HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

XI. — LE GÉNÉRAL BRUNET EN LUTTE AVEC LE REPRÉSENTANT FRÉRON.

 

 

Afin de permettre au lecteur de mieux apprécier la physionomie de cet incident, nous commencerons par donner les états de services du général.

Né le 14 juin 1734 à Valensoles, Basses-Alpes, Gaspard-Jean-Baptiste Brunet avait servi dans l’artillerie jusqu’au 9 novembre 1755, époque à laquelle il fut nommé lieutenant d’infanterie. Capitaine dans le régiment de Lorraine le 31 mars 1759, capitaine de grenadiers le 13 mai suivant, major du régiment provincial d’Auxonne le 28 mars 1778, lieutenant-colonel le 8 avril 1779, Brunet avait été retraité comme maréchal de camp le 1er mars 1791. Rappelé à l’activité le 18 septembre 1792, il reçut le grade de lieutenant général le 8 mars 1793, et peu après, le commandement de l’armée du Var, dite aussi d’Italie, où le conflit s’engagea entre lui et les représentants.

 

Premier arrêté des représentants près l'armée d’Italie.

 

Considérant que les nouvelles désastreuses récemment venues de Lyon, les actes arbitraires et illégaux commis envers des agents envoyés par eux dans différents départements, doivent faire craindre que la représentation nationale soit compromise, si quelques délégués du peuple entreprennent, dans ce moment de fermentation, de franchir le long trajet qu’il y a de ces départements frontières à Paris ;

Les représentants du peuple envoyés près de l’armée d’Italie, et les commissaires de la Convention précédemment envoyés dans les départements des Hautes et Basses-Alpes pour le recrutement, réunis à Toulon,

Arrêtent : que les quatre représentants du peuple près l’armée d’Italie partiront pour se rendre auprès de cette armée, dans le plus court délai, et se concerteront ensemble sur les objets de la mission qui leur est confiée ;

Que les deux commissaires de la Convention pour le recrutement, Fréron et Roubaud, se rendront provisoirement auprès de cette armée, jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné par la Convention nationale.

A Toulon, le 4 juin 1793, an II de la République,

PAUL BARRAS, BEAUVAIS, DESPINASSY, P. BAYLE, FRÉRON, ROUBAUD.

 

Le général en chef de l’armée d’Italie au citoyen Barras, représentant du peuple près de l’armée.

 

Sospello, le 20 juin 1793, l’an II de la République française.

Le général Gauthier a dû vous dire de ma part, citoyen représentant, que le bruit général de l’armée était que le citoyen Fréron n’avait point de pouvoir auprès d’elle, attendu que le décret avait nommé les seuls citoyens Barras, Beauvais, Despinassy et Bayle. Votre autorité et la mienne seraient compromises, si la copie de la lettre que vous m’avez adressée hier était envoyée officiellement, avant que les pouvoirs du citoyen Fréron fussent connus. Vous devez sentir, plus que personne, qu’il ne faut pas donner, dans ces moments difficiles, des moyens aux malveillants d’agiter l’armée. J’attends donc cette pièce avec impatience, pour réduire tous les calomniateurs au silence, et faire rendre au citoyen Fréron tous les honneurs qui sont dus à un député de la Convention nationale représentant du peuple auprès de l’armée d’Italie.

Je pars demain pour la gauche de l’armée ; vos logements sont prêts ici, et quoique je n’y sois pas, vous trouverez chez moi tout ce que l'on peut avoir pour vivre dans un pays tel que celui-ci.

Le général en chef de l’armée d’Italie.

BRUNET.

 

Second arrêté des représentants près l’armée d’Italie.

 

Les représentants du peuple envoyés près de l’armée d’Italie :

Ouï la lecture de leur arrêté du 4 juin dernier ;

Considérant les circonstances, aussi critiques qu’extraordinaires, dans lesquelles se trouvent les représentants du peuple près de l’armée d’Italie et la nécessité indispensable de multiplier, pour ainsi dire, tous les moyens dont ils peuvent disposer, pour déjouer tous les complots qui se trament dans le Midi contre l’unité et l’indivisibilité de la République ;

Considérant que deux de leurs collègues se trouvent dans l’impossibilité de retourner dans le sein de la Convention, attendu que les chemins leur sont fermés de toutes parts ; et que l’exemple de plusieurs commissaires de la Convention, arrêtés dans plusieurs départements, leur fait présager pour leurs personnes le même attentat envers la représentation nationale ;

Arrêtent : que les citoyens Fréron et Roubaud, leurs collègues, seront provisoirement adjoints à la commission près de l’armée d’Italie, pour y exercer toute l’étendue des pouvoirs délégués à ladite commission ; qu’ils signeront tous les arrêtés qui pourront être pris pour le salut public.

