HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

IV. — LE GÉNÉRAL KELLERMANN ET LES COMMISSAIRES DE LA CONVENTION.

 

 

Hérault aux citoyens Legendre, Basire et Rovère, commissaires à Lyon.

Chambéry, le 10 avril.

Chers amis et collègues,

Après l'événement du traître Dumouriez, il est permis de ne rien ménager ; je n'ai encore aucune preuve positive ; mais Kellermann nous est suspect ainsi qu'aux vrais patriotes. Son état-major n'a pas l'air de valoir mieux. Je vous envoie quelques pièces d'après lesquelles vous jugerez. Boutidoux, son homme, reste ici, quoique interdit de la place de commissaire général de l'armée des Alpes que Kellermann lui avait obtenue de Beurnonville et dans laquelle nous avons maintenu le patriote Alexandre. Ce Boutidoux a présenté hier au général un mémoire aussi fou que dangereux et dérisoire ; je vous l'envoie, il semble qu'il y ait un projet de n'avoir que des troupes de ligne et de décourager les volontaires. Kellermann, que j'avais forcé à se prononcer dans la solennité, où j'ai demandé qu'on lût à l'armée le décret, et où j'ai adressé aux soldats quelques discours qui ont été suivis d'un véritable enthousiasme pour la République et la liberté, n'a jamais rien voulu dire qui prouvât authentiquement qu'il désavouerait Dumouriez. Tout cela nous effarouche ; s'il bronche, nous sommes ici quelques patriotes qui lui brûlerons la cervelle.

Kellermann envoie un courrier à Paris, il doit être important. Comme nous sommes fort poliment ensemble, et qu'il a même des formes caressantes, il m'a fait prévenir qu'il envoyait un courrier à Paris ; il me demande mes dépêches, je n'écris qu'à la Convention nationale ; mais je remets à ce courrier une lettre insignifiante pour Rovère en le chargeant spécialement de la lui remettre. Ne veillez pas moins à l'arrivée de ce courrier à Lyon ; faites-le arrêter et voyez ses lettres, et marquez-moi ce qu'il en est.

Peut-être, comme les nouvelles qu'on a ici sont un peu moins mauvaises, au moins quant aux dispositions de l'armée, ces messieurs de chez nous auront modifié leur plan et mis de l'eau dans leur vin. Faites, pour la confiance dont nous avons encore besoin pendant quelque temps auprès du général qui a besoin d'être étudié, que cette arrestation de courrier vienne de vous et non pas de nous.Simond est à quelques lieues d'ici ; je vous embrasse pour lui et pour moi.

HÉRAULT.

 

Rovère, Legendre et Basire, commissaires de la Convention nationale à Lyon, à la Convention nationale.

Lyon, ce 11 avril, l'an e de la République française, à une heure après midi.

Citoyens nos collègues,

Sur les avis très-sérieux qui nous avaient été donnés des dispositions liberticides de quelques-uns des machinateurs envoyés par Beurnonville dans l'armée de Kellermann, et notamment de la proposition formelle qui a été faite à ce général par M. Boutidoux de marcher sur Paris à la tête de six mille hommes, que cet intrigant se flattoit d'y faire arriver sur le soir du dixième jour, nous avons cru devoir faire arrêter deux de ses courriers dont nous avons scrupuleusement examiné les dépêches. Il en résulte que Kellermann ne veut plus être environné que de troupes de ligne, qu'il désire surtout commander beaucoup de régiments suisses, et qu'enfin, si l'on ne veut lui composer son armée de cette manière, il demande à la cantonner pour l'exercer, en abandonnant à l'ennemi quelques-unes de nos places frontières qu'il prétend pouvoir reprendre quand il lui plaira, se réservant de lui donner, s'il le faut, une superbe bataille sur notre territoire, et de mettre à profit l'estime des Prussiens qu'il a militairement acquise dans la dernière campagne, pour traiter définitivement de la paix avec eux. C'est ce que l'on verra clairement dans sa lettre au ministre de l'intérieur, si l'on veut la lire avec quelque attention. Nous adressons à votre Comité de salut public, et les avis que nous avons reçus, et les dépêches que nous avons cru devoir ouvrir en totalité, à l'exception de celles spécialement adressées à la Convention. Notre position nous mettant à même de prévenir plus promptement toutes les démarches hostiles du général, nous nous flattons que vous approuverez notre conduite à cet égard dont il vous sera probablement rendu compte par votre Comité, et que vous sentirez qu'il est temps de prendre un parti sur Kellermann.

Les représentants du peuple français envoyés par la Convention nationale à Lyon.

J.-F. ROVÈRE, LEGENDRE, C. BASIRE.

 

Kellermann, commandant en chef de l'armée des Alpes, à Garat, ministre de l'intérieur1.

Au quartier général, à Chambéry, le 5 avril 1793, l'an 2e de la République.

