HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME HUITIÈME

 

LIVRE XLVIII. — LES INSTRUMENTS DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

I

La démagogie, pour établir et conserver sa suprématie, n’eut besoin de rien innover. Quand elle arriva au pouvoir, il y avait de longs mois déjà que la Convention, poussée par elle, avait décrété l’établissement du Comité de salut public, du Comité de sûreté générale et du Tribunal révolutionnaire. De ces trois institutions si simples, la faction montagnarde sut faire de redoutables instruments de règne. Pour cela, il lui suffit de quelques modifications, dont nous allons étudier le développement successif. Nous montrerons, en même temps, à quel degré de régularité et de précision mathématiques étaient arrivés ces rouages du régime révolutionnaire, pendant les derniers mois qui marquèrent son existence.

Le Comité de salut public avait été créé le 7 avril, au lendemain même de la défection de Dumouriez[1] ; il était composé d’abord de neuf membres : Barère, Delmas, Bréard, Cambon, Danton, Guyton-Morveau, Treilhard, Lacroix et Robert Lindet. Le 30 mai, l’Assemblée lui adjoignit cinq autres représentants, chargés spécialement de la rédaction du nouveau plan de constitution : ce furent Hérault-Séchelles, Mathieu, Ramel, Couthon et Saint-Just. Par un décret ultérieur, il fut décidé qu’ils siégeraient, au même titre que les membres primitifs, et prendraient part à toutes les délibérations ; le nombre des membres du Comité fut ainsi porté un instant à quatorze.

Le 5 juin, Bréard, malade, se relira : le 17 et le 22, Treilhard et Mathieu furent envoyés en mission à Bordeaux ; ils furent remplacés par Berlier, Gasparin et Jean Bon-Saint-André[2].

Le 10 juillet, Camille Desmoulins attaqua très vivement le Comité de salut public : il lui reprocha de n’avoir pas utilisé les talents du seul général capable, selon lui, de sauver la République, Arthur Dillon, devenu son ami et pour ainsi dire son commensal ; il rendit le Comité responsable de tous les désastres qui, depuis trois mois, avaient accablé les armées républicaines, en Vendée et sur la frontière du Nord ; il l’accusa enfin de vouloir s’ériger en Chambre haute, et de royaliser ses fonctions et ses actes. Jean Bon-Saint-André, Lacroix, Bréard, prirent vainement la défense du Comité. Après une assez longue discussion, il fut décidé que celui-ci, qui comptait trois mois d’existence, serait renouvelé et réduit à neuf membres ; ses pouvoirs devaient être ceux dont la Convention l’avait investi primitivement. Le soir même, dans une séance extraordinaire, eut lieu, par appel nominal et à haute voix, l’opération du renouvellement. Le résultat n’en fut pas tel qu’avait pu l’espérer Camille Desmoulins, car ses deux amis les plus intimes, Danton et Lacroix, se virent exclus[3].

Jean Bon Saint-André avait réuni

192

voix

Barère

192

Gasparin

178

Couthon

176

Hérault-Séchelles

175

Thuriot

155

Prieur (de la Marne)

142

Saint-Just

126

Robert Lindet

100

Ainsi, parmi les futurs dictateurs de la France, ceux qui avaient obtenu le plus de suffrages représentaient à peu près un quart des membres de l’Assemblée ; ceux qui en avaient obtenu le moins tenaient leur mandat d’un septième environ de leurs collègues.

Le lendemain, 11 juillet, Cambon vint lire le testament de l’ancien Comité. Son compte rendu offre d’étranges disparates. Il commence par des considérations d’un caractère assez élevé et finit par des puérilités.

Après avoir énuméré les difficultés de toute sorte que le Comité a dû vaincre, pour maintenir l’unité de la République, organiser les armées, assurer la défense des frontières, Cambon consacre toute la dernière partie de son rapport à son apologie personnelle et à la dénonciation d’un prétendu complot. Le coupable, suivant lui, était ce même Dillon, en faveur duquel Camille Desmoulins avait fait une si vigoureuse sortie. Il ne se serait agi de rien moins que d’enlever du Temple le jeune Capet, et de le proclamer roi aux Tuileries. Pour sauver la République, ajoutait Cambon, le Comité a cru qu’il était indispensable, après avoir arrêté Dillon et ses complices, de séparer, du reste de la famille royale, celui sur qui reposait l’espoir des conjurés. Au moment où parlait le rapporteur, ces deux mesures avaient déjà reçu leur exécution. La Convention n’eut donc qu’à sanctionner, par son vote, l’arrêté qui arrachait un malheureux enfant des bras de sa mère et le livrait sans défense aux brutalités du cordonnier Simon. Seul, Camille Desmoulins avait protesté en entendant accuser Dillon ; il avait même insisté pour réfuter cette fable absurde ; mais ses amis, effrayés de son imprudence, lui avaient aussitôt fermé la bouche, lui reprochant, au milieu des murmures déjà soupçonneux de quelques membres de la gauche, de vouloir se déshonorer, en prenant la défense d’un aristocrate tel que Dillon[4].

 

II

Le nouveau Comité de salut public se composait presque entièrement de Montagnards, marchant sous le drapeau de Robespierre ; il était naturel qu’ils tinssent à posséder leur chef parmi eux. Gasparin s’étant retiré le 24 juillet, pour cause de maladie[5], Jean Bon-Saint-André proposa le 27 à l’Assemblée de remplacer le membre démissionnaire par le grand-prêtre de la démagogie. On avait si bien compté d’avance sur l’assentiment de la Convention que, dès le 26, avant même d’avoir sa nomination officielle, Robespierre siégeait au Comité.

Son entrée dans le sanctuaire fut le signal d’un redoublement de rigueurs. Le 28 juillet. Saint-Just présentait, au nom de ses collègues, un décret qui mettait hors la loi seize députés et qui en renvoyait neuf autres au Tribunal révolutionnaire. Trois jours après, le 1er août, Barère, au nom du même Comité, faisait adopter deux autres décrets plus terribles encore : l’un autorisait d’avance toutes les atrocités que Rossignol et ses acolytes allaient bientôt commettre en Vendée[6] ; l’autre ordonnait : 1° que Marie-Antoinette serait sur-le-champ traduite au Tribunal révolutionnaire ; 2° que tous les autres Bourbons[7] qui n’étaient pas sous le glaive de la loi, seraient déportés ; 3° que la dépense des deux orphelins du Temple serait réduite au strict nécessaire pour l’entretien et la nourriture de deux personnes ; 4° enfin, profanation abominable ! que les tombeaux et mausolées des ci-devant rois, élevés, soit dans l’église de Saint-Denis, soit dans tout autre lieu, seraient détruits, le 10 août, jour anniversaire de la chute de la royauté.

A l’occasion de ce même rapport, où Barère fulminait contre les menées de l’étranger et surtout contre les manœuvres de l’Angleterre, Danton proposa de donner une extension considérable aux pouvoirs du Comité de salut public. Il demandait que le Conseil exécutif, établi depuis la journée du 10 août, fût supprimé comme un rouage inutile. A sa place le Comité érigé en gouvernement provisoire aurait les ministres comme commis ; en outre, un crédit de 50 millions serait mis à sa disposition, quand bien même, ajoutait Danton, il devrait les employer tous en un seul jour.

Un pareil langage, chez Danton, ne cachait-il pas une arrière-pensée ? On le voit, il est vrai, à deux reprises différentes, protester de son absolu désintéressement dans la question : par deux fois, il déclare à la tribune qu’il s’est juré à lui-même de ne faire désormais partie d’aucun comité de gouvernement. Mais, malgré cette affectation de sincérité, la suite de ses actes autorise à croire qu’il entendait reprendre, à son profit, le jeu que Mirabeau avait joué jadis à l’égard de Necker et de Montmorin : il voulait faire conférer à ses adversaires la plus complète omnipotence, afin de les mieux accabler plus tard, sous le poids d’une écrasante responsabilité.

Quoi qu’il en soit, Robespierre et ses amis éventèrent le piège tendu par Danton. Ils repoussèrent sa proposition, qui fut au contraire appuyée par Gambon et Lacroix, deux autres victimes du scrutin du 10 juillet. Sur leur demande, l’Assemblée prononça le renvoi à l’examen du Comité, donnant ainsi d’avance gain de cause au parti de la résistance.

Le lendemain, Hérault-Séchelles déclarait modestement que ses collègues refusaient les nouveaux pouvoirs qu’on leur offrait ; de tous les présents qu’on leur voulait faire, ils ne désiraient retenir qu’une seule chose, l’allocation des 50 millions. La Convention décida que la Trésorerie nationale mettrait cette somme à la disposition du Comité.

La proposition de Danton, du reste, tendait plutôt à établir un nouveau titre qu’à créer une fonction nouvelle ; ce qu’il désirait voir ériger en droit n’existait-il pas déjà en fait ? La machine politique ne marchait-elle pas avec toute l’énergie, avec toute l’activité que les démagogues autoritaires pouvaient désirer ? Nul frottement ne gênait l’action souveraine du Comité. Les ministres, quoique responsables et délibérant en commun, n’avaient plus qu’une ombre de pouvoir ; ils n’étaient en réalité que de très humbles serviteurs, des exécuteurs d’ordres sans réplique, les instruments muets et dociles d’un autre Conseil des Dix, mille fois plus inquisitorial et plus tyrannique que celui qui avait si longtemps tenu Venise dans sa main.

Cette organisation, dont la base était un mensonge à peine déguisé, subsista sept mois encore. Jusqu’au 12 germinal an II (1er avril 1794), jour de l’arrestation de Danton et de ses amis. Ce rapprochement est significatif : on n’avait plus à craindre un de ces retours d’audace et de sauvage éloquence, auxquels le redoutable tribun avait habitué ses amis comme ses ennemis ; le titan, fatigué de son rôle amoindri, n’était plus là pour chasser du Comité les pygmées qui avaient pris sa place et s’étaient partagé ses dépouilles.

 

III

Le 14 août, Carnot et Prieur (de la Côte-d’Or) furent adjoints au Comité de salut public, pour y remplacer provisoirement Jean Bon-Saint-André et un autre membre envoyés en mission. Le 29, Billaud-Varennes se plaignit de la négligence que l’on apportait à mettre en vigueur les décrets de la Convention ; il proposa de nommer une commission spéciale chargée de contrôler sur ce point la conduite du pouvoir exécutif. Cette motion fut combattue, à des points de vue différents, par Robespierre et par Danton. Le premier déclara n’y voir que la suite d’un système perfide, tendant tout ensemble à paralyser l’action du Comité de salut public et à dégrader le pouvoir exécutif ; il demanda la question préalable. Danton prit un moyen terme : il proposa, au lieu de créer, comme le voulait Billaud-Varennes, une nouvelle commission, de porter de neuf à douze le nombre des membres du Comité, en confiant expressément aux trois délégués adjoints le soin de surveiller l’exécution des lois et décrets.

