HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE IV.

 

 

Bayart va rejoindre sa compagnie en garnison. - Il donne un tournoi aux dames de la ville d'Aire. 1491-1493.

 

Quelques jours après le tournoi, le comte de Ligny appela un matin Bayart et lui dit : Piquet, mon ami, pour votre début, ayez eu assez belle et heureuse fortune, mais le métier des armes veut être pratiqué. Je vous ai conservé gentilhomme de ma maison, à trois cents francs par an et trois chevaux, en vous faisant homme d'armes dans ma compagnie. Il est temps d'aller rejoindre vos compagnons à la garnison. Vous ne sauriez, en entendant quelque bruit de guerre, trouver meilleure occasion de gagner l'amour des dames et d'acquérir de l'honneur qu'en ces quartiers. C'était combler les désirs du jeune homme qui, après avoir remercié le comte de cette nouvelle faveur, comme de la plus grande qu'il en eût reçue, lui demanda la permission de partir dès le lendemain. Volontiers, répondit le comte de Ligny, mais il faut auparavant que vous preniez congé du Roi, et je vais vous conduire à son hôtel. — Sire, dit le comte en lui présentant Bayart, voici votre Piquet qui, avant de rejoindre sa compagnie en Artois, vient prendre congé de vous. Le Roi prit plaisir à regarder quelque temps Bayart qui s'était mis à genoux devant lui d'un air noble et assuré, et lui dit : Piquet, mon ami. Dieu veuille continuer en vous ce que j'ai vu de commencement, et vous serez prud'homme. Vous allez en un pays où les dames sont belles, tâchez d'acquérir leurs bonnes grâces. Adieu, mon ami. — Grand merci. Sire, dit Bayart. Les princes et les seigneurs l'embrassèrent tous en lui témoignant leurs regrets de le voir partir ; pour, lui, il eût déjà voulu être rendu à sa garnison. Le Roi lui envoya trois cents écus par le valet de chambre qui gardait sa cassette particulière, en y joignant un superbe cheval de ses écuries. Bayart donna trente écus au valet de chambre, dix à celui qui lui amena le cheval, générosité qui lui fit le plus grand honneur. Le comte le garda toute la soirée en son hôtel, et après lui avoir donné des conseils comme à son propre fils, et recommandé de férir haut, de parler bas, et de ne jamais forligner : Piquet, mon ami, lui dit-il, je crois que vous serez parti demain avant mon lever ; que Dieu vous garde dans votre voyage. Il l'embrassa les larmes aux yeux ; Bayart, un genou en terre, prit congé de lui, et se retira en son logis, suivi de ses camarades qui lui firent à l'envi les plus vifs adieux.

Il trouva dans son appartement le tailleur du comte qui lui apportait de sa part deux habillements complets, et apprit qu'en son absence il lui avait envoyé par son palefrenier un superbe cheval qu'il montait fort souvent lui-même. Bayart donna vingt écus au tailleur, le chargea d'en remettre dix autres au palefrenier Guillaume, et de saluer de sa part tous les braves gens de la maison du comte de Ligny. Il se mit à faire ses coffres très-avant dans la nuit, dormit à peine quelques heures, et fut levé à la pointe du jour. Il fit partir devant lui ses grands chevaux, au nombre de six, et son bagage qu'il ne tarda guère à suivre avec six autres beaux et triomphants courtauds. Son camarade Bellabre l'accompagna jusqu'à la Bresle où ils se séparèrent après avoir dîné ensemble, sans se faire de bien grands adieux ; car Bellabre n'attendait qu'une paire de chevaux qui lui arrivaient d'Espagne pour rejoindre son ami à trois ou quatre jours de là.

