreprises sur l'ennemi. Un jour le Bon Chevalier fut informé qu'il y avait dans Binasco, à quelques milles de là, un parti de trois cents chevaux ennemis qu'il serait possible d'enlever. Ses compagnons acceptèrent avec empressement l'invitation qu'il leur fit d'aller rendre visite aux Italiens, et ils partirent un matin au nombre de quarante à cinquante hommes d'armes déterminés à tenter l'aventure ; mais ils avaient affaire à un brave et vigilant capitaine nommé Bernardino Cazachio, qui, informé de leur projet, jugea plus à propos de les attendre en rase campagne. Il se posta à deux ou trois jets d'arc de Binasco, et dès qu'il eut aperçu les Français, il estima, à leur petit nombre, qu'il en aurait bon marché. Les deux troupes ne tardèrent point à se reconnaître, et fondirent l'une sur l'autre aux cris de : France, France ! Moro, Moro ![1] Le choc fut terrible, et grand nombre de cavaliers renversés ne purent remonter à cheval dans une mêlée aussi chaude. A voir combattre le Bon Chevalier, entamer testes, couper bras et jambes, eût plutôt été pris pour un lion furieux que pour damoisel amoureux. Cependant le combat durait depuis une heure sans qu'au grand regret de Bayart la victoire se fût encore déclarée. Hé ! camarades, s'écria-t-il, cette poignée de monde nous tiendra-t-elle ici toute la journée ? Si les troupes qui sont dans Milan venaient à en être averties, ce serait fait de nous. Un dernier effort, et débarrassons-nous-en au plus vite. Ranimés par ces paroles du Bon Chevalier, les Français, en répétant leur cri de guerre, chaînèrent les Lombards avec tant de fureur, que ceux-ci commencèrent à perdre le terrain. Cazachio, voyant que les Français le serraient de trop près, craignit qu'ils n'entrassent avec lui dans Binasco, et fit sa retraite en bon ordre du côté de Milan. Arrivés à peu de distance de cette ville, les Italiens se débandèrent et se sauvèrent à toute bride, poursuivis par les Français jusque sous le canon de la place. Alors l'un des anciens de la compagnie, s'apercevant du danger, cria : Tourne, homme d'armes, tourne ! Chacun obéit et s'arrêta, à l'exception de Bayart qui était trop échauffé à la poursuite des fuyards pour rien entendre.

Il se laissa tellement entraîner par son ardeur, qu'il entra pêle-mêle avec eux dans Milan, les chassant jusque sur la place du palais ducal. Reconnu bientôt à ses croix blanches, et entouré de toutes parts par la populace qui criait : Piglia, piglia ! il fut forcé de se rendre au capitaine Bernardino Cazachio : celui-ci l'emmena en son logis, et, après que Bayart fut désarmé, il ne pouvait reconnaître ce terrible gendarme dans un jeune homme d'une figure douce et presque féminine. Ludovic, qui avait entendu le tumulte, en demanda la cause, et, curieux de voir cet archer si téméraire, il le fît mander devant lui.

Cazachio, guerrier plein d'honneur, à la réception de cet ordre, craignît que Ludovic, se livrant à ses fureurs habituelles, n'eût conçu quelque funeste projet, et voulut accompagner lui-même son prisonnier. Mon gentilhomme, lui dit Sforza étonné de voir tant de valeur et de jeunesse réunies, approchez, et contez-moi ce qui vous a amené dans notre ville. Pensiez-vous prendre Milan à vous seul ?Par ma foi ! Monseigneur, lui répondit Bayart sans se troubler, je ne pensais pas entrer tout seul, et croyais bien être suivi de mes compagnons qui, plus au fait de la guerre, ont évité mon sort. Mais à part ma disgrâce, je n'ai qu'à me féliciter d'être tombé entre les mains de ce bon et vaillant capitaine. Ludovic lui ayant ensuite demandé à combien, sur son honneur, s'élevait le nombre des troupes françaises : Sur mon âme ! Monseigneur, ils ne sont guère que quatorze ou quinze cents hommes d'armes et seize ou dix-huit mille hommes de pied, mais tous gens d'élite, déterminés à soumettre cette fois pour toujours le duché de Milan au roi notre maître ; excusez ma franchise, mais il me semble que vous seriez, Monseigneur, pour le moins autant en sûreté en Allemagne qu'ici, car vos gens ne sont pas pour tenir devant les nôtres.