La motion, ainsi amendée par Danton, fut renvoyée à l’examen du Comité qui, renouvelant adroitement sa tactique du 2 août, s’appropria la mesure et la fit tourner à son profit. Au bout de huit jours, le 6 septembre, Barère vint exposer le résultat des méditations de ses collègues ; ils avaient, disait-il, reconnu l’utilité de s’adjoindre trois nouveaux membres, et ils proposaient au choix de l’Assemblée Billaud-Varennes, Collot d’Herbois et un député fort obscur, du nom de Granet. La Convention rendit, sans débat, un vote conforme à ces conclusions ; mais, malgré le texte formel du décret, Collot d’Herbois et Billaud acceptèrent seuls le mandat ; Granet, pour sa part, en déclina l’honneur.

Grâce à cet expédient, le Comité avait échappé au péril de voir son rôle amoindri par un partage de pouvoirs. Il réussit également à se tirer sain et sauf de l’assaut que lui livrèrent, un mois après, les Dantonistes, furieux d’être exclus de plus en plus de toute participation au gouvernement. Cet assaut fut le dernier et le plus rude qu’eut à subir le Comité de salut public ; aussi est-il nécessaire d’en raconter tous les incidents.

Le prétexte de l’attaque était l’arrestation du vainqueur d’Hondschoote. Dans une séance de nuit, le Comité de salut public avait, en quelques heures, destitué les généraux en chef des armées du Nord, du Rhin et de la Moselle. Bouchotte, chargé de notifier ces décisions à la Convention, n’ayant donné aucune raison à l’appui d’aussi graves changements, sa lettre excite dans la séance du 24 septembre les plus vives réclamations. A la fin, sur la demande de Duhem, l’Assemblée riposte en renvoyant les propositions de Bouchotte au Comité de salut public, avec injonction de formuler son avis dans les vingt-quatre heures.

Les circonstances favorisaient singulièrement la tentative. On venait d’apprendre : dans le Nord, l’échec de Menin : en Vendée, la défaite de la division de Mayence, à Torfou ; de toutes parts on se plaignait du désordre qui régnait dans la direction des armées. La séance du 25 septembre s’ouvrit néanmoins d’une manière paisible.

On s’occupait de l’instruction publique et des subsistances, quand tout à coup Thuriot demande la parole[8]. Son discours est le chef-d’œuvre du genre qu’on appelle amphigourique ; toutes les questions s’y enchevêtrent : celle des grains avec celle de l’instruction publique, celle des armées avec celle de la presse ; mais le sentiment qui perce sous chaque mot, c’est une ardente animosité contre les hommes qui détiennent le pouvoir et prétendent confisquer la Révolution à leur profit.

Nous avons, s’écrie Thuriot, renversé les intrigants qui voulaient rétablir la royauté ; eh bien ! nous renverserons aussi le parti des coquins et des scélérats. Oui, la liberté est l’ouvrage de la morale, elle ne peut être conservée que par elle. Loin donc de ses autels, les hommes qui n’ont d’autre hommage à lui présenter que du sang ! Il faut arrêter ce torrent impétueux qui nous entraîne à la barbarie ; il faut arrêter les succès de la tyrannie.

De nombreux applaudissements accueillent cette sortie. On demande l’impression du discours de Thuriot, l’insertion au bulletin, l’envoi à chaque municipalité, voire même à l’Europe entière. Tous les amis de Danton, tous les commissaires aux armées qui ont eu maille à partir avec le Comité, sont à leurs bancs ; ils se sont donné rendez-vous, pour secouer de leur torpeur ou de leur lâcheté les indifférents et les pusillanimes, pour les ameuter contre Robespierre et ses collègues.

Duhem, Goupilleau, Duroy, Fabre d’Églantine, Charlier, Briez, étalent tour à tour à la tribune leurs griefs contre les dominateurs du jour. On lit des lettres de représentants en mission auprès des armées, qui toutes s’accordent à imputer les désastres au manque d’ordre et d’organisation. On se plaint des destitutions arbitraires prononcées par le Comité ; on signale l’impéritie et la lâcheté de Rossignol, son favori. On s’excite enfin les uns les autres à briser le joug auquel on semblait déjà se faire. Chacun sent que, la bataille ainsi engagée, il faut à tout prix la gagner, sous peine de retomber plus bas encore après la défaite.

Les adversaires sont absents ; c’est le moment de les accabler. Dans leur audace, les Dantonistes vont jusqu’à demander que Briez soit adjoint au Comité qu’il a dénoncé ; on ne pouvait pas lui faire une injure plus sensible ; aussi le décret est-il rendu, sur-le-champ, par acclamation.

Billaud-Varennes, Barère, Prieur (de la Marne), avertis du danger, accourent à la Convention et se succèdent à la tribune, pour parer en toute hâte les coups terribles qu’on leur porte, à eux et à leurs collègues. A l’amertume, à l’âpreté de leurs discours, on sent combien est vive et profonde la blessure faite à leur amour-propre.

Je ne crains pas de le dire, s’écrie Billaud, la discussion que vous venez d’entendre est le plus grand triomphe que les ennemis de la République aient pu remporter. Votre Comité de salut public frémit, depuis quarante-huit heures, de l’horrible coalition formée par tous les intrigants qui veulent anéantir la République et la Convention nationale ; il faut déchirer le voile ; le Comité, malgré son énergie et sa vigueur, ne peut se charger seul d’une si terrible responsabilité ; il faut que cette responsabilité pèse sur toutes les têtes et que la Convention réponde en masse du salut public.

Barère dénonce également le complot organisé contre le Comité, par ce qu’il appelle une secte de petits ambitieux, par des intrigants qui veulent se dégager d’une surveillance importune. Il adresse une mise en demeure à la Convention ; il lui déclare que si le Comité, grâce aux calomnies dont on l’abreuve, a perdu la confiance de l’Assemblée, ses collègues et lui sont prêts à reprendre leurs sièges de députés, la tête haute, car ils ont fait leur devoir.

Prieur, à son tour, lit quelques lettres de représentants, qui lui semblent de nature à corriger l’effet des messages communiqués un instant auparavant par les adversaires du Comité. Mais la Plaine est encore indécise ; plusieurs membres delà droite, Pelet (de la Lozère), Delaunay jeune, d’autres encore paraissent disposés à soutenir Thuriot et ses adhérents. Le moment est suprême : Robespierre paraît et se dirige lentement vers la tribune. Il débute en ces termes, au milieu du plus profond silence.

Si ma qualité de membre du Comité de salut public doit m’empêcher de m’expliquer avec une entière indépendance sur ce qui s’est passé, je dois l’abdiquer à l’instant ; et, après m’être séparé de mes collègues, que j’estime et que j’honore — et l’on sait que je ne suis pas prodigue de ce sentiment —, je vais dire à mon pays des vérités nécessaires.

Depuis longtemps, le Comité de salut public soutient la guerre que lui font quelques membres, plus envieux et plus prévenus que justes. Quand il s’occupe, jour et nuit, des grands intérêts de la patrie, on vient apporter ici des dénonciations écrites, présentées avec astuce ; serait-ce donc que les citoyens, voués par vous aux plus pénibles fonctions, auraient perdu le titre de défenseurs imperturbables de la liberté, parce qu’ils ont accepté ce fardeau ? Ceux qui les attaquent sont-ils plus patriotes, parce qu’ils n’ont pas reçu cette marque de confiance ? Il n’y a que la plus extrême ignorance, que la plus profonde perversité qui puissent se faire un jeu cruel d’avilir ceux qui tiennent le limon des affaires, d’entraver leurs opérations, de rabaisser leur conduite.

Robespierre entre ensuite dans de longues explications sur les actes du Comité, sur les motifs qui l’ont porté ‘à destituer certains généraux, suspects d’incivisme ; puis il reprend le cours de ses tirades agressives.

Ah ! cette journée a valu à Pitt, j’ose le dire, plus de trois victoires. A quel succès, en effet, peut-il prétendre, si ce n’est à anéantir le gouvernement national établi par la Convention, à nous diviser, à nous faire déchirer de nos propres mains ? Si nous passons dans l’Europe pour des imbéciles ou des traitres, croyez-vous qu’on respectera davantage la Convention qui nous a choisis, qu’on sera même disposé à respecter les autorités que vous établirez par la suite ?

Le Comité a des droits à la haine des rois et des fripons. Si vous ne croyez pas à son zèle, aux services qu’il a rendus à la République, brisez cet instrument ; mais auparavant, examinez dans quelles circonstances vous êtes. Ceux qui nous dénoncent sont eux-mêmes dénoncés au Comité ; d’accusateurs qu’ils sont aujourd’hui, ils vont devenir accusés.

 

L’Assemblée jusque-là était restée muette et embarrassée. Elle n’osait se prononcer, entre ceux qui détenaient le pouvoir et ceux qui l’ambitionnaient. Mais à ce langage impérieux, elle sent que Robespierre et ses amis sont les véritables maîtres de la situation, qu’ils ont derrière eux la Commune et les Jacobins, et que si l’on n’apaise pas à l’instant le tigre, par une aveugle soumission, un peu plus tôt, un peu plus tard, on sera dévoré par lui. Des applaudissements, d’abord assez timides, accueillent l’orateur du Comité ; mais bientôt, la contagion de l’exemple aidant, l’assentiment devient universel. Nul n’a le courage d’affronter le courroux d’une puissance qui tient encore dans ses mains la liberté et la vie de tous les membres de la Convention ; nul ne se soucie d’être mal noté par ce terrible inquisiteur qui, du haut de la tribune, promène un regard froid et glacial sur toutes les parties de l’Assemblée. Robespierre, s’adressant au côté droit, laisse tomber une à une ces paroles pleines de menaces :

Il est donc vrai que la faction n’est pas morte ; qu’elle conspire du fond de ses cachots ; que les serpents du marais ne sont point encore tous écrasés !

Puis il se retourne vers le groupe des Montagnards, amis de Danton, et désignant, par des allusions à demi voilées, certains représentants aux armées, qui se sont compromis dans leur mission et dont le rappel a été prononcé par le Comité, il flétrit hautement leur conduite ; il leur reproche d’avoir criminellement poussé la faiblesse jusqu’à livrer, ou vouloir livrer, aux ennemis une portion du territoire de la République. Il termine en demandant que l’on renouvelle le Comité de salut public, puisque celui-ci n’a plus la confiance illimitée de la Convention.

Non ! non ! s’écrie d’une voix unanime l’Assemblée, qui veut se faire absoudre des velléités de résistance qu’elle a manifestées un moment.

Robespierre descend de la tribune, au milieu d’une ovation où la crainte et le repentir de chacun se déguisent sous la forme de l’enthousiasme.

Briez, que Robespierre vient d’accuser, assez clairement, d’avoir rendu Valenciennes aux Autrichiens, se hâle de prendre la parole et de se disculper de toute intention perfide à l’égard du Comité de salut public ; il décline l’honneur qu’on lui a fait, en l’adjoignant aux hommes éminents qui le composent, et déclare qu’il ne se reconnaît pas les talents nécessaires pour siéger parmi eux.

L’Assemblée s’exécute, à son tour, et rapporte le décret dont Briez ne se croit pas digne.