A Nice, le 26 juin 1793, an II de la République.

PAUL BARRAS, C.-N. BEAUVAIS, P. BAYLE, DESPINASSY.

 

Le général en chef de l’armée d’Italie aux citoyens représentants du peuple près l’armée d’Italie.

 

Sospello, le 27 Juillet 1793, l’an II de la République française.

Je ferai passer, citoyens représentants, à chaque bataillon les exemplaires de la Constitution ; votre lettre sera mise à l’ordre le même jour, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour faire prononcer l’armée. Mais je dois vous observer, comme général, comme vrai républicain, comme patriote zélé, que c’est une mesure bien dangereuse que d’habituer les armées à être consultées et à délibérer.

Jusqu’à présent, l’armée d’Italie, sans être exempte de la commotion produite par les agitations intérieures, s’est très bien conduite. Mais si deux partis se prononçaient, vous seriez exposés, vous et moi, à de nouveaux embarras ; et dans la position où nous nous trouvons, ce défaut d’unité nuirait certainement aux armes de la République. Vous citez les armées du Nord, de la Moselle, etc. ; celle-ci est d’une composition toute différente, étant presque entièrement formée de troupes des départements coalisés ; mon opinion serait de faire lire la Constitution à tous les bataillons, sans les forcer à manifester leur façon de penser.

Je joins à l’appui de mes opinions les deux pièces suivantes qui viennent de m’être adressées par le général de brigade Serrurier ; vous verrez que les 50e et 42e régiments, le 6e bataillon des Bouches-du-Rhône et une compagnie de canonniers se sont permis de délibérer et d’arrêter l’exécution de l’ordre du général. Que ces corps eussent fait des représentations, cela n’aurait été que répréhensible ; mais une opposition formelle ne saurait être impunie, sans quoi il n’y aurait plus de discipline, nul ordre ne serait exécuté. Ainsi, en se conformant à l’art. 114 de la Constitution qui prononce des peines contre les corps militaires qui se permettraient de délibérer, ne serait-ce pas se mettre en contradiction avec la loi, que d’autoriser l’armée à se prononcer en ces circonstances ? Je vous prie donc, citoyens représentants, de bien peser le tout dans votre sagesse. Plus les temps sont difficiles, plus il faut user de modération et de prudence. Lorsqu’on marche lentement, on est toujours maître d’aller ; mais si, par trop de précipitation, on s’est tout d’un coup porté en avant, il est bien difficile de rétrograder sans se compromettre.

J’ai bien réfléchi sur la lettre de vos collègues ; voici le résultat de mes observations.

1°. La guerre de la Vendée ne ressemble en rien à celle-ci ; ce sont des fanatiques, des prêtres réfractaires, des émigrés, qui veulent un roi ; il faut les combattre sans relâche, les pousser vivement jusqu’à ce qu’ils soient exterminés, sans quoi il n’y aurait point de sûreté pour nous.

2°. Les départements méridionaux annoncent vouloir une République ; mais rien de leurs projets ultérieurs ne s’est encore manifesté ; il paraît seulement que les deux partis existants dans la Convention les occasionnent ; leur tort est de soutenir la minorité, ce qui produirait constamment l’anarchie.

Mon avis serait donc de chercher à entrer en accommodement ; dans cet intervalle, la majorité des départements ayant accepté la Constitution, par les dispositions ultérieures et une conséquence incontestable, la minorité y accédera et les troubles s’apaiseront. Si par contraire vous les pressez vivement, craignez que ce parti au désespoir n’appelle l’ennemi en son sein, comme je crains que la Corse n’en donne l’exemple.