Le duc feignit de s'amuser des propos du jeune Français qui ne laissaient pas de lui donner à penser. Sur ma foi, mon gentilhomme, lui dit-il d'un ton railleur et indifférent, j'ai bonne envie que les troupes du roi de France et les miennes décident au plus tôt par une bataille à qui appartiendra cet héritage, car je vois bien qu'il n'y a pas d'autre moyen de nous accorder. — Plût à Dieu ! Monseigneur, s'écria Bayart, que ce fût dès demain, pourvu que je fusse hors de prison. — Vous êtes libre, reprit Ludovic dans un élan de générosité qui lui était peu ordinaire, et je vous accorde de plus tout ce que vous me demanderez.

Le Bon Chevalier mit un genou en terre pour le remercier, le pria, pour toute grâce, de lui faire rendre ses armes et son cheval, et de le renvoyer à sa garnison. Je vous en conserverai, Monseigneur, une si grande reconnaissance que, hors le service du Roi, mon maître, et mon honneur sauf, je serai toujours à votre commandement. — Capitaine Cazachio, dit Ludovic, qu'on lui fasse rendre son cheval et tout ce qui lui appartient. — Rien de plus aisé, répondit celui-ci, car tout est chez moi. Et il envoya chercher ses armes et son cheval. Ludovic voulut voir armer devant lui Bayart qui sauta légèrement en selle sans toucher à l'étrier. Il se fit ensuite donner une lance, et baissant sa visière il parcourut à bride abattue la vaste cour du palais, et rompit contre terre son bois en cinq ou six morceaux. Ludovic, que ce spectacle ne réjouissait pas plus que de raison, ne put s'empêcher d'avouer que si tous les hommes d'armes français ressemblaient à celui-ci, il aurait à craindre un mauvais parti. Cependant il lui donna pour le reconduire à sa garnison un trompette qui n'alla pas si loin, car déjà l'armée française n'était plus qu'à dix ou douze milles de la ville.

Tout le monde plaignait le jeune guerrier dont la noble ardeur excusait l'imprudence. Son retour inattendu vint surprendre ses camarades qui l'accompagnèrent, en le félicitant, chez son bon maître, le comte de Ligny. Comment ! Piquet, mon ami, lui dit-il en riant, vous voici ! Qui vous a mis hors de prison et payé votre rançon ? J'allais à l'instant envoyer un trompette pour le faire et vous ramener. — Monseigneur, je vous remercie très-humblement de votre bon vouloir, mais le seigneur Ludovic m'a généreusement renvoyé sans rançon, et il raconta en détail son aventure. Trivulzio lui demanda s'il jugeait à la contenance de Sforza qu'il fût homme à leur livrer bataille. — Monseigneur, répondit Bayart, il ne m'a pas mis si avant dans sa confidence ; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il n'a pas l'air facile à intimider, et que probablement, d'ici à peu de jours, vous aurez de ses nouvelles. Tout ce que j'ai pu apprendre, c'est que ses troupes sont pour la plupart dans Novare, et qu'il doit les rappeler à Milan, ou aller lui-même les rejoindre.

Importuné des louanges que le capitaine Cazachio donnait publiquement au jeune guerrier français, Hyacinthe Simonetta, gentilhomme d'une illustre famille milanaise, le fit insolemment provoquer à un combat singulier. Fier de quelques succès parmi ses compatriotes, et plein de confiance dans ses talents pour l'escrime, il négligea toute prudence. Couvert d'une étroite armure qui, tout en faisant ressortir l'élégance de sa taille, gênait ses mouvements[2], à peine si le présomptueux Milanais put détourner le fer du jeune archer, qui le jeta sans vie dans l'arène. La solennité donnée à ce combat tourna à la gloire de Bayart, et la défaite du champion de Sforza parut aux Italiens eux-mêmes un présage certain de la ruine prochaine de cette maison[3].

 

 

 



[1] Le sobriquet de More, Moro, était devenu tellement propre à Ludovic, qu'il tenait lieu de son propre nom. P. Jove remarque qu'il lui avait été donné : Nequaquam à fuscedine oris, verim ab argumento, quod pro insigni gestabat, Mori arboris, etc., etc.

[2] Cognovi strenuos équites dum nimium elegantiœ student, in armis conclusos victoriam è mambus emisisse, ex quibus vel maxime insignis fuit Hyacinthus Simoneta mediolanemis, Bayardo gallo congressus.

[3] Manifestum Sfortiacœ calamitatis, quœ mox subsecuta est, prœsagium. (De singulari Certamine Lib. cap. 38 ; Andreæ Alciati opéra, in-folio, t. III, Basileæ, 1571.)