Après Briez, c’est Duroy qui vient faire acte de contrition. Il pousse l’abnégation jusqu’à remercier le Comité de salut public de l’avoir rappelé. Cependant, beaucoup de membres ont hâte de voir se clore un débat qui, en se prolongeant, menace de mettre en pleine lumière leur pusillanimité et leur servilisme. Aussi, après de nouvelles explications, non moins hautaines, données au nom du Comité par Jean Bon-Saint-André et Billaud-Varennes, on réclame de plusieurs côtés, l’ordre du jour ; l’Assemblée paraît disposée à le voter. Mais une pareille solution n’était pas de nature à satisfaire l’orgueilleux tribun qui, une heure durant, avait tenu sous ses pieds la représentation nationale ; il voulait que la défaite de ses ennemis fût complète et décisive.

Passer à l’ordre du jour, s’écrie Robespierre, quand il s’agit de blâmer ou d’approuver les opérations du gouvernement, c’est exposer la chose publique. Les membres du Comité de salut public ont eu l’air de défendre leur cause, et vous n’avez rien prononcé ; c’est donner encore l’avantage aux hommes qui l’ont calomnié, non pas toujours ici, mais secrètement, d’une manière d’autant plus perfide qu’ils semblent l’applaudir devant vous, quand il fait ses rapports. Je vous le déclare, le plus pénible sentiment que j’aie éprouvé pendant cette discussion, c’est d’avoir vu applaudir Barère par ceux-là mêmes qui n’ont cessé de calomnier tous les membres du Comité, par ceux-là mêmes qui voudraient peut-être nous voir un poignard dans le sein. Citoyens, je vous ai promis la vérité toute entière ; je vais vous la dire. Dans cette discussion, la Convention n’a pas montré toute l’énergie désirable. On vous a fait un rapport dont le but apparent était de vous instruire de toutes les circonstances de la reddition de Valenciennes, mais dont l’objet réel était d’inculper le Comité de salut public. Pour prix de ce faux zèle et de ces accusations vagues, l’auteur de ce rapport a été adjoint au Comité qu’il dénonce. Eh bien ! je vous le déclare, celui qui était à Valenciennes lorsque l’ennemi y est entré, n’est pas fait pour être membre du Comité de salut public ; ce membre ne répondra jamais à cette question : êtes-vous mort ? Si j’avais été à Valenciennes dans cette circonstance, je n’aurais jamais été dans le cas de vous faire un rapport sur les événements du siège ; j’aurais voulu partager le sort des braves défenseurs, qui ont préféré une mort honorable à une honteuse capitulation...

Cette leçon d’héroïsme était assez singulière dans la bouche d’un homme qui, de sa vie, n’avait jamais vu le feu, et qui s’était tenu prudemment caché, toutes les fois que ses partisans montaient à l’assaut de la royauté ; mais l’Assemblée n’y regarde pas de si près. Des salves réitérées d’applaudissements saluent l’orateur. L’enthousiasme redouble lorsque Robespierre ajoute : Je me résume. Je dis que toutes ces explications sont insuffisantes, si elles ne donnent pas un résultat. Nous pouvons mépriser les calomnies, mais les agents des tyrans nous entourent, nous observent, et recueillent avidement tout ce qui peut avilir les défenseurs du peuple. C’est pour eux, c’est pour prévenir leurs impostures, que la Convention nationale doit proclamer qu’elle conserve toute sa confiance au Comité de salut public.

Le grand-prêtre de la démagogie avait parlé ; il n’y avait plus qu’à courber la tête. Ce fut Basire qui se chargea de faire amende honorable, au nom de ses collègues, et d’obtenir du Comité le pardon des applaudissements intempestifs et des votes imprudents qui avaient signalé le commencement de la séance. Robespierre, dit-il, a-t-il donc besoin de se justifier devant la Montagne ? En adoptant la proposition qu’il a faite, la Convention s’honorera elle-même, car celui qui n’a pas souffert, pendant cet(e misérable discussion, n’a pas de vertus civiques.

Le signal était donné ; chacun s’empresse de le suivre. Par un mouvement spontané, l’Assemblée se lève en masse, et déclare que le Comité a toute sa confiance et qu’elle approuve toutes les mesures prises par lui.

C’en était fait, la Convention venait de river sa chaîne de ses propres mains. La puissance du Comité est désormais dictatoriale. Il viendra chaque mois, pour la forme, solliciter de l’Assemblée la prorogation de ses pouvoirs, et chaque fois cette prorogation sera votée sans ombre de discussion[9]. La Convention n’est plus qu’une chambre d’enregistrement, qui homologue silencieusement les volontés souveraines de Robespierre et de ses amis. Elle écoule passivement la lecture de la correspondance des généraux et des commissaires ; elle applaudit aux rapports dithyrambiques de Barère, à ces fameuses carmagnoles qui font les délices des masses ignorantes et surexcitées ; elle vote au pied levé, et pour ainsi dire sans savoir ni ce qu’on lui demande, ni ce qu’elle accorde, tous les projets émanés de ses comités.

Comment d’ailleurs pourrait-elle résister ? De même qu’un de ces troupeaux destinés à la boucherie, où la main du maître vient chaque matin trier les victimes de la journée, elle s’est laissée décimer, en baissant la tête. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, et l’on dirait qu’elle a perdu la conscience de ce qui se passe autour d’elle. Le vide a commencé par les bancs de la droite, dépeuplés par la fuite ou par la prison ; puis la désertion a gagné les bancs de la gauche, où le Comité de salut public recrute exclusivement les proconsuls qu’il envoie aux armées et dans les départements. La Plaine seule est restée, pour faire nombre, comme ces bandes serviles dont parle Tacite. Ils sont là deux ou trois cents, tous plus obscurs les uns que les autres, approuvant tout haut, par peur, les excès qu’ils condamnent tout bas. Ils ne retrouveront, dans leur frayeur, un reste de courage que le jour où personnellement menacés par les maîtres indignes qu’ils ont donnés à la France, ils devront les renverser ou périr.

 

IV

L’histoire du Comité de sûreté générale offre moins d’incidents que celle du Comité de salut public, et cela se comprend. Simple agent d’exécution, il a moins une action propre à imprimer qu’une impulsion extérieure à recevoir. C’est par conséquent dans le choix de ses membres, dans leur communauté de sentiments ou leur opposition d’idées avec les maîtres du jour, que réside le principal intérêt de son étude.

L’élection du 23 janvier avait remis la majorité entre les mains de la faction montagnarde[10]. Par suite, le Comité ne sut, ni ne voulut entraver la conjuration du 9 mars. En revanche, il était toujours prêta croire aux complots imaginaires que la Montagne voyait partout, et dont elle se servait pour entretenir l’agitation parmi les masses populaires.

Dans la séance du 25 mars, Garnier (de Saintes) se fit l’interprète de ces craintes chimériques. J’ai, dit-il, des éclaircissements à donner au Comité de sûreté générale, sur un commencement de conspiration ourdie à Paris, et d’où dépend la sûreté de cette ville. Mais le Comité n’est pas en nombre, par suite du départ de plusieurs de ses membres, qui ont accepté des missions. Je demande qu’on s’occupe à l’instant de le renouveler.

La proposition semblant naturelle, la Convention confie à son bureau le soin de désigner les six membres qui manquent.

Du reste, ajoute Ingrand, qui craint d’impressionner trop vivement l’Assemblée, Garnier a parlé d’une grande conspiration. Il n’y a rien d’alarmant ; ce n’est qu’une simple mesure de police à prendre.

A ces mots seulement, la Gironde soupçonne le piège tendu à sa bonne foi, et demande à son tour le rapport du décret qui vient d’être rendu, afin d’avoir le temps de préparer sa liste ; mais il était trop lard, on oppose la question préalable, et quelques instants après, le président Jean Debry proclame membres du Comité, Osselin, Alquier, Méaulle, Garnier (de Saintes), Camus et Lecointe-Puyraveau[11]. De cette façon, Garnier avait reçu la récompense de son intrigue, et la Gironde avait laissé échapper l’occasion de reprendre, dans le Comité, la majorité qu’une première faute lui avait fait perdre.

L’envoi de Maribon-Montaut et de Ruamps aux armées de la Moselle et du Rhin, rendit bientôt nécessaires de nouvelles nominations. On se trouvait à cette sombre époque de la trahison de Dumouriez. L’irritation était grande et l’inquiétude générale ; la Convention siégeait en permanence, nuit et jour, depuis le 3 avril ; les rumeurs les plus contradictoires circulaient à tous moments, et chacun proposait les mesures qui lui semblaient les plus propres à assurer le salut public.

Dans la séance du 9 au matin, Doulcet annonce que, au premier bruit d’une descente des Anglais sur les côtes du Calvados, les communes de ce département se sont réunies au chef-lieu et ont juré de mourir en défendant la République. Aussitôt Carrier, dont le nom n’avait pas encore acquis sa sanglante notoriété, propose de remplacer les deux membres absents et d’adjoindre au Comité quatre suppléants, afin de lui permettre de mieux répondre aux exigences du moment, li propose Brival, Cavaignac, Lanot, Leyris et Maure.

La Convention les nomme et l’envoie lui-même siéger au Comité[12].

La Gironde s’était désintéressée de l’élection. En prévision des dangers qui la menaçaient, elle allait bientôt placer les Comités de salut public et de sûreté génitale sous la surveillance d’une commission spéciale de douze membres, dont nous avons déjà raconté l’existence éphémère[13], et qui ne put la défendre contre le coup d’Etat du 2 juin.

Le lendemain du triomphe de la Montagne, le Comité de sûreté générale perdait une partie de son importance, et beaucoup de ses membres préférèrent, au labeur quotidien des bureaux, les honneurs plus éclatants des missions. Il fallut donc le renouveler ; on commença par le réduire à neuf membres et, dans la séance du 16 juin, Dumont (de la Somme), Legendre (de Paris), Méaulle, Amar, Bassal, Guffroy, Laignelot, Lavicomterie et Pinet aîné[14] furent appelés à en faire partie.

Depuis cette époque jusqu’au mois de septembre, les changements survenus dans la composition du Comité ne présentent plus de caractère déterminé. Ils se produisent sous l’impulsion de besoins intérieurs ou d’événements particuliers.

Ainsi, dans la séance du 3 août, à la suite d’un rapport de Chabot sur les troubles de l’Aveyron, Roux-Fazillac demande que, dans un moment où les ennemis du bien public lèvent la tête avec plus d’insolence que jamais, on redouble de surveillance. Sur sa proposition appuyée par Bréard, la Convention charge le Comité de sûreté générale de présenter lui-même la liste des six membres qui devront le compléter, et nomme, séance tenante, Dartigoyte, Michaud (du Doubs), Bernard (de Saintes), Jay de Sainte-Foy, Dupuis (de Rhône-et-Loire) et Moyse Bayle.

Mais rien n’use comme l’exercice du pouvoir, et la corruption, en temps de révolution, est un dissolvant plus énergique encore. Le Comité de sûreté générale, que ses fonctions mettaient en rapport direct avec les personnes, ne tarda pas à en faire l’expérience et à en fournir la preuve. Les abus s’étaient multipliés à l’infini et les dénonciations se produisirent publiquement.