Bayart voyagea à petite journée pour ménager ses grands chevaux[1], et étant parvenu à trois lieues de la ville d'Aire, il envoya un de ses gens préparer son logement. Quand les gentilshommes de la compagnie du comte de Ligny surent que leur nouveau camarade Piquet arrivait, ils montèrent à cheval au nombre de cent vingt, pour aller au devant de lui. Chacun désirait de connaître ce jeune homme chéri du Roi et de leur capitaine. Nous laissons à penser l'accueil qu'ils se firent, et ayant placé Bayart au milieu d'eux, ils entrèrent en triomphe dans la ville où la plupart des dames étaient aux fenêtres, curieuses de voir un gentilhomme de dix-huit ans dont on racontait tant de bien. Ses camarades raccompagnèrent jusque chez lui, où, selon les ordres qu'il avait donnés, le souper se trouva prêt. Une partie de la compagnie resta au repas qui fut des plus gais, entremêlé de propos d'amour et de guerre, sans oublier, comme l'on pense, les succès de Piquet au tournoi du sire de Vaudrey. Messeigneurs, leur répliqua-t-il modestement, je n'ai point encore mérité les louanges que vous voulez bien me donner, mais j'espère m'en rendre moins indigne par la suite, en suivant vos exemples. — Camarade, lui dit un des gentilshommes de la compagnie, nommé Tardieu[2], bon et joyeux compagnon, il faut que vous sachiez qu'il n'y a point de plus belles dames en tout l'Artois que celles de cette ville, et particulièrement votre hôtesse que vous n'avez pas encore vue. L'on ne vient guère en garnison sans avoir la bourse amplement garnie ; eh bien ! voulez-vous, pour votre bienvenue, faire parler de vous et gagner les bonnes grâces de toutes ces dames ? Il n'est pas de plus sûr moyen que de donner un tournoi en leur honneur ; il y a déjà quelque temps qu'elles n'en ont vu, et si vous ne me refusez ma première requête, d'ici à trois jours vous leur procurerez ce spectacle. — Sur ma foi ! monseigneur Tardieu, quand vous me demanderiez une chose plus difficile, je ne saurais vous la refuser, et à plus forte raison, celle-ci qui me plaît pour le moins autant qu'à vous. Chargez-vous de m'envoyer demain matin le trompette avec la permission de notre capitaine, et je ferai en sorte que vous soyez satisfait. — Ne vous inquiétez pas de la permission, répliqua Tardieu, c'est une de celles que ne nous refuse jamais le capitaine Louis d'Ars[3] ; il sera ici dans quatre jours et je prends tout sur moi. — Eh bien, dit le Bon Chevalier, à demain. Quoiqu'il eût grand besoin de repos, la proposition de Tardieu ne le laissa guère dormir, et lorsque celui-ci, exact au rendez-vous, entra le matin chez lui, accompagné du trompette, en criant : Compagnon, maintenant il n'y a plus à s'en dédire, voici votre homme ; Bayart, pour réponse, lui présenta l'ordonnance de son tournoi toute dressée.

Elle portait que Pierre de Bayart, jeune gentilhomme et apprenti des armes, natif du Dauphiné, des Ordonnances du roi de France sous la charge et conduite de haut et puissant seigneur, Monseigneur de Ligny, faisait crier et publier un tournoi sous les murs de la ville d'Aire, à tout venant, le vingtième jour de  juillet, de trois coups de lance sans lice, à fer émoulu, et de douze coups d'épée, le tout à cheval et en harnois de guerre. Et au mieux faisant donnait un bracelet d'or à ses armes et du poids de trente écus. Le lendemain serait combattu à pied à poux de lance, à une barrière à hauteur du nombril ; et après la lance rompue à coups de hache, jusqu'à la discrétion des juges et de ceux qui garderaient le camp. Et au mieux faisant donnait un diamant du prix de quarante écus.

Par saint Georges, compagnon, s'écria Tardieu après l'avoir lue, jamais Tristan, Lancelot ni Gauvain ne firent mieux. Trompette, allez proclamer cela dans la ville, et d'ici à trois jours dans toutes les garnisons d'Artois et de Picardie. La France entretenait plus de huit cent hommes d'armes dans les places et châteaux des rives de la Somme, qu'elle détenait depuis Louis XI au préjudice de l'archiduc d'Autriche. La compagnie du maréchal Crèvecœur des Cordes, la compagnie écossaise de l'illustre Chabannes de la Palice et plusieurs autres reçurent l'invitation, et ceux qui se firent inscrire hâtèrent leurs préparatifs.

Quoique le terme de huit jours fut un peu rapproché, il se trouva environ cinquante gentilshommes sur les rangs. Dans ces entrefaites arriva le capitaine Louis d'Ars, charmé d'être venu à temps pour assister au tournoi. Bayart s'empressa d'aller lui rendre ses devoirs, et en reçut l'accueil le plus amical. L'arrivée de Bellabre le lendemain compléta la fête. Ce ne furent plus alors que plaisirs, bals et banquets en attendant le 20 juillet, et la politesse et la galanterie de Bayart lui attirèrent bientôt la préférence des dames. Le grand jour arrivé, le capitaine Louis d'Ars et le seigneur de Saint-Quentin, Ecossais, juges du camp, présidèrent à la division au sort des combattants qui se rangèrent en deux bandes, chacune de vingt-trois champions. Le trompette fit faire silence, proclama à haute voix l'ordonnance du tournoi et la lice fut ouverte.

C'était à Bayart de commencer, et contre lui s'avança son cousin Salvaing de Boissieu, surnommé Tartarin, gentilhomme dauphinois, renommé pour sa force et son adresse. Ils coururent l'un sur l'autre avec tant d'impétuosité, qu'ils rompirent leurs lances en éclats. Ce beau coup fut célébré par d'éclatantes fanfares. A la seconde course, Tartarin atteignit si rudement Bayart au-dessus du coude, qu'il faussa son brassard, et fit croire à tous les assistants qu'il avait le bras percé ; Bayart le frappa au-dessus de la visière, et emporta avec sa lance l'aigrette de son casque. La troisième course fut digne de celles qui l'avaient précédée. Après eux parurent Bellabre et te capitaine David de Fougas, de la compagnie écossaise, qui firent de leurs trois lances tout ce qu'on pouvait attendre d'habiles gentilshommes.