Lorsque je vous écrivis une lettre le 16 de ce mois, je ne regardais pas les Marseillais comme bien dangereux, parce que je comptais sur Toulon ; mais aujourd’hui, si Toulon recevait la flotte anglaise, que les Marseillais réunis se portassent à Arles, ville facile à rendre d’une grande défense et à servir d’un grand entrepôt, il vous serait presque impossible d’empêcher leur réunion avec les Espagnols ; et dés lors la perte des départements du Midi serait presque inévitable. Quand même ils ne suivraient point le meilleur projet qu’aient jamais fait les contre-révolutionnaires, en n’occupant point Arles, pensez et pensez-y mille fois, que Toulon contient votre flotte, vos arsenaux, le plus beau port de la Méditerranée, une artillerie et des munitions immenses, et qu’une place qui peut être sans cesse ravitaillée par mer est presque imprenable, surtout lorsqu’on ne peut rassembler 150 pièces de gros canons et 30 mortiers, des munitions immenses de guerre et de bouche et 40.000 hommes bons et éprouvés pour en faire le siège. Je serais fort aise que vos collègues connussent les réflexions que je mets sous vos yeux, car dans ces circonstances critiques, on ne peut trop combiner et examiner sous tous les rapports, avant de prendre une détermination.

Vous trouverez ci-jointe la copie de la lettre que j’ai adressée aux Sections de Toulon et de Marseille.

Le général en chef de l’armée d’Italie.

BRUNET.

 

Les représentants du peuple près l’armée d’Italie au citoyen Brunet, général en chef de ladite armée.

 

Nice, le 5 août 1793, l’an II de la République.

Nous vous requérons, citoyen général, au nom du salut public, au nom de la loi et de la souveraineté du peuple, de détacher de votre armée cinq bataillons, et au moins quatre au complet, l’artillerie et les dragons que vous jugerez nécessaires.

Nous vous requérons de donner à cette force armée un commandant qui, après avoir reçu vos ordres et ses instructions, se rendra au lieu de rassemblement qui pourrait être fixé vers Antibes.

Le général que vous désignerez à cette force armée sera tenu de faire sur-le-champ toutes les dispositions pour que sa marche sur Aix s’opère promptement.

Il recevra de vous l’ordre de se concerter avec le général Carteaux, pour réprimer la rébellion des Marseillais, et rétablir de suite les communications de l’armée d’Italie avec l’intérieur.

Le général commandant sous vos ordres cette force armée doit recevoir de vous celui de déférer aux réquisitions des représentants du peuple.

Cette force armée, destinée à purger les départements du Var et des Bouches-du-Rhône des rebelles qui les infestent, observera la plus grande discipline, respectera les personnes et les propriétés, arrêtera les ennemis du bien public, fera triompher les lois, l’unité et l’indivisibilité de la République.

Il sera donné à cette force armée les munitions, les armes et tout ce que le général en chef jugera devoir lui être nécessaire.

Son rassemblement et sa marche sur Aix auront lieu le plus tôt possible : tout retard à cet égard porterait atteinte aux intérêts pressants de la République qui nous prescrivent, ainsi qu’au général de l’armée d’Italie, les présentes dispositions dont nous requérons l’exécution, sous peine contre ceux qui s’y opposeraient de répondre de tous les événements.

PAUL BARRAS, FRÉRON, adjoint à la commission.

 

Le général en chef de l’armée d’Italie aux citoyens représentants du peuple composant le Comité de salut public.

 

Sospello, le 6 août 1793, l’an II de la République française.

Au moment où j’allais, citoyens représentants, faire partir mon courrier, j’apprends que l’armée de Carteaux est à Saint-Cannât près d’Aix, et je reçois au même instant une réquisition des représentants du peuple Barras et Fréron, pour y porter cinq bataillons ou quatre bien complets, tous les dragons dont je pourrai disposer, et du canon pour renforcer cette armée.

Quelque pressante que soit la réquisition, j’en ai suspendu l’exécution, et voici mes motifs.

1°. Il est impossible d’affaiblir encore l’armée d’Italie sans l’exposer à être enfermée dans le comté de Nice ou à le perdre complètement. Au devant de moi est une armée nombreuse commandée par des généraux habiles ; à la vue des côtes se trouvent quatre-vingt-quatre voiles, dont soixante gros vaisseaux, tant Anglais qu’Espagno-Portugais, depuis cent canons jusqu’à soixante-quatre, lesquels, en fournissant chacun le contingent de soixante individus, effectueraient cinq mille hommes de troupes de débarquement, tandis qu’ils peuvent en donner le double sans arrêter leurs manœuvres ; ma lettre au ministre explique parfaitement ma position.