Le 8 septembre, aux Jacobins, Maure attaqua le Comité en masse. Il reprochait à tous ses membres de céder trop fréquemment à un genre particulier de séduction, l’abondance des dîners, qu’ils ne savaient pas refuser ; mais chacun comprit que l’accusation avait une portée plus étendue, et que là ne s’étaient pas bornés les actes de faiblesse ou de transaction.

Robespierre assistait à la séance ; peut-être même avait-il provoqué les dénonciations ; en tout cas, il s’empressa d’en profiter. Il ne suffit pas, dit-il, de montrer le mal, il faut encore indiquer le remède. Maure lait partie du Comité[15] ; c’est à lui qu’il appartient d’en réclamer la dissolution.

Effectivement, à la séance de la Convention du lendemain, Drouet et Maure demandent la parole pour une motion d’ordre. Le Comité de sûreté générale, déclare le premier, ne peut, constitué comme il l’est, remplir les intentions de l’Assemblée. Il faut le réorganiser, le réduire une fois encore à neuf membres et décider que chaque fois qu’une vacance se produira dans son sein, il sera immédiatement procédé au remplacement.

J’appuie cette motion, ajoute Maure ; le Comité est trop vieux, il est sans cesse entouré de corruption, on doit l’en défendre.

Julien (de Toulouse), tout en se ralliant à l’opinion du fougueux représentant, fait observer que ce ne sont point ceux qui ont constamment la main à la charrue qui viennent dénoncer leurs collègues. Cependant, il ne s’oppose pas à la prise en considération.

L’élection n’eut lieu que le 11 septembre et appela au Comité régénéré Panis, Lavicomterie, Guffroy, Chabot, Alquier, Lejeune (de l’Indre), Basire, Garnier (de Saintes) et Julien (de Toulouse). Moïse Bayle, Lebon, Drouet, Lebas et Gaston devaient le compléter au besoin comme suppléants[16].

Trois jours plus tard, par une de ces évolutions si fréquentes dans l’histoire de la Convention, le Comité subissait un nouveau renouvellement. Ce brusque changement était dû à des causes diverses. Le moment approchait où les Girondins allaient être décrétés d’accusation. Le rôle du Comité de sûreté générale, à qui incombait le soin de présenter le rapport, empruntait à cette circonstance une importance exceptionnelle, et Robespierre, déjà maître du Comité de salut public, désirait étendre au Comité de sûreté générale son influence prépondérante. De son côté Danton, en lutte contre cette extension de pouvoir, depuis le commencement d’août, cherchait à écraser ses adversaires sous le poids d’une responsabilité indéfinie. La discussion relative à la commission des marchés lui fournit une nouvelle occasion d’offrir ses perfides présents.

L’incident se produisit à la séance du 3 septembre. Après le dépouillement de la correspondance des représentants en mission, Danton se lève et formule en ces termes ses accusations :

Nos frères de l’armée du Nord viennent de rétablir l’honneur français ; c’est au moment où ils vont être encore secourus que nous devons nous occuper d’eux. Il existe un Comité qui ne fait qu’entraver la marche des opérations ; c’est celui de l’examen des marchés. Nous nous sommes convaincus qu’il a tout paralysé, et si nous ne nous hâtons pas de le détruire, au commencement de l’hiver, nos soldats manqueront de tout, comme l’année dernière. Le Comité de salut public est composé d’excellents patriotes ; il faut lui donner l’initiative de la présentation des membres qui doivent former la nouvelle commission. Il ne s’agit pas ici de consulter son goût privé ; il faut que tout se dirige en vue du bien général, il faut que tout marche, il faut que les défenseurs de la liberté soient bien vêtus et bien nourris.

Je réclame donc la destitution des membres de l’ancien Comité des marchés ; et je demande que le Comité de salut public présente la liste de ceux qui composeront le nouveau, ainsi que tous les autres comités, dans lesquels il se trouve encore des membres dont les opinions touchent au moins au fédéralisme. Je ne suis point suspect, je ne veux être membre d’aucun comité ; mais je serai l’éperon de tous[17].

 

Les propositions de Danton sont adoptées, au milieu des applaudissements, et le Comité de salut public se trouve investi, sans l’avoir demandé, du droit de présenter les membres des divers comités, au fur et à mesure des renouvellements.

Les mêmes accusations de vénalité couraient sur plusieurs des nouveaux membres du Comité de sûreté générale. Elles devaient, en éclatant plus tard, produire un immense scandale et rendaient pour le moment une épuration nécessaire. Le 14 septembre, alors que la Convention est encore sous l’impression des révélations de la veille, une motion d’ordre invite le Comité de salut public à user de la faculté qui lui a été concédée et, à la fin de la séance, la liste qu’il propose est adoptée sans discussion.

Elle éliminait Chabot, Basire, Julien (de Toulouse)[18], avec trois autres de leurs collègues, et le Comité rétabli au nombre de douze se trouvait composé de Vadier, Panis, Lebas, Boucher-Saint-Sauveur, David, Guffroy, Lavicomterie, Amar, Rühl, Lebon, Voulland, et Moïse Bayle[19].

Sa constitution est désormais définitive ; le Comité est sorti des hésitations qui ont marqué ses commencements et ses transformations successives. Façonné à l’image du Comité de salut public, il va marcher du même pas que lui et, comme son modèle, il n’éprouvera plus, jusqu’au 9 thermidor, que des changements sans importance[20].

 

V

Le Comité de sûreté générale, à son origine, avait eu pour mission principale le soin de surveiller dans Paris les ennemis de la chose publique, de poursuivre les contrefacteurs d’assignats et d’arrêter les agents de l’étranger. Le développement logique des événements révolutionnaires étendit peu à peu sa compétente à la France entière, et lui attribua, d’une façon indéfinie, le mandat de veiller à la sûreté de l’État. Des pouvoirs aussi vastes confinaient à ceux du Comité de salut public. Ils pouvaient amener des conflits entre deux autorités placées au début sur le même plan, et séparées depuis par la marche ascendante du Comité de salut public, arrivé successivement à attirer à lui la direction effective des affaires. Un règlement d’attributions devenait de jour en jour plus nécessaire. Le partage se fît sur la base des institutions et des personnes.

Dans la séance du 10 octobre, la Convention, sur le rapport de Saint-Just, avait suspendu l’exercice de la Constitution et proclamé le gouvernement révolutionnaire. Billaud-Varennes, développant la même pensée, vint le 18 novembre proposer, au nom du Comité de salut public, de convertir en actes les principes adoptés le mois précédent. Voici comment, dans le langage h antithèses et à double sens qui lui était familier, il exposait les règles fondamentales du nouveau régime.

La Convention est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. A ce titre, elle conserve seule le droit d’interpréter les lois et de nommer les généraux en chef des armées de terre et de mer ; à la fin de chaque mois, les Comités de salut public et de sûreté générale doivent lui rendre compte des résultats de leurs travaux ; mais ces Comités sont les véritables maîtres du pouvoir.

Au premier appartient le gouvernement, c’est-à-dire l’inspection immédiate des corps constitués et des fonctionnaires publics, spécialement du conseil exécutif et des ministres. Au Comité de sûreté générale est délégué tout ce qui est relatif aux personnes et à la police. La surveillance de l’exécution et de l’application des lois révolutionnaires devient de la sorte le principal attribut de ses fonctions. Cette surveillance s’exerce, dans les départements, au moyen des districts, qui sont chargés de lui rendre compte tous les dix jours. Ces derniers contrôlent à leur tour les municipalités et les Comités révolutionnaires, à qui appartient l’application.

A Paris, par une exception dont le but est de ne pas entraver l’action de la police, les Comités révolutionnaires correspondent directement avec le Comité de sûreté générale ; mais partout, il est interdit aux autorités intermédiaires de prononcer l’élargissement des personnes arrêtées.

Il ne restait plus qu’à assurer l’unité dans la direction, de même qu’on avait établi l’indépendance dans l’action. Ce résultat fut atteint par des réunions plénières, où le Comité de sûreté générale et le Comité de salut public délibéraient en commun, une fois par semaine, sur les mesures destinées à assurer la tranquillité publique.

Cette organisation, à la fois si simple et si puissante, enserrait la France comme dans les replis d’un vaste filet. Rien ne pouvait échapper à ses mailles étroites et, des institutions révolutionnaires, aucune ne fut plus despotique que le Comité de sûreté générale. Son histoire, qui n’est écrite nulle part, est inscrite partout.

A la différence du Comité de salut public, où la nature et la gi-avité des questions débattues entretenaient une ampleur de vues qui n’était pas sans grandeur, la mission du Comité de sûreté générale, restreinte aux questions de personnes, ne pouvait développer que les instincts bas et cruels de l’humanité. Occupés chaque jour à recevoir des dénonciations, vivant dans l’atmosphère des prisons, commandant au Tribunal Révolutionnaire, investis de pouvoirs sans contrôle et sans limite, ses membres ne tardèrent pas à couvrir leurs préventions et leurs excès du manteau commode de la raison d’Etat.

Ces hommes impitoyables ont été peints de main de maître par un de leurs contemporains. Leur teint et leur physionomie étaient flétris, dit Dussaulx[21], sans doute par le genre de travaux pénibles et nocturnes auxquels ils se livraient. L’habitude et la nécessité du secret avaient imprimé sur leur visage un sombre caractère de dissimulation. Leurs yeux caves, ensanglantés, avaient quelque chose de sinistre. Le long exercice du pouvoir avait laissé sur leur front et dans leurs manières, je ne sais quoi d’allier et de dédaigneux.

On avait tremblé devant eux, pendant l’exercice de leur redoutable dictature ; on tremblait encore à leur vue, quand ils comparurent devant le Tribunal Révolutionnaire.

 

VI

Les principaux agents, les plus utiles auxiliaires du Comité de sûreté générale furent les Comités de surveillance, plus connus sous le nom de Comités révolutionnaires, que la loi des suspects avait substitués aux administrations municipales pour la recherche des personnes à incarcérer. C’était la récompense de l’activité implacable qu’ils avaient montrée contre les étrangers, cause première de leur institution.

L’article 3 de la loi du 17 septembre conférait, en effet, aux Comités établis par la loi du 21 mars[22], ainsi qu’à ceux qui leur avaient été substitués, soit par les arrêtés des représentants du peuple envoyés aux armées, soit par des décrets particuliers de la Convention, le pouvoir de dresser, chacun dans son arrondissement, la liste des gens suspects, de décerner contre eux des mandats d’arrêt et de faire apposer les scellés sur leurs papiers. Il était enjoint, sous peine de destitution, à tous les commandants de la force publique de mettre ces mandats à exécution sur-le-champ.

A Paris, chaque section avait son Comité révolutionnaire. Les grandes villes imitèrent cet exemple, et la plus petite commune en posséda au moins un. En quelques mois, près de quarante mille Comités, dont l’organisation et le fonctionnement coûtaient plus d’un demi-milliard, couvrirent la France d’un réseau de despotisme. Recrutés en général parmi les plus fougueux démagogues, leurs membres composaient une armée formidable dont le dévouement à la cause de la Révolution était d’autant plus absolu, qu’en servant leurs haines personnelles, ils s’abritaient d’instinct sous cette maxime de toutes les tyrannies, que Napoléon devait formuler, plus tard, en disant que les crimes collectifs n’engagent personne.