Je ne vous écris pas officiellement, citoyen ministre Garat, mais bien comme à quelqu'un que j'estime sous tous les rapports et avec lequel je veux causer d'amitié et de confiance sur les circonstances actuelles ; vous savez aux actes, mieux que personne, combien ma franchise, mon attachement au bien de ma patrie et mes connaissances militaires ont été mal écouté ; c'est de là qu'est résulté ce qui se passe maintenant. J'avois la paix la plus glorieuse, le 24 octobre dernier proposé à une entrevue que j'ai eu ce jour avec le duc de Brunsvick, prince de Hohenloé, commandent l'armée autrichienne, le prince de Hesse, ministre de l'empereur à la cour de Berlin, et Louquesing, ministre de Prusse à celle d'Autriche, dans cette conferance ou a assisté le général Valence, il a été convenu que l'Autriche et la Prusse reconnalteroit le plus autentiquement la République françoise en premier lieu ; il a été convenu ensuite que ny l'une ny l'autre de ces puissances se melleroient, ny directement, ny indirectement, du cydevant roy ny des émigrés, dureste les puissances se retireroient chacune dans leurs États respectifs et que la paix seroit faite ; j'en ai rendu compte sur le champ aux trois commissaires Carra qui étoient encore à Longvie et ai depeché un courier extraordinaire au ministre Pache pour lui en rendre compte et que de son côté il eu fasse part au Pouvoir exécutif.

Je vous rappelle, citoyen, ce fait pour que vous puissiez juger de la différence de notre position si l'on eut accepté ; j'avois d'ailleurs l'assurance positive qu'il eut été facile de brouiller les Autrichiens et les Prussiens de façon à engager une guerre entre ces deux puissances et faire un traité avec ces derniers : je dois même vous ajouter que je jouissois de l'estime de nos ennemis et de leur crainte, les ayant chassé avec 32 mille hommes dépourvus de tout espèce d'habillement contre des forces le double des miennes qui n'ausèrent pas bouger devant moi, quoique Valence m'ait quitté avec sa division de i6 mille hommes le 24 pour se rendre à Givet ; je ne vous fait pas d'autres réflexions ; il faut donc venir à notre position actuelle ; les événements de la Belgique sont facheux, mais tout cela peut se redresser, l'ennemi ne paroit pas assez en mesure pour entreprendre quelque chose sur nos places de guerre frontières. Pourquoi les déroutes ? la raison en est simple, cette armée a été trop longtemps en campagne et sans repos on l'a recommencé ; beaucoup de recrue et point d'instruction ; de cette manière il est impossible d'obtenir de l'ensemble, et, sans ce préalable, point de succès contre des troupes manœuvrières ; ce n'est pas la quantité d'hommes qui gagne des batailles, c'est la qualité bien organisé, bien discipliné et bien dressé ; c'est avec une poignée de soldats que j'ai combattu à l'affaire du 20 septembre contre trois fois plus du monde que je n'avais. Quelle en a été la raison ? c'est que nos soldats étaient instruits, disciplinés, qu'ils ont fait des marches forcées, qu'ils ont fait plus de 60 camps avant cette fameuse journée qui leur a fait tant d'honneur ; il faut donc profiter du relâche que nos ennemis sont forcés de donner à leurs opérations pour apprendre à nos bataillons à manœuvrer ensemble, à bien connoître leurs armes, à bien tirer ; alors nos troupes iront parfaitement bien, et je vous réponds que cela ira, mais de la patiance, de la fermeté et jamais de l'abattement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Hérault et Simond, représentants du peuple, à Chambéry, à la Convention nationale.

Chambéry, 14 avril 1792, l'an 2e de la République française.

Citoyens collègues,

Dans un temps où nos ennemis, désespérant de nous vaincre autrement que par des trahisons, ont cherché à faire périr la liberté par ceux qui avoient paru la défendre, et où l'on a pu supposer le plan d'une vaste conjuration entre tous nos généraux, nous aurions été indignes d'être lei représentants du peuple français, si nous n'avions agi avec la plus rigoureuse surveillance. Pénétrés de ce sentiment, nous avions prié nos trois collègues qui sont à Lyon de faire arrêter et examiner les dépêches venant de l'armée des Alpes.