2°. D’après l’idée que j’ai des chefs de l’armée Marseillaise et des meneurs du parti, je suis persuadé que, si l’on pousse à bout Marseille et Toulon, ils ouvriront leurs ports aux Anglais, et de là s’ensuivrait infailliblement la perte des départements méridionaux.

Je crois aussi qu’il est politique d’attendre quelque chose du temps et de la mobilité des circonstances, car il ne s’agit pas seulement de tirer des fers quelques patriotes, mais de sauver la République tout entière.

3°. Les représentants Barras et Fréron, ainsi que je vous l’ai précédemment observé, n’étant pas compétents pour délibérer, la responsabilité retomberait en entier sur moi, soit pour les événements de la guerre de l’intérieur, soit pour le comté de Nice, et si j’ai acquiescé jusqu’à ce jour contre le texte formel de la loi aux arrêtés qu’ils ont rendus, cela a été uniquement pour ne pas entraver la marche du service ; jamais je n’eusse cru qu’ils se porteraient à des réquisitions de cette importance, lesquelles, par les diverses combinaisons des événements, peuvent entraîner des malheurs irréparables.

D’après cet exposé fidèle de l’état des choses, le Comité de salut public est à même de prendre une juste détermination. Il est essentiel qu’elle me parvienne le plus promptement possible ; et me conformant en tout point aux instructions qui me seront adressées de sa part, j’agirai avec le zèle et l’activité d’un véritable patriote et bon républicain.

Le général en chef de l’armée d’Italie.

BRUNET.

P. S. Quoique je fasse au ministre de fortes représentations sur l’impossibilité où je suis de fournir 4.000 hommes, je ne pourrai m’y refuser si je reçois un second ordre impératif et que l'on veuille les hasarder, à travers les flottes ennemies, pour se rendre en Corse.

 

Le citoyen Barras, représentant du peuple près l’armée d’Italie, au général en chef de l’armée.

 

Nice, le 7 août 1793, l’an II de la République française.

Il est essentiel, citoyen général, que l’armée que vous commandez soit instruite du motif qui suspend l’exercice de mes pouvoirs, parce que des malveillants pourraient l’interpréter d’une manière peu convenable à mes principes et aux vôtres.

Dans la conférence que nous avons eue ce matin, vous m’avez dit : Je vous reconnais comme représentant du peuple prés l’armée d’Italie, mais le décret du 30 avril dernier, art. 17, déclare expressément que les représentants du peuple près les armées ne pourront délibérer qu’au nombre de deux ; il est de mon devoir de me renfermer aux termes de la loi et d’en demander l’exécution. Je vous ai répondu : Que personne n’était plus disposé que moi à l’observer religieusement ; que l’arrestation criminelle de mes collègues me laissant seul près l’armée d’Italie, avec le citoyen Fréron, membre de la Convention nationale et par un arrêté adjoint à nos travaux, j’attendrais l’époque où deux nouveaux collègues, envoyés par la Convention nationale, me permettront de reprendre de concert l’exercice de mes fonctions. Alors je m’occuperai de nouveau du bonheur de la brave armée d’Italie. Je ne doute pas que vous ne preniez toutes les mesures de salut public, et que tous les défenseurs de la liberté, remis sous vos ordres, n’y concourent également. Connaissant le bon esprit qui les anime, j’espère que l’union la plus parfaite régnera toujours parmi eux, et qu’ils demeureront fermes sous les drapeaux de la liberté.

Je n’ai voulu que le bien, que le triomphe des lois et de la liberté ; ma conscience m’assure que je lai fait d’accord avec Fréron, mon collègue. J’emploierai encore tous les moyens pour l’opérer, quoique je ne sois plus chargé d’aucune responsabilité. Je suis tranquille au milieu de l’armée d’Italie, bien persuadé qu’elle ne souffrirait pas ainsi que son général qu’on attente de ce chef à la représentation nationale.

J’adresserai ma lettre à l’état-major ; veuillez bien ordonner qu’elle soit distribuée à l’armée.

Le représentant du peuple près l’armée d’Italie,

PAUL BARRAS.

 

La Société républicaine des Alpes-Maritimes, séant à Nice, aux citoyens représentants du peuple près l’armée d’Italie.