Les Comités révolutionnaires devinrent en peu de temps des instruments si énergiques, que la Convention s’émut de leurs empiétements et se préoccupa de réprimer leur ardeur.

Le 18 octobre, un mois à peine après l’extension de leurs pouvoirs, Lecointre (de Versailles) se fit à la tribune l’interprète des plaintes qui s’élevaient, de toutes parts, contre la façon vraiment abusive dont ils appliquaient la loi des suspects.

Les prisons, les maisons d’arrêt regorgent, disait-il, de patriotes victimes des haines et des vengeances particulières, parce que la loi qui ordonne l’envoi au Comité de sûreté générale du procès-verbal d’arrestation des citoyens incarcérés n’est point exécutée.

Il ajoutait : Le zèle infatigable de votre Comité de sûreté générale est paralysé, faute de recevoir ces procès-verbaux importants ; pendant ce temps les citoyens éplorés réclament inutilement justice. Votre Comité n’a point de pièces pour rejeter ou faire droit sur les réclamations. En vain, les citoyens s’adressent au Comité de surveillance qui a ordonné l’arrestation, pour obtenir le procès-verbal d’incarcération ; il leur est refusé.

Malgré l’attention qui a été portée dans le choix de ces Comités de surveillance, quelques membres, le cœur rempli d’aristocratie, lorsqu’au dehors ils manifestent les sentiments du patriotisme le plus exalté, ne donnent même aucun motif de l’arrestation de malheureux pères de famille incarcérés sans que l’acte d’écrou indique le fait incriminé.

A l’appui de ses dires, Lecointre cite les noms de plusieurs citoyens victimes de cette incroyable tyrannie ; puis il propose à l’Assemblée d’ajouter à la loi du 17 septembre trois dispositions complémentaires destinées à prévenir le retour de pareils abus. Ces propositions sont adoptées sans discussion et la Convention décrète : 1° les Comités de surveillance seront tenus de délivrer, au moment de l’arrestation, à chaque citoyen incarcéré, copie du procès-verbal et des motifs pour lesquels il est arrêté ; 2° les mêmes mentions seront inscrites sur les registres d’écrou ; 3° dans le délai de trois jours, les procès-verbaux des arrestations déjà effectuées, avec les causes de ces mesures, seront tous transmis au Comité de sûreté générale[23].

Mais, malgré leur sagesse, ces faibles garanties parurent excessives au Comité de sûreté générale, qui entendait conserver la pleine liberté de ses actes. Dans la séance du 24 octobre, Louis vint, en son nom, réclamer contre le décret obtenu par l’éloquence indignée de Lecointre, et proposer de rapporter les dispositions prescrivant aux Comités révolutionnaires de donner les motifs écrits des arrestations opérées par leurs ordres. De leur côté, Lecointre et Phélippeaux réclament énergiquement le maintien des mesures de précaution votées quelques jours auparavant.

La Convention semblait disposée à leur donner raison, quand Robespierre demande la parole à son tour, et fait observer qu’il faut sans doute respecter la liberté individuelle ; mais, ajoute l’hypocrite orateur, s’ensuit-il qu’il faille, par des formes subtiles, laisser périr la liberté publique ? Le décret qu’on vous a fait rendre a porté le découragement chez tous les citoyens généreux, qui avaient le courage de s’exposer à toutes les fureurs de l’aristocratie. Ces hommes simples et vertueux, qui ne connaissent pas les subtilités de la chicane, voyant opposer à leurs travaux cette astuce contre-révolutionnaire, ont laissé ralentir leur zèle... Lorsque la notoriété publique accuse un citoyen de crimes dont il n’existe point de preuves écrites, mais dont la preuve est dans le cœur de tous les citoyens indignés, ne va-t-on pas rentrer dans l’ordre judiciaire avec le premier décret ? N’anéantit-on pas totalement la sagesse des mesures révolutionnaires ?... L’humanité veut encore que les patriotes opprimés par Terreur des mesures révolutionnaires soient secourus et délivrés. Mais n’allez pas réduire au découragement les amis de la patrie...

Puis, cachant la rigueur du fond sous la sensibilité de la forme, Robespierre soutient le projet de suppression présenté par le Comité de sûreté générale, et conclut en ces termes : Soyez doux, humains pour l’innocence et le patriotisme ; mais soyez inflexibles pour les ennemis de la patrie. Votre ancien décret vous présente tous les moyens nécessaires et raisonnables. J’en demande donc le maintien, et le rapport de celui qu’on vous a fait rendre.

Ce langage était habile et la Convention, qui ne demandait qu’un prétexte pour être convaincue, s’empressa d’annuler le décret adopté par elle six jours auparavant.

Les Comités révolutionnaires triomphaient et les arrestations recommencèrent plus nombreuses que par le passé. Ces excès mêmes sont leur raison d’être, et quand, à de rares intervalles, quelques voix s’élèveront encore pour s’en plaindre, personne ne les écoutera plus. Afin de mieux défendre les Comités, Robespierre avait dû dissimuler leurs violences. Lorsqu’il faudra les justifier, le 25 pluviôse, de s’être attaqués au père de Camille Desmoulins, Danton pourra dire ouvertement : En les créant, on a voulu établir une espèce de dictature politique des citoyens les plus dévoués à la liberté sur ceux qui se sont rendus suspects... En faisant trop pour la justice, on s’exposerait à tomber dans le modérantisme[24].

 

VII

Le lendemain du jour où la Convention, en supprimant le préliminaire du décret d’accusation[25], abattait la seule barrière qui limitât l’action du Tribunal Révolutionnaire, celui-ci jugeait sa première affaire et prononçait, le 6 avril, sa première condamnation[26].

A ce moment la procédure différait assez peu, en apparence, de celle que nos lois actuelles ont établie pour les affaires criminelles. Pendant l’instruction, on recueillait par écrit les dépositions des témoins, l’inculpé était interrogé, il choisissait son conseil ou en recevait un d’office, l’acte d’accusation lui était signifié. A l’audience, la lecture de la pièce qui saisissait le Tribunal, l’interrogatoire de l’accusé, l’audition des témoins, le réquisitoire de l’accusateur public, le plaidoyer du défenseur, le résumé du président se succédaient dans l’ordre qu’on retrouve encore devant les cours d’assises ; mais le verdict, au lieu d’être prononcé par le chef du jury, à la suite d’une délibération secrète, était rendu individuellement et à haute voix par chaque juré[27]. Les juges opinaient également tout haut. De cette façon, les uns et les autres se trouvaient sous la pression directe d’un public prévenu d’avance, et ainsi disparaissaient les garanties que semblaient présenter les formalités de la procédure.

Ces apparences elles-mêmes parurent bientôt importunes. Après le 31 mai, la Montagne triomphante avait moins besoin d’une cour de Justice que d’un instrument de domination. Elle marcha à son but d’un pas lent, mais sûr, et l’historique des transformations graduelles du Tribunal Révolutionnaire est un des épisodes les plus instructifs de cette sanglante époque.

Les jurés, nommés en vertu de la loi du 10 mars 1793, devaient rester en fonctions jusqu’au 1er mai ; mais il fallut, le 29 avril, proroger leurs pouvoirs, car dix seulement avaient acceptée[28]. Le 24 mai, un décret ordonna qu’il serait enfin procédé à leur remplacement et régla la forme du scrutin. Trois séances devaient être consacrées à cette opération : la première pour tirer au sort les noms des départements, dont les douze premiers sortis étaient appelés à fournir les jurés titulaires et les quatre suivants, les jurés suppléants ; la seconde pour dresser, à l’aide de bulletins signés, la liste des candidats ; la troisième pour choisir, à la majorité relative, sur la liste ainsi formée, les jurés définitifs. Le 15 de chaque mois on devait recommencer les mêmes opérations.

Retardée par la chute de la Gironde, l’élection n’eut lieu que le 8 juin[29], et ne se renouvela plus. La Montagne ne voulait pas d’un mode de recrutement qui pouvait échapper a son influence, et cherchait, au contraire, tous les moyens d’assurer son pouvoir. Ainsi, le 7 juin, afin d’étendre sur toute la France la terreur qui régnait à Paris, elle faisait décréter par la Convention que les dispositions de l’article 3, du titre II, de la loi du 10 mars 1793, seraient communes à tous les tribunaux criminels de la République. En conséquence, devaient être condamnés à la déportation, tous les accusés convaincus de crimes ou de délits, non prévus ou non punis par les lois, dont l’incivisme ou la résidence sur le territoire de la République pouvait être un sujet d’agitations ou de troubles.

C’était d’un trait de plume substituer l’arbitraire à la justice, et livrer une nation entière au plus affreux des despotismes, la proscription légale.

De même, afin de peser plus efficacement sur les consciences, on imagina de transformer, en un métier salarié, la plus respectable des prérogatives civiques et le plus sacré des devoirs publics. Par un décret du 2 juillet, rendu sur le rapport des Comités de législation et des finances, la Convention décida qu’à partir du 1er juillet, une indemnité de 18 livres par jour serait payée aux jurés. C’était le même traitement que celui des juges et, en les faisant passer à la même caisse, on comptait bien leur inspirer le même esprit. Effectivement, on vit bientôt des membres du Tribunal et des jurés faire, au gré de leurs convenances personnelles, l’échange de leurs fonctions respectives.

 

VIII

L’assassinat de Marat, habilement exploité par les passions démagogiques, devint le signal de nouvelles rigueurs. Tout d’abord, on songea à fortifier l’action du Tribunal Révolutionnaire, trop modéré et trop lent au gré des hommes de sang, dont l’ambition secrète était de décimer la France.

Par un premier décret, en date du 24 juillet, le nombre des juges fut porté à sept. Le Tribunal, par suite, se trouvait composé d’un président, six juges, douze jurés, quatre suppléants, deux substituts, un greffier, trois commis greffiers. Mais ce n’était pas encore assez pour expédier la lugubre besogne dont il était chargé, et le 30 juillet, Prieur (de la Marne), montant à la tribune de la Convention, s’exprimait en ces termes :

Citoyens, je suis chargé par votre Comité de salut public de vous faire un rapport sur la situation actuelle du Tribunal Révolutionnaire. C’est au moment où la Révolution allait s’achever que des malveillants se sont agités, que des conspirations ont éclaté. Vous avez pensé que le seul moyen de les anéantir était de punir sévèrement les conspirateurs. En conséquence, vous avez établi un Tribunal dont la juste rigueur pût les effrayer. Mais ce Tribunal se trouve surchargé de procès dont l’instruction demandera un long délai ; l’acceptation de la Constitution augmentera sans doute leur nombre, en faisant naître dans les départements de nouveaux, complots ; et pendant ce temps les conspirateurs conserveront l’espoir d’échapper à la vengeance des lois. Il faut accélérer sa marche déjà arrêtée par ordre du Comité ; le Comité de salut public vous propose d’établir une seconde section au Tribunal Révolutionnaire[30].