Les joutes se succédèrent de deux à deux entre les autres champions. Vint ensuite le combat à l'épée. Bayart, à la troisième parade, mit la sienne en morceaux, et fournit aussi bien que possible avec le tronçon le nombre de coups voulus. Le reste des combattants remplit également bien son devoir, et les assistants comme les juges avouèrent qu'ils n'avaient jamais vu mieux combattre soit à la lance, soit à l'épée, tout en distinguant Bayart, Tartarin, le capitaine David de Fougas, Bellabre et Tardieu.

On se rendit, quand vint le soir, au logis de Bayart qui avait fait préparer un banquet splendide, où se trouvèrent maintes dames qu'avait attirées le tournoi de dix lieues à la ronde. Les danses se prolongèrent avant dans la nuit, et les dames se retirèrent fort satisfaites de la galanterie et de la magnificence de Bayart.

Le lendemain on se prépara à recommencer, et, après avoir entendu la messe, les gentilshommes ramenèrent les dames chez notre Bon Chevalier qui les traita mieux encore que la veille. Vers les deux heures les trompettes appelèrent les chevaliers dans la lice ; les dames et les juges se placèrent sur les estrades et les combattants sur les rangs, les uns encouragés par leurs succès de la veille, les autres par l'espoir d'en obtenir à leur tour. Bayart s'avança le premier et eut pour adversaire un vaillant gentilhomme du Hainaut, nommé Hanotin de Sucker. Ils se portèrent par-dessus la barrière de si rudes atteintes qu'en un instant leurs lances furent brisées ; saisissant la hache suspendue à leur ceinture, ils s'assaillirent de coups si terribles qu'on eût dit un combat à mort. Enfin Bayait asséna avec tant de force un coup sur l'oreille à son adversaire qu'il l'étourdit, le fît tomber sur ses genoux, et baiser la terre. Hola ! hola ! crièrent les juges, c'est assez, qu'on se retire.

Le tournoi ne se termina qu'avec le jour ; les chevaliers coururent se désarmer et rejoignirent les dames et les capitaines d'Ars et de Saint-Quentin déjà réunis chez Bayart pour le souper. Durant le repas, il ne fut question que du tournoi et de ceux qui l'avaient emporté dans les deux journées ; les uns et les autres donnaient leur avis en attendant la décision des juges. Ceux-ci consultèrent les gentilshommes les plus expérimentés, et prièrent aussi les dames de dire leur avis en conscience et sans partialité. Tous tombèrent d'accord, qu'en général on n'avait pu mieux combattre ; mais que Bayart, sans blâmer les autres, était encore le mieux faisant des deux journées et que les prix devaient lui être remis pour en disposer en faveur de qui bon lui semblerait. Le seigneur de Saint-Quentin, sur les instances du capitaine Louis d'Ars qui lui en déféra l'honneur, après que la trompette eut sonné pour faire faire silence, prononça à haute voix cette sentence qui reçut l'approbation générale. Messeigneurs, dit Bayart tout honteux et troublé, j'ignore par quelle faveur m'est fait cet honneur que plusieurs, il me semble, ont mieux mérité que moi ; mais puisqu'il plaît aux seigneurs et aux dames de s'en remettre à mon jugement, je supplie messeigneurs mes compagnons de ne pas s'offenser et de trouver bon que je donne le prix de la première journée à monseigneur de Bellabre et celui de la seconde au capitaine David des Écossais. Il les leur fit sur-le-champ délivrer aux applaudissements unanimes de l'assemblée, et les divertissements et les danses recommencèrent.

Durant les deux années que Bayart resta en Artois, il se donna plusieurs autres tournois de la plupart desquels l'honneur lui demeura. Ses louanges étaient dans la bouche de toutes les dames, tandis que sa bonté et sa générosité lui gagnaient les cœurs de tous ses compagnons. Nul d'entre eux n'était démonté, qu'il ne le remontât, et, s'il avait un écu, chacun y partissait.

 

 

 



[1] Les grands chevaux ou destriers étaient destinés aux batailles et aux tournois, d'où nous est resté le proverbe monter sur ses grands chevaux, sous le nom de coursier, palefroi, courtaud, étaient compris les chevaux de course ou de marche, sous celui de roussin les chevaux des écuyers, des variets, etc.

[2] Jean de Tardieu, gentilhomme de Rouergue, Tardius Rhutunensis miles. Aymari Rivallii de Allobrogibus libri, MS. de la Bibliothèque royale, n° 6014, fol. 330.

[3] Brantôme n'a pas oublié dans ses Hommes illustres (t. I, p. 76) Louis d'Ars, Berruyer, c'est-à-dire du Berry, l'un des plus célèbres capitaines de ce temps ; une désignation aussi précise n'a point empêché tous les historiens et annotateurs précédents de le confondre avec Antoine d'Arces, Dauphinois, allié à la famille Terrail, et dont il sera également question dans la suite de cette histoire.