 

Citoyens représentants,

Les vrais patriotes de la Société républicaine des Alpes-Maritimes viennent vous représenter le danger éminent où se trouve la chose publique, par l’abandon que vous avez fait aujourd’hui de vos pouvoirs. Ils n’ont pu se dissimuler les perfidies de celui qui vous a prétexté un décret de la Convention nationale qui dit qu’un seul représentant près les armées ne peut signer aucun arrêté. Ce n’est pas lorsque la liberté est aussi menacée que l'on doit invoquer des lois qui peuvent perdre cette même liberté ; c’est au contraire le moment de mettre en pratique cet axiome sublime : Le salut du peuple est la suprême loi. — Eh quoi I quelle est donc la scélératesse de cet homme qui a reconnu vos pouvoirs, il y a quinze jours ; et qui, aujourd’hui qu’il voit que nous sommes prêts à sauver les patriotes opprimés, vient vous opposer un décret que la Convention nationale n’aurait pas rendu, si elle eût pu prévoir que des hommes eussent été assez lâches pour arrêter des représentants ! C’est donc au nom de la patrie, c’est au nom de nos frères opprimés, que nous demandons que vous rentriez sur le moment dans l’exercice de vos fonctions. Nous demandons que vous preniez de suite les mesures les plus rigoureuses pour sauver le Midi, en marchant à la tête de plusieurs bataillons contre les rebelles de Toulon et de Marseille ; nous demandons en outre que le général Brunet soit sur-le-champ mis en état d’arrestation et destitué provisoirement.

Telles sont, citoyens représentants, les mesures que nous vous proposons et qui seules peuvent sauver la République.

Nice, le 7 août 1793, l’an II de la République française, une et indivisible.

Les citoyens composant la Société républicaine des Alpes-Maritimes.

 

Les représentants du peuple près l’armée d’Italie au citoyen général en chef de la dite armée.

 

Sospello, le 8 août 1793, l’an II de la République française.

Un mouvement, citoyen général, qui faisait craindre pour la tranquillité générale, a eu lieu hier au soir à Nice.

Nous avons cru, dans ces circonstances, devoir donner des ordres au camp de Biot de se replier sur Nice, et nous vous déclarons que nous prendrons toutes les mesures propres à sauver la liberté publique et Tannée d’Italie.

Le salut public exige impérieusement, général, que vous observiez une défensive très exacte, ainsi que vous Ta prescrit le général Kellermann ; vous devez fortifier tous vos postes, et vous êtes responsable de toute infraction aux ordres de ce général.

Les représentants du peuple près l’armée d’Italie,

PAUL BARRAS, FRÉRON, membre de la Convention nationale, adjoint à la commission.

 

Le général en chef de l’armée d’Italie a la Convention nationale.

 

Sospello, le 8 août 1793, l’an II de la République française.

Citoyens représentants du peuple,

Je n’ai pas voulu vous distraire de vos travaux importants, et je me suis toujours adressé au Comité de salut public pour l’instruire de ce qui se passait à l’armée d’Italie. C’est ici le moment de vous faire rendre compte de tout ce qui s’est tramé d’horreur et d’intrigue contre moi, pour me faire perdre l’estime et la confiance de la Convention nationale ; mais aujourd’hui je me trouve dans une position si extraordinaire que je ne puis me dispenser de vous l’exposer, et de vous adresser toutes les pièces qui justifieront ma conduite, dans cette occurrence infiniment critique.

Le 7 de ce mois, j’ai cru devoir m’expliquer, avec le représentant du peuple Barras, sur sa position à Tannée près laquelle il a été délégué et sur sa prétention à s’adjoindre le citoyen Fréron, membre de la Convention, pour continuer de donner à leurs actes la forme délibérative, et suppléer aux deux représentants qui se trouvent en état d’arrestation à Toulon. Je lui présentai la loi du 30 avril, art. 17, et celle des 15 et 19 juillet, art. 3 ; il se rendit aux dispositions de la loi ; vous verrez qu’il l’a reconnu par la lettre qu’il m’a écrite le même jour, et dont je joins ici copie.

Tranquille sur une adhésion qui était si conforme à la loi, je ne croyais plus avoir à m’occuper que des détails militaires de la place qui m’est confiée ; mais ma surprise a été des plus grandes en recevant des citoyens Barras et Fréron, que contre la loi il persiste de s’adjoindre, la lettre dont je joins ici copie, par laquelle vous verrez qu’ils se sont arrogé le droit de donner des ordres impératifs, sans réquisition au général en chef, pour faire marcher vers Nice deux bataillons que j’avais destinés à la défense de la côte, et qui pour cet effet étaient campés au Biot, près du golfe Juan.