 

En même temps. Prieur dénonçait à la Convention le président Montané, accusé par Fouquier-Tinville d’avoir falsifié deux, jugements.

La nouvelle organisation, adoptée sur la proposition de Prieur, élevait à dix le nombre des juges, y compris le président, et à trente le nombre des jurés. Pour activer l’expédition des affaires, on laissait au Tribunal la latitude de se diviser en deux sections, dont la seconde devait être présidée par le juge le plus ancien. L’accusateur public recevait un substitut, un greffier, un commis et un expéditionnaire en surplus.

La Convention procéda, le 3 août, à la nomination de sept juges[31]. Sur 749 membres, 65 seulement prirent  part au scrutin, et le dernier élu n’obtint que à ? voix, c’est-k-dire une infime minorité. Le fameux Coffinhal, entre autres, fut nommé par 6& voix et Herman, qui devait remplir le Tribunal du bruit de ses forfaits, n’en réunit que six[32].

Moins d’un mois après, le 28 août, il était nommé président. Ce choix, dû à l’influence de Robespierre, son compatriote et son ami, montre mieux que tous les commentaires le véritable motif du remplacement de Montané. En apparence, on reprochait à ce dernier d’avoir rayé sur la minute du jugement des prétendus assassins de Léonard Bourdon, parmi lesquels il y avait plusieurs millionnaires, la clause relative à la confiscation ; et d’avoir supprimé, dans les questions soumises au jury à l’occasion de Charlotte Corday, les mots : avec des intentions contre-révolutionnaires. Fouquier-Tinville rapprochant ces deux circonstances en avait tiré la conséquence, qu’aux yeux de Montané, l’attentat contre un représentant du peuple était un crime de droit commun, et non un crime de lèse-nation. En réalité, on se défiait de sa modération relative. L’erreur avait été aussitôt réparée que connue ; mais Montané, magistrat de l’ancien régime, avait montré des scrupules de juriste dans l’affaire d’Orléans, où la condamnation n’avait été prononcée qu’à une voix de majorité. C’était un crime irrémissible, au moment où la Convention voulait des hommes décidés à tout et des juges prêts à rendre des services et non des arrêts[33].

Déjà et pour les mêmes causes l’on avait, à la suite du31 mai, mis en état d’arrestation Dufriche des Magdelaines, juge au Tribunal Révolutionnaire, et frère du député Dufriche de Valazé.

 

IX

Au cours du procès de Custine, se présenta un incident qui prouve avec quelle impatience la Convention supportait les apparences d’équité qui restaient encore au Tribunal, et à quel rôle elle entendait le réduire.

Custine avait demandé la comparution, comme témoins, de plusieurs commandants d’armée et de places fortes. Il attendait de leurs dépositions des déclarations à sa décharge, et l’accusateur public n’était pas éloigné d’acquiescer à cette légitime exigence.

Dans la séance du 21 août[34], Julien porte le fait à la tribune de la Convention, au nom du Comité de sûreté générale, en signalant la réclamation de Custine et Tas-sentiment donné par Fouquier-Tinville, comme dangereux et préjudiciables aux intérêts de la République. Mais en même temps, comprenant qu’il est impossible de refuser ouvertement à un accusé les moyens de se justifier, il propose de faire recevoir les dépositions des généraux dont Custine invoque le témoignage, par les juges de paix des arrondissements où se trouvent ces officiers.

Lacroix objecte qu’on ne peut condamner un accusé sur des déclarations recueillies au loin, et sans la comparution des témoins.

Mallarmé se range à l’avis du Comité de sûreté générale ; si les dépositions, dit-il, sont à la charge de Custine, il n’y a pas d’inconvénients ; si elles sont à sa décharge, il sera toujours temps de faire une confrontation.

Quel est l’homme qui peut douter que Custine soit coupable ? s’écrie Chabot : Condé, Valenciennes, Mayence déposent contre lui. Et vous voulez appeler de cent cinquante lieues des témoins dont le déplacement compromettrait le salut de la patrie !

Il faut savoir s’il y a de quoi condamner Custine, ajoute Raffron. S’il est coupable, qu’il aille à l’échafaud ; s’il n’y a pas de preuves suffisantes, qu’on le tienne enfermé jusqu’à la paix.

Tallien déclare qu’il existe un complot destiné à sauver Custine et à désorganiser les armées. Il demande renvoi d’un courrier extraordinaire à l’armée du Nord, pour empêcher qu’aucun fonctionnaire public ne quitte son poste, dans le cas où il recevrait une citation du Tribunal extraordinaire ; il réclame la comparution à la barre de l’accusateur public, pour dire quels motifs l’ont porté à obtempérer à la demande de Custine ; car il est possible, dit-il, que l’accusateur public soit complice de ce complot.

Osselin ajoute que le président du Tribunal Révolutionnaire doit aussi être appelé, et sa proposition est adoptée.

Arrivé devant la Convention, Fouquier-Tinville déclara que le Tribunal n’avait nullement accédé à la réclamation de Custine, et que lui-même s’était élevé avec force contre cette inconvenance, qui tendait à compromettre le salut de la République.

Le président rejeta, de son côté, la négligence apparente dont on l’accusait, ainsi que ses collègues, sur la quantité des pièces produites dans le procès de Custine. Il est sensible pour des gens qui occupent un poste délicat comme le nôtre, dit-il en terminant, qui sont toujours prêts à faire tout ce qu’on peut exiger d’un véritable républicain, de se voir sans cesse inculpés d’incivisme pour des motifs aussi mal fondés !

Sur ces protestations qui les justifient, le président et l’accusateur public sont admis aux honneurs de la séance ; mais le coup était porté, et quand ils furent remontés sur leurs sièges, ils n’oublièrent ni le blâme qu’ils avaient failli encourir, ni la mission qui leur était confiée.

 

X

Les suspicions dont le Tribunal était l’objet montraient clairement qu’il ne répondait pas encore, quelque célérité qu’il mît à expédier les affaires, à l’impatience des hommes de la Convention, débordés eux-mêmes par les agitateurs des clubs. Il fallut aviser à introduire de nouvelles modifications, à augmenter le nombre des juges et des jurés, à doubler les séances, afin de permettre de juger rapidement les soi-disant conspirateurs dont regorgeaient les prisons.

Merlin (de Douai) fut chargé de ce soin, et présenta, au nom du Comité de législation, dans l’orageuse séance du 5 septembre où furent votées tant de mesures révolutionnaires, un rapport dans lequel il disait : Il importe que les traîtres, les conspirateurs reçoivent le plus tôt possible le châtiment dû à leurs crimes ; l’impunité ou le délai de la punition de ceux qui sont sous la main de la justice enhardit ceux qui trament encore des complots. Il faut que prompte justice soit faite au peuple. Il proposait, en conséquence, diverses modifications qui furent adoptées par décret, séance tenante[35].

Le Tribunal était divisé en quatre sections, ayant chacune la même compétence. Deux sections tenaient, alternativement, audience publique tous les jours ; les deux autres préparaient les actes d’instruction préliminaires au débat et à l’examen public de chaque procès. Le nombre des juges était porté à seize, y compris le président et trois vice-présidents ; celui des jurés, à soixante. On donnait cinq substituts à l’accusateur public. Le sort répartissait les juges et les jurés dans chacune des quatre sections ; tous les mois, un nouveau tirage au sort avait lieu ; les juges, les jurés et les officiers d’une section pouvaient suppléer ceux d’une autre. Mais, pour chaque affaire, le premier interrogatoire de l’accusé avait lieu par le président du Tribunal ou par un juge délégué. Us recevaient aussi les déclarations écrites des témoins et, l’information terminée, le procès était porté par la voie du sort devant l’une ou l’autre des sections. Le roulement des affaires devait enfin être organisé entre les sections, de telle sorte qu’il n’y en eût jamais aucune d’inoccupée.

Ce n’était pas encore assez, et bientôt de nouvelles tentatives sont faites pour simplifier davantage la besogne des juges, et donner une plus large part à l’arbitraire. En effet, dans la séance du 26 septembre, le représentant Faure déclare que le Tribunal n’a de révolutionnaire que le titre, et propose de se borner à demander aux accusés s’ils sont coupables ou non du fait dont on les incrimine. Dans son système’ tout débat cesse immédiatement si l’accusé avoue, et il suffit, dans ce cas, de passer successivement en revue les différents chefs d’accusation. La réponse est-elle négative ? on doit interroger les témoins, en accordant au défenseur ou à l’accusé la faculté de les rectifier. A partir de ce moment l’instruction est complète, et le procès se termine sans plaidoyer de la part du défenseur, et sans résumé par le président, de façon que les jurés se retirent pour délibérer pleins de ce qu’ils auront entendu[36].

La Convention renvoya cette proposition au Comité de législation ; mais elle était prématurée et ne devait se réaliser pleinement que le jour où, confondue dans la loi de sang du 22 prairial, elle compléta l’ensemble de ces mesures atroces qui font époque dans l’histoire d’une nation.

Dans la séance du 28 septembre, la Convention adopta, sur la présentation des Comités de salut public et de sûreté générale, la liste préparée pour la composition du nouveau Tribunal. Herman conservait la présidence, et à côté de lui devaient siéger Dumas, Scellier, Dobsent, Brûlé, Coffinhal, Foucault, Bravet, Deliège, Subleyras, Donzé-Verteuil, Lefet, Lanne, Ragmey, Masson, Denizot, David (de Lille) et Maire. Les substituts donnés à Fouquier-Tinville étaient Fleuriot-Lescot, Grébeauval, Royer, Naulin et Liendon[37].

La même pensée révolutionnaire avait présidé au choix des jurés. Jusqu’alors, les départements qui devaient les fournir avaient été tirés au sort. Cette fois cinquante jurés sur soixante étaient pris directement dans Paris. Quant aux dix autres, ils avaient été recrutés, comme Fauvetty et Besson, parmi les plus fougueux délégués des Assemblées primaires à la fête de la Fédération. Ces derniers, du reste, se montrèrent les plus inhumains ; arrivés pour la plupart sans argent à Paris, ils étaient ravis d’y rester avec un salaire quotidien de 18 livres, et presque tous furent conservés le 22 prairial[38].

Le nouveau Tribunal entra en fonctions au moment où la loi des suspects venait de remplir les prisons[39]. Les démagogues en sous-ordre, qui trouvaient dans leur mandat une occasion de satisfaire leurs appétits ou leurs haines, se chargèrent de les vider, sur l’indication des Comités dont ils étaient les créatures serviles.

 

XI

Dans les modifications que nous avons étudiées jusqu’ici, on n’avait pas osé toucher aux règles tutélaires de la procédure. Ce nouveau pas fut fait dans la séance du 29 octobre, non pas ostensiblement, mais d’une façon assez claire pour montrer que la Convention entendait sanctionner en droit toutes les irrégularités de la pratique[40].