Ils ont saisi cette mesure avec zèle, et nous ont envoyé dès le lendemain copie d'une lettre que Kellermann adressoit au ministre de l'intérieur, et de deux autres lettres de personnes qui entourent ce général. Un de ces individus notamment, nommé Jennesson, son secrétaire, s'exprimoit comme investi de sa confiance, et annonçoit, sur Dumouriez et sur la royauté, des opinions qui ont dû nous rendre Kellermann infiniment suspect, surtout en les combinant avec les propositions de celui-ci à la Convention nationale et au ministre de l'intérieur, propositions faites pour donner à penser. Nous nous sommes transportés tout à coup chez Kellermann, accompagnés de quelques citoyens des troupes de ligne, des volontaires nationaux, des administrations et de la municipalité, et résolus de prendre un parti de sûreté à l'égard des coupables en attendant la décision de la Convention nationale. Le général a répondu avec calme à nos reproches, et nous a pressés lui-même de vérifier sa correspondance et tous ses papiers. Le salut public nous commandoit cet examen. Il n'y a pas une seule lettre qui n'ait passé sous nos yeux, et nous avons eu la satisfaction de nous convaincre que, dans les relations les plus intimes et les plus secrètes, dans ces entretiens de l'amitié, dans ces épanchements où un homme révèle ses pensées et ses intérêts, il n'y a pas une seule lettre qui, loin d'inculper Kellermann, ne soit faite au contraire pour l'honorer. Nous avons vu avec le même plaisir qu'il n'a point de rapport avec Dumouriez, ni avec les Égalité ; d'ailleurs ses dispositions et ses plans sont sages ; il s'occupe avec activité de l'armée qu'il commande ; ainsi, les écrits et les actions sont d'accord ; quant aux propositions contenues dans ses lettres, nous convenons que, dans la crise actuelle, et considérées de ce lointain où la liberté trahie par tant de lâches doit devenir plus ombrageuse que jamais, surtout en raison des distances, elles auront pu produire contre lui une sensation très-défavorable. Mais que l'on veuille bien nous croire, nous qui sommes sur les lieux, qui sommes à portée d'apprécier jusqu'aux nuances, et qui, certes, serions inexorables, si nous pouvions apercevoir l'ombre d'un danger pour la patrie. Alors on saura que ces idées soumises à la Convention, ou déposées dans le sein d'un membre du Conseil exécutif, n'étoient qu'une opinion militaire plus ou moins réfléchie, et nullement un système de perfidie. Au surplus, comme ces diverses explications entraîneroient quelques longueurs, nous les renvoyons à une lettre plus détaillée que nous adressons à votre Comité de salut public.

Notre visite chez le général Kellermann a duré quatre heures ; les citoyens que nous avions amenés assistoient comme spectateurs pendant que nous faisions le dépouillement des papiers. Lorsque nous avons rompu le silence pour déclarer hautement l'innocence du général et ses droits à la confiance des républicains, tous les assistants, magistrats du peuple et militaires, l'ont embrassé avec émotion. Il n'a pu leur répondre que par des larmes d'attendrissement, et par les protestations d'un redoublement de zèle pour la République française et pour la liberté.

Nous avons appris que l'armée avoit gardé, pendant cette explication, la contenance fière et calme qui convenoit à des hommes libres. Nous avons regardé comme un devoir de l'instruire et de la rassurer par la courte proclamation dont nous joignons ici la copie.

Nous avons mis le secrétaire Jennesson en état d'arrestation.

Les représentants du peuple français députés par la Convention nationale au département du Mont-Blanc et à l'armée des Alpes,

HÉRAULT, SIMOND.

 

Hérault et Simond, représentants du peuple français, députés par la Convention nationale au département du Mont-Blanc et à l'armée des Alpes, aux citoyens de la République française[1].

Obligés de veiller avec plus d'activité que jamais sur les dangers de la République française menacée par tant d'ennemis et lâchement trahie par l'infâme Dumouriez, avec lequel la sollicitude publique se représente presque tous les généraux dans un état de coalition contre la liberté, nous nous sommes empressés de vérifier les pièces qui paraissaient accuser d'une manière grave le général Kellermann, commandant en chef l'armée des Alpes. Après avoir examiné avec une grande attention, et en présence des autorités civiles et militaires, la correspondance entière de ce général dans ses relations les plus intimes et les plus récentes, nous avons reconnu qu'il n'a été véritablement compromis que par l'incivisme et la forfanterie d'un de ses secrétaires que nous avons mis en état d'arrestation. En conséquence, nous devons à la vérité de déclarer que nous n'avons rien trouvé qui puisse faire suspecter la droiture de ses intentions ; que le général du 20 septembre n'a pas cessé de mériter l'estime et la confiance de ses concitoyens et de l'armée, et que Kellermann est un homme pur, un républicain digne de conduire à de nouvelles victoires les soldats de la liberté.

Chambéry, 13 avril 1793, l'an second de la République française

HÉRAULT, SIMOND.

 

Comité de salut public. — Présents : Guyton, Cambon, Lacroix, Delmas, Bréart et Lindet. Séance du 17 mai au soir.

Les citoyens Legendre, Rovère, Thuriot et Basire, membres du Comité de sûreté générale, invités de se rendre au Comité de salut public, s'y sont rendus pour entendre le général Kellermann ; on a lu les lettres de ce général, celle des commissaires de la Convention nationale. Le général a rendu un compte satisfaisant de ce qu'il a fait pour le service de la République, des mouvements de l'armée des Alpes, des dispositions qu'il a faites et de celles qu'il a projetées.

L'Assemblée, convaincue que ce général n'a pas cessé de mériter la confiance de la nation et qu'il a bien servi la République dans le poste important qui lui était confié, a arrêté que le Comité de salut public fera demain à la Convention nationale un rapport de ce qui s'est passé et proposera de décréter que le général Kellermann n'a pas cessé de mériter la confiance de la République.

 

 

 



[1] La copie de cette proclamation accompagnait la lettre d'Hérault et de Simond à la Convention.