J’ai cru devoir, pour le bien du service, donner des ordres au commandant de ces bataillons de retourner à leur camp, vu l’importance de sa position pour la défense de la côte.

J’ai répondu au citoyen représentant Barras et je joins ici la copie de ma lettre.

J’ai donné en conséquence des ordres au commandant militaire de la place de Nice dont je vous envoie copie. Vous jugerez, citoyens, quelle a été ma conduite dans cette circonstance ; vous jugerez encore mieux par la copie ci-jointe de la lettre du citoyen Durand, commandant à Nice, du prétexte dont se sont appuyés les citoyens Barras et Fréron pour sortir de la loi.

Je ne vous dissimulerai pas que j’ai lieu de soupçonner qu’ils n’influencent la garnison de Nice, et qu’il serait possible qu’égarée par l’opinion qu’elle pourrait avoir de leurs pouvoirs elle ne s’écartât de ses devoirs, pour se soumettre à leur autorité. Si cela arrivait, je ne puis balancer à faire les dispositions nécessaires pour ramener cette garnison à l’ordre. Il m’en coûtera sûrement beaucoup d’abandonner la position avantageuse où je me trouve vis-à-vis de l’ennemi, pour n’avoir à réprimer que des actes hostiles, que la malveillance et des prétentions injustes vous paraîtront avoir excités.

Je terminerai donc par vous demander justice de la conduite du citoyen Barras, et plus particulièrement de celle du citoyen Fréron, qui n’a nul caractère à l’armée. Je vous la demande au nom du bien de la République, et je me plais à croire que vous ne me la refuserez pas.

Le général en chef de l’armée d’Italie.

BRUNET.

 

Sospello, 8 août 1793, l’an II de la République française, une et indivisible.

Voici, citoyens représentants, la conversation que j’ai eue avec vous à Nice. Vous m’aviez requis de faire partir cinq bataillons pour aller joindre l’armée de Carteaux. Si vous aviez voulu vous concerter avec moi, je vous aurais fait mes observations ; mais vous m’avez donné un ordre impératif, sur lequel je vous ai présenté d’abord quelques réflexions. Je vous ai dit que ma position auprès des Piémontais, que la défense des côtes qui peuvent être attaquées par un débarquement depuis cinq jusqu’à dix mille hommes, exigent pour résister à tant d’ennemis la réunion de toutes mes forces ; que si j’affaiblissais l’armée d’Italie, je m’exposais à perdre le ci-devant comté de Nice et le département du Var. J’ai ajouté que, d’après la loi du 30 avril 1793, vous n’étiez plus compétent à délibérer, puisque vous étiez seul ; je vous ai cité les décrets des 15 et 19 juillet, dont je joins ici copie ; l’article 3 s’oppose formellement à ce que les représentants du peuple près les armées puissent déléguer, d’une manière quelconque, les fonctions qui leur sont confiées, ce qui exclut toute nomination d’adjoint.

D’après ces considérations, je n’ai point acquiescé à votre dernière réquisition.

Telle est la vérité toute entière, tels sont les motifs qui ont déterminé ma conduite ; votre délicatesse les approuvera. J’ai dû éviter qu’une énorme responsabilité pesât sur moi seul ; un général auquel on demanderait un compte sévère des événements malheureux, et à qui l’on pourrait faire un crime même de ses succès, ne saurait prendre trop de précautions pour ne donner aucune prise à la malveillance. Une lettre de vous, pour être adressée à l’armée, doit contenir tous les faits et rappeler les différents décrets sur lesquels est fondé mon refus. S’il en était autrement, s’il pouvait rester le moindre louche sur ma démarche, vous me forceriez pour ma justification à divulguer la lettre que j’écris au Comité de salut publie, et qui, suivant moi, contient des choses qui doivent rester dans le plus grand secret. Votre amour pour le bien vous inspirera le parti le plus utile à la République.

Au reste, si vous croyez que ma mémoire soit infidèle, je m’en rapporte entièrement à la pièce que j’ai déposée sur votre bureau et dont j’ai fait passer copie au Comité de salut public.

J’ai donné ordre au commandant de place de vous laisser la garde d’honneur que vous aviez, et de vous fournir les escortes que vous demanderez, tant pour vous que pour les personnes que vous seriez bien aise d’employer. Rien ne me fera jamais oublier ce qui est dû au caractère de représentant du peuple dont vous êtes revêtu.