C’était pendant le procès des Girondins. Les Montagnards déploraient amèrement les lenteurs apportées au jugement, par l’observation des formalités légales, et Fouquier-Tinville, qui se rappelait la dénonciation dont il avait été l’objet dans l’affaire de Custine, avait écrit à la Convention, au nom des juges :

La lenteur avec laquelle marchent les procédures instruites au Tribunal criminel extraordinaire nous force à vous présenter quelques réflexions ; nous avons donné assez de preuves de notre zèle pour n’avoir pas à craindre d’être accusés de négligence ; nous sommes arrêtés par les formes que prescrit la loi. Le procès des députés que vous avez accusés est commencé depuis cinq jours, et neuf témoins seulement ont été entendus ; chacun, en faisant sa déposition, veut faire l’historique de la Révolution ; les accusés répondent ensuite aux témoins, qui répliquent à leur tour. Il s’établit une discussion que la loquacité des témoins rend très longue ; et après ces débats particuliers, chaque accusé ne voudra-t-il pas faire une plaidoirie générale ? Ce procès sera donc interminable. D’ailleurs, on se demande pourquoi des témoins ? La Convention, la France entière, accusent ceux dont le procès s’instruit ; les preuves de leur crime sont évidentes ; chacun a dans son âme la conviction qu’ils sont coupables ; le Tribunal ne peut rien faire par lui-même, il est obligé de suivre la loi : c’est à la Convention à faire disparaître toutes les formalités qui entravent sa marche.

 

Audouin, au nom du club des Jacobins, vint formuler à la barre les mêmes plaintes et les mêmes demandes. Le Tribunal, disait-il, est encore asservi à des formes qui compromettent la liberté. Quand un coupable est saisi commettant un assassinat, avons-nous besoin, pour être convaincus de son forfait, de compter le nombre des coups qu’il a donnés à sa victime ? Eh bien ! les délits des députés sont-ils plus difficiles à juger ? N’a-t-on pas vu le squelette du fédéralisme ? Pour que ces monstres périssent, attend-on qu’ils soient noyés dans le sang du peuple ? Il proposait en conséquence : 1° de débarrasser le Tribunal Révolutionnaire des formes qui étouffent la conscience et empêchent la conviction ; 2° d’accorder aux jurés la faculté de déclarer que leur conscience est suffisamment éclairée.

Cette demande est aussitôt convertie en motion par Osselin, et la Convention, scindant sa décision, renvoie au Comité de législation ce qui a trait à la modification des formes, et autorise les jurés à réclamer la clôture des débats quand ils se trouvent assez instruits.

Quelque exorbitante qu’elle fût, cette mesure ne parut pas suflisante à Robespierre. Il craignait que les jurés manquassent d’audace, et il proposa à son tour de charger le président de l’audience de leur demander d’office, après trois jours de débats, s’ils sont suffisamment éclairés ; sauf à laisser, en cas de négative, continuer le procès, jusqu’à ce que les jurés déclarent à leur tour qu’ils sont en état de se prononcer.

Les jurés, réplique Osselin retenu par un dernier scrupule, ne peuvent arrêter les débats qu’autant qu’ils sont convaincus, et la conviction ne se provoque pas.

Une question n’est pas une provocation, répond Barère. La liberté de la Convention n’est pas gênée, quand on lui demande si elle veut fermer une discussion.

Grâce à ce sophisme, l’amendement de Robespierre est voté, et sans respect pour le principe de non-rétroactivité, le décret reçoit le jour même son application.

Il ne restait plus qu’à généraliser cette exécrable disposition édictée en vue de vengeances particulières. C’est ce qu’obtint Billaud-Varennes, en réclamant, à la fin de la séance, une modification au nom du Tribunal du 10 mars. Voici en quels termes le farouche Conventionnel justifiait sa proposition.

Lorsque vous créâtes le Tribunal qui devait juger les conspirateurs, la faction scélérate, dont les principaux chefs vont recevoir le châtiment dû à leurs crimes, employa toutes sortes de manœuvres pour que ce Tribunal fût nommé Tribunal extraordinaire. Ils avaient leur but, ils voulaient le lier par les formes. Nous qui voulons qu’il juge révolutionnairement, appelons-le Révolutionnaire. Pénétrez-vous bien de cette vérité que les conspirateurs ne laissent point de traces matérielles de leurs crimes. Les témoins déposent sur des faits particuliers ; mais dans une conspiration que la nation entière atteste, qu’est-il besoin de témoins ? Imitez les conspirateurs eux-mêmes. A Lyon, les patriotes étaient égorgés sans formalités ; celui qui passait devant un corps de garde, sans porter dans sa poche la preuve de sa scélératesse, était saisi et fusillé à l’instant. Rappelez-vous ce que dit Salluste. En matière de conspiration, on ne saurait trop avoir de sévérité ; c’est la faiblesse qui anéantit les révolutions. Je demande que vous donniez à ce Tribunal le nom qu’il doit avoir, c’est-à-dire qu’il soit appelé Révolutionnaire.

 

La motion fut adoptée et termina dignement, en l’aggravant par ce dernier commentaire, le décret qui sacrifiait les Girondins.

Organe d’exécution d’un gouvernement révolutionnaire comme lui, le Tribunal ne subira plus de changements avant la loi du 22 prairial, qui le transformera en simple machine à condamnations. Mais l’élan est donné, les hommes sont trouvés, et les accusations de lenteur ou de modérantisme vont cesser. A quoi serviraient maintenant de vaines formalités, sinon à retarder le jugement d’accusés coupables de ne point adorer le dieu du jour ? Pourquoi fournir des preuves à des juges dont les convictions se forment aux Comités de salut public ou de sûreté générale ? Il n’y a plus qu’un crime, la conspiration contre l’unité et l’indivisibilité de la République ; qu’une peine, la mort appliquée indistinctement aux hommes, aux femmes, aux vieillards et aux enfants. Dans ce tourbillon sanglant, malheur à qui s’arrête ! La tourmente, après les Girondins, emporte les Hébertistes ; après Danton, Robespierre ; elle ne cesse qu’après avoir, par une juste punition, épuré le Tribunal lui-même.

La démagogie victorieuse possède désormais les instruments qui conviennent à ses tyranniques aspirations ; et pour leur imprimer une marche régulière, on n’attend plus que le signal du Comité de salut public.

Dans la sinistre tragédie qui va ensanglanter Paris et désoler la France, le rôle de chacun est tracé d’avance. Au prologue, Robespierre et ses complices, enfermés dans un cabinet sombre, marquent les victimes, au milieu des ténèbres de la nuit. Le premier acte se passe au grand jour. La Convention, impuissante et résignée, est réunie dans ce qu’on appelle encore, par une amère dérision, le sanctuaire des lois, et fabrique les décrets qui enlèvent aux accusés les garanties sacrées de la défense. Au second, le Comité de sûreté générale et ses agents traquent et arrêtent les proscrits. Le Tribunal révolutionnaire remplit le troisième acte, et rend à chaque séance, avec les mêmes juges et les mêmes jurés, les mêmes condamnations. L’épilogue a pour théâtre la place de la Révolution. Là, l’échafaud est en permanence, et le sang coule à flots. Bientôt le sol en est saturé et n’a plus le temps de sécher, car chaque jour, à la tombée de la nuit, la hache du bourreau élargit la tache encore humide de la veille, et, pendant près d’un an, la sinistre besogne se continue sans interruption.

 

FIN DU HUITIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Voir tome VII, livre XXXIV, § III.

[2] Le 4 juillet, à la suite d’une discussion assez vive sur l’insurrection normande, la Convention adjoignit au Comité de salut public Duroy et Francastel, pour concerter avec les autres membres les moyens d’étouffer les troubles de l’Eure ; mais cette adjonction n’eut pas de suite ; Duroy et Francastel ne siégèrent pas un seul jour au Comité.

[3] Le nouveau comité comptait donc deux membres seulement de la première création, Barère et Robert Lindet ; cinq de l’organisation intermédiaire, Jean Bon-Saint-André, Gasparin, Couthon, Hérault-Séchelles et Saint-Just ; deux nouveaux élus, Thuriot et Prieur (de la Marne). Par contre, sept membres en étaient exclus définitivement, Cambon, Delmas, Danton, Lacroix, Guyton-Morveau, Berlier et Ramel.

[4] Cette prétendue conspiration de Dillon, qui servit de prétexte à une si terrible aggravation de rigueurs contre la famille royale, était si peu prouvée, 1° qu’on laissa Dillon tranquille en prison, pendant plus de neuf mois, et que les démagogues ne songèrent à l’envoyer au Tribunal révolutionnaire qu’après la mort de Camille Desmoulins ; 2° que plusieurs des individus désignés par Cambon comme les complices de Dillon, furent relâchés quelques jours après leur arrestation.

[5] Il mourut six mois après dans le Midi, où il avait demandé à être envoyé en mission.

[6] Voir livre XLIV, § II.

[7] Chose remarquable, à cette époque, on reculait encore devant l’idée de faire tomber la tête de Mme Elisabeth. L’article 7 du décret présenté par Barère disait : Elisabeth Capet ne pourra être déportée qu’après le jugement de Marie-Antoinette. Le crime qu’on jugeait impossible, le 1er août 1793, fut accompli le 10 mai 1794.

[8] Thuriot était entré au Comité de salut public le 11 juillet ; le 20 septembre, il avait donné sa démission, un peu contraint et forcé peut-être par ses collègues. Il attendait une occasion de se venger ; elle ne se fit pas attendre, car cinq jours seulement s’écoulèrent entre 9a sortie du comité et son attaque contre ses anciens collègues.

[9] Des douze membres du grand Comité de salut public, sept avaient été nommés au scrutin le 10 juillet : Jean Bon-Saint-André, Barère, Couthon, Hérault-Séchelles, Prieur (de la Marne), Saint-Just, et Robert Lindet ; cinq autres avaient obtenu leur mandat, sur la simple présentation du Comité : c’étaient Robespierre, Carnot, Prieur (de la Côte-d’Or), Billaud-Varennes et Collot d’Herbois, entrés successivement du 27 juillet au 6 septembre. A partir de cette dernière date, la seule modification subie par le Comité résulta de la disparition d’Hérault-Séchelles, que ses collègues firent arrêter, le 15 mars 1794, et guillotiner. Il ne fut pas remplacé. Le Comité se trouva de la sorte réduit à onze membres, pendant les quatre derniers mois de son existence.

[10] Voir tome VI, livre XXVI, § I, in fine.

[11] Moniteur du 26 mars 1793.

[12] Journal des Débats et Moniteur du 11 avril 1793.

[13] Tome VII, livre XXXVIII, § II, in fine.

[14] Suivant l’usage, neuf membres suppléants furent adjoints au Comité. Celaient Bernard (de Saintes), Rougier, Pons (de Verdun), Peyre, Jean Debry, Cavaignac, Vardon, Lacrampe et Delaunay aîné. Comme on le voit, cette liste renfermait beaucoup de noms obscurs.

Les choix avaient été si peu raisonnes, qu’un des élus était un des signataires de la protestation collective du 6 juin 1793, contre les événements du 31 mai. Peyre croyait, il est vrai, que la pièce, par lui signée, avait été détruite ; mais il se constitua volontairement prisonnier, quand il apprit l’arrestation de ses collègues, à la suite du rapport d’Amar.