C’est par oubli que, dans ma dernière dépêche, je ne vous ai pas communiqué le post-scriptum de ma lettre au Comité de salut public, à l’égard de quatre mille hommes, que le ministre voulait faire passer de cette armée dans l’île de Corse. Il était ainsi conçu ;

Quoique j’aie refusé les quatre mille hommes que le ministre me demande, par toutes les raisons que renferme ma lettre, je suis prêt à les accorder s’il me vient une seconde réquisition impérative, et si l'on veut les hasarder à traverser les flottes ennemies pour se rendre en Corse.

Le général en chef de l’armée d’Italie.

BRUNET.

 

Le général en chef de l’armée d’Italie au citoyen Durand, commandant de la place de Nice.

Sospello, le 8 août 1793, l’an II de la République française.

Vous trouverez ci-joint, citoyen commandant, la loi des 15 et 19 juillet 1793 que je vous ordonne de signifier au citoyen Barras, représentant du peuple près l’armée d’Italie, et au citoyen Fréron, membre de la Convention, qui se regarde comme adjoint à la Commission, et de leur remettre la lettre ci-jointe en en retirant un reçu.

Je joins ici également l’ordre pour les commandants des bataillons de l’Union et du 7e du Var que vous leur enverrez ; vous leur donnerez connaissance du décret des 15-19 juillet 1793[1], en leur en remettant un extrait que vous trouverez ici ; vous prendrez un reçu de l’un et de l’autre commandant, et vous me rendrez compte de l’exécution ou de l’inexécution des présents ordres.

Vous mettrez aussi à l’ordre de votre garnison que le citoyen Barras, représentant du peuple, se trouvant seul muni de pouvoirs, ne peut délibérer, d’après l’article 17 de la loi du 30 avril 1793 qui dit que les représentants n’agiront qu’au nombre de deux. La responsabilité étant toute sur moi, je défends qu’on exécute aucune réquisition de sa part qui ne soit signée de deux membres légitimement élus par la Convention pour l’armée d’Italie. Les quatre destinés pour la dite armée sont les citoyens Barras, Robespierre le jeune, Beauvais (de Paris), et Pierre Bayle.

Le général en chef de l’armée d’Italie,

BRUNET.

 

Le général en chef de l’armée d’Italie aux représentants du peuple près la dite armée.

Sospello, le 8 août 1793, l’an II de la République française.

Le citoyen Durand, citoyens représentants, commandant de la place de Nice, a ordre de vous signifier le décret des 15-19 juillet dernier. D’après l’article 3, vous n’avez plus d’autorité ; toute la responsabilité est sur ma tête, pour la circonstance.

J’ai donné des ordres aux bataillons de l’Union et 7e du Var de retourner à Biot. Si vous vous y opposiez, ne pouvant délibérer et conséquemment vous rendre responsable, je vous déclare que je serai forcé de vous dénoncer comme rebelles aux lois des 30 avril, 15-19 juillet 1793.

La liberté publique, l’armée d’Italie sont sur mon soin et j’en réponds.

Quant à la tranquillité de Nice, je charge le commandant delà place de la maintenir, en employant tous les moyens de discipline qu’il a en son pouvoir, et de me rendre compte de tout ce qui se sera passé, pour que je fasse punir suivant la loi.

Le général en chef de l’armée d’Italie,

BRUNET.

 

Ordre du 9 août 1793, l’an II de la République française, une et indivisible.

Aucun commandant ne recevra les réquisitions du citoyen représentant du peuple Paul Barras, qui ne peut délibérer seul d’après la loi du 30 avril 1793, portant, art. 17, que les représentants délibéreront au nombre de deux.

Celle du 15 et 19 juillet dit, art. 3, qu’aucun représentant ne pourra transmettre les pouvoirs qui lui sont délégués ; conséquemment l’armée ne peut reconnaître le citoyen Fréron, que le représentant Barras s’est adjoint comme représentant près l’armée d’Italie. Ceux déterminés par le même décret pour la dite armée, et qui doivent être les seuls reconnus quand le nombre est compétent, sont : Paul Barras, Robespierre le jeune, Beauvais (de Paris), Pierre Bayle.

On continuera toujours au citoyen Barras la garde d’honneur, et on lui fournira toutes les escortes qu’il demandera pour la sûreté de sa personne, et pour ceux qu’il serait dans le cas d’envoyer pour porter des dépêches.