Le procès-verbal de l’élection confirme, par le petit nombre de votants, la justesse de nos observations. Il attribue à Dumont (de la Somme), Legendre et  Meaulle 113 voix ; Amar, 109 ; Bassal, 102 ; Guffroy, 96 ; Laignelot, 95 ; Lavicomterie, 85 ; Pinet, 43 ; Bernard (de Saintes), 40 ; Rouzet et Pons (de Verdun), 31 ; Peyre, 30 ; Jean Debry, 27 ; Cavaignac et Vardon, 26 ; Lacrampe, 24 et Delaunay aîné, 22.

[15] Maure était entré au Comité, le 9 avril, comme suppléant. Il semble qu’il en soit sorti le 16 juin. Nous n’avons pas pu retrouver à quel titre il siégeait encore le 8 septembre.

[16] Cette élection est la dernière où la Convention ait usé de son droit de nomination directe et mérite à ce titre d’être signalée. Les votants du reste ne sont pas plus nombreux qu’aux scrutins précédents, et c’est toujours la même minorité qui domine l’Assemblée. Les suffrages s’étaient répartis ainsi qu’il suit : Panis, 108 voix ; Lavicomterie, 102 ; Guffroy, 92 ; Chabot, 86 ; Alquier, 83 ; Lejeune, 82 ; Basire, 80 ; Garnier, 68 ; Julien, 66 ; Bayle, 63 ; Lebon, 56 ; Drouet, 54 ; Lebas, 53 et Gaston, 52.

[17] Moniteur du 15 septembre 1793.

Cette motion, dont nous avons retrouvé l’original, est ainsi conçue :

La Convention nationale décrète que tous les Comités, à l’exception de celui de salut public, seront renouvelés ; charge son Comité de salut public de lui présenter une liste de candidats pour chacun d’eux.

DANTON.

[18] Chabot et Basire, accusés d’agiotage et de falsification des décrets relatifs à la compagnie des Indes, furent arrêtés en novembre 1793 et condamnés à mort par le Tribunal révolutionnaire le 5 avril 1794. Julien, poursuivi avec eux, échappa au même sort par la fuite.

[19] Cette liste avait été arrêtée dans la séance du Comité de salut public du 13 septembre, par Billaud-Varennes, Carnot, Collot d’Herbois, Prieur, Robespierre et Thuriot.

[20] Occupés dans les missions, Lebas et Lebon ne firent que passer au Comité de sûreté générale et furent remplacés, ainsi que Boucher-Saint-Sauveur, par Dubarran, Jagot et Louis (du Bas-Rhin).

[21] Fragment pour servir à l’histoire de la Convention nationale.

[22] Voir tome VI, livre XXX, § VII.

[23] Moniteur du 20 octobre 1793.

[24] Moniteur du 26 mars 1793.

[25] Tome VII, livre XXXIV, § III.

La réserve faite en faveur des généraux ne fut pas de longue durée. Sur la proposition de Billaud-Varennes, la Convention rapporta, dans la séance du 24 octobre 1793, à l’occasion d’Houchard, le décret qui exceptait les généraux de l’action directe de l’accusateur public.

[26] Il s’agissait d’un émigré qui, d’après la législation en vigueur, devait être condamné à mort, sur la simple constatation de son identité.

La première femme qui ait été condamnée à mort par le Tribunal Révolutionnaire fut, par un caprice bizarre du sort, une malheureuse cuisinière, nommée Jeanne Clerc, à qui l’on reprochait d’avoir tenu des propos tendant à provoquer le massacre de la Convention et la dissolution de la République. On lui faisait un crime d’un innocent méfait, à peine passible de quelques mois de prison ; mais à cette époque, la mort était, pour ainsi dire la seule peine qu’on appliquât. Jeanne Clerc avait proféré, étant ivre, le cri de Vive le roi ! Son maître et de charitables voisins vinrent, à la barre du Tribunal, affirmer qu’ils ne connaissaient pas à cette femme un caractère contre-révolutionnaire. Tout fut inutile, et, le 18 avril, elle fut condamnée à mort.

[27] Les jurés ne se faisaient pas faute, à cette occasion, de prononcer de véritables discours, où ils se donnaient à eux-mêmes des brevets de civisme et d’incorruptibilité. C’est ainsi que dans le procès de Mme Kolly, femme d’un ancien fermier général, condamnée à mort avec son mari, le 2 mai 1793, Dumont s’écriait, avec cette sensiblerie factice si fort à la mode à cette époque : Impassible comme la loi, je dois oublier que je prononce sur le sort d’une femme ; lorsque je vois en elle une conspiratrice, ma raison ne me permet pas d’écouter le sentiment de la compassion pour un sexe faible.

Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que la prolixité des membres du jury prenait un temps précieux, et qu’il devenait impossible de juger tous les prisonniers amenés à la barre, si l’on autorisait ces longs discours. Le Comité de salut public, dans sa séance du 21 pluviôse, an II, prit un arrêté par lequel il enjoignait aux jurés de donner leur déclaration pure et simple, considérant entre autres motifs que cette manière nouvelle d’influencer les opinions, incompatible avec la célérité et avec la pureté des jugements, peut substituer insensiblement le pouvoir de la parole ou de l’intrigue à celui de la raison et à la voix de la conscience.

[28] Moniteur du 29 mars 1793.

[29] Moniteur du 11 juin 1793.

[30] Moniteur du 1er août 1793.

[31] Le procès-verbal du recensement officiel des votes répartit les voix ainsi qu’il suit :

Dobsent, commissaire national près le tribunal de Paris : 65 suffrages.

Coffinhal, commissaire national près le tribunal du deuxième arrondissement : 64 suffrages.

Grébeauval, premier secrétaire de l’accusateur public : 63 suffrages.

Petit Dauterive, juge au tribunal du cinquième arrondissement : 61 suffrages.

Deliège, ex-législateur : 60 suffrages.

Lubin, juge du premier arrondissement : 57 suffrages.

Scellier, juge directeur du juré d’accusation près le tribunal du deuxième arrondissement : 47 suffrages.

Los trois suppléants avaient réuni :

Lullier, juge directeur du juré d’accusation du deuxième arrondissement : 9 suffrages.

Herman, président du tribunal du département du Pas-de-Calais : 6 suffrages.

Brigol, commissaire national à Reims : 5 suffrages.

[32] Il y eut même une erreur plaisante, dévoilée par la lettre suivante de Fouquier-Tinville :

Le premier suppléant, suivant le décret, est Lullier, juge directeur du juré d’accusation du deuxième arrondissement. Or, d’après le témoignage des citoyens Coffinhal et Scellier, juges de ce tribunal, le suppléant nommé n’est pas Lullier, mais bien Liendon ; je vous adresse, en conséquence, le citoyen Lullier avec ce décret ; vous m’obligerez de faire vérifier dans la minute, s’il n’y a point Liendon au lieu de Lullier. Cela me parait d’autant plus probable que c’est Liendon que j’ai mis sur la liste.

[33] Montané fut épargné par la Terreur. Lorsque après le 9 thermidor il comparut devant ses anciens collègues, on considéra que sa longue détention équivalait à une peine et il fut acquitté.

[34] Moniteur du 23 août 1793.

[35] Moniteur du 6 septembre 1793.

[36] Moniteur du 28 septembre 1793.

[37] Sur ces 25 magistrats improvisés, 8 furent condamnés à mort par le Tribunal dont ils allaient faire partie, 4 furent acquittés, 3 se dérobèrent aux poursuites.

A la première catégorie appartiennent : Dumas, qui succéda à Herman dans la présidence, quand ce dernier fut nommé ministre ; Coffinhal, vice-président du Tribunal du 22 prairial ; Fleuriot-Lescot, devenu maire de Paris en remplacement de Pache. Tous les trois furent mis hors la loi le 9 thermidor, comme complices de Robespierre. Herman, Fouquier-Tinville, Sceliier, élevé le 22 prairial à la vice-présidence, Foucault, Lanne, qui avait suivi au ministère en qualité d’adjoint Herman, son compatriote et son ami, furent accusés de conspiration et de forfaiture ; ils furent condamnés ensemble le 17 floréal, an III (6 mai 1795).

Maire, Harny, Deliège et Naulin composent la liste des acquittés. Ils avaient été compris dans le procès intenté aux anciens membres du Tribunal Révolutionnaire, et furent déchargés des poursuites le 17 floréal, an 111.

Bravet et Liendon, qui s’étaient cachés dès le début de l’information, ne furent pas jugés.

Ragmey, après avoir été nommé vice-président le 22 prairial, avait quitté Paris pour aller présider le Tribunal Révolutionnaire de Brest. En 1795, il fut renvoyé devant le tribunal criminel de la même ville pour être jugé ; mais il sut, comme Bravet et Liendon, se soustraire aux recherches et fut plus tard amnistié.

[38] La statistique des jurés n’est pas moins intéressante que celle des membres du Tribunal ; 24 eurent à répondre en justice de leur conduite et 12 furent condamnés à mort.

Parmi ces derniers, quatre : Huant-Desboisseaux, Lumière, Nicolas et Payan avaient été mis hors la loi, le 9 thermidor ; six, Châtelet, Girard, Leroy surnommé Dix-Août, Prieur, Renaudin et Vilate figurèrent dans la poursuite intentée, en 1795, aux membres du Tribunal Révolutionnaire ; Fauvetty devenu, grâce à la protection de Payan, président de la sanglante Commission d’Orange, fut condamné en 1795, avec ses collègues, par le Tribunal criminel de Vauclause ; Topino-Lebrun périt avec Babœuf, le 10 janvier 1801.

Le jugement du 17 floréal, an III, qui condamnait les 6 jurés les plus compromis, en acquitta 8 autres : Brochet, Chrestien, Didier, Duplay, Ganney, Lohier, Trey et Trinchard. Pigeot et Aubry ne purent être jugés à cause de leur état de maladie.

Jourdeuil fut amnistié et Antonelle, impliqué dans l’affaire de Babœuf, échappa à une condamnation.

La liste adoptée par la Convention comprenait : 3 menuisiers, 4 charpentier, 4 serrurier, 4 cordonnier, 2 coiffeurs, 4 tailleurs, .4 chapelier, 7 artistes (peintres, musiciens, etc.), 4 limonadier, 4 épicier, 2 orfèvres, 4 joaillier, 3 médecins, 4 luthier, 4 imprimeur, 4 vinaigrier, 4 ancien laquais, 3 employés, 4 prêtre renégat, 2 marquis et un certain nombre de personnages sans professions définies.

[39] Il y avait au 6 juin 1.310 personnes incarcérées dans les prisons de Paris. Quelques jours avant la promulgation de la loi des suspects, le 13 septembre, leur nombre s’était élevé à 1.877. A partir de cette époque, la progression croit rapidement. On compte le 18 septembre 2.020 détenus, le 24 du même mois 2.258 et le 20 octobre 2.975.

[40] Moniteur du 30 octobre 1793.