Cet ordre n’est que pour mettre ma responsabilité à l’abri, attendu que, par la circonstance, elle porte toute sur ma tête et qu’il serait trop dangereux dans ce cas de laisser agir d’après des réquisitions illégales.

Le général en chef de l’armée d’Italie,

BRUNET.

 

Arrêté de suspension du général Brunet.

Les représentants du peuple près l’armée d’Italie :

Considérant que la position des départements des Bouches-du-Rhône et du Var, embrasés par le feu de la contre-révolution, et celle de l’armée d’Italie, menacée d’une disette prochaine, exigent l’accélération des mesures les plus vastes et les plus vigoureuses ;

Considérant que le général Brunet, loin de prendre les moyens propres à faire cesser les malheurs qui accablent ces départements et prévenir ceux qui menacent l’armée, ne cherche qu’à les entraver dans les opérations impérieusement commandées par les circonstances ;

Considérant que l’article sur lequel se fonde ce général pour méconnaître leurs pouvoirs, après les avoir authentiquement reconnus, ne peut les annuler, puisque les circonstances dans lesquelles ils se trouvent n’y sont pas même prévues, ni les décharger de l’immense responsabilité qui pèse sur leurs têtes ;

Considérant que la société populaire de Nice, dans le sein de laquelle se trouvent un grand nombre de volontaires, sous-officiers et officiers, leur a manifesté de la manière la plus énergique que le général Brunet avait perdu leur confiance, et que plusieurs bataillons ont, par des pétitions solennelles, énoncé la même opinion ;

Considérant enfin que le général Brunet a formellement désobéi à l’arrêté des représentants du peuple délégués près les départements méridionaux, les citoyens Poultier et Rovère, en date du 2 août, qui lui enjoint, sous peine de suspension et de poursuite à la Convention nationale, de faire marcher des forces suffisantes sur Brignoles ; mesures autorisées par l’article 2 du décret du 24 juin, qui leur ordonne de prendre toutes celles de sûreté générale et de salut public qu’exigeront les circonstances ;

Déclarent qu’ils conservent l’exercice de leurs pouvoirs, dont les représentants du peuple près les armées sont investis, et qu’en conséquence ils suspendent le général Brunet de toutes ses fonctions et lui ordonnent de se transporter sur-le-champ à Nice, d’où il partira dans les vingt-quatre heures, pour se rendre à la barre de la Convention nationale en passant par les Basses-Alpes.

Requièrent le général de division Dumerbion de se concerter avec le général de brigade Labarre, pour signifier sur-le-champ au général Brunet le présent arrêté, pour qu’il ait à s’y conformer.

Ordonnent en outre au général Dumerbion de prendre, sans délai, le commandement de l’armée d’Italie. Ils l’autorisent à choisir un officier pour le remplacer dans le commandement du camp de Bruis : lui ordonnent également, ainsi qu’au général de brigade Labarre, et sur leur responsabilité individuelle, de faire apposer les scellés sur tous les papiers du général Brunet, ainsi que sur ceux de ses aides de camp, ses adjudants généraux et sur ceux du commissaire ordonnateur Leroux et du général de brigade chef de l’état-major ; dont ils certifieront, dans le jour, à la date de la réception du présent ordre, et dont ils feront passer les copies ci-jointes aux généraux Dortoman et Serrurier.

Nice, le 8 avril 1793, l’an 11 de la République française, une et indivisible.

Les représentants du peuple près l’armée d’Italie,

PAUL BARRAS, FRÉRON, membre de la Convention nationale, adjoint à la commission.

 

 

 



[1] Le décret du 19 juillet 1793 était ainsi conçu.

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité de salut public, décrète :

Art. 1. Il n’y aura que quatre représentants du peuple auprès de chaque armée.

Art. 2. Les représentants seront renouvelés régulièrement par moitié, tous les mois.

Art. 3. Les représentants du peuple ne pourront déléguer aucune des fonctions qui leur sont confiées.

Art. 4. Le Comité de salut public présentera demain l’état des représentants du peuple auprès des armées. Ceux des représentants qui n’y seront pas compris se rendront sur-le-champ dans le sein de la Convention nationale.

En vertu de ce décret, la commission de l’armée d’Italie fut composée des membres dont Brunet mettais les noms à l’ordre du jour de l’armée.